Avant-propos
p. 5-7
Texte intégral
1Si la musique contemporaine en général présente aujourd’hui une image éclatée, une multitude de directions esthétiques possibles, les musiques électroniques multiplient à l’extrême cette diversité d’approche du phénomène sonore. Qu’elles soient plutôt marginales dans ce qu’il est convenu d’appeler la musique contemporaine, ou, au contraire, totalement intégrées et répandues dans le monde musical pop et rock, les musiques électroniques apparaissent comme un véritable creuset dans lequel se trouvent concentrées les problématiques du monde musical actuel. Cette situation révélatrice est pourtant paradoxale, car si, d’un côté, les musiques électroniques n’ont jamais, depuis leur naissance, vraiment amélioré leur image de sœur cadette de la musique contemporaine, de l’autre, l’écriture instrumentale de bien des œuvres composées après la Deuxième Guerre mondiale n’aurait pas été possible sans l’influence directe ou indirecte des expérimentations électroniques (sans parler de la musique populaire et de divertissement qui doit aussi bien l’évolution de sa forme que celle de son contenu à l’introduction répétée de nouveaux moyens électroniques de production sonore).
2La situation des musiques électroniques en cette fin de XXe siècle soulève donc de nombreuses questions qui couvrent l’ensemble du phénomène sonore, tant sur un plan strictement musical ou esthétique que sociologique. Le manque de lieux de diffusion réellement adaptés à ce genre de musique montre bien, par exemple, que la mise en action d’une pensée compositionnelle et d’un matériau neuf n’entraîne pas seulement un simple problème d’ordre linguistique, mais implique aussi une compréhension beaucoup plus large des conséquences du fait musical. Le travail d’un Luigi Nono avec la live-electronics était en ce sens exemplaire, car il prenait en compte, dans une même pensée musicale, le traitement du matériau et son organisation architecturale et spatiale, apportant du même coup une solution possible aux problèmes d’intégration réciproque posés par le mélange d’une lutherie acoustique et d’une lutherie électronique.
3Cette même live-electronics offre un élément de réponse face au phénomène de dématérialisation de l’événement sonore qui souvent se manifeste dans des œuvres pour bandes (ou support numériques) seules, dont les conditions d’écoute restent la plupart du temps encore totalement traditionnelles, mais où ce qui est perçu, aussi bien visuellement qu’auditivement, ne correspond plus à un vécu traditionnel.
4L’utilisation d’une technologie nouvelle n’a pas non plus été sans changer sensiblement le rôle même du compositeur vis-à-vis de l’acte compositionnel, dans la mesure où la présence du technicien s’y est faite de plus en plus nécessaire, pour ne pas dire indispensable. Alors que les premières expérimentations électroniques laissaient présager un accès illimité au monde sonore, on assiste aujourd’hui à une production massive de plus en plus axée sur des sons pré-digérés, pré-programmés. S’il est vrai que ceci s’applique peut-être plus spécialement aux musiques pop et rock, on retrouve le même problème dans la musique d’avant-garde. En effet, la pensée musicale utopique du compositeur s’accorde mal avec les restrictions purement technologiques d’un matériel trop souvent enfermé dans ses propres possibles. Ainsi, l’interaction de plus en plus contraignante et directive entre l’expérimentation musicale électronique et l’économie de marché est souvent déterminante. Un processus de réaction a déjà commencé, puisque, en dehors du travail spécifique effectué dans certains centres de recherche musicale par, en fin de compte, relativement peu de compositeurs, le nombre de musiciens qui tentent de pervertir, à leur avantage, le matériel et les logiciels bon marché en vente dans le commerce ne cesse d’augmenter.
5A l’intérieur de cet espace musical électronique brièvement esquissé, le rapport entre la pensée et le matériau prend parfois des aspects très contradictoires : les œuvres, où, dans le prolongement des idées visionnaires de Varèse, la pensée compositionnelle vise essentiellement à travailler en idiosyncrasie avec le nouveau média afin de permettre une relation organique entre le matériau utilisé pour la composition et la composition elle-même, s’opposent par exemple complètement à d’autres œuvres dans lesquelles le discours technique auto-justificatif se substitue, en masquant son absence, à une pensée musicale adaptée au matériau nouveau. Une autre tendance relativement forte est celle où le compositeur s’abandonne sans réserve au mythe du sound, dont la durée de vie ne dépasse d’ailleurs habituellement pas celle de l’effet sonore l’accompagnant. L’influence des musiques populaires et de divertissement, dont l’existence est absolument impensable sans l’apport quasi généralisé de l’électronique, est ici très nette. Pourtant, l’adoption d’une pensée de type associatif dans la sphère des musiques électroniques d’avant-garde (on compose avec le son) aux dépens d’une pensée de type linguistique (on compose le son) est fondamentalement différente de ce que l’on peut observer dans le domaine des musiques électroniques pop et rock. Le sens de ces dernières est avant tout d’ordre social. L’électronique devient ainsi le moyen de créer un sens extérieur au son lui-même. Si, par conséquent, la production massive, infinie et en constante accélération, de nouveaux sons, et le renouvellement continuel de la technologie permettent aux musiques électroniques pop et rock de miser encore davantage, d’un point de vue sémantique, sur l’aspect associatif du son, tout en comblant leur traditionnelle absence de formalisation par un très profond enracinement social et populaire, les musiques électroniques d’avant-garde, pour leur part, voient s’accentuer encore leurs difficultés à créer des catégories pertinentes sur le plan auditif et linguistique, qui seules leur assureraient un véritable ancrage social. Ce dernier point est d’autant plus paradoxal que l’utilisation extrêmement répandue de l’ordinateur comme élément central de la production sonore, associée à la possibilité de se passer d’une notation musicale traditionnelle et de maîtriser une lutherie électronique en un temps bien plus rapide qu’il ne faut pour apprendre un instrument acoustique, a permis à tous, musiciens et non-musiciens, un accès au son et une facilité de contact avec la matière sonore pour l’instant uniques dans l’histoire de la musique.
6Les textes réunis dans ce numéro abordent les musiques électroniques sous les angles esthétiques, sociologiques et compositionnels. Une première série de contributions soulève les principales problématiques, traite de la classification de la nouvelle lutherie ainsi que du rapport entre nouveaux instruments et composition qui en découle, s’intéresse à la relation entre perception et notation, analyse les implications socio-musicales de la technologie nouvelle et le lien étroit qui unit l’électronique et la musique pop, met en parallèle certaines conséquences socio-esthétiques actuelles et quelques problèmes esthétiques plus historiques. Une seconde série de textes, en proposant à travers différents types de réflexion une vision multidirectionnelle de la pratique électronique d’aujourd’hui, reflète le fragile et fertile équilibre de cet art situé au point de rencontre entre tradition et expérimentation.
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Musiques électroniques
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