Les Dits de Péter Bornemisza de György Kurtág
Concerto pour soprano et piano
p. 211-253
Texte intégral
I
1En 1955 parurent, grâce aux efforts de Sándor Eckhardt, les Tentations diaboliques [Ùrdögi Kisértetek], œuvre maîtresse de Péter Bornemisza, grand écrivain et prédicateur hongrois du XVIe siècle. La même année, les Ecrits choisis [Válogatott iróso/c] de ce même Bornemisza voyaient le jour sous la direction d’István Nemeskürty, nous faisant découvrir l’autoportrait le plus complet qu’il nous ait été donné de lire de cet important auteur. Nemeskürty compléta en 1959 ce recueil de morceaux choisis par un ouvrage d’histoire littéraire dans lequel il se basait sur les écrits théologiques de Bornemisza pour révéler « l’homme et l’écrivain », et publiait sous leur forme originale « les confessions sur sa personne, ses impressions personnelles et les histoires qu’il emprunta à d’autres sources ». C’est par ces publications modernes et ces morceaux choisis que György Kurtág découvrit lui aussi Bornemisza. Cette rencontre l’emplit d’enthousiasme et le marqua pour plusieurs années durant lesquelles il ne cessa d’y penser. Jusqu’au jour où, inspiré par ces textes, il commença la composition d’un Concerto pour soprano et piano qui devint son œuvre à ce jour la plus importante, et la plus grande composition hongroise de l’après-guerre.
2Cette œuvre dont la durée est d’une quarantaine de minutes environ resta en chantier pratiquement six ans, de janvier 1963 à août 1968. Le compositeur y évoque le prédicateur du XVIe siècle avec ses doutes, ses craintes et ses certitudes, en même temps que l’homme de notre époque, angoissé, coupable, vivant dans le voisinage continuel de la mort mais connaissant néanmoins l’espoir. Il est impossible de ne pas reconnaître ici le modèle du Psalmus Hungaricus de Kodály. La mise en parallèle des deux compositions ne nous est pas suggérée uniquement par la personne des deux auteurs du XVIe siècle à qui sont dus les textes, Mihály Vég de Kecskemét et Péter Bornemisza, ni même par la similarité de l’inspiration biblique. Ce qui lie profondément les deux œuvres, c’est l’attitude et la conviction éthiques dont elles procèdent, qu’on pourrait définir comme un élan portant l’auteur et le musicien à adresser un sermon à leur propre époque. Bornemisza fait allusion à plusieurs reprises au Psalmiste, notamment dans un recueil en un volume de ses prédications qui fut publié en 1584 : « J’ai mis en accusation le monde entier et me suis plaint de lui tel David... » Qui plus est, il n’est jusqu’à la situation historique dans laquelle les deux compositions ont été écrites qui ne présente d’étonnantes similarités. En effet, la référence à une tradition organique et la recréation d’un passé spécifique par le truchement de l’art étaient aussi actuelles pour Kurtág en 1963 que pour Kodály en 1923.
3Le Concerto de Kurtág, et plus exactement les différents morceaux dont il se compose, ont pour texte quelque deux douzaines d’extraits, de métaphores et de phrases d’une grande beauté linguistique et littéraire, mais aussi de caractère personnel, empruntés aux recueils de prédications de Bornemisza, les Postillae, d’où le titre : Dits de Péter Bornemisza. Une grande partie de ces textes a été sélectionnée, classée et isolée de son contexte théologique par István Nemeskürty. (L’autre source utilisée par Kurtág a été l’ouvrage de Schulek). En cela, Nemeskürty s’est livré à un travail qui devait revêtir pour le compositeur une importance extraordinaire. En effet, il a opéré dans les textes de Bornemisza un choix mettant en relief des passages particulièrement riches en images et en sentiments et, résumant en quelque sorte cinq volumes de sermons, a offert au compositeur un « catalogue » des grands sujets traités par le prédicateur protestant. Qui plus est, son étude a eu pour effet d’attirer l’attention de Kurtág sur le ton très particulier des Postillae de Bornemisza, dans lequel on retrouve aussi bien le lyrisme des Confessions de Saint Augustin que le besoin d’expression personnel et humain d’un Pétrarque ou la passion qui animait Luther. C’est le compositeur lui-même qui a élaboré le texte et pour ainsi dire le livret de son Concerto à partir de ces Dits. Et c’est ainsi que commence son histoire en tant qu’œuvre artistique autonome.
4Le texte comporte quatre parties et, comme l’indiquent leurs titres, celles-ci ordonnent les pensées de Bornemizsa autour des différents thèmes, ou plus exactement autour de différents états d’âme. De ce fait, ces fragments permettent un tour d’horizon affectif plus complet et plus cohérent de l’époque du prédicateur et de la vision du monde de l’écrivain. Dans le même temps, cependant, l’ordonnance des quatre volets résulte de la conception propre à Kurtág.
5La première partie a pour titre Confession. Le mot est de Nemeskürty, et fait aussi allusion à Saint Augustin. Ce que cela signifie pour Kurtág — au niveau de la composition tout entière —, trois lignes d’un poème d’Attila József figurant en exergue nous le disent : « ... je ne puis mourir, je n’en ai pas le droit, aussi longtemps que je n’aurai pas trouvé la pureté » (Je suis malade... [Beteg vagyok...], 1925). Le texte de ce premier volet consiste en une citation unique et d’un seul tenant extraite du cinquième tome (1579) des Postillae, dans lequel Bornemisza conte douze miracles et fait connaître au lecteur, à travers ceux-ci, l’histoire des recueils de prédications. Dans le septième de ces miracles, il évoque la crise traversée à l’époque où il s’attaquait à la rédaction du quatrième recueil. Pour nous aussi, les circonstances biographiques et historiques en question constituent la première clef permettant de pénétrer le Concerto de Kurtág. A l’époque évoquée par Bornemisza dans ce passage, la Hongrie était ravagée par la peste. L’écrivain perdit plusieurs de ses enfants, dont le fils qu’il aimait le plus, ainsi que sa femme. Il resta donc veuf. En outre, il lui fallut affronter la persécution officielle du protestantisme mise en œuvre par Rodolphe II ainsi que les persécutions personnelles — allant même jusqu’à attenter à ses jours — menées par son grand ennemi, l’évêque Miklós Telegdi. Autour de Bornemisza, une cinquantaine d’années après la désastreuse bataille de Mohács1, la Hongrie féodale était en pleine danse macabre, en pleine agonie. Nous nous trouvons là en présence de l’univers éthique de Simplicissimus : les spectres sylvestres imaginés par Grimmelshausen terrorisent les malheureux en fuite, auquel il ne reste plus rien et qui perdent l’esprit. La solitude, l’état d’âme du persécuté, l’attitude critique face à la société et le besoin de la fustiger, le sentiment d’impuissance devant une situation sans issue, tout cela, joint au besoin de croire, donne chez Bornemisza naissance à une vision apocalyptique de l’humanité luttant contre les tentations du démon. L’auteur des Tentations diaboliques nous montre les démons qui sont autour de lui et dans le tréfonds de son âme, et la citation de la « Confession », sa description du septième miracle, nous projettent avec force au beau milieu des hallucinations, de la fièvre, des passions, des crises nerveuses, des angoissants débats nocturnes et des convulsions, des affres créatrices ; celles de Bornemisza — mais aussi celles de Kurtág lui-même.
Confession
Lorsque je fus sur le point d’entamer mon quart livre, Dieu me fit assaillir de tentations démoniaques [dont j’ai parlé à peu de gens, et même à ceux-là, je n’ai pas tout dit]. Etant leur proie, je fus contraint de parler dans mes écrits des multiples tentations du Diable. Mais ce qui occupait mon esprit était si épouvantable, que j’eus peur de le coucher sur papier et que, éploré, je suppliai Dieu de confier à un autre le soin d’en parler. Il advint cependant que plus je m’efforçais à repousser la horde des tentations, et plus elles devenaient nombreuses, plus elles avaient d’emprise sur moi. Tant et si bien que je n’eus pas d’autre choix que de la faire connaître, à mon corps défendant et le rouge de la honte au front, afin que ceux qui ont des yeux pour voir regardent leur ignominie en face, pareils à un Basilic fixant son image réfléchie par un miroir.
6La deuxième partie, elle, a pour thème et pour titre le Péché. Elle compte dix volets comprenant sept petites compositions avec voix. Il s’agit, dans chaque cas, d’une image ou d’une approche poétique différente sur un même thème, choisies librement dans les quelque mille pages que représentent, au total, les Postillae. A elle seule, la lecture permet de se rendre compte que les images évoquées par ces citations seront déterminantes sur le plan de la mise en musique de ces volets miniatures, aussi bien pour ce qui est des coloris que des types de mouvement, ou même de la forme. On est frappé dès l’abord par l’alternance savamment ordonnée des citations de type aphoristique (par exemple le laconisme du n" 4, digne d’un proverbe) et des pensées pour ainsi dire polyphasées de l’écrivain, plus longues, qui invitent à la construction dramatique (voir le n" 6). Les caractères de tempo de ces textes sont tellement évidents que c’est sans doute eux qui, dans plus d’un cas, ont dû présider au choix de telle ou telle citation, ou au moins à la place qu’elle occuperait dans le plan de la deuxième partie de l’œuvre. A partir de ce stade, la force du langage de Bornemisza et son style de poète-paysan s’affirment avec une vigueur qui ne se démentira plus jusqu’à la fin. Ses images sont puissantes, les mots utilisés sont hauts en couleur et fascinent par leur rude beauté. Nous sommes dans le siècle où la prose littéraire hongroise en langue vulgaire voit le jour, où le langage poétique se dissocie du parler populaire et du langage biblique. Cette littérature arrache ses premiers chefs-d’œuvre à un mur de roc. Le texte de cette deuxième partie, pris dans son ensemble, quoique plus ouvert et plus articulé que celui de la première partie, qui est monothématique et fermée, conçue d’un seul jet, marque le début d’une phase neuve du cycle, une phase homogène, profondément cohérente, et abondant en éléments vitaux.
Le Péché
- Le péché, pareil en cela à un épais brouillard, à une sombre nuée ou à un solide mur de pierre, dérobe Dieu à nos regards.
- La raison est semblable à un animal sauvage qu’on ne peut ni attacher ni enchaîner. Elle erre librement à toute heure, de nuit comme de jour, lorsque nous dormons et lorsque nous rêvons.
- Le Diable, encore et toujours, heure après heure, se dépense pour te rendre parfaitement sourd, aveugle, muet et boiteux lorsqu’il te faudrait prêter l’oreille aux choses bonnes et salutaires.
- Le Diable a l’oisiveté pour oreiller.
- [Sinfonia]
- Tant qu’on ne les remue pas, le fumier ou la merde répugnante n’empestent pas. Mais dès qu’on les fouille, la puanteur qu’ils recelaient se répand avec force. De même, bien des hommes, souvent paisibles tant qu’ils ne sont point exposés à la tentation, révèlent leur ignominie lorsque le Diable les aiguillonne.
- [...révèlent leur ignominie lorsque le Diable les aiguillonne...]
- Pareilles aux innombrables loches d’une cuve ou aux vers d’une charogne qui se mettent à grouiller dès qu’on y touche, des choses immondes grouillent au fond de nous par milliers.
- [Sinfonia]
- Les verbes que voici sont autant de bonnes houes bien dures, bien résistantes, bien aiguisées, pareilles à celles dont Jean laboura les cœurs arrogants, durs et mauvais, afin de leur montrer le mal profondément enraciné qui s’y dissimulait. »
7La troisième partie de l’œuvre nous fait découvrir un splendide éventail de la poésie macabre de Bornemisza, sous la forme d’un prélude instrumental suivi de huit morceaux vocaux. L’atmosphère dominante est déterminée par le caractère de sermon du texte, son ton d’évangélisation. Pareilles à un cortège funèbre, les allégories extraordinairement évocatrices et les images poétiques, toutes plus belles les unes que les autres, se rapprochent du cimetière avec lenteur et componction. Le premier sermon évoque les souffrances qui accompagnent la fin et la force destructrice, anihilante, de la mort (n° 4). Le deuxième (n° 6) invite à accepter avec résignation l’inévitable destination. Le troisième nous console déjà à travers l’idée de la vie éternelle (n° 7), et le quatrième (n° 8), le tableau de l’enterrement, souligne en évitant tout tragique, l’amour et le côté profondément humain du geste de la mise au tombeau, en énumérant les devoirs des vivants envers ceux qui ne sont plus. Ce ton de prédication est contrebalancé par quelques brèves phrases lyriques qui servent aussi de cadre. Le premier sermon est pour sa part encadré par deux phrases identiques de trois mots (« L’homme est fleur »), et le premier morceau vocal ne tient guère qu’à une seule et unique comparaison. Si l’auditeur est frappé brusquement, dans ce prélude, par le souffle glacé de la mort, quatre comparaisons magnifiques contenues dans le postlude du dernier volet viennent apaiser la peur et la douleur que le reste nous avait mis au cœur.
La Mort
- [Sinfonia]
- La mort s’abattra sur toi comme les rets s’abattent sur les oiseaux, et elle t’emportera toi aussi.
- L’homme est fleur.
- La mort de l’homme est chose horrible et épouvantable, car après lui avoir valu toutes sortes de maux, de douleurs et de souffrances, tant de l’âme que du corps, et maints chagrins, peines, tourments et frayeurs, elle arrache l’âme au corps en causant grandes terreurs et abominations, en torturant chaque membre, chaque nerf, pour finir par réduire le corps à l’état de charogne, de pestilence de poussière et de cendres.
- ... l’homme est fleur.
- Nul n’est ignorant au point de ne pas savoir qu’il lui faudra mourir un jour. Pourtant, à l’approche de la mort, chacun tremble, se désespère, crie et gémit. A quoi bon ces larmes, misérable, à quoi bon ces cris ? Cette dette nous est commune à tous, tu vas là où vont tant d’autres, tu as toi aussi vu le jour pour cela.
- Il faut, pour pénétrer dans les jardins pleins de fleurs odorantes et de fruits savoureux, ou dans les beaux palais richement ornés, aux murs tendus de tapisseries, franchir de lourdes portes défendues par maints verrous et serrures. De même faut-il, pour pénétrer dans la vie éternelle, passer par les portes de fer de la mort.
- Pour ensevelir notre prochain, le respect exige que nous le placions dans un cercueil convenable, que le corps ne reste pas nu, mais soit enveloppé d’une chemise et d’un linceul, que nous le conduisions avec révérence jusqu’à la tombe, et que nous le déposions avec humilité et amour dans les entrailles de la terre.
- Nous sommes aussi peu de chose que les fleurs des champs, les ombres, l’écume ou les rêves...
8La quatrième partie comporte quatre volets. Le premier est dans la ligne du ton de sermon de la troisième partie, mais au lieu de nous apaiser et de nous bercer, il réveille l’auditeur. Il a pour thème la foi, la rémission des péchés, et peut-être davantage encore la clarté irradiée par le cœur humain, qui jette la lumière dans les ténèbres du Péché et de la Mort. Le deuxième volet évoque d’ailleurs les sources de notre monde, dont la lumière est pareille à un sourire adressé à l’homme. Le troisième volet est un intermède instrumental. Seule l’analyse musicale permettra d’en pénétrer le sens, mais on peut voir dès l’abord que la conclusion est basée sur des paroles (en l’occurrence une reprise de l’idée finale du premier volet de cette quatrième partie) qui portent sur la confiance dans le pardon et la grâce. Vient ensuite, dans le morceau final qui a valu son titre à toute la quatrième partie, une vaste vision du printemps, du renouveau et de la chaleur apportés par l’été, de ceux de la vie, de toute la nature et, avec eux, de l’heureux réveil de l’humanité.
Le Printemps
1) La foi n’est pas un rêve, mais un être vivant, bien réel et d’un grand secours, qui se saisit de Dieu, qui apporte la lumière à autrui comme le jour illumine le monde, et qui met au cœur un espoir tel qu’il n’est jusqu’aux plus coupables qui ne croient en leur pardon.
2) Nous devons, lorsque nous regardons le soleil, la lune, les étoiles et les cieux, croire qu’ils nous sourient. C’est à toi qu’ils sourient !
3) Somme des Dits de Péter Bornemisza...un espoir tel qu’il n’est jusqu’aux plus coupables qui ne croient en leur pardon... et l’obtiennent sans contrepartie aucune, par la seule grâce !
4) Au retour de la belle saison, en voyant les arbres se couvrir de bourgeons et de feuilles toutes neuves, l’herbe, les champs et les fleurs renaître, nous nous réjouissons, car nous savons que l’été n’est pas loin après les gelées, les frimas, la neige, l’humidité et les tempêtes d’un long hiver. Et c’est bientôt ce bel été qui nous réchauffe, qui apporte à la nature mille parures, la fait verdoyer, donne naissance et vie à toute chose, aux animaux innombrables, au gibier, aux oiseaux, au bétail, aux volailles et aux oies, aux petits veaux et aux agneaux, en faisant croître toutes les plantes de nos jardins, de nos champs et de nos vignes, en réchauffant et en revigorant les malheureux que l’hiver avait laissés tout transis et affamés...
9L’auteur a ainsi parcouru tout le cycle de sa vie, puisqu’il est parti des nuits enfiévrées par les tentations pour traverser le dédale du péché et descendre finalement dans les abysses de la mort. Mais il se réconcilie avec celle-ci, la dépasse, et pénètre sous la voûte céleste transpercée d’étoiles dans l’harmonie de l’univers et l’immense communauté des êtres vivants, pour finir par se laisser porter vers l’infini et par le courant éternel de la vie...
II
10L’organisation cyclique du Concerto de Kurtág sera déterminée par cette succession d’états d’âme et par la dramaturgie que recèlent ces caractères de tempo. La musique de la Confession (la première partie) joue le rôle d’un prélude, d’une ouverture. Mais il s’agit aussi d’une invocation, en même temps que de l’énoncé, sur le plan du texte et de la musique, du thème de ce qui suivra. Nous nous trouvons également en présence du premier tableau psychologique de l’œuvre, celui des visions nocturnes. Kurtág y utilise avec maestria un style musical caractéristique du XVIIe siècle, le stile concitato, qui fait appel à de petites valeurs, à des répétitions de notes, à un tempo rapide et à un jeu instrumental (pizzicatos, trémolos) qui traduit l’agitation physique, extérieure, et différentes situations dramatiques telles que galop, duel, lutte, fuite, etc. ; en l’occurrence, certains états d’âme, l’agitation intérieure et l’angoisse de la tentation. Outre la présentation du thème de l’œuvre toute entière, ce style permet au compositeur de faire de cette première partie, non point vraiment un prélude, un avant-propos, mais bien une porte qui s’ouvre sur l’ensemble de l’œuvre, une porte par laquelle on aperçoit en perspective la composition toute entière.
11La deuxième partie de l’œuvre, le Péché, constitue le scherzo du Concerto, bien entendu au sens beethovenien et lisztien du terme. Elle présente avant tout un certain caractère kaléidoscopique, avec un enchaînement de dix volets suggérant tour à tour l’inquiétude, les débordements et des contorsions diaboliques. Les éléments de scherzo sont aussi nombreux dans ce que l’on pourrait appeler le contenu des différents volets, en partie à cause de leur caractère de fond capricieux ou rappelant un mouvement perpétuel (la chose apparaît quelquefois dans des mentions telles que capriccioso ou prestissimo), et d’autre part du fait de la rapide alternance, par éclairs, des matériaux musicaux. Le premier volet, par exemple, donne lui-même le signal du départ en abandonnant sans préavis son caractère « soutenu et grave » pour illustrer et suivre le texte (subito vivo !) en bondissant pratiquement de comparaison en comparaison, d’image en image. Le cinquième volet, lui, présente d’abord une surface lisse et tranquille d’accords de deux sons marqués ppp qui est interrompue brutalement par une figuration impatiente, et la fin du morceau, lent jusque-là, statique et aux mouvements intériorisés, est caractérisée par une musique convulsive et des plus agitées. Dans le sixième volet, on peut observer un contraste particulièrement marqué entre des passages consistant en valeurs longues et liées, exécutées dans un tempo retenu et réservé, et des phrases musicales bondissantes, tourbillonnantes, staccato, très volubiles. Mais l’ensemble des volets qui composent cette partie se caractérise par des changements brusques et l’absence de transitions, l’alternance de rythmes très rapides et très lents, des passages du piano au forte, de gigantesques différences de registre, des oppositions entre timbres graves et aigus, entre coloris brillants et ternes, et des bonds rythmiques fort audacieux. Mais cette deuxième partie est aussi agrémentée d’ironie (n° 6), de l’effet déformant d’une « mauvaise » déclamation, d’imitations de sons cauchemardesques, hallucinatoires ou grotesquement spectrales (n° 8), et d’un recours à un caractère furioso très démoniaque (n° 7). On remarquera aussi que les verbes de mouvement (se dépenser, remuer, errer, aiguillonner, grouiller) dominent pratiquement dans les paroles. Autre point non négligeable, cette plage de dix ou douze minutes, donc assez longue, est faite de dix petits volets, d’où une succession des images rappelant celle des séquences d’un film. Certains volets comptent de dix à quinze mesures seulement, et le plus long ne représente lui-même guère plus de trente mesures marquées alla breve moderato. Nous avons donc affaire à des formes miniatures, à des éclairs qui durent à peine une ou deux minutes. C’est le triomphe de la brièveté aphoristique qui caractérise le genre des Dits, un style centré sur les points saillants.
12La troisième partie constitue le segment le plus long du Concerto, et à l’opposé du scherzo dont il vient d’être question, elle joue le rôle de la partie lente du cycle, ou plus exactement de son volet lyrique. Il est vrai que les indications qui figurent en tête des différents morceaux (presto, giusto, agitato, grazioso, leggero) ne vont pas dans ce sens, mais il n’en est pas de même des caractères musicaux. C’est ainsi que nous passons des taches sombres et fournies des accords d’un prélude instrumental molto sostenuto au ton de nénies des volets-sermons (cf. n° 4), avec, en plus, dans le cas du n° 6, un caractère serioso et un style vocal déclamé, un élargissement solennel de la musique et des effets d’écho qui vous arrêtent net dans le n° 7, ainsi que des mélodies descendantes linéaires en gammes ou en arpèges dans les volets nos 6 et 7, pour aboutir en fin de compte au majestueux tableau de la mise au tombeau du n° 8 (largo) et de sa polyphonie solennelle. Dans l’ensemble de cette troisième partie, la tendance est à l’élargissement de la musique, et l’on y trouve moins de mouvements et de changements, les éléments statiques y sont plus nombreux que précédemment. Le ralentissement du flux musical favorise la formation de sortes d’îlots, et c’est la raison pour laquelle une forme ternaire symétrique, sur le schéma A-B-A, apparaît tout naturellement ici. Indépendamment des caractères de tempo, cette troisième partie se meut dans la sphère d’une solennelle proximité de la mort et d’un lyrisme presque dolce, plein de finesse et de sensibilité (voir les nos 3, 5 et 9).
13La quatrième partie, elle, présente un caractère des plus complexes. Il s’agit d’un finale qui se rattache à ce qui précède par ses nouveaux matériaux, mais qui a aussi des côtés rétrospectifs et synthétiques. C’est dans un volet chanté parlando-rubato et dépourvu d’accompagnement qu’elle trouve son ton propre. Vient ensuite un morceau ornemental, tendant à ¡’illustration, de type scherzo, avec des sortes de rires perlés, qui constitue dans un certain sens un pendant-antithèse aux scherzos du Péché. Le n° 3 est une récapitulation des thèmes et des matériaux les plus importants entendus jusque-là dans l’œuvre. Il opère aussi un retour à la phrase finale du morceau vocal en solo cité précédemment ; il reprend et met en relief l’essence de chacune des trois parties principales. En fin de compte, le n° 4 du Printemps, qui fait fonction d’épilogue, nous ramène à la première partie, la Confession, dont il constitue une paraphrase, une variation, une antithèse au plan de l’atmosphère et, pourrait-on dire, de la vision du monde (il est marqué con allegrezza e vivo) ; et, en tant que conclusion et vingt-quatrième volet de l’œuvre tout entière, il fait aussi pendant au premier, avec lequel il forme l’encadrement du cycle.
III
14Ce caractère fermé de l’ensemble et cette mise en rapport des morceaux placés aux deux extrêmités dans l’esprit de la variation ou par le recours à une même technique constituent l’une des lois majeures de l’art de la forme propre à Kurtág, une loi qui vaut aussi dans les limites des différentes parties. (C’est ainsi que le n° 9 de la deuxième partie est une variante du premier volet, que l’on trouve à la fin de la deuxième et de la troisième parties un morceau fort strict, construit en canon, et ainsi de suite). Plus importante est cependant l’homogénéité qui caractérise la technique et les motifs du Concerto. La première se traduit par un recours très personnel au docécaphonisme. Quant à l’homogénéité des motifs, elle réside dans l’utilisation systématique de quelques thèmes fondamentaux.
15La technique de composition dodécaphonique consiste en ce que tous les morceaux et passages, toutes les phrases, chaque mélodie vocale, chaque figuration instrumentale de l’accompagnement et de l’harmonie, sont basés sur le principe de l’ordonnance réciproque des douze notes de la gamme chromatique (rendue familière par les instruments à clavier tempéré). On la rencontre systématiquement dans certains volets des Dits de Péter Bornemisza, ainsi que dans le développement. Mais dans la plupart des cas, ce principe ne devient pas une technique au sens orthodoxe du terme. Il détermine plutôt la panoplie sonore et la forme de façon indirecte, comme un principe « secret » et pour ainsi dire instinctif.
16Chez Kurtág, cette technique n’est à aucun moment mécanique. Elle est pratiquée librement, de façon souveraine, quoique sa présence indirecte ou en toile de fond soit constante. Les trouvailles personnelles du compositeur lui sont suggérées en partie par le texte (nombre de syllabes, ton, tempo, etc.) et en partie par leur combinaison avec les formes musicales classiques et romantiques. On peut en effet dire de Kurtág qu’il « pense dodécaphoniquement ». Autrement dit, les éléments mélodiques et harmoniques de sa musique, au lieu de dépendre des gammes et des rapports harmoniques fonctionnels de l’époque de la Renaissance, de la période classique ou du romantisme, voient spontanément le jour en vertu du principe des douze notes ordonnées les unes par rapport aux autres ; mais les grandes plages qu’elles forment ou qui en résultent ont très fréquemment tendance, dans ses œuvres, à s’agencer sur le modèle des formes beethoveniennes. En outre, même dans le cas de morceaux qui peuvent être considérés comme dodécaphoniques « orthodoxes », la technique sérielle qui préside aux mélodies et à l’harmonie est contrecarrée (et il s’agit là de toute évidence d’un élément déterminant de son style) par la liberté qui caractérise toutes les autres couches et composantes de l’expression, qu’il s’agisse du rythme, de la dynamique, du timbre ou de la prosodie. Le style de Kurtág est strict, extraordinairement économe de moyens, mais exception faite d’un ou deux morceaux, il n’est pas rigoureusement réglé. Chez lui, le dodécaphonisme est toujours fonction de buts prioritaires, ou du moins ceux-ci l’influencent-ils. Tel est par exemple le cas de l’expressivité, de la dramaturgie ou de la nécessité d’avoir recours à des images poétiques.
17Nous prendrons un exemple relativement simple des interactions liant le nombre des syllabes, la structure sérielle, la grande forme et l’expression, en analysant entièrement le volet final miniature de la troisième partie.
18Ce sont les phrases du texte qui déterminent la longueur des séries. C’est ainsi qu’une phrase de huit syllabes est suivie de groupes par cinq. La toile de fond pianistique de l’ensemble vocal de huit éléments nous montre la « série » sous sa forme rétrograde, avec un caractère de mouvement plus lent. C’est là que commencent les éléments par cinq. Chacune des phrases de la partie vocale forme un canon à deux voix, avec son ombre au piano. La figuration du piano qui illustre le mot « écume » (buborék) paraît déplacée, et de fait, elle est étrangère à la structure du canon. Par contre, elle vient la compléter organiquement pour en faire (en vertu des principes originaux de la composition sérielle) une formule de dix sons. (C’est en fonction de ce même principe que les première et deuxième phrases de cinq syllabes et de cinq notes se transforment en unités plus importantes). La phrase suivante, qui compte quatre syllabes, devient pentasyllabique du fait d’une inflexion due à la musique (« rê-êves » — « á-álom »). Quant à l’accompagnement du piano du dernier groupe de cinq, il fait pendant à celui du premier en constituant une inversion rétrograde du motif vocal. Alors que la formule pianistique initiale avait eu pour effet d’élargir la mélodie chantée, celle de la conclusion la condense dans un accord qui met un point final au morceau.
19L’analyse de notre deuxième exemple, celui de la mélodie vocale de la première partie, permettra de se faire une idée du rapport complexe qu’entretiennent technique et expression.
20Cette fois, la succession des notes est des plus rigoureuses. La première phrase constitue la série, la deuxième, son renversement, la troisième, sa variante rétrograde, et la quatrième, la forme rétrograde du renversement un demi-ton plus haut. Après plusieurs transpositions, vers la sixième ou la septième phrase, des demi-séries se substituent au modèle complet, et ainsi de suite. Mais entre les mains d’un compositeur véritable cette technique sérielle, qui a pour effet de conférer au morceau une cohésion extraordinaire, ne porte nullement préjudice aux possibilités de développement expressif et varié des mélodies. En effet, les phrases du texte suggèrent la longueur des séries, et ce sont les images et le contenu émotionnel des mots qui profilent la mélodie, déterminant si la note suivante se situera plus ou moins haut et sera exécutée avec plus ou moins de rapidité, sera soutenue ou accentuée, ou de telle intensité sonore. Il vaut la peine de comparer le début agité, volubile et narratif de la première phrase, et la musique du mot isten [Dieu], mis en relief par un cri impressionnant (exemple 2a), et la mélodie hystérique qui évoque les tentations diaboliques (exemple 2b), puis de les comparer à la mélodie chromatique descendant fort bas et s’attachant elle aussi à l’image suggérée par le paisible volet médian qui commence une fois la première fièvre passée (exemple 2c).
21C’est à dessein que nous parlons ici de « volet médian ». En effet, malgré sa structure sérielle, la Confession s’inscrit dans une forme très beethovenienne. Son volet central lent (poco sostenuto e rubato) commence (après la partie de piano dans le genre stile concitato, basée sur la technique de la répétition, du premier volet) par des îlots d’accords et un mouvement mélodique réduit, pour se renforcer peu à peu, s’élargir et s’élever, jusqu’au moment où, parvenu aux limites extrêmes de son cadre, il revient au tempo et au caractère du début, autrement dit à la sphère du stile concitato.
22On trouvera un excellent exemple de l’abondance de possibilités de variation dans l’élaboration des thèmes et des mélodies, qui constitue l’essence même de la technique sérielle (et nous dépassons là le stade de la présentation purement technique de la méthode dodécaphonique), en comparant les volets nos 3 et 5 de la troisième partie de l’œuvre. Cette phrase musicale, qui ne compte que onze notes, accompagnement compris, encadre le volet n° 4. En effet, les paroles sont identiques dans les deux cas : Virág az ember [L’homme est fleur].
23L’ordonnance des notes en question est la même, à ceci près que la série commence la seconde fois une quarte plus bas et une quinte plus haut. (Inutile de dire qu’en l’occurrence, les termes de « plus haut » et « plus bas » ne recouvrent qu’une abstraction, puisque la hauteur réelle est déterminée par le choix du registre). Différence beaucoup plus importante, nous entendons au début une partie vocale solo qui n’est complétée, en filigrane des dernières notes, que d’un motif à peine audible au piano, tandis que la seconde fois, c’est celui-ci qui joue la mélodie, la voix humaine ne se voyant confier que les trois notes qui composaient la conclusion au piano de la première. Mais la divergence entre les deux dessins mélodiques est plus grande encore. En effet, la « conclusion » du n° 3, qui reste un peu en suspens, comme une question, l’oscillation de tierces du morceau (on y trouve quatre tierces majeures parmi les sept intervalles de la partie vocale) et sa construction unie, symétrique (3-9-3-2-3-9-3), font place dans le n° 5 à de fantastiques intervalles de treizième (couvrant dix-huit demi-tons) et à des sauts de plus de trois octaves : les dernières notes de la mélodie dégringolent elles aussi dans le vide et disparaissent littéralement dans l’inconnu qui se situe au-delà de la musique (les deux dernières syllabes de la phrase sont chuchotées par le soprano à une hauteur qui n’est pas définie). La première image musicale compare la vie humaine à d’odorantes fleurs perchées sur des tiges fragiles et se courbant avec grâce dans le vent, tandis que la seconde confronte un être humain infiniment petit et vulnérable à l’angoissante amplitude d’espaces infinis et effrayants. Nous nous trouvons là devant un exemple de la variation de caractère en musique. Et si nous le ressentons comme tel, cela revient à accepter pour thème la forme sous laquelle la série a fait sa première apparition.
24Nous tenons ainsi l’une des clefs permettant de pénétrer le style de Kurtàg. Nous avons déjà découvert aisément les séries lors de l’analyse des deux volets précédents, et nous avons également pris conscience des caractéristiques de leurs renversements et de leurs transpositions, des divergences présentées par ces variantes, divergences qui étaient suggérées dans pratiquement tous les cas par l’atmosphère du texte ou par les images verbales. Cependant, c’est seulement dans le volet central de la Confession (« De houa inkab igyekeztem le nyomnom... » [Plus je m’efforçais de repousser la horde des tentations...]) que les caractéristiques des différentes séries se trouvent condensées au point de former sans équivoque possible un caractère que l’on ressent, par rapport à ce qui a précédé, comme exprimant très nettement un autre ton, une autre attitude, un état d’âme différent. Nous avons donc identifié une variation, mais c’est en vain que nous aurions cherché rétrospectivement parmi les autres formes sous lesquelles la série nous était apparue jusque-là un « thème » ou d’autres « variantes » de celui-ci. On pourrait dire, en ayant recours à une comparaison quelque peu boiteuse, que cette couche de la musique de Kurtàg rappellerait plutôt, par son atmosphère, le récitatif traditionnel que l’aria. Il aurait été tout aussi difficile de trouver un caractère thématique aux figures par cinq de « mint az mezei viragoc... » [Nous sommes aussi peu de chose que les fleurs des champs...] (voir exemple 1). Pris dans son ensemble, le morceau offre un tableau de caractère extraordinairement expressif, à l’atmosphère très nette : son type de mouvement paisible, léger, ses notes détachées, bondissantes, les courbes décrites par les motifs, sa structure à deux voix, sa construction en canon et le caractère de vision évanescente suggéré par les mots virág [fleur], árnyék [ombre], burborék [écume] ou álom [rêveê sont des plus évidents. Cependant, ses séries très brèves ont un caractère purement récitatif. C’est pour cela qu’il est si important de découvrir derrière la structure sérielle de « Virág az ember » [L’homme est fleur] le caractère d’« aria » de la musique, son aspect thématique. Nous nous trouvons là en présence de la partie la plus inventive de la musique de Kurtág ; celle qui nous révèle l’artiste véritable. Ceux qui sont incapables d’imaginer une telle mélodie restent de simples artisans, quelque ingéniosité qu’ils apportent à la construction de leurs séries. Lorsqu’on rencontre une telle mélodie dans une partition, par contre, le moment est venu de cesser de compter les notes des séries et de guetter si les répétitions de sons se font au « bon moment », pour écouter purement et simplement le message que nous adresse le poète. On se souvient volontiers d’un dessin mélodique, d’un thème comme celui-là. C’est une mélodie que l’on peut se remémorer à tout moment pendant le déroulement de l’œuvre, et à laquelle on peut se référer. On reconnaît et on identifie sans hésitation ses métamorphoses. Les séries qui se transforment ainsi thématiquement revêtent une grande importance au niveau de la construction formelle, du cycle pris dans son entier. La structure sérielle et la méthode de composition dodécaphonique constituent un véritable ciment qui confère sa solidité à la construction. Les thèmes forment les poutres et les piliers de cet édifice ; leurs connexions et leurs interactions permettent à la façade et à la personnalité propre de la construction de prendre forme.
25La mélodie de la Fleur est l’un des thèmes fondamentaux et récurrents des Dits de Péter Bornemisza. Parmi les autres, les plus importants sont ceux du Péché, de la Foi, de la Mort et du Printemps.
26C’est dans les premières mesures de la deuxième partie de l’œuvre que nous apparaît l’image musicale du Péché. La figuration d’accompagnement répétée du piano joue un grand rôle dans la création de l’atmosphère. Elle confère à la musique une pulsation uniforme ; elle prépare une place confortable au thème vocal, et son dessin mélodique descendant et tendant au chromatisme en annonce la courbe. Le motif instrumental émerge en « glissant » entre l’amas de secondes de 4 + 4 notes que jouent la main gauche et la main droite. Son début rappelle les motifs en soupir de la musique ancienne, et l’impression finale évoque quant à elle une plainte résignée qui va s’atténuant. Le thème vocal commence par une tierce majeure que les trois notes suivantes rempliront et profileront de l’intérieur, en suivant un mouvement sinueux. Les sept sons suivant de la série descendent avec régularité, par demi-tons chromatiques, et c’est par suite d’une trouvaille illustrative que les deux dernières notes sont permutées, le compositeur rendant par des neuvièmes glissant les unes sur les autres l’« épais brouillard » (sürü köd) évoqué par les paroles. Cette mélodie chromatique au mouvement étroit, qui se meut symétriquement ou presque symétriquement en cercles se rétrécissant ou s’élargissant autour de la note qui sert d’axe, constitue le paradigme de toutes les images poétiques relatives au Péché et, pourrait-on dire, l’essence même de l’intonation du Péché. Nous verrons plus loin, à propos de l’illustration musicale, que cette série abstraite peut exprimer les caractères les plus différents. Cependant, sa forme initiale n’est pas simplement une de ses formes parmi d’autres : elle constitue le thème même dont procéderont toutes les autres formes qui en seront de simples variantes.
27La mélodie de la Foi a elle aussi valeur de thème fondamental. Comme nous l’avons déjà mentionné, sa première apparition, dans le premier volet de la quatrième partie, est monodique. Le compositeur a également écrit une version du morceau pour voix et piano, et on en retrouvera une troisième version dans le n° 3 de la quatrième partie. La conduite mélodique est la même dans les trois cas. (La version alternative, qui figure en appendice de la partition, condense les notes de cette mélodie en accords d’accompagnement et les complète de façon à former une série de douze sons ; la troisième version, elle, qui comporte une basse et une partie de piano plus étoffée, est plus riche). Pour notre part, c’est sa forme monodique que nous allons examiner, non seulement parce que c’est sous cette forme que le thème fait son apparition, mais encore parce qu’elle représente ainsi la forme la plus nette et la plus décantée du message personnel du compositeur. Ce credo musical des Dits de Péter Bornemisza traduit en trois séries trois phrases du texte. La longueur des trois phrases musicales en question croît avec régularité, puisque la première compte huit notes, la seconde neuf, et la troisième dix. La dernière ou les deux dernières notes de chaque phrase sont toujours inexistantes dans la série suivante, ce qui permet aux séries de se rapprocher davantage encore du dodécaphonisme intégral. Les trois séries constituent trois phrases mélodiques au dessin différent. Prises ensemble, elles donnent une forme tripartite à tendance symétrique. La phrase mélodique médiane nous est familière, puisqu’elle reprend le thème du Péché pour rendre l’atmosphère du mot « coupable » (bünos). Elle représente le fragment le plus abyssal du thème de la Foi et son parcours extraordinairement sinueux suit un passage d’une exiguïté presque oppressante. L’atmosphère de la formule initiale qui la précède est déterminée par le motif du cœur (szív) esquissé par trois notes. Celui-ci fait penser à un soupir de soulagement. On peut d’ailleurs ordonner les notes de cette phrase mélodique de la même façon que celles du thème du Péché, mais pour l’auditeur, c’est évidemment le caractère diamétralement opposé des deux phrases qui prévaut, et non point le modèle abstrait qu’elles ont en commun. Quant au troisième volet du thème de la Foi, il se rapproche d’abord du si initial du thème, pour redescendre ensuite en suivant des degrés de tierce littéralement romantiques et aboutir finalement au havre du pardon (bornsánat).
28L’oreille est aussi frappée par quelques motifs caractéristiques dans la thématique de la Mort. On en rencontre par exemple un dès le n° 2 de la troisième partie de l’œuvre, sous forme d’une dégringolade de quartes symbolisant les rets s’abattant impitoyablement sur les oiseaux et la survenue de la mort.
29Des associations d’idées de ce genre, pour ainsi dire traditionnelles, sont également suggérées par le caractère de nénie de la mélodie vocale décrivant les aspects épouvantables de la mort dans le volet n° 4 ou bien par la scène de l’enterrement du n° 8, aussi bien dans la partie instrumentale que dans le matériau chanté.
30Ces mélodies et ces motifs à l’atmosphère très marquée servent également au compositeur à formuler ses pensées sous leur forme la plus condensée. Il les résume dans ce qu’il appelle la « somme » des Dits, au n° 3 de la quatrième partie, non pas en les réénumérant comme dans un catalogue, mais en les recomposant de façon souveraine et originale et en modelant à partir du tout un volet instrumental. A ceux qui ont la possibilité d’écouter plusieurs fois le Concerto de Kurtág, nous conseillons de faire connaissance avec l’œuvre d’abord à travers cette Somme. L’auditeur a ainsi la possibilité de vivre toute la vision cosmique de l’œuvre et d’y descendre au plus profond, d’en sentir vraiment le caractère individuel vigoureux, le ton très personnel. Un seul domaine est absent de ce résumé, celui des sentiments heureux évoqués dans le Printemps, sentiments qui, pour des raisons d’ordre dramaturgique, font l’objet sous une forme comme agrandie à la loupe d’un morceau à part qui fait office de finale et qui apporte des enseignements plus importants encore que ceux de la Somme.
IV
31Nous aimerions être parvenus à faire sentir au lecteur que la musique de Kurtág, si elle trouve un matériau de construction solide et homogène dans un recours rigoureux aux éléments fondamentaux de la technique de composition dodécaphonique, a par contre, pour piliers de soutènement tant dramaturgiques qu’affectifs, les thèmes avec lesquels la musique classique et romantique nous a familiarisés, ainsi que des mélodies fondamentales caractéristiques pour l’oreille et leurs différentes variantes. Un rôle comparable à celui de ces thèmes revient à certains types de mouvements, caractères de tempo et formules rythmiques, et éventuellement à certains intervalles, à différents styles vocaux ou instrumentaux et à leurs combinaisons caractéristiques dans le cas où ils présentent une atmosphère affective et une surface palpable, aisément profilable ou, pour dire les choses plus globalement encore, une « signification » musicale. Très généralement parlant, tous ces éléments qui, au-delà de leur fonction structurelle propre, véhiculent pour nous des sentiments ou des images, font partie d’une couche plus profonde que celle de la technique sérielle, en l’occurrence la sphère expressive de la musique dans laquelle nous avons classé les thèmes eux-mêmes. Il est fort difficile et peut-être même impossible de déterminer lesquelles de ces intonations peuvent être désignées sous le nom de caractères musicaux, lesquelles sont de simples illustrations de mots et lesquelles constituent des images musicales proprement dites. Il vaut sans doute mieux examiner des exemples pour le cas de chacume de ces catégories, et peut-être verrons-nous ce faisant le Concerto de Kurtág nous apparaître dans sa continuité picturale et son processus dramatique propres.
32Il est sans doute superflu de mentionner les intervalles d’une amplitude inusitée ou les notes d’une hauteur insolite servant à mettre quelque chose en relief, comme des points d’exclamation (par exemple : Dieu ! [Isten !]), ou retraçant mélodiquement la direction du mouvement traduit par un verbe (par exemple : repousser [lenoyomni]). Il s’agit là d’aspects élémentaires de l’illustration musicale, et on en trouvera d’innombrables exemples dans l’œuvre de Kurtág, tout comme d’ailleurs dans n’importe quelle autre musique. Par contre, la traduction musicale systématique des images et des allégories du texte revêt une telle importance pour le compositeur des Dits de Péter Bornemisza qu’elle y devient l’une des caractéristiques déterminantes de son style. Et c’est précisément cela qui l’apparente au style du Bach des Cantates et des Passions, et plus encore à celui de Heinrich Schütz. L’écriture pour voix et piano, ainsi que le genre dans lequel Kurtág classe l’œuvre, évoquent aussi la période baroque. Le nom du compositeur des Kleine Geistliche Konzerte vient tout naturellement à l’esprit en raison du rapport étroit qui existe dans les Dits entre la musique et le texte, et la façon dont la musique y reflète les paroles jusque dans leurs moindres nuances. Quelle beauté évocatrice, par exemple, que celle du dessin musical de « felue irnam ex siruan kernem az Istent » [J’eus peur de les coucher sur le papier et, éploré, je suppliai Dieu] ! On y retrouve le mouvement de la main qui écrit, le recul qu’inspire la peur, les pleurs, le caractère de la supplication et la prosternation devant Dieu que représentent les quatre premiers mots du texte hongrois (littéralement « apeuré », « écrire », « en pleurs » et « supplier »). « Kinec szeme volna, ugy nezne undoksgokat » [Que ceux qui ont des yeux pour voir regardent leur ignominie en face], dit dans le même morceau Péter Bornemisza — et la musique annonce déjà l’image sur laquelle se conclut le texte poétique (« tel un Basilic fixant son image réfléchie par un miroir » — « mint egy Basiliscus az tükörbe ») en procédant à un renversement de cette moitié de phrase. Cette technique d’imitation plus visuelle (dans la partition) qu’auditive ravive elle aussi une tradition fort lointaine ; on pense en l’occurrence aux énigmes musicales si prisées des maîtres flamands du XVe siècle et aux madrigalistes, aux illustrations visuelles de la musique du siècle où vécut Bornemisza. Les madrigaux étaient chantés par quatre ou cinq musiciens, et lorsqu’ils découvraient des notes noires sur le mot « mort », tranchant sur la foule des notes blanches, ils s’efforçaient, comprenant l’intention exprimée dans la notation par le compositeur, d’atteindre à l’expression la plus sombre possible. Quant à savoir si l’auditoire s’en rendait compte... Ceux qui ne voyaient pas la musique écrite ne s’en apercevaient sans doute pas. Il n’empêche que cette « musique visualisée » n’était pas formelle pour autant, dans la mesure où elle inspirait les interprètes et permettait à ceux qui s’apercevaient de la différence de ressentir un plaisir d’ordre intellectuel. On en trouvera un magnifique exemple dans les Dits. C’est lorsque le texte évoque le triomphe de la foi sur les ténèbres (« Vilagossagaual masnakis vilagosit » [qui apporte la lumière à autrui]) que le compositeur dessine dans la partition, sur le mot « vilagit » [littéralement : éclairer], un splendide chandelier à deux branches fait de trois valeurs longues :
33La séquence des images fournit au compositeur la forme toute trouvée de certains morceaux. Le premier volet du Péché, par exemple, commence par la comparaison avec un épais brouillard, et la musique se fond dans le néant en volutes glissando dans l’étroit passage sinueux et souterrain du thème du Péché. Cette évocation du brouillard se condense dans la phrase suivante en « sombre nuée » (setet felhö). Des accords tranchants et de brèves notes accentuées dans la partie vocale illustrent ensuite la troisième image des paroles, celle du « solide mur de pierre » (« kemeny küfal »), puis c’est un passage de notes rapides vibrantes au piano qui occupe tout l’espace sonore (et tout le clavier) et qui « dérobe à nos regards » (« elfogya szemünc elöl ») l’apparition céleste symbolisée par des quintes et des quartes majestueuses, Dieu trônant parmi les colonnes de quintes de l’accompagnement. On pourrait de même parcourir dans le morceau suivant la séquence des images sonores vocales « lantz » [chaîne], « kötel » [corde], « eyel és nappai » [jour et nuit], « alom » [sommeil], « elforog » [errer]... Mais il est sans doute plus important d’attirer l’attention de l’auditeur sur le ton de l’ensemble du volet, sur les staccatos, les figurations glissées du piano et les trilles coulés qui traduisent le caractère libre et capricieux de la pensée humaine, et sur le motif profond du recours à ce genre capriccioso : « La raison est semblable à un animal sauvage... ». De même, dans le n° 3 du Péché, qui suit un schéma A-B-A, ce ne sont pas les accentuations grotesques des mots traduisant les infirmités (« te rendre parfaitement sourd, aveugle, muet et boiteux » — « siket, vak, nema es santa lennel ») qui sont importantes, mais la figuration à l’unisson du piano qui est présente dans le morceau tout entier et qui évoque le mécanisme précis d’une horloge, le côté routinier des manigances du Diable, ainsi que le tempo hallucinant du tout.
34Les structures uniformes des intervalles (des secondes) du n° 4, dont la brièveté est digne d’un aphorisme, font probablement allusion à l’évocation par Bornemisza de l’oisiveté, tandis que sa prosodie inégale et sa série de désagréables bonds de septièmes et de neuvièmes font partie plus généralement de la panoplie utilisée pour dépeindre le Diable. C’est de ce matériau qu’est tirée la variante instrumentale lente du n° 5, dont les paisibles accords ne sont troublés, le temps d’un instant, que par deux brefs passages de notes ultra-rapides, pareilles à des tressaillements nerveux. Nous trouvons-nous là devant un portrait du démon ou devant l’évocation de nos névroses modernes ? On se perd en conjectures. Le volet n° 6 constitue l’un des morceaux les plus réussis, les plus complexes et les plus riches en caractères du scherzo de l’œuvre. La comparaison utilisée par Bornemisza donne un excellent exemple des sources de langage et de milieu populaires où puise la poésie paysanne de Bornemisza. La tâche du compositeur était ici particulièrement épineuse, car le texte offre en tout et pour tout l’opposition entre l’immobilité et le mouvement comme sujet d’illustration musicale — l’essence même et la vigueur linguistique de la comparaison utilisée par l’auteur étant hors de portée de l’expression musicale.
35Kurtág a néanmoins réussi à dépasser les limites de la grisaille récitative et d’un caractère musical purement déclamatoire ; par un recours soudain, ici et là, à des effets pianistiques inattendus soigneusement « économisés », il parvient à traduire la répugnance et des mouvements de protestation qui produisent chez l’auditeur une réaction d’aliénation, un effet négatif, et même éventuellement un choc. Le pianiste attend bras croisés que le soprano ait énoncé les cinq premiers mots du texte (« az ganeit es vndoc szart » [le fumier ou la répugnante merde]) et s’abat alors brusquement des deux paumes de la main sur le clavier ; puis après avoir écouté la seconde phrase hachée et pleine de répugnance de la partie vocale (« mig nem mozgatod, nem annyira büdös » [n’empestent pas... tant qu’on ne les remue pas]), il plaque de toutes ses forces un la extraordinairement aigu qui fait, dans la mesure suivante, l’effet d’une sorte d’écho produit par un jeu des deux mains rappelant presque le son des cymbales. La seconde moitié de la comparaison est l’antithèse et le pendant de la première image (« Mihent meg mozditod... » [Mais dès qu’on les fouille...]). La partie vocale rime avec les deux premières séries chantées, mais le caractère musical du tout, par opposition avec le statisme du début, est extraordinairement dynamisé par la partie de piano. De même, Kurtág met en musique la seconde moitié du morceau et son allégorie en opposant un caractère statique et un caractère mouvant. La phrase vocale systématiquement accentuée à rebours, avec sa prosodie à la Beckmesser, montre avec une ironie infinie ce qui se cache derrière l’attitude « souvent paisible » de « bien des hommes » (« soc ember ») : « Igy soc ember, mikor nem kisirtgettetic, sokszor czendesz » [De même, bien des hommes, souvent paisibles tant qu’ils ne sont point exposés à la tentation...]. Le compositeur fait éclater au grand jour, avec une force comparable, les mauvais instincts cachés de ces mêmes « soc ember » dans le motif caractéristique et récurrent de la partie de piano, qui est empruntée à l’accompagnement du thème du Péché. La musique de la phrase finale produit l’effet d’un véritable ouragan et intensifie le texte jusqu’à en faire une véritable vision (« de ha rea rohan... az ördög izgatasa... ottan fel indul... » [mais ils révèlent leur ignominie... lorsque le Diable... les aiguillonne]). Là encore, on peut constater le soin apporté par le compositeur au modelé dans les rimes existant entre les phrases musicales, dans la structure strophique du morceau (fel indul —fel indul). Nous sommes ensuite irrésistiblement entraînés par l’élan de la dernière phrase, qui nous projette dans le volet instrumental du n° 7, lié au précédent par un enchaînement de trilles, qui gronde tout le long du clavier comme un Allegro barbaro moderne. Ce morceau molto agitato est caractérisé par des notes plaquées pareilles à des coups de maillet, un rythme sauvage tout en triolets, des répétitions de notes martelées et un élan irrépressible, jusqu’au moment où il s’éteint dans un mouvement de trilles venu pratiquement des abysses. Puis il émerge de nouveau pour reprendre en une sorte d’écho la conclusion du volet n° 6, toute la phrase vocale et pianistique effrenée du « de ha rea rohan... », mais cette fois en une paraphrase instrumentale. C’est ainsi que ce passage du n° 7 se transforme en troisième strophe du n° 6. Par son tempo très rapide et son caractère de mouvement plus véhément et plus rythmique encore que ceux du morceau précédent (nous avons affaire ici à un più agitato à 9/8), le volet n° 8 se rattache étroitement aux nos 6 et 7, avec lesquels il constitue une unité de forme assez importante. Là aussi, la tâche du compositeur consistait à mettre en musique une comparaison négative inspirant la répulsion (« Mint az soc czic a kadba, avagy az Nyiuec a dögbe... » [Pareilles aux innombrables loches d’une cuve ou aux vers d’une charogne...]), mais cette fois, les paroles suggèrent un caractère de mouvement nettement défini, un grouillement, une agitation confuse, la proximité d’une masse gluante, répugnante. Les trouvailles illustratives de l’aspect visuel de la partition sont des plus éloquentes. On y trouve en effet des « tourbillons » rapides comme l’éclair, des trémolos vibrant avec légèreté, des amas de notes et des cascades glissant dans les deux sens d’un bout à l’autre du clavier, le tout allant de pair avec les vibratos (notés dans la partition) du soprano, ses dérapages sur les voyelles graves, un « he-he-he » bêlant et un glissando vocal géant absolument irrésistible, à deux reprises, sur une octave entière... Le compositeur a imaginé la laideur et le caractère difforme de ce ton forcé et pour ainsi dire pressuré avec un tel réalisme qu’il a inscrit à côté de la dernière note les mots : « hápogva, vagy ugatva » [gloussé ou aboyé].
36Nous avons déjà mentionné le fait que le n° 9 constitue une variation instrumentale du n° 1. Le n° 10, lui, présente une forme tripartite, un ton et un style des plus stricts qui sont une fois de plus intégralement issus du texte. L’évocation de Saint-Jean est la première allusion nette à la Bible dans la seconde partie, et même dans l’œuvre tout entière. C’est dans ce passage aussi qu’il est question des « verbes » et d’une analogie avec les travaux de la terre (« Ez igec ollyac mint egy kemeny, eros, eles kapac... » [Les verbes que voici sont autant de bonnes houes bien dures, bien résistantes, bien aiguisées]), qui évoquent l’atmosphère du Nouveau Testament. Là encore, les images musicales sont basées au niveau primaire sur l’illustration des mots, en l’occurrence les coups de houe rapides en double croche bien détachées qui se succèdent forte et risoluto. Il vaut aussi la peine de s’arrêter un instant sur le travail de détail. Les trois adjectifs successifs, qui ont la même valeur dans le texte (kemény, eros, éles, c’est-à-dire dures, résistantes, aiguisées), sont transformés par la musique en crescendo sur le plan du sens et des sentiments. Le compositeur, par le recours à un même intervalle, traduit en musique la comparaison des « verbes » aux « houes » (« igec », « kapac »), les points culminants de la première et de la dernière partie, qui ont le même tempo, sont construits en vertu d’un même geste musical, rimant réciproquement (ré-sib-si = ré-sib-do), et ainsi de suite.
37Les notes et les couples de notes séparées par des pauses des parties vocale et instrumentale, en contradiction flagrante avec une mesure à 4/4 promettant une pulsation égale et tranquille, alternent capricieusement. Cette intonation bien particulière se rapporte aux cœurs « arrogants, durs et mauvais » (« gonob és kemeny lelkü ») et à leur caractère « mauvais profondément enraciné » (meg gyôkerezett gonoszagokat), et l’on retrouve là aussi le ton propre au Diable. Le texte rend possible l’élaboration d’un volet central lent, allant s’élargissant, à la ligne mélodique rigoureuse (« hogy meg ismernec az ö belsö... [afin de leur montrer ce qui est mauvais]), et l’on trouve bien entendu des illustrations musicales dans les notes du dernier mot du texte hongrois (« gonoszagokat » — mauvaiseté) dans la façon dont l’envergure du Péché est rendue, et dans la manière dont la mélodie part de la notion la plus aiguë de ce volet n°10, pour aller s’évasant, avec des syncopes, et se terminer grotesquement sur des notes caricaturales, brèves et très détachées. Mais tout ceci n’est que la surface. Cette fois, la couche profonde de l’expression réside dans la structure du morceau, dans un canon à trois parties construit sur un modèle à la Webern et allant jusqu’à changer son sujet. De même que la musique religieuse ancienne faisait fréquemment allusion au caractère unique de Dieu, à la Trinité et à la signification symbolique des différentes entités théologiques sous une forme numérique et que le choix de la tonalité était assez souvent déterminé par le sens mystique du nombre des altérations figurant à la clef (voir par exemple le triple Prélude et fugue en mib majeur du troisième livre des Clavierübüngen de J. S. Bach, qui encadre les vingt-et-un Chorals du Dogme), Kurtág évoque lui aussi le personnage de l’Evangéliste, la sévérité de ses prédications et le caractère d’acte de foi que revêt la parabole de Bornemisza en choisissant ce style contrapuntique très strict à trois parties. Si l’on peut considérer que l’image sonore du chandelier mentionné plus haut est dans la ligne de la tradition ludique de la « musique pour les yeux » des temps anciens, ce canon a sa place parmi les coups de maître intellectuels les plus transcendants de la musica riservata. Et peut-être avons-nous réussi à montrer là, dans cette partition moderne de Kurtág, la présence en filigrane d’une tradition historique multiple sans laquelle cette musique n’aurait jamais vu le jour...
38C’est dans les ténèbres que prend naissance le ton propre à la troisième partie des Dits de Péter Bornemisza, qui consiste en poésies et en sermons sur la Mort. Le prélude (n° 1, Sinfonia) égrène dans le registre le plus grave du piano des accords serrés, effrayants, extrêmement sombres, presque roidis. Des motifs s’éveillent peu à peu dans les entrailles des harmonies, les accords compacts du piano s’allègent et s’élargissent jusqu’à former des arpèges aériens rappelant le jeu de la harpe, et le molto sostenuto se rapproche de l’andante. Et brusquement, un matériau thématique agitato au caractère giusto, dur, dissonant, impitoyable, nous fait émerger de l’obscurité, et ses dernières notes jouées marcatissimo nous projettent littéralement dans le morceau suivant, le presto, qui compare la mort aux rets s’abattant sur les oiseaux. En l’occurrence, la technique bien particulière de la composition dodécaphonique devient expression et concourt à l’illustration. Les segments triples et quadruples de la série de douze notes deviennent autonomes, et les notes changent de place dans les limites de ces motifs miniature. Les motifs de trois notes, chromatiques, évoquent les oiseaux se débattant dans les lacets, leurs battements d’ailes désespérés, tandis que les formules de quatre notes se durcissent pour former une série de quartes (il en a déjà été question à propos des thèmes), et descendent abruptement dans les régions graves, illustrant le mouvement et le caractère des rets tombant sur la proie. L’équilibre du morceau est assuré par le rapport réciproque qui est établi entre le 4 x 3 et le 3 x 4, et l’élan du piège se refermant sur la victime est freiné par la structure en canon des séries de quartes.
39Nous avons déjà eu l’occasion de parler du thème de la Fleur, c’est à dire des pièces lyriques des numéros 3 et 5 de ces poésies macabres. Mais il n’a pas encore été question de l’élément central de ce morceau en trio, le morceau n° 4, qui est marqué giusto et agitato. Le sermon de Bornemisza a trait au caractère horrible et effrayant de la mort. La musique embrasse cette atmosphère sous trois angles différents. En effet, l’inéluctabilité de la mort, son approche fatale, sa force foudroyante, et la réaction humaine la plus ancienne et la plus caractéristique de toutes à la mort d’autrui, le ton des lamentations funèbres et des nénies, sont rendus triplement par un rythme monotone du type ostinato, un accompagnement de piano qui passe d’une partie unique à d’effrayants édifices ténébreux à dix parties, et une mélodie vocale gémissante, plaintive. L’exposé assez long des maux, des douleurs, des tourments physiques et psychiques causés par l’approche de la mort, des révoltes, de la peur et de l’affliction est rendu par la musique sous forme de motifs expressifs changeant au piano (fragments de gammes chromatiques, trémolos, échafaudages de secondes, groupes d’accords changeant de registre, etc.), et dans la partie vocale par un dessin mélodique développant le ton de lamentation funèbre mentionné plus haut, en grossissant par endroit les détails. Puis, lorsque le sermon arrive au moment où l’âme est arrachée au corps (contraste symbolique de coloris dans la partition !) et à la description de la mort proprement dite, la musique de Kurtág transforme le tableau dépeint en véritable vision d’Apocalypse. Les effets du piano tiennent lieu d’orchestre et de chœurs, la partie vocale devient de plus en plus irréelle en passant par des intervalles de plus en plus vastes, et la musique finit par jouer la scène de la brutale séparation du corps et de l’âme, avec une exaltation profonde (« minden tagoknac és inaknac faydalmaual » [en torturant chaque membre, chaque nerf]), ou plus exactement, elle peint littéralement plutôt qu’elle ne dépeint les membres tordus, les nerfs et les ligaments arrachés, les muscles crispés, douloureusement tendus, en une fresque plus digne des monstres de Jérôme Bosch que de l’art d’un Dürer. La musique adoucit ensuite en une sorte d’écho l’expression poétique passablement rude du sort de la dépouille mortelle de l’homme et de sa décomposition (« az testet dögge, büdösse, porra és hamua teszi » [pour finir par réduire le corps à l’état de charogne, de pestilence, de poussière et de cendres]), la voix du soprano se décolore en un chuchotement dépourvu de hauteur sonore définie, et la partie de piano s’éteint ppp.
40Le volet n° 6 de la troisième partie constitue le morceau le plus simplement formulé de tout le Concerto. L’élaboration dodécaphonique des thèmes joue un rôle dans son style, mais celui-ci a pour éléments déterminants une déclamation très nettement hongroise et une structure des séries et des lignes rappelant celle des chants populaires. La partie de piano est en réalité dominée par un caractère d’accompagnement en accords, avec des valeurs longues et des séries d’accords statiques ou répétés. Les intervalles eux-mêmes se sont pour ainsi dire radoucis, la superposition des secondes, leur registre et leur exécution ont un caractère plus moelleux, et l’on rencontre dans cette musique des octaves et des tierces. Pendant un certain temps, la partie vocale prolonge la ligne mélodique chromatique plaintive du n° 4, mais elle trouve bientôt son propre ton de déclamation et de prédication (« valaha meg nem kellen halni... » [qu’il lui faudra mourir un jour...]). Qui plus est, la seconde fin de phrase (« czauarog, busong, ordit, iaygat » [chacun tremble, se désespère, crie et gémit]) est déclamée comme dans un mélodrame par le soprano, à une hauteur que le compositeur n’a fixée qu’approximativement, sur l’accompagnement du piano. Dans le volet central forte, ce style récitatif et déclamatoire passe brusquement au dialogue théâtral (« Mit sirsz, nyaualyas ? Mit rikoltsz ? » [A quoi bon ces larmes, misérable, à quoi bon ces cris ?]), puis le sermon s’achève doucement sur de magnifiques lignes mélodiques descendantes rythmées par le discours.
41Ce style ascétique, dépouillé à l’extrême, produit sur l’auditeur une impression extraordinairement profonde. Il irradie la pureté, et il y a dans son atmosphère quelque chose d’archaïque, d’ancestralement collectif, de rituel. Les rimes musicales finales des séries métamorphosent le texte en prose en véritable poème. Les tritons, qui conviennent à merveille au sujet, sont présents tout au long de la prédication, de la première phrase (« halni » [mourir]) jusqu’à la dernière (« Halalhoz közel iöt... czauarog... ordit... ezzel... mennec... »), et déterminent nettement, dans le troisième volet qui suit le dialogue, la structure strophique au schéma A-B-A1-A2. (Les deux premières séries ne diffèrent qu’au plan du rythme, le tracé de la troisième s’écarte davantage de celui des deux premières, mais sa rythmisation est exactement identique à celle de la première. La série B, qui est en fait une demi-série, met en lumière la tendance chromatique que recelaient les séries A, et on retrouve le ton monotone d’un rituel dans la ligne descendante de chacune de ces séries, ainsi que dans leur caractère fortement rythmé). Jusqu’au XVIe siècle, c’est-à-dire précisément jusqu’à l’époque où vécut Bornemisza, il était paraît-il habituel de lire à haute voix. La lecture muette visuelle, intériorisée et purement individuelle a été l’une des « conquêtes » de la civilisation européenne. La déclamation à laquelle Kurtág a recours pour rendre ce ton de prédication mais aussi de confession nous ramène à l’époque de Bornemisza. En effet, la musique de Kurtág est en réalité une « lecture » à haute voix de ce texte magnifique, dont la beauté pourrait rivaliser avec celle des Ecritures. Le ton qui caractérise le morceau suivant, le n° 7, s’explique, au-delà des images du texte, par sa fonction et son contexte dramatiques. La musique grazioso-dolce que la partie de piano danse pratiquement avec ses apoggiatures et ses formules rythmiques très mobiles, apporte une touche de fraîcheur et de clarté entre le sermon sur la mort du n° 6 et la scène de la mise au tombeau qui lui fait suite. Deux harmonies (augmentées) du piano, aériennes et imbriquées l’une dans l’autre, posent le ton propre au tableau des jardins, et la partie vocale flotte, ploie et ondoie avec grâce parmi les fleurs odorantes et les beaux fruits. Lorsque le texte parvient à la seconde comparaison, la partie de soprano continue encore pour un temps sa danse printanière en s’accrochant au mot « szép » [beau], invitée qu’elle y est, entre autres, par des adjectifs à la consonance particulièrement belle et d’une grande élégance ; elle nous a fait passer entre-temps du plein air à l’intérieur de « beaux palais richement ornés, aux murs tendus de tapisseries » (« iratos és karpitas fris Palotaba »). Cependant, on voit déjà apparaître dans la partie de piano les accords compacts mais enjoués, en arpèges, de 8, 9 puis 10 sons, des « lourdes portes défendues par maints verrous et serrures » (« eros, zauaros és kolczos ajtok »), accords au-dessus desquels le tracé de la partie vocale va lui aussi se redresser, se durcir et devenir presque rectiligne. Les accords de la conclusion « ouvrent » peu à peu, de leurs notes fondamentales ascendantes, qui vont s’atténuant, les lourds verrous, et après un point d’orgue, c’est le paradis qui s’offre à nos regards. C’est à ce stade qu’intervient la parabole, la seconde partie du morceau, lente mais sempre grazioso, étant donné que le prédicateur compare la vie éternelle aux jardins printaniers en fleurs. Les courbes mélodiques initiales de la partie vocale descendent vers la Terre promise en suivant avec une hésitation émerveillée les degrés d’un accord de neuvième très romantique. La partie de piano est aérienne, d’où un contraste marqué avec les accords compacts des lourdes portes ; l’atmosphère est créée par des accords de quintes en écho et des figurations dolcissimo rapides, moelleuses, spacieusement étagées, qui s’étalent dans l’espace et jettent leur lumière du haut des sphères. Le morceau s’achève sur une répétition du texte, phénomène des plus rares chez Kurtág, et donc sur une double série dans la musique. Il vaut la peine d’examiner de plus près cet effet d’écho moderne très particulier, dans lequel la deuxième partie de cette double série se fond en un accord final répété sous une forme inchangée et qui va s’atténuant.
42Le volet n° 8, celui de l’enterrement, constitue la fresque musicale la plus imposante du Concerto, une fresque qui procède d’une seule et unique trouvaille imitative. On entend en effet peu à peu se dégager une extraordinaire sonnerie de cloches de l’enchevêtrement contrapuntique des différentes voix juxtaposées et superposées largo, sur fond de la première Fugue en do dièse mineur du Clavier bien tempéré... On croirait, comme à la première page de « L’Elu » de Thomas Mann, entendre toutes les cloches de Rome sonner en même temps, remplir l’espace sonore tout entier et accompagner la partie vocale en tenant lieu d’intermèdes instrumentaux.
43Le solo du soprano se meut dans un couloir étroit et sinueux de petits intervalles, avec ici et là des plaintes chromatiques. L’intonation de cette scène d’enterrement nous ramène, et c’est on ne peut plus logique, à celle des paraboles sur la mort des volets 4 et 6. Tout comme le précédent, ce morceau comporte une césure marquée par un point d’orgue. La deuxième partie molto calmo, au tempo un peu soutenu, démarre assez lentement et tire un canon à deux parties d’un motif de nénie chromatique. Ce ton intime prend la relève du son des cloches lorsque les paroles parviennent à la phase la plus humaine de l’enterrement : « be takarituan ingeben, lepedeiöben... » [soit enveloppé d’une chemise et d’un linceul...]. Après une nouvelle et longue pause, c’est le retour de la majestueuse sonnerie des cloches, qui accompagne le défunt jusqu’à sa dernière demeure : « tiztessegesen kisirczuc el az sirhoz... » [que nous le conduisions avec révérence jusqu’à la tombe]. L’image du cortège funèbre se perd dans le lointain, et lorsque le prédicateur élève de nouveau son sermon à la sphère des rapports personnels avec le mort, on entend une nouvelle fois au piano, dans le registre le plus aigu, ppp, dolcissimo, le motif de nénie aérien et transfiguré qui étend sur le corps du disparu le linceul d’un double canon à deux parties, celui de l’humilité et de l’amour (« alazatossaggal és szeretettel »). Et le vent nous apporte de plus en plus loin le son étouffé des cloches dans des mesures finales qui présentent un caractère d’épilogue.
44Nous avons déjà parlé, à propos de la technique dodécaphonique rigoureuse, du volet n° 9, qui sert de conclusion au cycle de la Mort. A présent que nous l’envisageons dans le contexte de l’enchaînement des différentes parties de l’œuvre, il apparaît clairement que sa structure en canon découle organiquement de celle de la scène de l’enterrement. Il se termine lui aussi sur un accord en écho, comme si le compositeur voulait nous rappeler la formule finale du prélude instrumental qui constitue le premier volet de la troisième partie.
45La grande nouveauté de la quatrième partie de l’œuvre réside dans son premier volet, qui est un solo du soprano dépourvu d’accompagnement et marqué parlando rubato cantabile. Nous avons déjà dit qu’il en existe aussi une version avec accompagnement instrumental, mais que c’est cette version solo qui a en fin de compte été intégrée à l’œuvre définitive. Elle n’est pas entièrement exempte de précédents. En effet, la musique de la Fleur, dans la troisième partie du Concerto (volet n° 3), était elle aussi essentiellement monodique. Mais alors qu’elle nous avait fait jouir de la beauté d’une série et d’une mélodie comptant en tout et pour tout onze notes, le morceau qui nous occupe révèle l’invention mélodique de Kurtág dans toute son extraordinaire richesse. Quoique la version instrumentale permette de mieux découvrir le sens harmonique, les notes qui servent d’axe ou de cadre et les sons fondamentaux de telle ou telle phrase de la mélodie monodique, nous sommes d’avis que la mise en relief de la logique issue de la culture monodique qui gouverne les fluctuations de la ligne mélodique permet de se rapprocher davantage de la nature véritable du matériau. La mélodie repose sur les piliers des valeurs longues notées en rondes. Les autres sont orientées sur celles-ci, tendent vers elles ou partent d’elles, dessinant en ornements l’espace séparant deux piliers sonores de ce type. L’importance de ces valeurs longues est aussi démontrée par leur appartenance sérielle (mib, ré, fa#, fa, do, la, sol, sib, réb, la, fa). En effet, la série de onze notes qu’elles constituent dure exactement jusqu’à la fin de la première partie de la grande forme. Malgré ces apparences, nous sommes déjà fort loin du principe de la composition dodécaphonique, et la façon dont la tonalité est rendue sensible puis « désaccordée » indique plutôt des liens avec l’esprit de Bartók. Cette partie quasi recitativo ou plutôt arioso, est suivie d’une « aria », en l’occurrence le thème de la Foi, que nous avons déjà analysé. La note fondamentale de l’arioso est le réb, et il culmine sur le mib. C’est entre ces deux notes qu’est tendu l’arc du premier mot (hit— la foi), et les autres sons de la phrase musicale parcourent et reparcourent cet espace qui leur est réservé en suivant un mouvement gracieux, balancé, comme s’ils étaient ivres de sommeil. La deuxième phrase musicale aboutit aux nouvelles notes de soutien dans un élan plein de vivacité (celui qui traduit l’être vivant) pour se balancer, rappelant elle aussi en cela le mélisme suggéré auparavant par le rêve (álom), sur une nouvelle voyelle « á », celle du mot állat [être vivant] (fa#/fa —fa#/do# —fa#/do), tout en chantant nettement à notre oreille son harmonie cachée (fa-la-do-fa#). Après ces grands intervalles remplis de l’intérieur et deux phrases, liées entre elles, des branches de la mélodie amplement bercées dans l’air libre, le caractère de la musique devient plus marqué ; on a l’impression d’assister au début d’un volet médian, les courbes mélodiques se font plus anguleuses, plus droites, et les intervalles géants de l’encadrement, les neuvièmes, commencent leur extension vers l’extérieur : nous sommes parvenus dans la sphère surhumaine des onzièmes et des treizièmes. Ce changement a été causé par les deux mots qui représentent le point culminant du sermon, le nom de Dieu (Isten) et la lumière divine (világosság). Risoluto ma teneramente : résolument mais avec tendresse, note le compositeur à l’adresse du soprano. Le saut périlleux qui fait franchir à celui-ci vingt et un demi-tons, par son caractère extraordinaire qui fait sentir la proximité du Tout-Puissant, donne le frisson, et les doubles notes qui vous étreignent ensuite évoquent avec réalisme la brutalité du verbe « se saisir » (« megragadni »). La phrase qui suit, cependant, traduit déjà l’existence d’un Dieu miséricordieux. Les notes de la mélodie liées entre elles se mettent à voleter autour de la lumière qui les attire (poco a poco più scorrevole e raddolcendo), et c’est le moment glorieux, sublime, où la clarté du symbole de la lumière (le chandelier !) se répand sur toute la musique, au point culminant de l’intensification. C’est dans cette lumière qu’apparaît le thème de la Foi, dont les notes-piliers initiales (ré#, ré) évoquent la source de toute clarté, le Seigneur miséricordieux. Comme on le voit, Kurtág réussit un véritable tour de force théologique lorsqu’il intègre à la sphère de Dieu, du Pardon et de la Foi, leur antithèse même, le Péché humain... L’essence de l’effet ainsi produit n’a cependant rien d’un plaisir d’ordre purement intellectuel comme celui que procure la musica riservata. Elle réside d’une part dans la beauté naturelle d’une mélodie qui fait alterner librement les caractères du récitatif, de l’arioso et de l’aria, et d’autre part dans une combinaison extraordinairement heureuse du talent du compositeur pour la construction stricte et rigoriste et de son inventivité mélodique spontanée. Depuis le mouvement intitulé « Mélodie » de la Sonate pour violon seul de Bartók, la musique monodique savante n’était plus parvenue à de tels sommets.
46Le deuxième volet de la quatrième partie de l’œuvre allie le ton fondamental dolce de cette « Mélodie » à un caractère leggero, pour s’immerger littéralement dans l’harmonie de la nature telle qu’elle apparaît au croyant. L’expression musicale y est basée sur une image extérieure et sur une image intérieure. La première est inspirée au compositeur par la voûte céleste. On sent vibrer dans la partie de piano le scintillement de milliards d’étoiles, et on retrouve cette scintillation dans les motifs de la partie vocale (sur les mots « Napot, holdat, czillagot », [le soleil, la lune, les étoiles]). Quant à l’image intérieure, elle est le reflet dans l’âme de la lumière irradiée par les astres, sous forme d’un rayonnant sourire humain. C’est le rire enivré et grisé de Zarathoustra qui emplit l’univers. Ces quelques pages de la partition irradient un bonheur profond que rien ne trouble. Il vous soulève, vous délivre, répétant avec un naïf plaisir dans son langage musical propre : « neked, neked, neked mosolyognac... » [c’est à toi, à toi, à toi qu’ils sourient...].
47Et nous voici parvenus au point névralgique, au cœur même du Concerto de Kurtág, le troisième volet de la quatrième partie, la « Somme des Dits de Péter Bornemisza », qui récapitule les thèmes précédents et les situe dans un nouveau contexte réciproque. Nous nous trouvons en présence de la variation la plus imposante et la plus complexe de l’œuvre, une variation qui se rapporte à plusieurs morceaux, qui place dans un ordre et un éclairage définitifs le grand thème des Dits et les idées de Péché, de la Mort et de la Foi. Elle ne réévoque pas l’ambiance oppressante des nuits peuplées de tentations démoniaques. C’est sur la lamentation du cortège funèbre qu’est construite sa partie lente. Le compositeur y associe d’autres motifs et accélère le tout jusqu’à en faire un scherzo sauvage aux allures de danse macabre qu’il traque presto, prestissimo et sempre agitato à travers les étendues désertiques du désespoir (disperato !) jusqu’au moment où nous parvenons, après être passés par une nouvelle couche de lamentations funèbres, au grand plateau largo du Péché. De là, nous nous enfonçons dans les abysses du Mal en descendant une gamme caractéristique, puis nous parvenons par le chemin sûr d’un canon à deux parties à la vaste salle de la Foi, où s’élève de nouveau la voix humaine, la vox humana, qui entonne la mélodie de l’espoir et du pardon.
48Le vingt-quatrième et dernier volet de l’œuvre (n° 4 de la quatrième partie) fait pendant au premier et s’en inspire. De toutes les variations du Concerto, c’est là la plus vigoureuse, la plus énergique. Cette fois, nous ne sommes plus effrayés par l’évocation des démons nocturnes : c’est le manteau émaillé de mille couleurs de la nature printanière en fleurs qui nous est tendu pour nous réchauffer et nous réconforter. Plus de stile concitato, dont la pulsation démoniaque et le rythme monotone étaient si écrasants dans le tout premier morceau : cette fois, le thème désormais familier des Tentations se lance dans une danse printanière toute de gaieté et de sérénité, tandis qu’il s’ouvre explosivement dans la partie vocale, pareil en cela aux bourgeons et aux fleurs en bouton en train d’éclore qui sont évoqués par les paroles :
49Et le texte de se faire l’écho joyeux de tout ce renouveau : « ki fakadoznac » (« les arbres se parent de bourgeons et de feuilles toutes neuves... »). Et c’est le miracle. Des quintes justes s’élèvent du clavier, la partie vocale elle-même gambade en quartes et en quintes justes. On se pince presque, mais ce n’est pas un rêve : « Nar fog tenni » [l’été n’est pas loin]. Des accords de piano compacts, sombres, tombant comme des couperets, ainsi que le ton soudain amer de la déclamation vocale évoquent « les gelées, les frimas, la neige, l’humidité et les tempêtes d’un long hiver » (« az fagyos, deres, hauas, vizes, haborgo Teeli idö »). Mais ce sera bientôt, promet Bornemisza, ce « bel été qui nous réchauffe, qui apporte à la nature mille parures, la fait verdoyer, donne naissance et vie à toutes choses » (« elö iö az nagy szep leegitö, meg ekesitô, zöldellitö, teremtö es eltetö Nyari idö »). La musique de Kurtág, quant à elle, va s’évasant, s’ouvrant complètement à nous. Nous sommes encouragés par quelques tierces majeures, puis le tempo s’accélère, et le caractère enthousiaste des figurations de l’accompagnement se pare encore d’un magnifique ornement vocal : « nyá-á-á-á-ri » [ce bel é-é-é-té]. Et à présent que Bornemisza, après toutes ces fleurs et tous ces arbres, entreprend de peupler son paradis personnel de toutes sortes d’animaux, avec une inventivité et une générosité qui font presque penser au cinquième et au sixième jours de la Création, Kurtág donne lui aussi libre cours à son humeur ludique. Ses images musicales des oiseaux volant au plus haut des cieux, du bétail mugissant, des agneaux bêlants, font penser à Haydn, aux traits de la naïveté bucolique. Une nouvelle courbe mélodique dolce et un enchaînement de trilles apaisent la musique et l’amplifient. Les neuvièmes créent une atmosphère radicalement différente de celle du Péché ou de la Mort. « Szé-é-p... » [beau], disent-elles, « kerti » [des jardins], poursuivent-elles, et ces intervalles géants ne sont plus du tout effrayants. Ils ont plutôt pour effet d’ouvrir, au-devant des accords de piano à la résonance profonde et du point d’orgue qui délimite cette partie du morceau, un horizon immense, sublime et majestueux. En effet, après qu’il ait été question du monde végétal et du règne animal, le prédicateur nous parle de l’homme, de ceux « que l’hiver avait laissés tout transis et affamés ». L’évocation de ces malheureux fait intervenir pour la dernière fois dans la partition les motifs tristes se mouvant dans un couloir exigu qui nous est désormais familier, et c’est aussi à ce stade de l’œuvre que le compositeur a recours pour la dernière fois au ton réconfortant de prédication et de déclamation (« megmelegitetnec » [réchauffant]). La partie de soprano, elle aussi, se détend et s’apaise, en passant à trois reprises par le contre-sol (comme si la voix humaine se refusait à croire qu’elle est vraiment parvenue là au bout de son chemin). Le piano fait rouler dans les profondeurs graves un motif ostinato au-dessus duquel les accords de quarte et de neuvième les plus fréquemment entendus dans le Concerto s’agencent en enchaînements de quartes. Le thème s’élève une dernière fois dans le registre de violoncelle du piano. C’est là un adieu qui rappelle celui de l’andante du Concerto pour violon de Bartók, et l’on pense à l’image de la branche couverte de bourgeons se mirant dans les eaux profondes. Les trois dernières notes sont répétées en écho, pour finir par se fondre elles aussi dans les vagues infinies du registre.
50Nous voici donc arrivés, au gré de l’enchaînement du texte et au fil de la déclamation, des illustrations de mots, des images et des caractères musicaux plus complexes, seulement suggérés, au bout d’une gigantesque partition qui contient près de quarante minutes de musique. La principale impression qu’on en retire est celle d’une extraordinaire richesse au plan des intonations. Seul un poète véritable est capable d’atteindre à l’expression si vaste et si nuancée de tant d’états d’âme, de sentiments et de caractères, dans les limites d’un style à ce point dépouillé et condensé. Cette multiplicité de tons et d’attitudes, tout en frappant avant tout par son originalité et la personnalité souveraine qui s’y exprime, révèle aussi ses origines profondes et peut être rattachée aux grandes traditions de périodes fort différentes de la musique européenne. Les liens les plus importants, les plus profonds, sont ceux qui rapprochent cette musique de celle d’Anton Webern, et ce tant au plan de la technique utilisée qu’en raison des similarités de ce que l’on pourrait appeler la constitution nerveuse des deux compositeurs. A travers Webern, elle se rattache aussi au contrepoint archaïque des ricercari et des canzoni du début de la période baroque, voire même aux techniques de composition prédéterminées de la fin du Moyen Age et aux chefs-d’œuvre artisanaux de la polyphonie vocale de la Renaissance. De même, Kurtág entretient avec Schütz des liens extrêmement étroits en raison du ton biblique des Dits de Péter Bornemisza, de sa conception dramatique de l’illustration du texte, et surtout de l’égocentrisme religieux qui en régit le ton. C’est de Schütz que Kurtág a hérité cette façon si complète, si dynamique, de dégager pluridimensionnellement la musique du texte, d’évoquer et d’actualiser avec une telle force les paraboles bibliques, de les transformer en poésie lyrique. Et puis il y a l’influence de Bach, source inépuisable et critère éternel de la pensée musicale de Kurtág, l’une des inspirations décisives de son langage pianistique, et celle de Bartók, qu’il doit sentir très proche de lui dans ses solitudes nocturnes et ses poursuites effrénées. On retrouve encore, dans cette œuvre hyperindividuelle, citadine et européenne, indirectement, le suc nourricier des lamentations funèbres collectives, de la structure strophique du chant populaire et de la prosodie hongroise, sans parler des réminiscences du Lied romantique. Et n’oublions pas non plus de souligner une dernière fois l’importance et l’actualité que revêt aux yeux de l’auteur la forme beethovenienne et, plus généralement, la dramaturgie thématique et motivique de la musique classique, surtout des variations beethoveniennes, qui ont été léguées à Kurtág en droite ligne par Liszt et Bartók. C’est à tout cela que nous pensons lorsque la beauté de la composition de Kurtág nous apparaît comme symbole de la rencontre naturelle, de la fusion complémentaire, inspirante et enrichissante du vaste et complexe héritage de la musique européenne et des conceptions, des techniques modernes de composition.
51Il n’empêche que c’est sans doute en envisageant cette monumentale série de variations sur les thèmes musicaux de la Tentation, du Péché, de la Mort et de la Foi comme une version moderne du poème dramatique de Faust, que l’on se rapproche le plus de son essence véritable, de son noyau profond. Et à ce stade, il faut évoquer, quoique brièvement, l’extraordinaire Faust du XXe siècle et l’immortel personnage d’Adrien Leverkühn, le compositeur à jamais lié à la maladie, au mal, à la mort et au génie du Docteur Faustus de Thomas Mann. L’analyse technique de l’oratorio et de la cantate écrits par Leverkühn, l’Apocalipsis cum figuris et les Plaintes du Docteur Faustus, par Thomas Mann et Adorno, met bien entendu en relief quantité de détails, de caractéristiques et de formules qui (chose d’ailleurs inévitable et toute naturelle dans le cas de deux compositions qui se meuvent dans des sphères de style apparentées, le style de la seconde Ecole de Vienne prise au sens large) peuvent aussi être découverts dans l’œuvre de Kurtág. Qui plus est, la dualité de variation de caractère négatif/positif de lApocalipsis cum figuris (« in dem sirrenden, sehrenden Sphären¬ und Engelsgetön ist keine Note, die nicht, streng korrespondierend, auch in dem Höllengelächter vorkäme » [(...) mais ce chant susurrant et strident des sphères et des anges ne contient pas une note qui par une stricte correspondance ne se retrouve aussi dans le rire de l’enfer]) vient à l’esprit avec insistance lorsqu’on pense aux liens de variation comparables qui existent entre le morceau initial (n° 1) et le morceau final (le vingt-quatrième, n° 4 de la quatrième partie) des Dits de Péter Bornemisza, qui partent du même matériau pour évoquer les choses démoniaques et humaines.
52Mais de telles généralités du style musical ne servent à rien lorsqu’il s’agit de comparer concrètement des compositions. Le fait demeure que les liens existant entre les deux œuvres sont évidentes même sans s’aventurer sur un terrain aussi peu sûr. Evidemment, le tour d’horizon de l’histoire universelle par lequel Thomas Mann actualise le personnage de Faust, dont il projette l’ombre sur le drame, la Schicksalstragödie du peuple allemand, est fort éloigné de la musique et de cette composition hongroise. Quoique l’ouvrage original de Bornemisza abonde en éléments de ce genre, il ne peut être question, dans le Concerto de Kurtág, d’une telle distance, d’une telle transposition parabolique. Il n’empêche que la conception artistique mûrement réfléchie de la fusion entre le ton des livres populaires et des prédications du XVIe siècle et l’œuvre d’art raffinée de l’époque moderne, ainsi que la finesse de cette conception, constituent un critère esthétique caractéristique aussi bien du roman de Thomas Mann que des Dits de Péter Bornemisza de Kurtág. Personnellement, je n’ai connaissance d’aucune musique contemporaine qui exprime à ce point, par des nuances d’images et de scènes (et donc sans condenser le tout dans un effet de choc global, général — sans uniformiser), un vécu qui soit à la fois populaire — de la fin du Moyen Age, et intellectuel — du XXe siècle. C’est là le message de l’« ange du poison », aussi bien dans le roman que dans la musique ; et du fait de l’alternance dans les deux premières parties du Concerto du stile concitato et du ton de scherzo, on peut lui trouver des liens spirituels fort étroits avec les « petits êtres essaimants », les symboles du Démon qui hantent Leverkühn. Mais dans la troisième partie de l’œuvre, le plateau de la balance penche dans l’autre sens. On n’y trouve plus aucune allusion aux considérations théologiques ironiques du roman. Dès lors, la muse qui inspire le compositeur du Concerto n’est plus Samiel, mais l’Ange de Bonté. Les neuf morceaux de la Mort produisent sur l’auditeur un effet de catharsis, recréant autour de lui le pur silence de la nuit, celui des heures de sombre méditation solitaire, réconciliant notre existence avec l’univers et résorbant la tragédie individuelle de la mort dans la certitude de l’éternité de la nature. Enfin, la quatrième partie de l’œuvre irradie la beauté enivrante de la musique, car elle a la force, l’inventivité nécessaires pour proclamer la vertu préservatrice, consolatrice et rédemptrice de la Mélodie. Et l’on peut écouter le dernier volet de sa musique de renouveau de la nature, de printemps, de retour à la vie, comme une mélodie de l’éternel féminin retrouvée pour un instant en cette seconde moitié du XXe siècle... Les plaintes du Docteur Faustus ? La musique de Kurtág nous dit que les pactes passés avec le diable peuvent être rompus. Un coin de ciel bleu apparaît au-dessus de la musique européenne. Et la promesse faite dans la citation de Bornemisza qui figure dans l’avant-propos de la partition est tenue : « Ceux qui viennent seulement de faire connaissance avec les tentations du Diable en éprouveront de l’horreur. Mais ceux que leur lutte avec le Démon a laissés abattus et sans force y puiseront courage et réconfort, car ils verront ainsi qu’ils ne sont point les seuls à être en proie aux tentations du Diable ».
Notes de fin
* Paru pour la première fois in Kroó, György (éd.) : Miért szép századunk zeneje ! [Pourquoi la musique de notre siècle est-elle belle ?], Budapest, Gondolat, 1974, pp. 319-368.
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Ligeti - Kurtag
Ce chapitre est cité par
- Ricardo, João. (2021) Image–Music–Text: Operatic Experiments in the Age of the Audiovisual Essay. INSAM Journal of Contemporary Music, Art and Technology. DOI: 10.51191/issn.2637-1898.2021.4.6.40
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