« Le vrai chemin passe par une corde »
A propos des Kafka-Fragmente de György Kurtág
p. 254-265
Texte intégral
1« Les Bons marchent du même pas »1 — ainsi commencent les Kafka-Fragmente pour soprano et violon op. 24 du compositeur hongrois György Kurtág. Le motif de la marche ici évoqué, mais aussi celui du voyage, du mouvement, réapparaît sans cesse au cours des soixante-dix minutes environ que dure le cycle : le chemin de fer, le tramway, la promenade, la reptation au ras du sol, mais aussi la corde par laquelle « passe le vrai chemin ». Ce que Kurtág recherche chez Kafka, ce sont des pistes dans le labyrinthe de la vie, sans même que l’on soit certain d’avancer. « Il y a un but, mais pas de chemin ; ce que nous nommons chemin est hésitation »2 dit un autre fragment de Kafka utilisé par Kurtág.
2« Chez Kafka, les sirènes se taisent », a écrit Walter Benjamin. « Peut-être aussi parce que la musique et le chant sont chez lui une expression, ou, du moins, un gage d’évasion. Un gage d’espérance, que nous tenons de ce petit monde intermédiaire, inaccompli et quotidien, à la fois consolateur et dérisoire... »3.
3Ce qui vaut pour l’œuvre de Kafka en général ne vaut-il pas davantage encore pour toutes les tentatives de mise en musique de son œuvre ? Ne court-on pas toujours le danger, lorsqu’on met Kafka en musique, d’enlever aux textes ce qu’ils ont de désespéré ; ne risque-t-on pas de les émousser, de laisser germer l’espoir là où il n’existe plus ? La consolation de la musique n’escamote-t-elle pas le vertige illimité de l’état ultime ?
4Dans leur livre Kafka. Pour une littérature mineure, Gilles Deleuze et Félix Guattari4 ont pleinement mis en lumière l’intérêt de l’écrivain praguois pour la sonorité musicale. Cet intérêt ne porte toutefois pas sur la « musique organisée ». « Ce qui intéresse Kafka, c’est une pure matière sonore intense, toujours en rapport avec sa propre abolition, son musical déterritorialisé, cri qui échappe à la signification, à la composition, au chant, à la parole, sonorité en rupture pour se dégager d’une chaîne encore trop signifiante »5.
5La « signification » de la musique, la main organisatrice du compositeur, la formation de textures abolissent la fonction du son qui est inscrite chez Kafka, si l’on suit la thèse des deux auteurs. Les textes de Kafka ont-ils dès lors besoin de la musique, et plus particulièrement d’une musique de caractère interprétatif ?
6Une musique qui vise à retracer l’atmosphère menaçante et l’étroitesse des espaces d’existence de Kafka, à les dédoubler et à les rehausser en images psychiques sonores est cependant tout aussi problématique ; notamment avec les moyens qu’utilisait et qu’utilise volontiers la musique de film suggestive et expressivement chargée, celle des années trente par exemple.
7Kafka n’a pas besoin de musique pourrait-on conclure. Depuis sa « découverte », son œuvre n’en a pas moins incité nombre de compositeurs à écrire des pièces instrumentales et vocales, concertantes et scéniques, voire des opéras entiers, comme tout dernièrement André Laporte avec son adaptation du Château. En regard de la problématique inscrite dans les textes, le résultat de la plupart de ces œuvres reste douteux.
8Lorsque le compositeur hongrois György Kurtág, ancien compagnon de route de Ligeti, prit la décision d’écrire une œuvre sur des textes de Kafka, il devait sans doute être conscient de cette problématique. En conséquence, il ne prit pas pour base un récit, un texte achevé. Il utilisa quarante fragments constitués souvent de quelques mots seulement et extraits pour la plupart du Journal ainsi que de la version tardive du récit Préparatifs de noce à la campagne, et enfin de la correspondance. Les fragments sont de provenance et de nature entièrement différentes. Il s’agit de remarques incidentes, d’auto-observations de l’écrivain ; ou encore de notes désespérées sur l’immuabilité du quotidien, sur ses propres états d’âme, mais aussi de caractérisations tout à fait primordiales de sa situation existentielle. En voici quelques-uns à titre d’exemple :
9« Les spectateurs se figent quand le train passe » (p. 1).
10« Ce soir, après avoir passé la journée à étudier depuis six heures ce matin, je remarquai que ma main gauche embrassait, depuis quelques instants, la main droite, par pitié » (p. 140).
11« J’ai dormi, je me suis réveillé, dormi, réveillé, misérable vie » (p. 6). « L’espace d’un instant, je me suis senti revêtu d’une cuirasse » (p. 36)6.
12Cependant, quelques fragments choisis par Kurtág n’ont apparemment rien à voir avec la situation existentielle de Kafka, tel ce fragment : « Les léopards font irruption dans le temple et boivent le contenu des vases sacrés ; cela se répète continuellement ; pour finir, on peut le calculer d’avance et cela devient une partie de la cérémonie »7.
13Il est étonnant de voir que, dans une œuvre intitulée Expression K. 13 Gesange nach Worten von Franz Kafka pour voix et piano (1953), le compositeur Hermann Heiss a partiellement choisi les mêmes fragments tirés des Préparatifs de noce à la campagne. Cinq des treize textes sont identiques à ceux que Kurtág a sélectionné, soit : « Träumend hing die Blume » [La fleur pendait en rêvant] (n° 1), « Schlage Deinen Mantel, hoher Traum » [Jette ton manteau, noble rêve] (n" 2), « Es zupfte mich jemand am Kleid » [Quelqu’un me tira par mon vêtement] (n" 3), « Nimmermehr kehrst Du wieder » [Jamais plus tu ne reviendras] (n" 11), et « Wiederum, weit verbannt » [De nouveau, banni au loin] (n° 12)8. Comme Kurtág, Heiss utilise des textures très dépouillées ; dans l’ensemble, son cycle est néanmoins plus expressif, plus proche du Lied. Expression K., qui est très peu connu, est une des mises en musique les plus réussies de Kafka.
14Mais revenons à l’œuvre de Kurtág. De nombreuses citations furent apparemment choisies d’après un principe dualiste ou selon des critères permettant de transposer un tel dualisme sur le plan musical. Il ne s’agit pourtant pas de rapports dialectiques. Le procédé de Kurtág se rapproche plutôt de ce que Deleuze et Guattari appellent un « démontage d’enchaînements ». L’exposition d’un matériau est souvent suivie d’une irritation, d’une transformation ou d’une déformation, mais aussi d’un démontage, rarement d’une rupture. C’est donc moins le principe du contraste que celui de l’altération qui détermine la forme des Kafka-Fragmente.
15La démarche de Kurtág intervient dans le microcosme de la langue de Kafka et ne tient pas compte du fil de la narration. Aux « proliférations », Kurtág oppose l’extrêmement concis. Il retient le flot de l’écrit, s’arrête, se concentre pour ainsi dire sur les éléments du langage et vise à déceler, comme avec une loupe imaginaire, ses qualités cachées.
16Seule une telle approche semble justifier un lien tout à fait différent et nouveau des textes de Kafka avec la musique. A partir des morceaux extraits de leur contexte sont créées des dimensions sonores caractéristiques, sans que la musique tende à se disperser. Les fragments de Kurtág sont la plupart du temps brefs, ils maintiennent à quelques exceptions près le souffle limité des textes. Le compositeur fait résonner la langue, prend comme point de départ la tension, voire l’essence dramatique qui lui est inhérente. Il considère les textes dans un sens tout à fait littéral et recherche souvent les correspondances les plus simples.
17Le treizième fragment, « Deux cannes » (authente — plagal), est symptomatique de ce procédé. En voici le texte : « Sur le pommeau de la canne de Balzac : Je brise tous les obstacles. Sur le mien : Tous les obstacles me brisent. Le “tous” nous est commun »9.
18Récitatif et cadence, comme moyens musicaux élémentaires sont utilisés alternativement pour la partie narrative et le discours direct de la citation de Kafka. Dans un premier temps, la force expressive du texte est ainsi appuyée. Pourtant, Kurtág y glisse déjà subrepticement son interprétation. La première cadence, authente — donc la cadence parfaite — se termine sur une cadence rompue ; la cadence imparfaite, plagal, qui commence déjà de façon attenuée, se termine sur une note chromatiquement étrangère, pianissimo, chuchotée — courbée, craintive, impuissante. Kurtág transpose la remarque de Kafka directement et de façon plastique sur le plan musical, tout en conservant le mouvement de la langue. Il veut atteindre ici de manière immédiate l’essence même du message.
19Mais les textes sont aussi prétextes à penser plus loin, à concevoir des espaces musicaux nouveaux. István Balázs écrit à propos du rapport de Kurtág avec le texte : « Le prolongement de la pensée du poème, le déploiement de sa structure profonde, la transformation de son essence en une réalité acoustique sont déterminants »10. Les fragments plus longs, notamment dans la dernière partie, sont une bonne illustration de cette attitude.
20Les Kafka-Fragmente furent composés en 1985-86 et sont dédiés à la psychologue Marianne Stein, qui avait aidé Kurtág à surmonter sa grande crise compositionnelle à la fin des années cinquante. Kurtág a divisé les Fragmente en quatre parties, dont la deuxième est constituée d’un seul fragment, d’un seul morceau, qui représente en quelque sorte la conclusion de la première partie. On peut donc parler de trois grands blocs de fragments.
21En règle générale, les fragments sont courts. Ce n’est pas la première fois que Kurtág utilise la « petite forme », comparable à une miniature. Elle était déjà déterminante dans son Quatuor à cordes op. 1 de 1959 ; il l’a réutilisée et développée dans la plupart de ses œuvres ultérieures, par exemple dans les Jeux pour piano, un work in progress commencé en 1973, dans les Microludes pour quatuor à cordes op. 13 de 1977-78, et plus particulièrement, sous une forme entièrement nouvelle et condensée, dans les œuvres centrales de ces dernières années, telles les Scènes d’un roman op. 19 et les Fragments d’Attila József op. 20, toutes deux écrites dans les années 1981-82. Derrière l’idée de la petite forme, il y a la « parole qui se tait », selon l’expression de Hartmut Lück, celle qui vise des dimensions surgissant au-delà du sonore et continuant d’exister après que le dernier son se soit éteint.
22La troisième et la quatrième partie s’achèvent sur des morceaux étendus, composés presque scéniquement, qui élargissent la petite forme à partir de l’intérieur, tout en évitant de la faire éclater. La fameuse « Scène dans le tramway », tirée du Journal de Kafka, conclut la troisième partie et s’ouvre en quelque sorte au monde (nous y reviendrons). La quatrième partie s’achève sur le fragment « La lune nocturne nous éblouissait » (Es blendete uns die Mondnacht), où Kurtág développe un cadre scénique irréel. Dans ce fragment, le soprano abandonne presque entièrement la parole et verse dans le chant « instrumental ». Il se produit une transition dans l’autre médium, annoncée à plusieurs reprises déjà auparavant.
23L’ordre des fragments n’a pas été établi selon un point de vue thématique ; ce sont les considérations musicales qui, aux dires du compositeur, furent déterminantes. Les relations multiples de chaque fragment avec les derniers morceaux — aussi et précisément dans leur inconciliabilité, leur rapport négatif — ont sans doute joué un rôle important dans la conception. On sait que les fragments ont été écrits indépendamment les uns des autres et que la disposition cyclique, modifiée sans cesse par Kurtág au cours du processus de composition, n’a été décidée qu’à la toute fin. Les relations musicales internes « souterraines », d’ordre motivique par exemple, n’ont donc qu’une signification secondaire pour la forme globale.
24Un des fragments les plus longs de l’œuvre — à savoir la deuxième partie, constituée d’un seul morceau — porte le titre : « Le vrai chemin ». Il s’agit peut-être d’un fragment-clé pour comprendre la démarche de Kurtág dans ce cycle, et au-delà, pour comprendre l’ensemble de ses compositions. Kurtág, dont l’évolution artistique fut marquée par de nombreuses crises compositionnelles qui influencèrent durablement son travail, a certainement trouvé le reflet de sa propre situation dans ce texte : « Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en l’air, mais presque au ras du sol. Elle paraît plus destinée à faire trébucher qu’à être parcourue »11. C’est également un autoportrait musical, qui parle de la difficulté du travail compositionnel. « Hommage — message à Pierre Boulez », telle est la dédicace avec laquelle Kurtág s’adresse à son ami Boulez, dont la pensée compositionnelle surgit à l’horizon du morceau.
25Ici, une fois de plus, le compositeur part manifestement de la langue même de Kafka, mais il va plus loin que dans le fragment « Deux cannes ». La rigueur avec laquelle il met en valeur le caractère figuratif de la musique jusque dans les particules infimes de la texture est stupéfiante. La devise de la Renaissance formulée par Vicentino : imitar la natura delle parole, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la musique doit recevoir son sens de la parole, est ici à nouveau pleinement saisissable.
26La marche du funambule sur la corde est déjà représentée dans le prélude de trois mesures du violon. L’octave sol — sol’ marque les extrêmes de l’oscillation. Les quarts de ton équilibrent pour ainsi dire le parcours glissando du violon le long de l’octave, effectué selon des règles strictes de permutation. Lorsque la voix commence, à la quatrième mesure, on n’a avancé que d’un demi-ton.
27Le lien de ce fragment avec le dernier mouvement de la Sonate pour violon solo de Bartók est évident ; non seulement à cause de l’emploi des quarts de ton, mais également par le choix de la note la plus grave du violon comme note centrale, dans la manière dont tout est relié à cette note, et dans le mouvement de balancier.
28La mélodie de la voix évolue dans les six premières mesures comme un cantus firmus, au gré de notes longuement tenues et interrompues par de longues pauses — autre renvoi aux modèles compositionnels de la Renaissance. La mélodie reprend le mouvement de balancier des quarts de ton, mais élargi désormais à l’espace chromatique. Au mot « geht » [passe], la partie de violon avance par quarts de ton : nouvelle transposition figurée du texte. Le mouvement de balancier est ensuite interrompu pendant quelques mesures, lorsque sont chantés les mots « über ein Seil, das nicht in der Höhe » [par une corde qui n’est pas tendue en l’air]. L’espace en quarts de ton s’ouvre sur une quasi-tonalité, la mélodie avance en de larges intervalles de quartes, et atteint significativement, au mot « Höhe », la note la plus grave de tout le morceau. Lorsque le mouvement de balancier reprend, la texture réapparaît en mouvement rétrograde, réduite à la moitié de la durée précédente.
29Vers la fin, suivent encore trois petites parties quasi cadenza dont deux sont pourvues d’une désignation de genre. « Es scheint bestimmt, stolpern zu machen » [Elle paraît plus destinée à faire trébucher] est présenté comme une sicilienne, en un sol majeur latent. « Als begangen zu werden » [Qu’à être parcourue] est un choral dont la mélodie évolue en forme d’éventail à partir de la note centrale, dans des intervalles de plus en plus grands. Il s’agit du début de la série qui a joué un rôle fondamental dans les premières œuvres de Luigi Nono (peu importe ici de savoir si cette relation a été introduite consciemment par Kurtág). Vient enfin un épilogue qui reprend les mesures introductives.
30Au centre de ce fragment, il y a la volonté de réaliser l’interpénétration maximale du texte et de la musique. Le travail concentré sur une cellule et son déploiement, la manière circonspecte de tendre vers le dépouillement sont l’expression de cette marche sur le fil du rasoir que Kurtág entreprend dans l’ensemble du cycle.
31A l’opposé et en marge, il y a aussi les éclats momentanés, violents, impulsifs, comme par exemple le non catégorique qui apparaît de la façon la plus manifeste dans le fragment « Rien de tel, rien de tel »12 (Nichts dergleichen, nichts dergleichen) précédant immédiatement celui du « vrai chemin ». C’est la répétition constante de l’objection contre l’état insoutenable, l’expression du refus sous toutes ses formes, le cri dans la forêt impénétrable du quotidien, afin de chasser la peur et les pensées menaçantes, le raidissement. C’est le cri originel, employé comme thérapie inconsciente. Et pourtant, la libération demeure incertaine.
32Ce n’est que dans la pose que l’on peut reprendre souffle, le temps d’un instant au moins. Dans le fragment « S’il a toujours des questions à me faire », c’est le fait de singer une faute de langue et de s’y accrocher qui permet de se distraire et de se rassurer un peu. « "S’il a toujours des questions à me faire". Le "ai", détaché de la phrase, vola au loin comme une balle sur la prairie »13. La musique commence par un thème de Lied naïf, pleurnichard, que le violon répète en un double écho, avec un effet de sourdine. C’est seulement après qu’a lieu la détachement et l’envol avec le tempo di Walzer. Pourtant, à la fin, la hauteur à laquelle on s’est habitué donne à nouveau le vertige et représente simultanément aussi le début de la disparition.
33Lorsque plus tard, à la fin de la troisième partie, dans la « Scène dans le tramway 1910 », la vie insousciante finit effectivement par s’épanouir, cette scène idéalisée se révèle comme une utopie ; mais une de celles auxquelles s’adonnent volontiers aussi bien Kafka que Kurtág. Ce n’est pas un hasard si Kurtág a pour ainsi dire fait de ce fragment une petite scène d’opéra. Le moment dramatique, toujours sous-jacent chez Kurtág, trouve tout à coup l’occasion de se déployer ici. La chanteuse Adrienne Csengery, qui travaille en collaboration étroite avec Kurtág — ce fut le cas dans la préparation des Kafka-Fragmente —, a dit dans un entretien : « Je crois qu’au plus profond de lui-même, Kurtág sait parfaitement qu’il ne cesse de composer des drames. Même dans ses pièces pour piano, il écrit des opéras camouflés. En fait, c’est son genre »14.
34La « Scène dans le tramway 1910 » se fonde sur une anecdote au sujet de la danseuse Eduardowa, membre des Ballets Russes, qui donna en 1910 au Théâtre Allemand de Prague une représentation à laquelle Kafka avait assisté. En voici le texte : « La danseuse Eduardowa, fervente de musique, circule, en tramway comme partout, accompagnée de deux violonistes, qu’elle fait jouer souvent. Car on ne voit pas pour quelle raison il serait interdit de jouer dans un tramway, si toutefois la musique est bonne, agréable aux voyageurs et gratuite, c’est-à-dire si elle n’est pas suivie de quête. Il faut avouer qu’au début cela ne laisse pas de surprendre et, pendant un petit moment, tout le monde juge cela déplacé. Mais en pleine marche, quand il y a un fort courant d’air et que la rue est silencieuse, l’effet est charmant »15. Cette citation — la plus longue des Fragmente — est de nature conciliatrice ; elle est plus positive et optimiste que toutes les autres. Le morceau — y compris dans la musique — a quelque chose de visionnaire et s’élève au-dessus de l’étroitesse du monde de Kafka, dont les limites sont par ailleurs déterminantes pour Kurtág.
35A deux endroits de la partition de la « Szene in der Elektrischen », Kurtág note entre parenthèses les deux noms des Compagnons de David qu’avait inventés Robert Schumann : Eusebius et Florestan. La dimension tendre, douce et conciliante que représente Eusebius, apparaît sous la forme d’une valse au milieu du morceau ; la dimension enflammée et impétueuse de Florestan détermine la partie finale. Cette évocation de Schumann, imperceptible pour l’auditeur, ne doit pas être comprise de façon littérale, comme par exemple dans le fragment « Träumend hing die Blume » [La fleur pendait en rêvant] situé dans la première partie et qui porte le sous-titre « Hommage à Schumann ». Dans ce cas, l’allusion à Schumann renvoie à un principe dualiste d’une autre nature, caractéristique d’un Schumann jeune et exalté, figure opposée à Kafka. La mention des noms est probablement destinée à donner une ligne directrice aux musiciens, en vue de l’interprétation d’une texture qui ne doit pas être dépourvue d’une certaine passion.
36Ce n’est pas un hasard si Kurtág inscrit au-dessus de la partition l’extrait suivant du Journal de Kafka : « Je priai en rêve la danseuse Eduardowa de bien vouloir danser encore une fois la csardas »16. En effet, le caractère dansant joue un rôle important dans ce morceau, surtout par l’utilisation d’éléments du verbunkos, danse hongroise de recrutement. Le fragment se divise en trois parties, fondées respectivement sur la première, la troisième et la quatrième phrase de la citation. La troisième phrase constitue la base d’une cadence de la voix qui sert de transition vers la dernière partie.
37Le morceau commence par une section récitative, dont se dégagent des éléments dansants, et qui évoquent le thème du finale de la quatrième partie. Lorsqu’apparaissent les mots « zweier Violonisten », l’opposition devient plus forte et on a réellement l’impression d’entendre deux violonistes jouer. La partie Eusebius qui suit est une valse avec accompagnement simple de l’instrument solo. Immédiatement après vient une nouvelle section à caractère dansant, où l’on entend le rythme bulgare d’une danse paysanne. La dernière partie éclate en une danse sauvage jouée par un duo imaginaire de violons qui transpose parfaitement, musicalement, la dernière phrase de la citation. Au point culminant, Kurtág recourt une fois de plus au verbunkos, qui disparaît ensuite très vite en petites séquences au vibrato exagéré, en des formules de musique populaire maniérées qui confèrent finalement une tournure ironique au fragment.
38Un autre rêve de Kurtág semble avoir joué un rôle dans ce morceau : celui d’amener la musique sur les places publiques et dans les rues, au milieu des hommes. Adrienne Csengery se souvient d’une remarque du compositeur lorsqu’elle travaillait avec lui les Fragments d’Attila József : « Quand nous étudiions les Fragments, Kurtág rêvait de s’installer devant les jeunes, dans les écoles, les universités, les clubs, n’importe où, et de chanter... Les Fragments sont composés comme des tracts que l’on distribue à tout le monde »17. En fin de compte, la « Scène dans le tramway » demeure elle aussi un rêve, un point de fuite, dans le cadre des Kafka-Fragmente. Le vrai chemin continue de passer par une corde raide. Même en pleine marche, avec une musique de csardas, elle reste invisiblement tendue. C’est le voyage dans la belle apparence, mais la réalité est un espace plein d’obstacles insurmontables. L’insouciance, l’ouverture se rétrécit aussitôt, s’érige comme de hautes murailles et devient une cellule de prison que Kafka et Kurtág nomment leur forteresse. « Ma cellule — ma forteresse » (Meine Gefängniszelle — meine Festung) est le fragment qui, implicitement, est déjà présent dès le début de la deuxième partie et qui, dans la partition, donne le titre aux Kafka-Fragmente. C’est l’expression de l’absence de chemin, l’absence d’issue, devenue ici évidente, ultime vérité, peut-être, de Kafka.
Notes de bas de page
1 Die Guten gehn im gleichen Schritt.
Kafka, Franz : Préparatifs de noce à ta campagne, (trad. Marthe Robert) Paris, Gallimard 1957, p. 80.
2 Es gibt ein Ziel, aber keinen Weg ; was wir Weg nennen, ist Zögern.
Préparatifs, p. 39.
3 Benjamin, Walter : Franz Kafka. Zur 10. Wiederkehr seines Todestages, in Benjamin, Walter : Über Literatur, Frankfurt, Suhrkamp, 1975, p. 161.
4 Deleuze, Gilles et Guattari, Félix : Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975, p. 12.
5 Ibid., p. 11.
6 Die Zuschauer erstarren, wenn der Zug vorbeifährt.
Heute abend, nachdem ich von sechs Uhr früh an gelernt habe, bemerkte ich, wie meine linke Hand die rechte schon ein Weilchen aus Mitleid umfasst hielt.
Geschlafen, aufgewacht, geschlafen, aufgewacht, elendes Leben.
Einen Augenblick lang fühlte ich mich umpanzert.
Kafka, Franz : Journal (trad. Marthe Robert), Paris, Grasset, 1954. Les numéros de pages entre parenthèses renvoient à cette édition.
7 Leoparden brechen in den Tempel ein und saufen die Opferkrüge leer ; das wiederholt sich immer ; schliesslich kann man es vorausberechnen, und es wird ein Teil der Zeremonie.
Préparatifs, p. 39.
8 Texte n° 1, Préparatifs, p. 247 ; texte n° 2, ibid., p. 220 ; texte n° 3, ibid., p. 219 ; texte n° 11, ibid., p. 249 ; texte n° 12, ibid., p. 247.
9 Auf Balzacs Spazierstockgriff : Ich breche alle Hindernisse. Auf meinem : Mich brechen alle Hindernisse. Gemeinsam ist das « alle ».
Ibid., p. 254.
10 Balázs, István : Fragmente über die Kunst György Kurtágs, in Spangemacher, Friedrich (éd.) : György Kurtág, Musik der Zeit, 5, Bonn, 1986, p. 71.
11 Der wahre Weg geht über ein Seil, das nicht in der Höhe gespannt ist, sondern knapp über dem Boden. Es scheint mehr bestimmt, stolpern zu machen, als begangen zu werden.
Ibid., p. 37.
12 Préparatifs, p. 218.
13 Wenn er mich immer frägt. Das ä, losgelöst vom Satz, flog dahin wie ein Ball auf der Wiese. Journal, p. 1. La faute linguistique concerne la conjugaison du verbe fragen, la forme juste étant fragt et non pas frägt. (ndt)
14 Csengery, Adrienne et Balázs, István : Portrait eines Komponisten aus der Sicht einer Sàngerin, in Spangemacher, Friedrich (éd.) : György Kurtág, loc. cit., p. 60. Traduction française dans ce volume.
15 Die Tänzerin Eduardowa, eine Liebhaberin der Musik, fahrt wie überall so auch in der Elektrischen in Begleitung zweier Violinisten, die sie häufig spielen lässt. Denn es besteht kein Verbot, warum in der Elektrischen nicht gespielt werden dürfte, wenn das Spiel gut, den Mitfahrenden angenehm ist und nichts kostet, das heisst, wenn nachher nicht eingesammelt wird. Es ist allerdings im Anfang ein wenig überraschend und ein Weilchen findet jeder, es sei unpassend. Aber bei voiler Fahrt, starkem Luftzug und stiller Gasse klingt es hübsch.
Journal, p. 2.
16 Ich bat im Traum die Tänzerin Eduardowa, sie möge doch den Csárdás noch einmal tanzen.
Ibid., p. 1.
17 Balázs, István : Fragmente über die Kunst György Kurtágs, cf. supra, p. 86.
Notes de fin
* Paru pour la première fois sous le titre « Der wahre Weg geht über ein Seil ». Zu György Kurtágs Kafka-Fragmenten, in MusikTexte. Zeitschrift für neue Musik, 27, janvier 1989.
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Ligeti - Kurtag
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