Texte-musique-sens des œuvres vocales de Luigi Nono dans les années 50-60
p. 68-85
Texte intégral
1Depuis les années 50 – la grande époque de la musique d’avant-garde se forgeant essentiellement à Darmstadt et Donaueschingen –, Luigi Nono fait sans aucun doute partie des compositeurs les plus importants de l’histoire de la musique contemporaine. Systématiquement désigné comme le compositeur le plus politisé de sa génération, Nono et sa musique ont été le carrefour des débats esthétiques et idéologiques les plus importants : musique et politique, texte et musique, signification textuelle et sémantique musicale, technique sérielle et expression artistique, technologie moderne et idéologies, – les problèmes essentiels de la musique sont impétueusement remis en question. Estimé par les professionnels de la musique contemporaine, utilisé pour des enjeux politiques (et cela avec, pour, malgré et contre lui), Nono reste une figure énigmatique extrêmement attrayante, trop peu comprise par ses contemporains.
2Pour nous, étudiants du Conservatoire de Moscou à la fin des années 60, Nono était le seul compositeur avant-gardiste acceptable et digne d’intérêt, parce qu’il avait composé sur des textes de F. García Lorca et P. Neruda (Epitaph auf F. Garcia Lorca / España en el corazón, 1952 ; Memento, Romance de la guardia civil española, 1952-53), à partir de poèmes de P. Eluard (La Victoire de Guernica, 1954) et, plus encore, à partir de lettres de combattants de la Résistance condamnés à mort, parmi lesquels l’héroïne soviétique Ljubov Schevtzova ; Il canto sospeso (1955-56) était l’œuvre qui, miraculeusement, rendait le sérialisme rigide de l’avant-garde parfaitement acceptable pour un milieu fondamentalement anti-avant-gardiste.
3Dans le monde occidental, les musicologues spécialistes des techniques compositionnelles de l’avant-garde ont cru bon d’expliquer le dépassement de la dialectique hegélienne par le marxisme à l’intérieur de la série de 12 sons chez Nono ; on a commenté la mise en évidence de la lutte des classes dans les diverses stratégies compositionnelles explorant la relation texte-son instrumental ; on a cherché à découvrir les fautes « évidentes » dans les opérations sérielles complexes et à dévoiler les significations précises, toujours uniques parce que chargées de sens idéologique propre, de certaines formules musicales ou détails de texture dans les œuvres de Nono ; on s’est employé aussi à démontrer que ses œuvres garderaient leur intérêt musical même si leurs textes chargés de sens étaient remplacés par des extraits du Bottin téléphonique.
4Ici et là, pour des raisons différentes, mais toujours avec la bonne conscience de celui qui détient l’idéologie juste ou le vrai savoir professionnel, on a presque pris l’habitude de mettre entre parenthèses le sujet et l’objet du « savoir » – la musique de Nono, ou, autrement dit, sa personnalité devenue œuvre. C’est un fait, l’amoureux éternel des causes justes qu’est Luigi Nono a été souvent récupéré par des idéologues de tout bord. Accepté ou rejeté, il a été pratiquement effacé, mis à l’écart ; lui l’artisan des sons qui disent vrai : avant les textes et avant les doctrines surajoutées.
5Car si les œuvres des années 50-70 pouvaient être considérées en fonction de leur inscription dans une idéologie marxiste et gramscienne (rappelons que l’œuvre de Nono dont le titre reprend le début du Manifeste communiste – Ein Gespenst geht um in der Welt – date de 1971), les œuvre récentes – le quatuor à cordes Fragmente-Stille, An Diotima (1979-80), Guai ai gelidi mostri (1983), puis « la tragédie de l’écoute » Prometeo (1984) sur des textes réunis par le philosophe Massimo Cacciari – se révèlent beaucoup plus proches du courant philosophique russe du début de notre siècle, le « vehovstvo » (représenté par N. Berdiaev, S. Boulgakov, M. Herschenson, P. Strouve et d’autres)1 que Lénine démasquait en tant qu’idéologie bourgeoise avec une « nature contrerévolutionnaire immanente »2.
6Paradoxalement, la contradiction des idéologies n’entame en rien l’intégrité de la personnalité du compositeur. Cette contradiction ne fait que mettre en question les discours politisants autour de sa musique et démontrer l’inutilité parfaite des limitations idéologiques, la petitesse des doctrines par rapport à la grandeur du personnage.
7« Toutes mes œuvres partent d’une stimulation humaine : un événement, une expérience vécue, un texte entre en contact avec mon instinct et avec ma conscience et exige de moi – en tant que musicien et en tant qu’être humain – de témoigner »3.
8Cette affirmation de Nono peut être lue comme sa définition du sens musical, du sens de son travail de compositeur. C’est un fait, les débats autour des œuvres qui offrent l’image du compositeur le plus politisé de l’avant-garde reposent sur un malentendu théorique flagrant : la confusion systématique entre signification langagière du texte utilisé et sens musical de l’œuvre a nourri les discussions stériles autour de sujets aussi importants que la relation entre musique et politique, entre message idéologique et œuvre musicale.
9La notion de signification par rapport à la langue parlée est souvent utilisée comme synonyme de semiosis (ou acte de signifier) et s’interprète alors comme la réunion du signifiant et du signifié constitutive du signe linguistique. C’est précisément la relation de présupposition réciproque du signifiant (l’image phonique ou « plan de l’expression » pour L. Hjelmslev3) et du signifié (du concept ou du « plan du contenu » pour L. Hjelmslev) qui définit le signe linguistique constitué. La signification est susceptible de désigner, tantôt le faire (la signification comme processus), tantôt l’état (ce qui est signifié), relevant ainsi d’une conception respectivement dynamique ou statique de la théorie sous-tendue. De ce point de vue, la signification peut être paraphrasée soit comme « production du sens », soit comme « sens produit ». On obtient une première délimitation du champ sémantique recouvert par la signification en l’opposant au sens, c’est-à-dire en réservant ce dernier terme pour ce qui est antérieur à la production sémiotique. On définit ainsi la signification comme sens articulé, par opposition au sens non-articulé, antérieur à la position du signe, dans la dichotomie sens/signification4.
10Le sens articulé du langage ne peut en aucun cas être considéré comme équivalent à une « signification musicale » quel qu’il soit. D’ailleurs la notion de « signification musicale » ne fait qu’augmenter la confusion dans la mesure où elle est employée par la musicologie récente le plus souvent ou bien comme synomyme de signification sémantique (les leitmotives dans le contexte du drame wagnérien, par exemple, ou dans le cas du monothématisme romantique), ou bien comme synonyme de fonction : fonctions harmonique, tonale ou formelle. Dans les deux cas, la notion de « signification musicale » ne recouvre pas la notion de signification par rapport à la langue parlée. Elle ne fait que remplacer des termes plus précis de la théorie musicale traditionnelle et, de ce fait, se révèle pratiquement inopérante pour l’étude de la musique.
11La notion de signification langagière n’égale aucunement sens musical.
12Le sens en général peut être considéré, soit comme ce qui permet les opérations de paraphrase ou de transcodage, soit comme ce qui fonde l’activité humaine en tant qu’intentionnalité5 – c’est précisément la définition du sens musical que donne Nono (cf. la citation ci-dessus).
13Le sens musical – et les œuvres vocales de Nono des années 50-60 proposent un éventail particulièrement vaste de modalités de production de sens musical avec les moyens du verbe et du son – peut être défini en tant que :
- ce qui est antérieur et extérieur à la production sémiotique musique, c’est-à-dire ce qui est antérieur à la position du signe linguistique et donc de la signification langagière ; mais aussi la signification et le message idéologique du texte mis en musique ;
- ce qui obéit à des articulations de la matière sonore absorbant le phonisme du texte utilisé : les articulations de la matière sonore de l’œuvre musicale peuvent suivre les articulations du texte, s’approcher, s’éloigner d’elles ou les annuler complètement ;
- ce qui est postérieur au sens articulé selon le modèle de la logique discursive et qui résulte des opérations constitutives propres à l’œuvre musicale.
14Toute musique peut être considérée comme langage en ce sens fondamental que « tout phénomène social est, dans son essence, langage » de par le fait qu’il se confond avec l’instauration de la communication, de la réciprocité, de l’échange »6. Précisons tout de suite que, pour nous, le terme de langage est porteur du sens donné par Freud : « Sous le mot de langage on ne doit pas entendre seulement l’expression de la pensée dans les mots, mais aussi le langage gestuel et toute autre sorte d’expression de l’activité psychique comme l’écriture »7.
15Le texte et l’énoncé musical fonctionnent à travers le « jeu de différences et de quantités »8. Ils sont pré-déterminés par une « force », par une intensité qui ne limite ni ne fixe, mais produit le sens en expansion.
16Pratique de transformation ou de transmutation qui ne tolère pas d’équivalence ni de traduction, l’énoncé musical – y compris celui qui utilise des textes, comme les œuvres vocales de Nono des années 50-60 – n’est pas un résultat répétitif par rapport au message du texte. Le texte historiquement antérieur à l’énoncé musical n’est aucunement susceptible d’une « traduction sans déperdition ou ajout »9. La non-convertibilité des deux systèmes – celui de la langue parlée et celui de l’énoncé musical – provient de la non-redondance dans l’univers des systèmes sémiologiques : « L’homme ne dispose pas de plusieurs systèmes distincts pour le même rapport de signification », écrivait E. Benveniste10. Irréductible à une traduction sans déperdition ou ajout, la musique, comme le dit Webern, « veut communiquer en sons quelque chose que l’on ne peut pas dire autrement »11.
17Insister uniquement sur la signification du texte mis en musique par Nono et lui reprocher l’incompréhensibilité des mots lors de l’émission vocale signifie confondre signification langagière et sens musical. C’est précisément la confusion que fait K. Stockhausen dans sa lecture du travail compositionnel de Nono dans Il canto sospeso12 : « Il (Nono) n’énonce pas les textes, mais les dissimule sans ménagements dans une forme musicale à tel point rigide et dense qu’à l’écoute on n’en comprend presque rien. Pourquoi alors un texte et pourquoi celui-ci précisément ? »
18La réponse que donne à cette question Stockhausen est évidemment la sienne et en aucun cas celle de Nono : « C’est surtout dans la mise en musique des passages des lettres à la lecture desquelles on éprouve le plus de honte à l’idée que ces lettres devaient absolument être écrites que le musicien qui a choisi les textes prend position vis-à-vis de lui-même : il n’interprète pas, il ne commente pas : il réduit plutôt la langue parlée à ses sons et fait de la musique avec. Permutations des sons, a, ä, e, i, o, u ; structure sérielle. »13
19La démarche de Nono dans Il canto sospeso, comme dans toutes ses œuvres vocales des années 50-60 utilisant des textes de P. Eluard, C. Pavese, G. Ungaretti, A. Machado, semble être l’inverse de celle que caractérise Stockhausen. Tout en réduisant l’univocité de la signification langagière, Nono opte pour la profondeur et l’envergure du sens musical. Autrement dit, la production du sens musical, absorbant la signification du texte, le phonisme de la parole et l’énonciation vocale-instrumentale, pré-suppose l’effacement de la signification langagière univoque ou l’ouverture du signe linguistique.
20En fait, les différentes « expressions de l’activité psychique » que Freud nomme « langages » ne peuvent pas être réduites au fonctionnement du signe linguistique de communication14. Même des expressions de l’activité psychique disposant d’un matériau purement verbal ont affirmé la destruction, la pulvérisation ou l’ouverture du signe discursif. Rappelons la thèse freudienne selon laquelle la signification contradictoire et indéterminée de beaucoup de mots primitifs ne peut pas être déterminée; d’après la lecture de Derrida, les rapports et les conditions de fonctionnement du sens ne peuvent être établis qu’à partir du geste et de l’écriture figurative15. Rappelons le laconisme, la condensation et la spatialité qui, dans le rêve, rejette la concaténation linéaire du devenir temporel pour se soumettre au volume d’une scène théâtrale, la scène d’une écriture figurative, comparable au fonctionnement d’un texte « théâtre de l’esprit », selon la formule de Mallarmé. Rappelons encore le processus de production du sens, le texte en perpétuel engendrement dans la pratique littéraire de Lautréamont, Joyce, Mallarmé ; ou bien le dérobement de la parole, toujours ouverte et multiple chez Artaud, affirmant l’autonomie du signifiant, comprise comme une « stratification et potentialisation historique du sens »16 ; ou encore les mots inventés et l’écriture automatique chez les surréalistes ; ou bien « le nouvel espace de sites retournables et combinatoires, l’espace de la signifiance... où la littérature d’aujourd’hui essaie de se situer »17. Il semble évident que beaucoup de pratiques littéraires utilisant uniquement du matériau verbal posent et résolvent différemment le problème de la transformation, de l’ouverture, de la spatialisation du signe linguistique. Le signifiant cesse d’indiquer uniquement une substance sonore indifférente à la production des significations multiples ; les signifiés se glissent sous elle et une multitude de signifiants, qu’il faut «transposer » pour lire réellement, engendre le texte. Sa vraie lecture exige une opération particulière – la « Transposition » selon Mallarmé : « Cette visée, je la dis Transposition-Structure, une autre »18. L’émancipation des signifiés qui sous-tendent « une structure autre », l’évacuation des signifiés ou plutôt la fusion du signifiant et du signifié l’un sur l’autre, relèvent de l’économie pulsionnelle qui rapproche le langage poétique de la musique à laquelle le poète essaie de « reprendre son bien ». Le texte qui cherche à surmonter les limites du signe linguistique s’attaque à la stasis immobilisatrice du discours communicatif et rejoint la continuité, la fluidité, mais aussi la tridimensionnalité de l’énoncé sonore. Pour vaincre l’unidimensionnalité de la ligne textuelle, Mallarmé utilisait les « mots-valises ». La pluralité de significations des mots-symboles (« lustre », « constellation », « coup de dés », etc.) permettait d’atteindre « la dimension verticale » ; la distribution du texte sur le blanc de la page – rappelons la présentation visuelle du poème « Un Coup de dés jamais n’abolira le hasard », qui a inspiré la mise en page de Constellation-Miroir de la Troisième Sonate pour piano de Boulez – rendait possible l’ajout de la dimension visuelle au processus de production du sens lors de la lecture-interprétation.
21La pratique de l’avant-garde des années 50-60 a systématiquement annulé la dichotomie classique régissant la relation entre texte et musique (celle de Ch. W. Gluck, explicitée dans la formule « Prima le parole poi la musica » (« D’abord le texte, après la musique »), et celle de Mozart affirmant la poésie en tant que « fille obéissante de la musique » (« Die Dichtung, gehorsame Tochter der Musik ») maintenaient l’opposition binaire entre les deux matières considérées comme fondamentalement différentes : celle du verbe et celle du son. Les recherches compositionnelles des années 50-60 cherchaient à élaborer un continuum structuré à partir de critères proprement musicaux : Dans Gesang der Jünglinge (1956), Stockhausen se proposait « de ranger d’abord toutes les particularités distinctes dans un continuum sans aucune coupure, si possible, et d’élaborer et de composer par la suite, à partir de ce continuum, les différences »19. Dans Thema/Omaggio a Joyce (1958) Berio voulait « libérer la polyphonie latente du texte de Joyce » et « éloigner progressivement le texte de sa propre expression énonciative linéaire, de sa condition signifiante (...), en en considérant les aspects phonétiques et en l’évaluant en fonction de ses possibilités de transformation électroacoustique »20. Dans le Marteau sans maître (texte de R. Char), (1957), Le Soleil des Eaux (texte de R. Char) (1958) et Pli selon pli / Portrait de Mallarmé (1958-62) Boulez cherchait la transposition de la structure des textes, en élaborant « un tissu de conjonctions » qui englobait « tous les mécanismes du poème, de la sonorité pure à son ordonnance intelligente »21 : « Structure, un des mots de notre époque. Il me paraît que, s’il doit y avoir connexion entre poésie et musique, c’est à cette notion de structure que l’on fera appel avec le plus d’efficacité ; et j’entends depuis les structures morphologiques à la base jusqu’aux structures de définition les plus vastes »22.
22Tout en tenant compte de la diversité des stratégies compositionnelles élaborant les relations analogiques (de similarisation), ainsi que les relations d’autonomie (de différenciation) entre matière verbale (ou textuelle) et matière sonore (ou musicale) à travers les âges – dans les motets de Dufay, les messes de Josquin, les madrigaux de Gesualdo23 – Nono suit de très près les recherches de ses collègues au cours des années 50-60 et élabore sa propre technique de mise en musique des textes porteurs de message idéologique explicite. La spécificité de la démarche de Nono – en relation, mais aussi par opposition à celle de ses collègues de l’avant-garde – serait à définir en tant que proxémique compositionnelle spécifique. La proxémique24 est, en principe, une branche de la sémio tique qui vise à analyser les dispositions des sujets et des objets dans l’espace et plus particulièrement l’usage que les sujets font de l’espace aux fins de signification25. Dans les œuvres vocales des années 50-60 – dans leurs textures souvent sérielles et pointillistes –, Nono développe une multitude de procédés de mise en espace ou de pulvérisation du texte utilisé. En ce sens, sa recherche rejoint les recherches de la littérature moderne visant la pluralisation des significations, la pulvérisation de l’unité linguistique et la spatialisation de l’écrit permettant une pluralisation des lectures possibles.
23La proxémique compositionnelle chez Nono permet de faire usage de l’espace musical tridimensionnel aux fins d’amplification du processus de production du sens musical. La mise en espace musical tridimensionnel du texte utilisé – à l’horizontale, selon la représentation de la dimension temporelle ; à la verticale, selon la distribution des hauteurs ; et en profondeur, selon la disposition des plans sonores créant une perspective musicale – peut parfaitement occulter ou même effacer complètement la signification langagière, ce qui ne signifie pas, bien sûr, annulation du sens musical.
24La proxémique compositionnelle ou la mise en espace musical du texte utilisé signifie, en premier lieu, la suppression de la linéarité ou dé-linéarisation systématique du texte : y compris dans les conditions de texture musicale énonçant un texte en unisson vocal ou dans une texture fondée sur les procédés polyphoniques – donc linéaires – relativement conventionnels. Soulignons tout de suite que l’énonciation homophone garantissant la compréhensibilité maximale du texte – c’est-à-dire l’homophonie textuelle qui comprend des entrées simultanées des mêmes syllabes dans toutes les parties vocales – est rarement utilisée chez Nono (Liebeslied (1954), pp. 5-6 ; Il canto sospeso (1955-56), pp. 32-33, fin de la partie N° 3 ; dans Cori di Didone (1958), p. 3526).
251. L’unisson vocal textuel – c’est-à-dire le solo vocal énonçant un texte inévitablement linéaire – est soumis chez Nono aux procédés de proxémisation ou de spatialisation qui effacent inévitablement la signification langagière. Les lignes mélodiques en zigzags ou brusquement interrompues, les mots disloqués, interrompus par des silences, les intensités très diversifiées selon les principes de l’écriture pointilliste – comme dans la 5e partie de Il canto sospeso, (pp. 42-43) – sont des facteurs de spatialisation ou de pulvérisation de la signification langagière. Le fait que la partie vocale est assimilée à la texture instrumentale pointilliste (cf. Il canto sospeso, N° 5, pp. 42-50) contribue à la dilution de la matière verbale et, par conséquent, de la signification du texte transposé en musique. Un texte parfaitement linéaire, chanté par un soliste sans support orchestral (ou avec un support orchestral très transparent), comme dans Canciones a Guiomar (1962-63), peut parfaitement être dé-linéarisé et mis en espace (ou proxémisé). Le repérage de la signification précise du texte par l’auditeur lors de l’énonciation vocale du soprano solo dans les Canciones a Guiomar une énonciation mélismatique à vocalité suave très italienne malgré les préceptes du sérialisme – se révèle en réalité tout à fait secondaire.
262. La superposition simultanée de plusieurs parties vocales – et, par conséquent, de plusieurs lignes textuelles – implique, par définition, la spatialisation du texte mis en musique. C’est le principe fondamental de la polyphonie fondée sur le déphasage dans le temps et sur la permutabilité verticale de lignes mélodiques-textuelles qui peuvent être les mêmes (dans les techniques canoniques et imitationnelles), similaires (dans les techniques imitationnelles libres) ou différentes (c’est le principe de la polyphonie contrastée, du motet, du madrigal etc.). Si la polyphonie traditionnelle maintient systématiquement le principe d’une écriture linéaire, les procédés polyphoniques utilisés dans la musique dodécaphonique et sérielle ne visent pas nécessairement un effet polyphonique – donc linéaire – global (pensons aux canons doubles dans le premier mouvement de la Symphonie op. 21 de Webern, par exemple, qui ne sont pas entendus en tant que canons linéaires). Le sérialisme élargi et la technique pointilliste chez Nono procèdent paradoxalement par dé-linéarisation – autrement dit par mobilisation spatiale, par une mise en espace ou proxémisation – de l’écriture utilisant des procédés polyphoniques. Si l’écriture vocale chez Webern maintient les lignes superposées (souvent doublées selon le principe de la Klangfarbenmelodie – cf. le 6e mouvement de la Cantate op. 31 sur un texte de H. Jone) en texture polyphonique fondamentalement linéaire, les textures chorales chez Nono pulvérisent ou spatialisent la polyphonie conformément aux procédés de l’écriture pointilliste. Ce qui compte pour Nono, ce n’est pas le maintien – relativement statique – des lignes, selon le modèle de la polyphonie traditionnelle, mais la mobilisation spatiale de la texture polyphonique : les entrées successives et pointillistes dans les différents étages de la texture dessinent une – ou plutôt plusieurs – mélodie(s) spatiale(s) poly-timbrale(s). Les différences de registres et de timbres, les figures mélodiques et rythmiques spécifiques, les intensités détaillées contribuent à l’élaboration d’une sorte d’« halographie » sonore, d’espace sonore mobilisé de l’intérieur (cf. Il canto sospeso, N° 2, pp. 19-22). Conformément à cette mise en espace des procédés polyphoniques, la ligne textuelle se trouve aussi pulvérisée, éclatée comme en feu d’artifice, balayant tous les étages de la texture : (cf. Il canto sospeso, N° 9, pp. 84-88 et exemple 1, pp. 84-85 sur le texte « ... non ho paura della morte... » / « ... sarò calmo e tranquillo di fronte al plotone di esecuzione... »). L’éclatement de la linéarité mélodique va donc de pair avec l’éclatement de la ligne textuelle. Les parties vocales séparées n’énoncent pas la totalité du texte, mais des bribes de mots, des syllabes isolées. Seule l’interaction complémentaire dans l’espace et dans le temps de l’ensemble des parties vocales permet la reconstitution – souvent difficilement audible – du fil conducteur, de la ligne continue du texte mis en musique. Pour plus de lisibilité, dans la partition, la ligne textuelle continue est souvent donnée entre les portées (cf. La terra e la compagna [1957], pp. 1-2).
27Il semble évident que ce type de spatialisation proprement musicale du texte ne peut être pensée que comme anamorphose musicale d’un contenu sémantique et non pas comme le redoublement sonore du texte2728.
283. La mise en espace ou la proxémisation des textures utilisant des procédés polyphoniques comprend souvent l’intégration de couches vocales a-verbales. L’imbrication de lignes vocales ou de sons tenus sur des voyelles ou chantés bouche fermée (bocca chiusa) permet de multiplier les plans et de diversifier les perspectives de l’énoncé sonore. La multiplication des couleurs timbrales et l’utilisation de lignes a-verbales contribuent inévitablement à l’effacement de la signification du texte mis en musique. Ainsi, la présence de parties vocales chantées ‘bocca chiusa’ ou ‘bocca quasi chiusa’ sur des voyelles dans la 6e partie du canto sospeso (cf. pp. 59-61), ainsi que les sons longuement tenus dans les différents étages de la texture vocale, permettent un déploiement détaillé (à travers les différences des registres, des figures mélodiques et rythmiques, des dynamiques etc.) de l’espace sonore. Il se définit comme une sorte de réverbération ou d’extension spatiale écrite – avec les moyens des voix, mais aussi des instruments – du texte distribué dans les parties vocales super posées : « ... Addio mamma, tua figlia Liubka se ne va nella umida terra... » (cf. Il canto sospeso, N° 7, pp. 62-70).
29Le pointillisme vocal-instrumental dans la 3e pièce des Cori di Didone (1958), cf. pp. 20-22, p. 20 avec distribution syllabique du texte dans les parties du chœur d’hommes et avec des sons chantés ‘bocca chiusa’ par les voix de femmes – crée aussi une texture globale détaillée qui spatialise la matière verbale et, de ce fait, dissimule la signification du texte. Les attaques des consonnes articulant les syllabes des mots distribués dans les différentes parties chorales agissent en tant que facteurs d’articulation phonique à l’intérieur de la texture sonore détaillée (cf. pp. 21-22).
30Dans « Ha venido », Canciones para Silvia (1960), la partie de la soliste se trouve proxémisée – mise en espace – dans les parties vocales des 6 soprani du chœur, constitué lui aussi de chanteuses-solistes. Le chant ‘bocca chiusa’, ‘appena aperta’ ou ‘normale’ ajoute des couleurs timbrales spécifiques à la texture poly-mélodique des 7 soprani. L’extension vocale du texte sur toutes les parties, la vocalisation de la parole sur des voyelles prolongées ou bouche fermée, à peine ouverte, etc., signifie souvent une volatilisation de la signification langagière.
314. La spatialisation proprement musicale du texte comporte souvent l’extension considérable dans le temps des voyelles chantées ou tout simplement la réduction du texte à ses voyelles (ou à des voyelles) (cf. Il canto sospeso, N° 2, p. 21 – exemple 2 ; Cori di Didone, p. 36 ; Ha venido, pp. 19-24).
32La superposition de voyelles chantées et de sons chantés bouche fermée ou à peine ouverte (cf. Ha venido) permet un modelage subtil de la matière du son où la signification des unités de la langue se trouve très souvent estompée ou carrément effacée. Dans le contexte des clusters détaillés avec des moyens vocaux et instrumentaux – comme dans la 6e partie du canto sospeso (pp. 51-58) – les articulations phoniques du texte distribué avec des déphasages temporels dans toutes les parties vocales sont assimilées aux attaques instrumentales avec des intensités très diversifiées (conformément aux préceptes du pointillisme) et contribuent à un effet timbrai global.
33Dans Sarà dolce tacere (1960), le texte éclaté se trouve spatialisé sous forme de sons tenus dans les différents étages de la texture : les attaques phoniques des syllabes et les sons tenus (chantés bouche fermée ou à peine ouverte), avec des dynamiques fluctuantes, constituent une bande-son détaillée. Ce sont donc les syllabes résultant de la décomposition de l’unité langagière – le mot – qui agissent en tant que facteurs phoniques articulatoires, contribuant au modelage timbrai de la texture complexe (cf. exemple 3, Sarà dolce tacere, p. 26). L’éclatement du mot et, par conséquent, l’effacement de la signification langagière est lié à la musicalisation du signifiant du texte au détriment de son signifié précis.
345. La dé-linéarisation du texte mis en musique chez Nono – c’est-à-dire sa mise en espace sonore ou sa proxémisation – peut être observée à plusieurs niveaux :
- au niveau de la microstructure phonique à l’intérieur du mot ;
- au niveau de l’interaction de deux (on plusieurs) mots simultanés ;
- au niveau de l’interaction de deux (ou plusieurs) textes surimprimés.
35La dé-linéarisation du texte au niveau de la microstructure phonique à l’intérieur du mot comprend souvent l’extension dans l’espace et dans le temps des composantes phoniques du même mot : le principe polyphonique des entrées successives dans les différents étages de la texture, ainsi que la re-production à distance dans le temps des mêmes syllabes, régissent l’extension spatiotemporelle du mot (cf. Exemple 4, Cori di Didone, pp. 12-13 – « ma grido, il grido »).
36La pointillisation micro-structurale du texte comprend aussi la distribution des composantes minimes du signifiant du mot dans les différentes parties vocales : on chante aussi sur les consonnes constitutives du mot (cf. Cori di Didone, p. 1). Il s’agit donc d’une pointillisation maximale du phonisme de la parole : réduit à ses éléments phoniques minimaux (les consonnes et les voyelles isolées), le texte perd en signification langagière pour gagner en profondeur spatiale proprement musicale. Les éléments phoniques minimaux d’origine langagière sont assimilés à la texture sonore détaillée en tant que taches phoniques ou points-timbres créant une stéréophonie multicolore inscrite dans la partition. L’éclatement des plus petites composantes du mot sur la totalité des parties vocales est soumise habituellement à une succession « chronologique », conformément à l’énonciation successive des éléments du mot dans le temps – ce qui contribue à l’intelligibilité du mot (cf. Exemple 5, Cori di Didone, p. 5 – « lunare allora »). Mais la spatialisation ou la proxémisation du mot comprend aussi, moins souvent, la verticalisation de ses composantes phoniques, c’est-à-dire leur surimpression simultanée. Cette annulation de la dimension temporelle du mot, par sa projection verticale, diminue inévitablement l’intelligibilité du mot au profit du cluster – condensé phonique (cf. Cori di Didone, p. 4 – « ricongiunga » ; exemple 5, p. 5 – « inavvertita » ; cf. aussi Sarà dolce tacere, pp. 12-13).
37La mise en espace ou la proxémisation du texte comprend aussi relativement souvent la superposition de deux ou plusieurs mots : leur condensation ou compression dans l’espace-temps de l’énoncé entraîne inévitablement l’effacement des significations au profit de l’image phonique globale (cf. exemple 6, « Ha venido », p. 17, où le texte de la soliste « el viento » est superposé au texte dans le chœur des 6 soprani « que arranca mojado » pour former ensemble, en condensé sonore-textuel, le texte linéaire « que arranca el viento mojado »). La proxémisation par verticalisation du texte est aussi observable dans la 2e partie du canto sospeso : le fil conducteur du texte s’y trouve doté de plusieurs dimensions dans la mesure où les mots qui se succèdent dans le temps du texte sont projetés simultanément dans l’espace-temps de l’énoncé musical (cf. Il canto sospeso, N° 2, p. 19). La musique vocale sur le texte « con luce tanto forte con tale bellezza » superpose les mots « luce » (basses, ténors), « tanto » (contralto) et « forte » (soprano), puis les mots « con » (ténor), « talle » (basse), « bel lezza » (ténor), « che » (soprano). La surimpression des unités de la langue parlée – le cluster textuel – qui annule la dimension temporelle de l’énoncé textuel, efface inévitablement la signification langagière du texte proxémisé, c’est-à-dire mis en espace-temps musical.
38Le même procédé est utilisé dans la dernière partie du canto sospeso (pp. 84-88). Les flèches et les lignes reliant les syllabes dispersées du texte mettent en évidence dans la partition la proxémisation par la surimpression de différents mots du texte (cf. exemple 7, Il canto sospeso, p. 87, « ... Vado con la fede in una vita migliore per voi... »).
39La proxémisation des textes utilisés par Nono rejoint aussi – bien sûr dans le contexte tout à fait spécifique de son écriture sérielle et pointilliste – la tradition du motet. La possibilité de superposer plusieurs textes différents, typique pour le motet, permet l’extension spatiale – la transmutation musicale – d’une sémantique globale reliant les différents textes superposés. Ainsi, dans la 3e partie du canto sospeso, les 3 solistes vocaux (soprano, contralto et ténor) énoncent simultanément, selon les procédés de la polyphonie dé-linéarisée ou proxémisée de Nono – trois textes différents : « ... mi portano a Kessariani per l’esecuzione insieme a altre sette. Muoio per la libertà e per la patria. » (solo soprano) ; « ... oggi ci fucileranno. Moriamo da uomini per la patria. Siate degni di noi... » (solo contralto) ; « ... perché sono patriota. Tuo figlio se ne va, non sentirà le campane della libertà... (solo ténor). Les trois textes qui au départ sont énoncés dans les différentes parties solistes commencent progressivement à communiquer, à s’interpénétrer pour aboutir à l’unisson textuel (« ... Tuo figlio non sentirà le campane della libertà... ») vers la fin de cette 3e partie du canto sospeso (cf. pp. 3133). La signification sémantique globale des textes simultanés se trouve transposée en énonciation musicale, conformément au principe de « fusion du contenu musical et du contenu sémantique des mots chantés » formulé par Nono29.
40La proxémisation du mot, des mots et des textes à l’intérieur des œuvres vocales de Nono met en évidence la nécessité compositionnelle d’explorer la relation complémentaire entre signification textuelle et énonciation musicale ; entre matériau phonique d’origine verbale, contenu sémantique du texte et sémantique expressive dans toutes leurs dimensions. Le texte porteur de sens articulé n’est pour Nono que « configuration phonético-sémantique » destinée à être transposée en « expression musicale »30 pluridimensionnelle.
416. La proxémisation, en tant que stratégie compositionnelle primordiale de musicalisation de la signification dans le processus de production du sens musical chez Nono, comprend aussi l’exploration de l’espace intertextuel ou l’analyse – auditive, puisque compositionnelle musicale – du phénomène de l’intertextualité.
42Introduit par le sémioticien russe M. Bakthine31, le concept d’intertextualité recouvre en fait une multitude d’opérations signifiantes effectuant la spatialisation dynamique de la signification langagière dans le texte littéraire. La théorie sémiologique récente a mis en évidence la pluralisation du sens à travers la surimpression d’énoncés pris à d’autres textes, la transposition dans la parole communicative d’énoncés antérieurs ou synchroniques, la polyphonisation du texte à travers la surimpression des significations, l’acceptation et l’effacement des structures discursives extérieures au texte32.
43Le dialogue intertextuel étudié par Bakthine dans la poésie de VI. Maïakovski, VI. Khlébnikov, A. Biély, la surimpression de plusieurs discours étrangers dans le langage poétique relevée par F. de Saussure dans ses Anagrammes, l’étude du mythe en tant qu’objet intertextuel par Cl. Lévi-Strauss, les études récentes des romans polyphoniques – multiples et intérieurs au langage – de Joyce, Proust, Kafka, etc., mettent en évidence des processus de production de sens très proches de ceux que Nono réalise avec les moyens du verbe et du son. La surimpression de plusieurs textes – tout en suivant la tradition du motet ou du madrigal – renvoie aussi au paragrammatisme en tant que particularité fondamentale du fonctionnement du langage poétique. Le paragrammatisme – notion élaborée à la suite du travail de F. de Saussure dans ses Anagrammes – recouvre « l’absorption d’une multiplicité de textes (de sens) dans le message poétique qui, par ailleurs, se présente comme centré par un sens »33. Particulièrement intéressé à l’univocité du message idéologique de ses textes, Nono soumet systématiquement les différents textes superposés à un sens, à un centre sémantique uni fiant les différences des textes et de leurs transpositions en musique.
44La spatialisation signifiante en tant que modalité d’intensification musicale du contenu sémantique dans La tena e la compagna (1957) sur textes de C. Pavese repose précisément sur l’exploration de l’espace intertextuel où fonctionnent deux textes (« Terra rossa terra nera... » et « Tu sei come una terra... »)34, reliés à distance à l’intérieur du recueil poétique de Pavese par les composantes communes « terra », « parola », « frutto », prises dans leur aspect phonique (signifiant) et sémantique (signifié) (cf. l’interprétation du contenu poétique centré autour de l’idée de la nature et de la femme aimée35). Les deux textes donnés en colonnes parallèles au début de la partition36 sont composés simultanément à l’intérieur de l’œuvre ; ils sont proxémisés selon les procédures d’exploration de l’intertextualité : dans « l’interaction directe entre le sens du texte et son élaboration musicale » sur la base d’une « complémentarité fonctionnelle des textes »37 (cf. La tena e la compagna, p. 9, où la linéarité des deux textes différents se trouve annulée de par la surimpression simultanée en cluster textuel de différents fragments, appartenant au même espace intertextuel centré).
457. L’exploration de l’espace intertextuel avec les moyens de proxémisation proprement musicale (polyphonisation, éclatement de l’énonciation linéaire du texte, pluralisation des textes, similarisation et assimilation des parties vocales aux parties instrumentales, etc.) met en évidence la possibilité d’extension du sens musical à partir de, mais au-delà ou en deçà de la signification précise du langage. Sans suivre mot à mot l’énoncé linéaire du texte, le compositeur se soumet à une nécessité impérieuse de mise en musique – de « transposition de la signification sémantique (du texte) en langage musical du compositeur »38. Le texte « centre » peut parfaitement devenir « absence », selon la formule de Boulez39 : absence de signification langagière univoque au profit du sens musical comme « expression composée du mot », d’après Nono40.
46La mise entre parenthèses du texte ne signifie aucunement indifférence de la part du compositeur par rapport au contenu sémantique véhiculé par le poème choisi comme « source d’irrigation » de sa musique. La terra e la compagna met effectivement entre parenthèses, c’est-à-dire n’utilise pas certains fragments du texte de Pavese. La même démarche de transmutation des textes en musique purement instrumentale définit la conception du Quatuor à cordes Fragmente-Stille, An Diotima (1979-1980) qui utilise en tant que « centres » devenus « absences » plusieurs fragments provenant de différents poèmes de F. Hölderlin. Ces fragments de Hölderlin donnés dans la partition ne doivent en aucun cas être récités par les musiciens ou interprétés en tant qu’indications « naturalistes et programmatiques» d’exécution. Ils sont inscrits en sons purement instrumentaux – en « chants tus venus d’autres espaces, d’autres cieux pour découvrir d’une façon nouvelle la possibilité de ne pas dire “adieu” à l’espérance » (L. Nono/F. Hölderlin)41.
47Le Quatuor, significatif du style le plus récent de Nono, se propose d’explorer, avec les moyens purement instrumentaux, un espace intertextuel extrêmement vaste dont les corrélations dépassent les limites des significations de la langue parlée. Les citations « tues » de Hölderlin, tout comme le souvenir de L. Brik et VI. Maïakovski, l’indication « Mit innigster Empfindung » provenant du Quatuor op. 132 de Beethoven, « l’échelle énigmatique » provenant de l’Ave Maria de Verdi, la référence estompée à la chanson polyphonique d’Ockeghem Malor me bat, etc. – tous ces éléments forment « la nappe de souvenirs » – souvenirs de sens langagier ou non – qui sous-tend l’œuvre en tant que mise en pratique de l’intertextualité. Lieu multiple et pluridimensionnel de production du sens, l’œuvre instrumentale se définit désormais en tant que scène par les sons, « théâtre de l’esprit », qui réunit et cristallise en énoncé cohérent « tous les germes, toutes les entrées »42.
48Les textes d’Eluard, des condamnés à mort, de Pavese, Ungaretti, Machado, les fragments de Hölderlin inscrits dans le Quatuor, l’amplification mutuelle du piano « live » de Pollini et du piano électronique élaboré sur bande dans ...Sofferte onde serene... (1976), les résonances mutuelles des fragments de textes, des souvenirs-présences de chant grégorien ou de chant synagogal, de Hölderlin et de Gramsci, de Vedova et de son carnaval de Venise dans Guai ai gelidi mostri (1983) – tous ces moments, événements terribles, tragiques, heureux, engendrent les œuvres musicales comme des « cristaux de temps » en son : cristaux toujours en formation, en expansion, cristallisant tout ce qu’ils touchent et dont les germes donnent un pouvoir de croissance – ou de résonance – illimitée. Un peu comme dans la vie : « Dans ma demeure de l’île Giudecca de Venise on entend continuelle ment sonner diverses cloches dont les sons nous parviennent, jour et nuit, à travers la brume et avec le soleil, avec des résonances différentes, des significations variées. Ce sont les signes de la vie sur la lagune de la mer »43 – « sur la mer ouverte à Promethée »44.
49Les discussions et les polémiques autour du problème de la relation verbe – son au cours des années 50-60 ont permis, sans doute, de clarifier les positions et de préciser les différentes esthétiques et stratégies compositionnelles. La confusion entre signification langagière et sens musical, qui transparaît dans le texte de Stockhausen concernant Il canto sospeso, permet d’affirmer que Nono « a exorcisé de façon tout à fait consciente la signification de certains fragments du texte » et de poser la question « Pourquoi alors du texte, et pourquoi celui-ci précisément ? »45
50La réponse de Nono relève de bases théoriques fondamentalement différentes : il s’agit pour lui non pas d’exorciser la signification du texte, mais de « transposer le texte en tant que configuration phonético-sémantique en expression musicale »46. « La question « pourquoi j’ai utilisé précisément ce texte » et pas un autre n’est pas plus intelligente que la question « pourquoi utilise-t-on pour prononcer le mot « bête » les lettres b-ê-t-e et pas d’autres »47.
51L’éventail particulièrement vaste de possibilités d’effacement de la signification langagière et de sa transposition en sens musical chez Nono – de la mise en musique relativement conventionnelle à travers les modalités de proxémisation du texte au texte « tu » – repose sur la nécessité qui définit en principe l’arbitraire du signe linguistique. Le signe – tout comme le langage musical de Nono – est non fondé, immotivé, impossible à interpréter en termes de causalité ; mais il est impossible, en revanche, du point de vue de son fonctionnement, de ne pas reconnaître l’existence d’une relation nécessaire dont l’établissement définit en premier lieu l’acte de langage.
52La nécessité renvoie pour Nono à des critères d’ordre humain beaucoup plus profonds que la simple surface du langage des significations, à des valeurs humaines irréductibles aux idéologies dogmatiques bornées. Les lettres des condamnés à mort dans Il canto sospeso ne sont pas uniquement porteuses de significations, elles sont, avant tout, « des témoignages d’amour ». « Le message de ces lettres – dit Nono – est imprimé dans mon cœur comme dans le cœur de ceux qui les comprennent en tant que témoignages d’amour »48.
53Toujours fidèle à soi-même, l’auteur de Prometeo apparaît aujourd’hui, malgré les différences stylistiques et les orientations compositionnelles nouvelles au cours des trente dernières années, comme étant toujours à la recherche de Prometeo, ou tout simplement de soi-même, de sa vérité profonde devenant œuvres. Etranger depuis toujours au militantisme avant-gardiste fixé sur le progrès, à l’attitude héroïque cherchant le succès (ou le salut) par ses propres forces et exclusivement avec des moyens extérieurs, Nono reste toujours attaché aux valeurs spirituelles et à la perfection naturelle de l’être humain, au progrès infini réalisable par l’homme libéré de l’escalavage interne et devenu réellement responsable de son être. Au-delà des limitations idéologiques et des manipulations politiques faciles, Nono, communiste actif au cours des années 50-60, se trouve aujourd’hui proche des philosophes du « vehovstvo » farouchement critiqués par Lénine ; proche des philosophes qui étaient convaincus que l’intelligentsia devait « s’améliorer non pas de l’extérieur, mais de l’intérieur » et qu’elle ne pouvait le faire que « moyennant un acte spirituel héroïque (qui soit) libre, invisible, mais tout à fait réel »49 ; ceux qui voyaient dans le mouvement de l’auto-contemplation, de la discipline sévère de l’individu et de son perfectionnement interne la condition nécessaire pour la libération de son énergie créatrice vivifiante.
54Le « nouveau Nono » n’a aucunement changé d’idéologie, malgré les apparences. En vrai créateur, il n’a jamais été dogmatique. Pour lui, comme pour Berdiaev, « l’histoire n’est pas chronologie, mais expérience de la vie, expérience du bien et du mal, qui constitue la condition de la croissance de l’esprit. Il n’y a rien de plus dangereux que l’immobilité mortifiante des esprits et des cœurs, le conservatisme figé »50.
55Toujours en accord avec les nécessités profondes de sa personnalité parfaitement intègre, Luigi Nono, qui n’a jamais été philosophe, le devient aujourd’hui plus que jamais. Philosophe dans le sens de Berdiaev, le penseur russe que Nono a découvert récemment et dont la pensée était déjà la sienne avant même qu’il ne le connaisse : « La philosophie – comme la musique de Nono – est une école d’amour pour la vérité, avant tout pour la vérité »51.
56Les exemples musicaux sont reproduits avec l’aimable autorisation des éditions B. Schott’s Söhne, Mayence.
Notes de bas de page
1 La dénomination « vehovstvo » provient du titre du recueil Vehi (Jalons) publé à Moscou en 1909 par Berdjaev, Boulgakov, Herschenson, Struve, Izgoev et Kistjakovski. Lénine a toujours employé le terme de « vehovstvo » pour désigner le libéralisme bourgeois contre-révolutionnaire.
2 L. Nono – « diario polacco » ’58, Luigi Nono / Texte, Studien zu seiner Musik, Hrsg. J. Stenzl. Atlantis, Zürich, 1975, p. 123.
3 Cf. L. Hjelmslev – Prolégomènes à une théorie du langage, Minuit, Paris, 1968.
4 Cf. A.J. Greimas, J. Courtès – Sémiotique / Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, t. 1, Hachette Université, Paris, 1979, p. 352.
5 Ibid., p. 348.
6 Cf. R. Court – « Langage verbal et langages esthétiques », in Musique en jeu N° 2, Seuil, Paris, 1971, p. 16.
7 S. Freud – « Das Interesse an der Psychoanalyse », in Gesammelte Werke VIII, S. 390.
8 Cf. J. Derrida Marges de la philosophie, Ed. de Minuit, Paris, 1972, p. 18.
9 Cf. J. Derrida – « Freud et la scène de l’écriture », in L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 312-313. Cf. aussi I. Stoianova – Geste-texte-musique, U.G.E., 10/18, Paris, 1978.
10 E. Benveniste – « Sémiologie de la langue », in Semiotica I, 1, Mouton, The Hague, p. 9.
11 Cf. A. Webern Der Weg zur neuen Musik, Universal Ed., Wien, 1960 S. 17.
12 Cf. K. Stockhausen – « Sprache und Musik II », in Texte zu eigenen Werken, zur Kunst Anderer, Aktuelles, Band 2, DuMont Schauberg, Köln, 1964, S. 157-166.
13 Ibid., Κ. Stockhausen, S. 158. C’est moi qui souligne. – I.S.
14 Sur l’impossibilité de l’assujettissement des recherches musicologiques à la linguistique générale, Cf. I. Stoianova – Geste-texte-musique, U.G.E., 10/I Paris, 1978.
15 Cf. S. Freud – « Über den Gegensinn der Urworte », VIII, S. 214 ; J. Derrida – « Freud et la scène de l’écriture », in L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 326.
16 Cf. J. Derrida – « La parole soufflée », in L’écriture et la différence, Seuil, Paris, 1967, p. 266.
17 Cf. Ph. Sollers – Logiques, Seuil, Paris, 1968.
18 S. Mallarmé – « Variations sur un sujet », « Crise de vers », in Œuvres complètes, Gallimard, Paris, 1945, p. 336.
19 K. Stockhausen – Texte zu eigenen Werken, zur Kunst Anderer, Aktuelles, Band 2, S. 68.
20 Cf. L. Berio – « Poesia e musica – un esperienza », in Incontri musicali N° 3, Suvini Zerboni, Milano, 1959, pp. 103, 102. ; I. Stoianova – « ...Parole... », in L. Berio / Chemins en musique, La Revue musicale 375-377, Richard-Massé, Paris, 1985, pp. 143-157.
21 P. Boulez – « Son et verbe », in Relevés d’apprenti, Seuil, Paris, 1958, pp. 57-62.
22 Ibid., p. 58.
23 Cf. L. Nono “Text-Musik-Gesang”, in Luigi Nono / Texte, Studien zu seiner Musik, S. 41-60.
24 De proximus (lat.) – proche.
25 A. J. Greimas, J. Courtès – Sémiotique / Dictionnaire raisonné du langage, t. 1, p. 300.
26 Dans ce qui suit je me réfère aux partitions : La Victoire de Guernica (1954), Ars viva, Mayence ; Liebeslied (1954), Schott, Mayence ; Il canto sospeso (1955-56), Ars viva ; La terra e la compagna (1957), Ars viva ; Cori di Didone (1958), Ars viva ; Sarà dolce tacere (1960), Ars viva ; « Ha venido », Canciones para Silvia (1960) Ars viva ; Canciones a Guiomar (1962-63), Ars viva. Je tiens à remercier M. Klaus Schöll et les éditions Schott à Mayence de leur collaboration.
27 Le déphasage dans le temps correspond aux entrées successives dans le temps des lignes mélodiques données dans les différents étages de la texture polyphonique. La permutabilité à la verticale des voix (le ténor devient soprano, par ex.) est le principe même des contrepoints complexes : doubles, triples ou quadruples.
28 Dans le même ordre d’idées, Boulez affirmait : « Un bon poème a ses sonorités propres lorsqu’on le récite ; il est inutile d’essayer de concurrencer sur ce terrain un moyen d’une parfaite adéquation. Cf. P. Boulez – « Son et verbe », in Relevés d’apprenti, p. 59. Ce n’est pas du tout l’optique de H. W. Henze : une œuvre comme El Cimarrón (1969-70) vise la fusion maximale de signification textuelle, sonorité vocale-instrumentale et expression gestuelle dans une fusion signifiante « impure ». – Cf. I. Stoianova – Stratégie narrative nel Cimarrón, in Autori vari – Henze, a cura di E. Restagno, EDT/Musica, Turin, 1986, p. 270-293.
29 L. Nono “Texte-Musik-Gesang”, in L. Nono/Texte, S. 59.
30 Ibid., S. 60.
31 Cf. M. Bakthine – Problemy poetiki Dostoevskogo (Problèmes de la poétique de Dostoïeskï), Moscou, 1963 et Tvorcestvo Rabelais (l’œuvre de Rabelais), Moscou, 1965.
32 Cf. J. Kristeva – Sémiotikè / Recherches pour une sémanalyse, Seuil, Paris, 1969 : « Le signifié poétique renvoie à des signifiés poétiques autres, de sorte que dans l’énoncé poétique plusieurs autres discours sont lisibles. Il se crée ainsi, autour du signifié poétique un espace textuel multiple dont les éléments sont susceptibles d’être appliqués dans le texte poétique concret. Nous appelons cet espace intertextuel. Pris dans l’intertextualité, l’énoncé poétique est un sous-ensemble d’un ensemble plus grand qui est l’espace des textes appliqués dans notre ensemble », (p. 255).
33 Ibid., p. 255.
34 Le poème « Terra rossa nerra » a été écrit par Pavese le 27.10.1945 ; « Tu sei come una terra » – le 29.10. Le troisième poème utilisé par Nono dans la deuxième partie de son œuvre – « Tu non sai le colline » – date du 9.11.1945. Les trois textes choisis font partie d’un recueil de neuf poèmes, publiées d’abord sous le titre La terra e la morte et repris plus tard dans Verrà la morte e avrà i tuoi occhi (Turin, 1951).
35 L. Nono “Text-Musik-Gesang”, S. 48.
36 Les mots soulignés sont les mots communs permettant les débrayages/embrayages et les relations à distance dans la mise en espace musical des deux textes. Les pages indiquées à la fin des vers indiquent les pages de la partition où ces vers sont mis en musique.
37 L. Nono – “Text-Musik-Gesang”, S. 48.
38 Ibid., S. 60.
39 « Le texte musical étant ainsi structuré par rapport au texte poétique, surgit l’obstacle de son intelligibilité. Demandons-le sans détour : est-ce que le fait de « ne rien comprendre », à supposer que l’interprétation soit parfaite, est un signe absolu, inconditionnel que l’œuvre n’est pas bonne ? Il semble, au rebours de cette opinion généralement admise, que l’on puisse agir sur l’intelligibilité d’un texte « centre ou absence » de la musique. Si vous voulez « comprendre » le texte, alors lisez-le ! ou qu’on vous le parle : il n’y aura pas de meilleure solution. Le travail plus subtil que l’on vous propose à présent implique une connaissance déjà acquise du poème. » – P. Boulez – « Son et verbe », in Relevés d’apprenti, p. 60.
40 L. Nono – “Text-Musik-Gesang”, S. 60.
41 L. Nono – Fragmente – Stille, An Diotima, partition Ricordi, Milan, 1981, préface du compositeur.
42 Cf. G. Deleuze – les commentaires de Bergson dans L’image-mouvement, Minuit, Paris, 1983 et L’image-temps, Minuit, Paris, 1985. – Cf. « Les cristaux du temps » in L’image-temps, p. 92-128.
43 L. Nono – Texte sur... Sofferte onde serene..., in Programme de l’IRCAM, Immatériaux I, mars 1985.
44 L. Nono – Texte sur Guai ai gelidi mostri, in Programme de l’IRCAM, Immatériaux 1, mars 1985.
45 K. Stockhausen – « Sprache und Musik », in Darmstädter Beiträge Ν. 1, Schott, Mayence, 1958, S. 66 ; repris in Texte zu eigenen Werken, zur Kunst Anderer, Aktuelles, DuMont Schauberg, Cologne, 1964, S. 158.
46 L. Nono – “Text-Musik-Gesang”, S. 60.
47 L. Nono – Ibid., S. 60.
48 Ibid., S. 60.
49 S. Boulgakov – « Geroizm i podviznicestvo », in Vehi, Moscou, 1909, Posev, Francfort, 1967, p. 48.
50 S. Boulgakov – Ibid., p. 24.
51 N. Berdiaev – « Filosofskaja istina i intelligentskaja pravda », in Vehi, p. 8.
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