Une troisième pratique
Nono et la relation compositionnelle mémoire/oubli
p. 114-121
Texte intégral
1Il y a, dans Prometeo, un épisode textuel très significatif, dont la reprise soudaine peut être utile pour définir de manière « simple » – à condition d’accepter le pari difficile de tenter une telle définition – les données « premières » ou « élémentaires » de la poétique inhérente au travail compositionnel que Nono pratique dans les années 80. Cet épisode qui tranche sur les autres semble acquérir un certain relief, de par sa densité virtuelle, dans l’ensemble des relations, nombreuses, qui existent entre le livret et la partition. Il s’agit d’un épisode bien en vue qui s’impose précisément là où, après les 51 pages du prologue, la numérotation de la Première île recommence à 1. Pendant toute la séquence, le texte poétique est soumis au paradoxe d’être aussi bien oublié que rappelé1. Le second « récit » n’est plus « lu » avec cette emphase propre à l’épopée qui caractérisait la séquence de l’introduction où s’était jouée la parodie de la mémoire comme composante sociale du mythe2 (le récit généalogico-chronologique). Il constitue, d’autre part, le récit principal en tant qu’il est la véritable « histoire » du noyau traditionnel du mythe (succédant à l’impératif très classique et didactique du « Sache ! » et entièrement contenu entre le « Sache ! » étiologique de Prométhée et le « Sache ! » gnomique de Héphaistos). Bien qu’il soit écrit et inscrit dans le projet temporel de la partition, le second « récit » est péremptoirement exclu de la réalisation matérielle. Le texte musical, en effet, ne comporte que l’indication du lieu et du moment où le récit doit être rigoureusement rappelé à travers ou, mieux, à l’intérieur des sons instrumentaux. En effet, c’est dans ce moment de l’exécution que la composition connaît et fait connaître ce quelque chose qui, en fin de compte, est bel et bien une fable, avec ce qu’il faut de morale à la clé.
2Dans la Première île, le compositeur, les interprètes et les auditeurs se trouvent, chacun de son côté, en présence de Mythologie. Ils sont en train de concevoir, de faire, d’entendre un récit entier qui ne doit rendre audible que sa propre absence et sa propre abolition dans la totalité sonore, où vont se fondre l’éthos et le pathos de cette représentation du mythe que la traduction-transcription musicale a voulu, en couvrant et en escamotant le poème, perdre et oublier.
3La Première île contient, en effet, un nombre important de fonctions « prométhéennes » soumises aux buts d’une poétique destinée à faire l’essai d’un procédé compositionnel qui, de lui-même, fabule, rêve, expérimente en temps réel une sorte de restitution de l’œuvre. Quoique encore narrative, cette restitution n’est plus épique (elle n’est pas adressée par un chantre homérique à une assistance qui apprend, dans le jeu des généalogies, à « se souvenir », historiquement, des modes du dépassement social de la condition d’absence)3, mais elle est réelle, ou, mieux, « plus que réelle », grâce à l’aide ultraprométhéenne de la technique d’élaboration spatio-temporelle-qualitative fournie par la live electronics du studio de Freiburg i. Br.4. Et peut-être, au-delà de l’œuvre, la restitution implique-t-elle la nature même, au sens historique aussi, de l’acte créateur propre à la « composition » (comme on le sait, l’événement musical – et en lui la mémoire de sa propre « manie » poématique [« invincible » et « undichterisch »]5 dont il s’inspire – advient, devient et se maintient de manière immédiate dans le temps simultané de l’écoute + composition + exécution + recomposition + perception simultanée des faits et de leurs transformations instantanées. L’événement musical tend ainsi vers une sorte d’expérience concrète du futur, sans qu’intervienne, pour le ramener à une pratique des mémoires sociales ou sensorimotrices routinières, cet écart mnémonique qui, en musique, « oblige » tout événement à « glisser dans le passé » – et à en émerger de nouveau – avant d’obtenir une quelconque composition élaborée : aussi bien dans un ordre normal, rituel, exemplaire, qu’en dehors de cet ordre, dans la définition des limites du « xenikon » ou du fantastique « unheimlich »6 ou de la manipulation transgressive des épaves cultuelles et culturelles.
4Dans la Première île du Prometeo, au moment même où elle impose l’oubli du poème, la partition engendre une texture chaotique de correspondances mimétiques, mi-allégoriques, mi-symboliques, qui sont loin d’être insensées, même si elle sont portées aux limites du reconnaissable. Ce sont des correspondances de formes sensorimotrices (mimétiques, certes, mais dépourvues aussi bien d’effet de copie que d’effet de modèle) qui recouvrent dans toutes ses dimensions la scansion narrative du livret. Dans le « poème », entièrement sous-entendu, qui est à la base de l’événement de la rima isola, on voit se croiser toutes les figures dont se compose le mythe prométhéen. Les figures du drame passent de la dimension tragique (la « première personne ») à la dimension épique (la défaite de la « première personne », d’après le reportage d’Héphaistos) et à la dimension lyrique (les cinq questions de Mythologie). Le récit s’ouvre, d’une façon classique, sur la vision « créaturale » des « fantômes de rêve » : c’est-à-dire sur l’humanité ignorante (sourde-entendante et aveugle-voyante). Il continue avec la liste – non plus un « catalogue » de type chronologico-généalogico-politico-divin – qui énumère les moyens héroïques par lesquels le démiurge, le Maître du jeu, a initié les créatures à la conscience (les techniques, la psychologie, la prévision rationnelle du réel, l’analyse des perceptions). Vient ensuite dans le récit – alors que s’est formée une recréation de la mémoire par l’éclosion d’un entrelacs de souvenirs la scène, déjà accomplie, de la punition fatalement inique du héros civilisateur. Enfin, les idées fixes de la mémoire primordiale s’expriment dans une forme lyrique : la revanche mythique des puissances pré-humaines et le déchaînement des figures traduisant leurs énergies antitechniques, la révélation « critique » du délire de toute-puissance, la dégradation des principes culturels de la transgression, la damnation de l’inextricabilité des lacs/nœuds qui suspendent la « vérité » de l’individu à cet instant unique, où l’« étroite clairière » a été illuminée, et aux mémoires faibles de ce moment où l’espoir de libérer l’homme du divin « s’évanouit sous l’éclat du Soleil », etc.
5L’emprise de la musique sur le temps du récit produit, aussi bien sur la page écrite qu’à l’écoute, un déploiement de figures abondamment notées (qui prennent la place des « voix, présages, rencontres, vols », etc.) représentant un aspect de la totalité du spectre qualificatif sonore d’une rare « confusion » : il s’agit – au niveau de la « notation » – de manifestations parcellaires des « techniques » instrumentales, d’additions et d’oscillations des traits distinctifs de ces relations objectales qui se multiplient en dehors de la loi (ekdika) et sont mises en situation mimétique, mimésis titanescosismisque, du geste sans bornes de Zeus, « dispensateur des hasards », en dehors de tout rapport de cause ou de génération ancré dans l’histoire7. La partition contient des indications concernant la manière d’écouter le drame, consacrées en particulier aux expériences inédites de l’auto-perception qui, en devançant toute mémoire de soi hypothétique, se transforme en un « futur co-présent » – de ces exécutants (c’est-à-dire créatures) qui oublient le « faire » à travers un « sentir » entièrement subordonné aux transformations instantanées – mais programmées dans la mémoire externe de la machine – des conséquences soudaines résultant de leurs propres gestes. Elle contient aussi en tant qu’indication prescriptive un souvenir du récit-poème comme formant-constituant, absent. Une lecture-soliloque du mythe chargée de transcriptions denses, sémantiquement inactives, d’un nombre excessif, incalculable, d’objets tirés des spectres non sélectionnés du « possible » phonique. Autant de transcriptions, d’objets oubliés que le Maître du jeu, lui seul, a su entraîner dans les « étroites clairières » de l’écriture-code, en les transférant de la mémoire de Zeus à l’imaginaire labile des créatures.8
6Ce sont d’abord – comme idées de la composition – des analogies simples, ingénues, peut-être aussi des auto-descriptions élémentaires du procédé compositionnel en soi, des actes encore arrêtés sur le dessein (la disparition du « temps unifiant », les rythmes « non pulsants », les mètres « coexistants ; multipliés », etc.)9 : voir l’invasion de signes qui symbolisent des niveaux d’expérience live de l’analyse, de la qualité, et des modalités de maîtrise du matériau (les « différences » des flautatos, les positions inquiètes de l’archet, des sautés crin-bois, des battutos, l’aller et retour des sourdines, les oscillations métronomiques continues superposées aux oscillations également continues entre touche et chevalet, pointe-bois-archet et autres modes du « faire », entassés prescriptivement en une chronométrie dominée exclusivement plus par les excursions à tout bout de champ des intensités absolues des perceptions – toujours à la limite des seuils physiologiques que par l’ordre de durée proportionnel ou réel de leurs supports d’intervalles ou de timbres, et j’en passe). A ce dense réseau de présences s’ajoutent les co-présences programmées des superpositions métamorphiques et instantanées de presque tous les événements : voir les transpositions et les reverses de l’harmonizer ; les commutations numériques des données immédiatement analysées et sélectionnées depuis l’intérieur du son par le filtre vocoder ; les interventions en herse mises en œuvre par le gate, accompagnant les analyses des variations d’intensité ; la stratégie de distribution spatio-temporelle des « retardements » que l’halaphon réalise, simulant des itinéraires architectoniques et des conduites polyphoniques pour un même mouvement ; etc.10.
7Dès le début, tout cela semble confirmer, comme il a été dit, une interprétation du « livret » poussée à l’extrême. En clair : une sorte de transcription refoulée (ou ramenée, sans irrégularité mais aussi sans symétries, à la scène idéale de « dis-location » et de « traduction totale », dans chaque son vivant, de chaque citation des mots qui représentent les formes de leur caractère imprononçable : la « présence du silence »)11. La « composition » correspond à un sens très critique du récit : d’une part, elle occupe tout l’espace-temps qui se crée en elle par les relations de souvenir/oubli stimulées soit à travers l’intervention architecturale sur les lieux (San Lorenzo, Ansaldo), soit à travers le programme de transfiguration continuelle de la matière des performances, d’autre part, elle comprime et étire l’espace-temps dans un ensemble d’effets additionnés d’innombrables semi-figures prélinguistiques et hypo-rhétoriques. Ainsi, très fréquemment la composition se résout en un récit, en une squelettique « représentation-mise en scène » de l’échange – apparemment infini – entre mémoire constituante et mémoire constituée. Au-delà, ou même à l’encontre des ordres d’une mémorisation destinée à prendre en compte les stéréométries de la reconnaissance et du désaveu propres au travail mental de la conscience sensorimotrice, au-delà et à l’encontre des ordres d’une mémorisation destinée à l’élucidation d’une reconnaissance qui a trait à des choses, des temps et des modes de l’expérience et de la logique collective12, les événements représentés dans l’œuvre, au sein de cette reviviscence sonore sans cesse renouvelée – traduction des « voix » en Aleph/Ouverture13 – tendent à transmettre des structures de perception correspondant à la dissolution « autistique » de la mémoire. Que ce soit dans les formes de ce que l’on appelle « ecmésie » ; l’imagination, la fabulation du passé comme s’il était présent ; que ce soit dans les formes de la « paramnésie »14 : le présent est pris pour le passé, le constitué pour le consituant déjà-vu, illusion d’identification, sentiments de pseudo-reconnaissance (prêtes à être reconnues, les figures imaginaires de l’infinité différentielle des rituels ; les paysages sonores « d’attente » – genre « attente du son plat, continu, filtré, des cloches de San Marco sur le miroir des eaux du bassin, le soir »15 – ; la série ininterrompue des déplacements et replacements des chœurs dans les incommensurables cavités des cathédrales européennes – nordiques et méridionales – ; le nombre infini des oubliés et bien nommés « Fondi » (Gründe) de la très foisonnante tradition des polyphonies, les plus florissantes et « hypermnésiques », de la fin de la Renaissance – et, les plus chères d’entre elles, les polyphonies « itinérantes, naturelles et programmées » de type gabriélien – ; les « projets » d’espaces sonores conçus par Barchin, Gropius, Syrkus, Wachtangoff, encore en attente de réalisation ; les résonances et les résistances superposées des matières, celles dont on se souvient et celles qui restent idéales : mosaïque, bois, bronze des portails, ciment, fer, pierre, marbre blanc, tapisseries, et les enchaînemente de leurs accroissements possibles; le vacarme des rituels simultanés dans le monastère de Zagorsk : mort, naissance, mariage, psalmodie et les silences à l’intérieur de la multiplication des offices ; les échos artificiels des liturgies; etc.).
8Le premier caractère analogique qui détermine un tel principe compositionnel est précisément le caractère mythique ; la réduction totale du récit à une multiple et pluridimensionnelle condition d’absence, engendre, par contrecoup, une sorte d’allégorie qui décrit la synchronisation des fonctions auteur, interprète, public. Il y a, donc, un nouveau mythe qui se forme pendant le temps de l’exécution. C’est le mythe de la recherche d’un ordre de perception commun aux trois fonctions : un ordre intermédiaire, interstitiel, une expérience de « Zwischen » insérée par la maîtrise du jeu (ici débute la fonction, intermédiaire aussi, des structures technologiques) entre les dimensions du souvenir et celles de l’imagination16. Une expérience de répétitions et de retours, sans liaisons – ni connue, ni inconnue – qui se démontre uniquement dans la proclamation de l’événement tel qu’il surgit, ou, peut-être, resurgit, irréductiblement, lorsque dans l’exécution s’effectue la distanciation minimale suffisante pour dissoudre (jusqu’à en obtenir l’oubli) le lien qui, dans la culture occidentale moderne, unit les rapports modèle/copie et copie/modèle. Un mythe, donc, à la découverte instantanée (« comme si » immobile) du présent, et du passage instantané dans le présent, à un autre présent où la perception élabore encore la perception, la libérant simultanément du conditionne ment somato-psychique et socio-psychique.
9Il est plus facile de savoir que de dire à quel mythe on a à faire ici et quelle poétique imaginaire lui correspond.
10Il s’agit de quelque chose qui concerne certainement la péripétie de la « composition » (ne serait-ce que par le fait que le drame est composé, à la suite de Hölderlin, d’une manière triadique, sur la destruction réciproque des trois « genres » : tragique, épique, lyrique17, soit les sentiments de l’héroïque, de l’ingénu et de l’idéal, soit Prométhée, Héphaistos, Mythologie, tous sont dévorés par le silence interrogateur où l’oubli prend la forme de souvenir et le souvenir celle de l’oubli).
11Il s’agit de quelque chose qui concerne aussi la péripétie de l’exécution : les créatures qui donnent en représentation le drame (en fait, elles jouent, chantent, parlent et envahissent de leurs gestes l’espace-temps pendant des heures de temps réel) sont abattues par la puissance néo-divine, et inconnue de Techné qui transforme leur état à chaque instant : d’êtres producteurs de « choses » ils deviennent récepteurs « de soi », d’êtres actifs ils deviennent passifs, d’adultes ils deviennent enfants18.
12Il s’agit de quelque chose qui concerne aussi le public auquel on confie la tâche d’oublier sa propre situation, préhistorique puis historique, d’auditeur de poésie épique, de poésie lyrique et de tragédie, et auquel on fournit les conditions objectives pour parvenir au même sentiment qui guide la recherche poétique de l’auteur : la conquête d’un « présent absolu » dans lequel vont s’évanouir – en créant ainsi un espace-temps réel et vécu d’écartement – les fausses synthèses des principes inconciliables : Divin/Humain, Vie/Mort, etc., mais surtout Image et Possession de l’image (c’est-à-dire souvenir ; c’est-à-dire copie de l’image incluant la conception du passé).
13La poétique toute répandue, toute verticale, partagée entre les trois fonctions (compositeur, interprète, auditeur), ressemble à celle d’un nouveau genre de rite collectif à l’envers : une ritualité renversée dans laquelle la « théorie » est un but temporel, succédant et se substituant à une praxis ou à une expérience. La théorie qui envahit le domaine de l’expérience (consumant les dernières capacités de synthèse de l’inconciliable, de répétition culturelle des synthèses, d’accoutumance progressive à l’habitude de reconstruire les synthèses elles-mêmes lorsqu’elles sont usées) concerne, en fait, une valorisation – en rien différente de celles pratiquées dans les fosses immémoriales des mystiques et des mathématiques – une valorisation tendancieuse du respect de la condition d’absence de la mémoire culturelle (aussi bien de celle – plus personnelle, bien que toujours « transmise » – qui règle les schémas du comportement sensorimoteur – réflexologique, biologique – de la personnalité individuelle, que de celle qui construit progressivement cette mémoire sociale qui obéit aux lois à travers lesquelles s’organise morphologiquement, syntactiquement, rhétoriquement, le système de la société par le recours formalisé à un réseau toujours plus serré de « savoirs » sélectionnés dans le passé). La pratique qu’une telle théorie (tendue vers le futur) précède, c’est-à-dire la fille qui engendre cette mère supposée, mythologique, qui nous apparaît « affabulée » dans la vérité offerte au sein des dépouilles de l’« instant illuminé dans l’étroite clairière », est, en fait, une mnémotechnique. Une mnémotechnique, certes, mais renversée, que nous pourrions décrire par une comparaison avec le rêve : de la même manière que le rêve est une fonction toujours présente (dans l’individu et dans la collectivité), mais qui se manifeste seulement si les mécanismes de l’attention de la vie-survie sont affaiblis ou endormis, ainsi la mémoire pure (définie comme « autistique » dans la pathologie des troubles des déments provoqués par un déficit mental) est une fonction présente récupérable à travers la flexion des synthèses mentales qui problématisent la relation critique entre présent et passé, entre réel et imaginaire19. Le jeu « naturel », pourrait-on dire, de la mémoire libérée des contraintes sociales passe à travers une exploration technique des potentiels d’imagination inscrits dans les symptomatologies propres aux dissociations entre ordres constitués et ordres constituants sis dans la fonction-mémoire.
14Il peut être intéressant de relever, ici, comment un des traits dominants du monument de la musicologie internationale, publié dans ces mêmes années 80 dont il est question (le Grove [6e édition], tout nouveau dictionnaire musical scientifique en vingt volumes, qui fait le point de la recherche historiographique d’après-guerre), peut, de manière significative, souligner à quel point l’instance « poétique », dont nous avons traité jusqu’ici, préside aussi aux résultats, et non pas peut-être au « projet », de l’entreprise encyclopédique ; c’est presque une théorie découverte a posteriori par rapport à des pratiques de recherche effectuées de manière compulsive. L’historiographie scientifique se libère, de fait, des synthèses déjà réalisées, elle se joue de la mémoire historique héritée « génétiquement », et, au mépris de toute appréciation quant à l’opportunité de « consommer » telle ou telle musique, elle consacre aux secteurs toujours négligés de l’ethnomusicologie (les plus « éloignés » et inconnus, les plus dépourvus d’éléments de reconnaissance) ainsi qu’aux secteurs musicaux du Moyen Age et de la Renaissance (en privilégiant les domaines les plus ignorés, pour ne rien dire de ceux qui sont « perdus » pour toute documentation par les sources) une somme d’informations qui, ne se rattachant pas à la succession des chaînons mnémoniques, naissent ex novo pour l’historiographie systématique dans la nouvelle œuvre20.
15Il s’agit d’un phénomène d’ouverture à des espaces de connaissance, de fissuration interstitielle du savoir, de brèches ouvertes dans la compacité linéaire ou parabolique des descriptions, aussi nomothétiques qu’idiographiques, de la musique. Ce phénomène semble s’inspirer du modèle de la mémoire autistique, en intégrant de nouveaux termes et de nouvelles techniques de recherche historique combinés avec des expériences analytiques de l’oubli et avec des élaborations et des fibrillations d’échanges d’indices entre notions constituées et notions constituantes.
16En effet, ce qui a fini par retomber, en ce sens, sur la réorganisation de l’éthique de l’historiographie musicale n’est que l’ombre du travail d’identification assumé avec un gaspillage de créativité anxieuse par les compositeurs « classiques » et d’avant-garde du XXe siècle : des musiciens qui ont essayé de « pratiquer » des espaces relationnels avec le passé ou avec l’inconnu. Les uns en suivant les traces mnémoniques de la régression primitive, les autres en rétablissant un contact laborieux avec des théories oubliées n’ayant jamais débouché sur la pratique ou fixées dans la tradition textuelle, d’autres encore en s’engageant à dénaturer, dans un travail de négation systématique de leurs valeurs, tous les signes des conventions linguistiques transmises dans le continuum de compromissions avec les situations socio-culturelles (parmi celles-ci, les plus riches en événements mémorables étant celles qui sont le plus exposées au risque d’une crise de dissolution : voyez l’ère de la bourgeoisie européenne en son entier : c’est la plus menacée, la plus dialectique, la plus héroïque, la plus sotte).
17Il y a une certaine différence, dont il faut tenir compte, avec ce qui a été dit plus haut et qui nous autorise à parler, de manière emblématique, à propos de ces relations autistiques originales, d’une sorte de « troisième pratique ». Cette différence réside dans le fait que cette lutte (poétique et historiographique) désormais séculaire avec les données, les récits, les sélections, les legs et les épaves (avec tout le problème qu’implique, avec les épaves, la réparation de navires qu’il faut faire voguer ou l’assemblage de matériaux de récupération pour construire autre chose) de la mémoire historique et géographique de la musique de la planète, cette lutte, donc, cesse d’être une action achevée (souvent théâtralisée et ensuite recueillie dans un véritable corpus dramaturgique, sérieux ou à moitié sérieux, qui porte successivement le nom de tel auteur, puis d’un autre qui va ainsi occuper un tiroir du théâtre de la mémoire, en remettant ensuite le souvenir de son action à un autre auteur qui engagera avec lui une nouvelle lutte classique ou romantique). L’instauration de relations ecmésiques et paramnésiques avec le passé historique ou avec l’inconnu géographiquement éloigné correspond à une valorisation tardive des potentialités de la troisième mémoire, cette fonction qui surgit là où dépérit le noyau de conscience régissant le système sensorimoteur et le système des conventions sociales. Un espace-temps mental creux, extra-euclidien, prélinguistique, une dimension de mondes infinis à la Giordano Bruno, un déplacement des limites du potentiel de perception (le temps non durée qui – dans les pppppppp ou ffffffff, ou à l’écoute de la parole dans le silence ou dans la matière de présences sonores oscillant dans le vide des modalités – se transforme jusqu’à se reconnaître, de manière ecmésique ou paramnésique, dans le présent déjà advenu : dans le passé ou provenant du passé).
18Et voilà encore un mythe, un mythe pauvre, chétif, oublié. Il est raconté par Diotima de Mantinée21, une jeune fille douée pour les choses de l’amour, au groupe des philosophes pendant le Banquet : en tant qu’indication déficitaire du début d’un récit amnésique, en tant que mythe dépourvu de relations achevées, en tant que mythe de pure et simple ouverture anti-synthétique d’espaces interconceptuels, le récit de Diotima est bien vite laissé de côté et oublié par les penseurs qui essayent de se dire ce qu’est l’amour. Diotima dit en effet que Eros n’est ni beau ni laid, ni savant ni ignorant et que, généalogiquement, il n’est absolument pas le fils de Vénus. Il est « quelque chose d’intermédiaire », donc qualifiable à l’infini, né (ou, pour mieux dire, conçu, même si, lorsqu’il s’agit de divinités ou de concepts élémentaires, les mythes ont tendance à faire coïncider conception et naissance, et, parmi les dieux, seul le Christ est né à Noël après avoir été conçu en mars), né, donc, par hasard (d’un accouplement fortuit) pendant le banquet où l’Olympe célébrait la naissance de Vénus, fruit de l’union de Porus et de Pénie, de l’Abondance et de la Pauvreté. Le récit passe, il est perdu. Diotima est aussitôt oubliée par les philosophes qui, après l’avoir écoutée un moment, s’apprêtent à réécrire l’histoire mnémonique d’Amour sur le mode connu des ascensions et des dégradations éthiques. Diotima sort de la mémoire historique de la pensée en emportant avec elle son modèle libérateur de la troisième mémoire, laissée à l’usage culturel des déments déficitaires et des fous asociaux. Pour rechercher le fil perdu, il faut retrouver son espace mytho-poïétique, et, dans le creux de cet espace, ce « quelque chose d’intermédiaire » qui naît et qui est conçu pendant la fête de naissance de la Beauté, lorsque, pour rester distants, infiniment distants, l’Abondance et la Pénurie s’accouplent inconsciemment, lorsqu’un groupe de savants et de non-savants retrouve grands, ouverts et creux les temps interstitiels qui se déploient entre connaissance et mémoire : pour autant que cela se passe dans une écoute totale, en silence, dans une écoute « non mesurable », dans un « attimo zwischen zwei Weilen », alors quelque chose comme une poétique se donne à connaître.
19La structure de Diotima, bien qu’elle soit une fausse reconnaissance, entre dans la mémoire du Maître du Jeu22 : en elle quelque chose s’ouvre aux « forces faibles », aux « pierres gravités nausées », aux « souffles secrets », au silence-cristal, de telle sorte que tout ce qui est dans le temps puisse encore « appartenir au temps seul »23.
Notes de bas de page
1 Cf. Prometeo, partition, Ricordi, Milan 1984, p. 2 après 52 : « Textes reportés à ne jamais lire ni faire écouter, mais à entendre dans les 4 groupes d’orchestre ».
2 Cf. partition, op. cit., p. 2 : « Eviter des cadences rythmées théâtrales, ne jamais tomber sur la dernière syllabe ! » Le prologue se présente comme une généalogie : « Engendra (...) » (la plus établie des formes de mémoire sociale).
3 Il s’agit du schéma qui tend à stabiliser les données de la prise de conscience historique d’un groupe : « L’ennemi formel contre lequel on agite cette expérience une des premières poétiques, puis devenue historiographie et doxologie – est précisément l’expérience ecmésique-paramnésique du déjà-vu, c’est-à-dire la relation active d’échanges de mémoire et d’oubli ainsi que les fluctuations relatives des croyances d’affirmations en l’absence de mémoires partagées par habitude ». Cf. Janet, P. : L’évolution de la mémoire et de la notion du temps, Paris 1928.
4 Voir la description de la superposition des pratiques et des intuitions d’exécution plus analytiques et transformationnelles dans l’article d’Alvise Vidolin (« Interazioni con il mezzo elettronico ») paru in : Verso Prometeo, La Biennale/Ricordi, Venise 1984, pp. 47-52.
5 Suggestions d’intensité thématique particulière rencontrées dans la Quatrième et Cinquième île ; pour l’une, évocation de mémoire interne « écho lointain du prologue » en images marines (cf. partition, op. cit., p. 137 sqq.), pour l’autre, l’assèchement phonique de la vocalité qui décrit la peine de l’ennui linguistique, la mémoire défaite de la banalité (cf. partition, op. cit., p. 152), suggestivement illustrées par la « notation ».
6 Maîtrise du jeu de la musique romantique sur le fil de l’expérience-frisson des imaginations (exotiques ou rares, paradisiaques ou infernales) sans mémoire établie.
7 La formule conclut la sentence d’Héphaistos dans le « livret » de la Première île (elle conclut l’épisode narratif rappelé par le son libre des groupes orchestraux).
8 Héphaistos : Toi, fils de Téthys, « je te clouerai » (...) ; cf. livret, Première île.
9 Cf. Nono, L. : Frammenti di diari, in Verso Prometeo, p. 15 : « Le temps unique, unifiant disparaît (...) ».
10 Cf. Haller, P. : De la transformation du son, in ce même volume, pour la description des niveaux d’intervention programmée et élaborée par la transformation, la sélection et la régulation – spatiale aussi – du son.
11 Cf. Cacciari, M. : Tragédie de l’écoute, dans ce même volume, pour les grandes lignes du procédé compositionnel comme forme d’ouverture sur les fonds de sens de la parole, traduction de l’imprononçable cabalistique.
12 Sur le souvenir comme expérience sociale de substitution de l’image par un jugement sur l’image dans le temps, cf. Delacroix, H. : Nouveau traité de psychologie, V, (« Les souvenirs »). Sur les origines augustiniennes de cette interprétation, cf. R.P. Peillaube : Les images, Paris 1910, p. 978 sqq.
13 Cf. Cacciari, M. : op. cit., pour le développement de la définition de « Ouvert » : « musique qui fait exode à la parole ».
14 Sur les caractères « cliniques » de ces relations dans la pathographie, voir Dumas, G. : Troubles nerveux et mentaux de guerre, Paris 1919 (le cas du soldat Crivelli) ; Féré, H. : L’état mental des mourants, in Revue philosophique, I, 1898, p. 296 sqq. ; Bernard-Leroy, L. : L’illusion de fausse reconnaissance, Paris 1898 ; on remarque dans les observations effectuées dans ces études anciennes l’omniprésente intonation bergsonienne et l’aspect médical proustien.
15 Voir l’intervention de Nono au Corso di Alta Cultura 1985 de la Fondation Giorgio Cini : Altre possibilità di ascolto ; la dimension de la reconnaissance du souvenir sonore naturel lié aux idées évocatrices des textes perdus de la relation musique-architecture-sonorité-itinéraire-point d’écoute mobile etc., suivant les pratiques d’exécution de la Renaissance.
16 Sur la tension souvenir imagination, voir dans les Parva Ammalia d’Aristote la première individuation du problème de la relation copie/modèle/fabulation/mensonge mnésique dans l’élaboration des idées sur le passé.
17 Cf. Hölderlin, F. : Gesammelte Werke, éd. Böhm, Jena (2e édition), p. 408 sqq.
18 Cf. Nono, L. : Frammenti di diari, op. cit.., p. 15 : « Une autre imagination créatrice participante, en plus de la technique (...) l’exécutant s’écoute lui-même (...) errant (...) ».
19 Cf. Durand, Ch : L’écho de la pensée, Paris 1939 ; voir aussi Proust, exégète de lui-même, in NRF, 1 VII, 1927 : « (...) Une minute libérée de l’ordre du temps a recréé en nous, afin que nous puissions le sentir, l’homme libéré de l’ordre du temps ».
20 Sur l’interprétation du phénomène de la nouvelle historiographie qui suscite le problème critique de ses propres amnésies et hypermnésies et qui se déclenche à partir de positions de non-mémoire en recherchant de manière constitutive les motivations thématiques urgentes du retour de l’oralité totale et de la reconnaissance des situations culturelles interrompues, voir les comptes rendus du New Grove Dictionary par Rifkin, J. in Journal of American Musicological Society, XXXV, 1982, pp. 182-199, et de nous-même in Rivista Italiana di Musicologia, XX, 1985, pp. 164-185.
21 Platon : Banquet, XXXII sqq. (Diotima : Je te rechante la chanson habituelle, [L’Amour] est quelque chose d’intermédiaire entre le mortel et l’immortel. Socrate : Qu’est-ce donc, Diotima ? Diotima : Un grand Démon.).
22 Cf. Prometeo, la section lyrique effusive du Maître débute dans la partition en fonction du simulacre des relations qui concernent les échos de pensée (dès le prologue où elle est citée en conséquence de sa propre antécédance : prononciation exacte du drame-livret).
23 Le Démon de Diotima (cf. op. cit., XXXIII) « parle avec les hommes quand ils dorment et quand ils sont réveillés (...). De ces Démons [ajoute Diotima], il y en a beaucoup et de différentes sortes : l’amour en est un ».
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