La vue et l’ouïe — Problématique des partitions dans la musique électro-acoustique (en particulier chez Karlheinz Stockhausen)
p. 70-79
Texte intégral
1L’édition complète des œuvres de Hindemith se trouve devant un problème nouveau de l’histoire des éditions complètes. La série IX : Varia comprend, outre la Toccata pour piano mécanique, la musique du dessin animé Félix le chat pour orgue mécanique, ainsi que la Pièce lente et Rondo pour trautonium ; trois compositions qui nous sont parvenues non sous forme de partition mais de résultat sonore. Paul Hindemith avait composé la Toccata pour le piano reproducteur « Welte » et la musique du film pour l’orgue « Philharmonia » de la même firme qui fonctionnait selon le même principe. Il « poinçonna » donc ce qui devait être joué directement sur les bandes de papier qui commandent la machine, sans en passer par la notation classique. En ce qui concerne la composition pour trautonium, la partition ayant été perdue — le cas paraît plus simple —, il ne nous reste qu’un document sonore ; mais ici encore, à y regarder de plus près, apparaissent des difficultés caractéristiques.
2Le problème qui émerge ici renvoie aux commencements de la musicologie elle-même. Celle-ci était, dans son acception classique, un dérivé de la philologie classique ; elle était la section qui s’occupait de la compréhension d’anciens signes non-linguistiques. Au centre était le « texte », écrit et par là même fixé : la notion forgée d’« édition originale » (Urtext porte encore la mémoire de cela). Tant que l’étude musicologique, orientée vers les questions philologiques, n’en était qu’à ses débuts, une telle représentation ne posait pas du tout un problème. Tout ce qui pouvait avoir une importance musicale apparaissait comme un texte fait de notes, fixé par l’écrit — et partant, fixable.
3Les débuts de la notation musicale allaient au devant de problèmes autrement plus importants. Pour plus d’un théoricien, il n’était pas concevable qu’on fixât la teneur musicale au moyen d’un système de signes abstrait à partir de la hauteur et de la durée du son. Les vides qu’on trouve aujourd’hui dans l’interprétation d’anciennes notations montrent le bien-fondé de cette crainte. Pour d’autres au contraire, il ne fallait pas rejeter l’hypothèse selon laquelle un système de signes, dès lors qu’il avait atteint à une forme de validité plus générale, se répercutait aussi sur les contenus musicaux que lui-même avait aidé à fixer, à savoir encore que des réflexions selon lesquelles le sens musical ne pouvait être constitué que par l’utilisation même de la hauteur et de la durée du son, trouvaient là leur pierre de touche.
4La partition, qui « médiatise » pour nous aujourd’hui le « texte » musical, contient davantage que simplement les directives de jeu qu’on identifiait sans déperdition à l’acte de l’exécution musicale. Dans la partition se fixe le substrat de sens de la composition ; c’est pourquoi les lacunes de compréhension conditionnées par les données historiques ne dérangent plus celui qui s’en tient à la lecture de la partition, car elles n’exigent de lui — contrairement à n’importe quelle situation de concert — aucun choix. Même quand nous ne savons que peu de choses de la « vraie » forme sonore d’une Cantate de Johann Sebastian Bach, nous tirons cependant des suites écrites de notes qui nous sont parvenues un sens musical plus ou moins obligatoire, que nous considérons comme l’œuvre d’art musicale. Le discours sur l’« interprétation » et les « interprètes » suppose qu’il y ait quelque chose — la partition en l’occurrence — dont le sens musical sera amené au stade de la représentation par le musicien dans l’acte d’exécution. « Partition » est alors synonyme de ce qui a été « réellement » pensé par le compositeur dans les limites d’un certain contexte — ce qu’on appelle d’habitude la pratique de concert —, bien que chaque texte comporte de multiples incertitudes. Qu’entretemps même l’analyse musicale trouve souvent son point de départ dans telle interprétation spécifique plutôt que dans la « partition » elle-même, c’est un phénomène qui a son fondement dans les voies de notre culture contemporaine, mais qui s’oppose néanmoins à ce qui est la compréhension traditionnelle de l’œuvre d’art musicale.
5Les deux appareils à rouleau mécanique de Hindemith se mettent cependant l’un comme l’autre en travers de cette compréhension. Du fait qu’ils n’obéissent pas — mieux peut-être : qu’ils n’obéissent qu’en partie — aux normes de notre système de signes musical, ils échappent en premier lieu à une tradition écrite à la portée de tous. (La seule solution qui ne consentirait à aucun compromis serait de reproduire les bandes percées et de délivrer, avec l’édition complète, une description technique suffisament précise de l’appareillage qui permette — théoriquement — à l’intéressé de construire l’appareil nécessaire pour lire l’information musicale incisée sur les bandes percées. Comme il s’agit — autant pour le piano que pour l’orgue — de mécanismes hautement complexes, ceci restera toutefois du domaine de l’utopie.) Comme toute transcription ethnomusicologique, toute forme de transcription d’un résultat acoustique reste forcément incomplète pour des raisons purement épistémologiques ; en effet, le processus de la transcription passe bien toujours par la conscience musicale — historiquement déterminée — de celui qui transcrit. Ce qui subsiste du sens musical quand on le transcrit en un « texte » de notes, apparaîtra toujours différemment aux yeux du transcripteur, et ce en fonction des présupposés de ce dernier. Et enfin même si, sur ce qu’on entend, un consensus général se réalisait en un certain temps et à un certain endroit, il serait alors à son tour, en un autre temps et en un autre endroit, l’objet d’une reconstruction herméneutique dont la crédibilité pourrait déjà être mise en doute.
6Interrompons ici l’anecdote des œuvres complètes de Hindemith et tentons d’aborder, par une autre voie, ces mêmes nœuds problématiques à l’aide de notre propre lacis de questions. La réception scientifique de la musique électro-acoustique se voit confrontée à de multiples problèmes, dont le plus insignifiant n’est certes pas celui d’établir l’unité des liens qui régissent le « sens » musical du processus acoustique. Comme pour les compositions précitées de Hindemith, l’auditeur se trouve dans la situation suivante : ce qui est perçu acoustiquement doit être pris pour l’œuvre musicale elle-même, et ne renvoie plus à un « texte » de notes entériné en arrière-plan par la norme. Le problème de la réception scientifique de la musique récente (dans les compositions d’Edgar Varèse, peut-on par exemple parler de « mélodies » pour les événements sonores successifs, d’« accords » pour les événements sonores simultanés ? Peut-on encore parler de « thèmes » pour ces douteuses constellations ? Qu’est-ce donc qui nous donne le sentiment d’une unité musicale malgré tout saisissable ?), ce problème donc s’accroît encore quand — comme pour la musique électro-acoustique — seul ce qui est entendu détermine la base de la discussion scientifique, car l’oreille est bien obligée de travailler avec des catégories qui ne font partie pour l’instant d’aucun consensus. Cela signifie qu’en définitive, ce qui est perçu échappe pour ainsi dire à l’analyse.
7Un tel problème ne semble pas se poser pour la musique écrite. La théorie musicale suggère encore aujourd’hui qu’à chaque nom de signe correspond déjà un concept musical ; un nom ayant été donné à chaque signe de la « partition » — et à chaque relation entre les signes —, et l’énigme de leur ordre étant résolue, l’« analyse » pourrait alors prétendre à une certaine perfection. Les questions que posent la musique d’Edgard Varèse laissent entrevoir la fragilité d’une telle hypothèse.
8Ce problème que l’on a ici à peine évoqué, conduit une partie de la recherche musicologique à ne plus chercher à étudier scientifiquement le phénomène musical au XXe siècle. Dire que l’œuvre musicale perd toute force et dénier toute compétence à la « psychologie musicale expérimentale » et à la « musicothérapie », est sans aucun doute une démarche radicale pour se soustraire aux difficultés de l’analyse, et à plus forte raison à l’évaluation de la musique la plus récente.
9Il ne faudrait pas considérer ces difficultés comme de pures arabesques méthodologiques à éliminer. Elles touchent en effet un nouveau problème crucial de ce qu’on appelle la « musicologie » : lors de sa genèse, le discours musicologique avait, dans une certaine mesure, trouvé un langage approprié au phénomène contemporain de l’époque. Entre le phénomène musical et le concept théorique n’apparaissait aucune brèche visible. Le changement paradigmatique qui eut lieu vers 1900 (que nous ne saisissons pleinement qu’aujourd’hui), et plus encore celui de 1950, ont clairement mis à jour la permanence problématique de cet usage de la langue dans la compréhension scientifique du discours musical. L’insuffisance de bien des analyses actuelles pourrait s’expliquer ainsi : l’étude du phénomène musical n’a pas évolué à la même allure que le discours méthodologique et théorique. Ainsi, nombreuses sont les argumentations théoriques d’une analyse n’ayant pas le niveau de la réflexion théorique et qui, dans bien des cas, discréditent plutôt ce qui a été préalablement exprimé plus qu’elles ne l’exemplifient.
10A vrai dire — et pour plus de commodité (mais aussi parce que cela n’entre pas, d’un point de vue méthodologique, dans notre propos) je vais passer sur tout ce que les ingénieurs du son et les techniciens peuvent modifier au cours même de la situation de concert — à vrai dire donc, la musique électro-acoustique fixée sur un support devrait représenter un cas idéal. En effet, il n’est nul besoin qu’un interprète serve de médiateur entre la pensée d’un compositeur (exprimée musicalement) et le public. Le compositeur peut communiquer ce qu’il a voulu directement à l’auditeur (avec les restrictions faites ci-dessus). C’est donc par cet argument entre autres que les protagonistes des débuts de la musique électro-acoustique rétorquaient quand on reprochait à une telle situation de concert son manque particulier de vie. Par ailleurs, l’argument selon lequel ce genre de musique n’aurait plus du tout besoin d’une exécution en concert est de toute façon erroné. Ainsi, une exécution publique de Hymnen de Karlheinz Stockhausen donne une impression tout à fait différente de celle procurée par le disque ou même par l’écoute en solitaire. Du reste, à ses débuts, la musique électro-acoustique comptait encore avec la situation de concert et avait de même besoin du pathos attaché à la situation sociale (qu’on en juge, par rapprochement heuristique, avec la différence d’effet que produit le cinéma diffusé sur petit écran par rapport au grand écran). Les Hymnen, tout comme la plupart des pièces de musique électro-acoustique des années quarante, cinquante et soixante, ne sont pas de la musique de chambre ; on voit à leur dispositif qu’elles ont été pensées pour une grande salle.
11Bien qu’au premier coup d’œil rien qui puisse troubler le sens ne s’interpose entre le compositeur et son public, bien des compositeurs semblent pourtant n’avoir pas entièrement confiance en ce genre de situation. Ainsi, Stockhausen a un comportement paradoxal quand il dote après coup ses compositions électro-acoustiques d’une partition. Quand bien même cela serait plausible dans le cas de Kontakte (c’est en effet une pièce qui nécessite qu’on donne aux deux instrumentistes quelque chose leur permettant de se coordonner), une telle justification ne pourrait par contre pas être invoquée à propos des partitions qui accompagnent Hymnen, Telemusik ou même Studie II. Dans chacun de ces trois cas (pour Hymnen, dans la première version du moins), il s’agit de musique fixée uniquement sur bande et qui ne présente aucun élément live. Richard Toop nous a appris que Stockhausen a réalisé des partitions pour Studie I, pour Gesang der Jünglinge et même pour son étude de musique concrète créée durant sa période parisienne ; ces partitions sont pourtant demeurées inachevées. Stockhausen éprouvait donc le besoin de donner, avec chacune de ses compositions électro-acoustiques, une partition qui a été conçue à chaque fois — et il convient d’attirer expressément l’attention sur ce point — après l’achèvement de la composition. La fonction de ces partitions se distingue donc considérablement de celle qu’on leur attribue généralement. Elle n’est plus la base d’une réalisation sonore quelconque, personne ne doit la « jouer », abstraction faite de la « partition instrumentale » de Kontakte.
12Kontakte est une exception, mais qui confirme cependant nos suppositions. En effet, Stockhausen a publié, en plus de cette « partition instrumentale » nécessaire, une « partition de réalisation » qui fixe le processus de réalisation dans le studio électronique. Cette double partition peut se comprendre par inférence historique. Avec Gesang der Jünglinge, Stockhausen avait encore tenté de concilier dans une même partition expression musicale et information technique. Pourtant cette tentative échoua. Pour Kontakte, le compositeur sépare ces deux exigences antithétiques en deux partitions. La partition de Telemusik se comprend aussi comme une de ces « partitions de réalisation ». Et pourtant, ces partitions n’ont certainement pas pour fonction d’inviter à réaliser la pièce une nouvelle fois.
13Nous avons nous-même essayé, avec l’aimable concours du studio électronique de l’Université Technique de Berlin, en suivant d’une part les indications de la partition éditée de Studie II et d’autre part celle du fragment de partition de Gesang der Jünglinge publié par Richard Toop, de « reconstituer » en quelque sorte les deux compositions. Le résultat se révéla aussi décevant que significatif.
14Pour ne prendre qu’un exemple, quelqu’un qui, en s’appuyant sur le fragment de partition qu’on doit à Richard Toop, se mettrait à réaliser les premières couches de groupes d’impulsions du début de Gesang der Jünglinge, se heurterait rapidement au donné suivant : au-delà des paramètres fixes — réglables par les machines — il existe une marge importante d’impondérables, face auxquels seul le goût de celui qui assume la réalisation peut trancher. L’établissement des six couches, tel qu’il est fixé dans la partition, n’est donc pas suffisamment exact pour exclure toute différence avec le résultat qui nous est transmis par la bande originale. Ce type d’expérience montre clairement que la décision portant sur l’aspect « musical » de ces couches de groupes d’impulsions repose, tout comme avant, dans les mains du compositeur ; qu’elle n’a été en aucun cas complètement prédéterminée par le calcul sériel. Sans doute de pareils flous constituent-ils la raison pour laquelle Stockhausen a interrompu la suite de la mise par écrit. Contrairement à la partition précédente, celle de Studie II (qui néanmoins ne parvient pas non plus à restituer les moments musicaux significatifs de la pièce) il semblerait que le compositeur ait été incapable de préciser avec exactitude les constituants importants relevant de la signification musicale, de les faire entrer pour ainsi dire dans le « concept » partition.
15Par ailleurs, dans toutes les compositions électro-acoustiques des années quarante, cinquante et du début des années soixante, la « vie propre » des machines apparaît comme un facteur esthétique à prendre en considération. Si l’on prend comme exemple la structure sonore du mélange de sons sinusoïdaux dans Studie II, il devient alors clair, quand on écoute précisément et quand on se représente le processus de production, qu’il ne s’agit en aucun cas d’une construction rigide : les sons furent mis au point l’un après l’autre dans une chambre d’échos, ce mélange ayant ensuite été encore enregistré. Au moyen de bandes en boucle on créa les durées nécessaires. Il s’ensuit d’une part que dans la chambre d’échos — chacune selon sa caractéristique — apparaît une multiplicité incalculable d’intermodulations, multiplicité qui procure aux mélanges sonores une coloration que le « projet de départ » ne prévoyait pas. Comme la dynamique du mélange des sons sinusoïdaux répétitivement enregistrés ne reste jamais la même, cela provoque d’autre part, du fait des bandes en boucle circulaire, une stimulation de chacun des mélanges qui prend la forme d’une légère pulsation et qui s’écarte tout à fait du projet initial. (La réalisation de Karel Goeyvaerts, entreprise a posteriori à partir d’une composition écrite en 1952, Komposition Nr. 4 mit toten Tönen, montre comment de tels projets peuvent trouver une forme graphique). Donc, déjà dans le matériau de base, des facteurs entrent en ligne de compte, qui exercent une influence non négligeable sur le rendu musical d’une composition. Ce sont ces mêmes facteurs, qu’une technique de production contemporaine pourrait contourner, qui participent pourtant de la singularité de la composition — les tentatives pour fixer le contenu de la partition le montrent. Le compositeur a intégré ces impondérables dans la planification même de sa musique.
16En 1970, encore fortement sous l’influence du théorème sériel, un musicologue connu, très ouvert à la nouveauté, parlait du devoir de légitimer une musique qui demande, « pour sa compréhension non réduite et non réductrice, d’en passer par la lecture du texte de notes » ; de même la question de la légitimité de la musique électro-acoustique se pose aujourd’hui, mais selon une prémisse exactement inverse : l’appréhension de cette musique passe-t-elle exclusivement par l’écoute ? Il convient tout d’abord — une fois qu’on a eu un aperçu de la structure et de la genèse de la musique « sérielle » — de se distancer de l’idée selon laquelle il s’agirait d’émanations acoustiques, provenant d’un calcul logique ne se découvrant à l’auditeur que par la connaissance des axiomes qui se tiennent pour ainsi dire « derrière » la musique (le rendu musical se réduisant alors à un simple — et redondant — développement de ces axiomes). La comparaison entre le projet initial et l’aspect sonore actuel de Kontakte de Stockhausen peut faire comprendre à quel point, même pendant cette phase de la musique après 1945, l’oreille du compositeur — et partant son expérience musicale historiquement déterminée — est bien la dernière instance. Si nous prenions cette observation au sérieux, nous pourrions alors en déduire que la compréhension musicale de l’auditeur ne doit en aucun cas être liée à la connaissance des opérations logico-techniques. Il importerait bien plus, dans un procès de l’acquisition de l’expérience musicale, de reconstituer la manière dont la « pensée musicale » du compositeur a opéré, la manière dont son « oreille » a pu être nourrie. Naturellement nous posons là une exigence qui n’est encore qu’une pratique analytique balbutiante (mentionnons ici le travail de Bernd Riede sur les compositions avec bande de Luigi Nono). Cependant, cette progression sur la voie de la connaissance du « quoi », qui ne doit en aucun cas être identique au « comment cela est pensé », semble être indispensable à ces compositions.
17Le comportement du compositeur, qui fait suivre ses œuvres de « partitions de lecture » semble appeler des éclaircissements, ou du moins donner matière à réflexion ; et ce, pas seulement en raison de cette prémisse selon laquelle la musique électro-acoustique serait compréhensible par elle-même (ce à propos de quoi ni la musique concrète ni la tape-music n’ont jamais manifesté le moindre doute). Un des motifs de ce comportement, motif non essentiel et pourtant central (car il en va de problèmes d’argent) réside dans les règles de cotation, anachroniques aux yeux de l’historien, des sociétés d’auteurs-compositeurs en Allemagne (et autres organisations de droits d’auteur), qui contraignent le compositeur de musique électro-acoustique ne voulant pas s’accommoder de la moindre répartition par classes, à annoblir sa composition par le moyen d’une partition ultérieure. Un comportement aussi ridicule, obtenu par la contrainte d’une tout aussi ridicule convention, ne devrait certes pas faire l’objet de notre considération. Or, les décisions de la GEMA ne sont pas le fait d’une instance anonyme. Etant structurée comme une association, elle exprime l’opinion commune des compositeurs organisés en son sein, selon laquelle le jugement de valeur esthétique se pétrifie en jugement de valeur pécuniaire. Et la musical community est aujourd’hui comme hier toujours de l’avis, semble-t-il, qu’une œuvre musicale sans partition a une valeur esthétique (et par là financière) inférieure.
18Le jugement exprimé en 1970 par le musicologue cité plus haut, pour qui la musique électro-acoustique, dans la mesure où elle ne prend pour base, la plupart du temps, aucune notation et dans la mesure où la documentation de la genèse technique — parce qu’elle ne « représente pas clairement » un fait musical — n’est pas pertinente, le jugement donc, selon lequel la musique électro-acoustique, pour toutes ces raisons, est inaccessible à la lecture et à l’analyse (ce qui ne signifie rien d’autre sinon qu’elle ne peut être appréhendée comme une œuvre d’art musicale) se lit en définitive comme la justification d’un système de préjugés. (A un tel malentendu, provenant d’un manque de connaissance des données techniques — voire même peut-être musicales —, il conviendrait naturellement de rétorquer que les notes techniques permettent déjà à elles seules d’avoir un aperçu significatif de la structure musicale des compositions électro-acoustiques. L’exemple des tentatives de réalisation visait à démontrer que le donné musical dans ce type de compositions devient « évident » pour celui à qui les appareils sont familiers (de même va-t-il de soi qu’on attende d’un expert musical qu’il soit un tant soit peu versé en matière de connaissance des instruments).)
19Qu’il y ait des « partitions de lecture », que Karlheinz Stockhausen ait publié même la « partition de réalisation » de Kontakte (sans qu’il s’agisse cette fois d’une contrainte imposée par la GEMA), cela montre bien que les compositeurs ont bel et bien eux aussi participé à un système de préjugés. La partition deviendrait ainsi le moyen par lequel le compositeur cherche à fixer la compréhension univoque de sa composition. Car la manière de « concrétiser » le processus acoustique représente une nouvelle décision artistique, laquelle acquiert une importance décisive ; en effet, dans le domaine musical, le connaisseur éprouve davantage de confiance devant un texte écrit que devant un « texte » écouté, tradition oblige. Ce qui avait été conçu comme un adjuvent de l’écoute, ressurgit avec un fatal automatisme dans les mécanismes de l’ancienne compréhension et redonne à la vision la préséance.
20Les mutations survenues dans la phénoménalité de ces partitions éditées comme complément aux œuvres pour bande acoustique témoignent d’une autre mutation : celle survenue dans la compréhension de ceux-là même qui fournissent ces partitions à l’auditeur. Le seul fait qu’on puisse avoir l’idée, devant la partition de Studie II ou du fragment de Gesang der Jünglinge, de « réaliser » une nouvelle fois ces partitions, montre bien que celles-ci cherchent obscurément à se conformer à l’acception traditionnelle de la notion de partition. Non seulement le déroulement du temps et des hauteurs, mais encore le déroulement technique, doivent-ils être « rendus évidents ». Que dans le manuscrit de la partition de Studie II rien ne laisse supposer la moindre faille par rapport à cette intention, et même, qu’une analyse relativement précise semble possible en s’appuyant sur la partition, provient sans doute du fait que la composition elle-même est encore attachée au schéma « partition-réalisation », et que l’essentiel de la composition se laisse fixer par l’écrit dans un acte préalable, pour être ensuite translittérée dans une réalité acoustique. Ce n’est que dans une intimité croissante avec le matériel des studios que cette manière de penser — et de procéder — « conceptuelle » (qu’on se rappelle ici des premières compositions électroniques de Karel Goeyvaerts, ainsi que des plans de ces compositions) sera remplacée par une expérience et une pensée musicales, qui ont pour point de départ, quant à elles, le rapport avec les appareils. Ainsi, les différentes manières de jouer de ce que Stockhausen a nommé « intermodulations » dans des compositions comme Telemusik ou Hymnen, ne seront réalisables que grâce aux commandes du synthétiseur — et ne sont d’ailleurs devenues concevables que grâce à lui. Ceci signifie cependant que, plus le compositeur se préoccupera en détail de son matériel électro-acoustique, et moins une représentation optique (équivalent de notre notation familière) du processus acoustique aura un caractère « évident ». Déjà la « partition de réalisation » de Kontakte, ou de manière plus conséquente encore, celle d’essay, une composition de Gottfried Michael Kœnig se désignant elle-même comme une « partition-en-même-temps-que-directives-de-travail-techniques », déjà de tels documents donc, montrent qu’une description précise de la pensée musicale (ou mieux peut-être, technico-musicale) est possible, ne serait-ce qu’en s’appuyant sur la documentation du processus de production. Les mots d’introduction qui ouvrent la partition de Gottfried Michael Kœnig d’essay caractérisent la problématique de la « partition » :
21« La description ci-dessous est destinée à un double usage : celui d’être à la fois partition et directive de travail technique. Mais cela présuppose un compromis : comme partition, elle devrait ne tenir compte que de la construction structurelle de la composition ; comme directive de travail d’autre part, elle devrait être une compilation de toutes les données techniques, qui devrait quant à elle, suivre le cours de la réalisation. Comme la partition aurait donné à peine un aperçu sur la production de la musique électronique et les directives de travail à peine clarifié les relations musicales, en raison de ces deux aspects donc, dont l’intérêt relève du lecteur, la présente description doit essayer d’amener la double nature musicale et technique de la composition à la conscience ».
22C’est la pensée sérielle qui, à partir de la conscience du « comment c’est fait », postulait un droit et une nécessité égaux à la perception du phénomène acoustique et à son intelligence musicale. Les licences que Stockhausen s’accorde cependant déjà dans Kontakte, se passent sur un plan qu’on ne peut fixer dans aucune partition ou « directive de travail ». Ainsi, lorsqu’en quelque sorte on pratique l’improvisation avec les machines — ce qui élève l’oreille du compositeur à l’instance décisoire —, le processus de formation ne peut plus être documenté et n’a plus alors qu’une valeur minime pour la compréhension. La partition de Hymnen en est un exemple. Elle est le protocole de l’expérience auditive du compositeur.
23Qu’il reste aujourd’hui très peu de partition de musique électroacoustique tient tout autant au cheminement de la pensée musicale qu’aux changements de condition de production. Pour une génération de compositeurs qui a grandit « après » la pensée sérielle — qui, en dehors de l’Allemagne fédérale, n’a jamais jouit d’une si grande considération —, l’idiome sériel est une option parmi d’autres. Dans la représentation de ces jeunes compositeurs, les modes d’expression musicale qu’une telle pensée a rendus possible sont détachés de leur origine. L’objection (sans doute justifiée) selon laquelle cela risque de conduire à une incompréhension de cet idiome musical ne peut être discutée ici plus en détail, car elle touche à quelque chose de trop fondamental. D’autre part, il faudrait réfléchir au comportement de Stockhausen dans Kontakte, où un long passage — sortant totalement du plan sériel — ne doit son existence qu’à la fascination que le compositeur a éprouvée à l’écoute du résultat. Ainsi le calcul sériel n’est peut-être pas simplement un stade intermédiaire privé qui a conduit au renouveau des moyens d’expression musicale, mais aurait reçu cette mission au cours de l’histoire de la musique. Le compositeur, qui prend ainsi des décisions d’après ses sensations musicales, ne s’embarassera plus de fixer par écrit ce qu’il a pensé musicalement, il s’en remet à nouveau à une sorte de common sense musical.
24La disparition des partitions dépend aussi des conditions mêmes de production, qui nécessitent de plus en plus l’emploi d’ordinateurs. Pour le compositeur, cela signifie qu’il doit, dès le début, communiquer en forme de mot à la machine ce qu’il a imaginé musicalement. Toute forme d’« essai » passe irrémédiablement par le mot, un mot qui cependant n’est plus pourvu de signification musicale. Avec la technique informatisée, chaque pas de la production du son peut être stocké et ainsi reproduit, et donc tout travail de notation qui servait auparavant à retrouver certains processus est amplement superflu. C’est le cas notamment dans le domaine de la musique électroacoustique, qui emploie le grand studio expressément équipé pour produire de la « musique savante ».
25D’autre part, la fin de l’écriture dans cette musique est due au fait que la plus grande partie du hardware et du software électro-acoustiques a été fabriquée à des fins commerciales dans le domaine de la musique de divertissement. Presque tous les systèmes que le client normal peut se payer sont conçus dans pareil but et il s’ensuit que même celui qui ne veut pas produire de musique de divertissement doit d’abord se confronter avec les données de la machine. Et cela va si loin que l’on peut produire de la musique sans avoir aucune connaissance de ce qu’est une note. Ce qu’un musicien joue sur un instrument électro-acoustique peut être stocké ou même au besoin ajusté métriquement, et peut à tout moment être répété, retravaillé et complété. Et enfin l’ordinateur peut même produire une « partition » en notation usuelle. Aujourd’hui comme hier, le concept de l’instrument domine néanmoins dans le domaine de la musique de divertissement, concept dont les possibilités sont élargies par l’électronique. Il est ici tout à fait clair — et cela aussi dans la disposition technique de l’appareillage — qu’aujourd’hui comme hier, on continue à distinguer substance diastématique et rythmique, et accident sonore. L’imagination du producteur est de plus en plus absorbée par l’accident sonore, tant et si bien qu’on assiste « à contre cœur » au renversement des fondements mêmes de la musique.
26La musique live électronics, qui amalgame sons électro-acoustiques et sons « normaux » en un nouveau tout, évite une nouvelle fois encore de se laisser fixer par l’écrit. Ainsi, la plupart des compositions récentes de Luigi Nono voient le jour après un très long processus de trial and error, auquel les instrumentistes sont aussi associés en studio. Ce qui intéresse le compositeur — et il se pose ici en continuateur du pathos de la musique sérielle —, ce sont des conformations « nouvelles », qui ne peuvent par conséquent pas être imaginées. La « composition » est alors plutôt un découpage de ce processus comme nous le montrent les versions toujours nouvelles de Prometeo. La « composition », dans une compréhension à peu près conventionnelle (étendre trop largement le concept serait le vider de sens) ne serait plus que la caractérisation appropriée de ce genre de comportement. La musique est alors élaborée au cours d’un processus qui relève de l’esthétique de groupe. Une fois de plus les ordinateurs ont enregistrés les réglages des machines et les instrumentistes se contentent de peu d’indications car ils ont intériorisés la musique lors de son élaboration. Seuls les passages qui doivent être joués par des profanes nécessitent une notation exacte. Sous cet angle, on peut faire un parallèle intéressant avec les composer-performer si typiques de l’avant-garde américaine. Leurs compositions ne sont pas faites pour être répétées en dehors de la situation de performance par des « non-initiés ». La composition disparaît avec le compositeur. Peut-être est-ce la peur du définitif, du déterminé qui domine dans un tel comportement ? Peut-être y a-t-il là une peur de ce qu’était le pathos de l’œuvre d’art musicale ? Nono confronte son auditeur à une musique qui n’existe que dans l’instant du concert et se dérobe instantanément à la parole.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Un siècle de création musicale aux États-Unis
Histoire sociale des productions les plus originales du monde musical américain, de Charles Ives au minimalisme (1890-1990)
Laurent Denave
2012
Huit portraits de compositeurs sous le nazisme
Michael H. Kater Sook Ji et Martin Kaltenecker (trad.)
2011
Figures sonores
Écrits musicaux I
Theodor W. Adorno Marianne Rocher-Jacquin et Claude Maillard (trad.)
2006
L'idée de la musique absolue
Une esthétique de la musique romantique
Carl Dahlhaus Martin Kaltenecker (trad.)
2006