Portrait d’un compositeur vu par une cantatrice*
Entretien avec Adrienne Csengery
p. 184-194
Texte intégral
1La question peut paraître un peu conventionnelle, mais elle est d’un grand intérêt : comment cela a-t-il commencé ?
2— C’était il y a plusieurs années, déjà. Un jour, en automne, le téléphone à sonné. György Kurtág était au bout du fil. (Je n’avais aucune idée de ce qu’il me voulait). Il me raconta brièvement qu’il avait écrit un morceau sur des textes russes, sur des poèmes de Rimma Dalos. C’était, me dit-il, une œuvre de commande pour Pierre Boulez et pour l’Ensemble InterContemporain. La première devait avoir lieu en juin. C’était en 1980. Mais la création n’eut pas lieu : ni la cantatrice, ni l’orchestre n’étaient en mesure de préparer une œuvre dans un délai aussi réduit. Kurtág, là-dessus, cherchait désespérément une chanteuse capable d’interpréter ce morceau : la date de la nouvelle première avait déjà été fixée au mois de janvier de l’année suivante (1981). Boulez s’était engagé à faire des préparatifs plus sérieux que cela avait été le cas auparavant. Mais comme il ne trouvait pas de chanteuse appropriée, il s’adressa à András Mihály, le directeur de l’Opéra national de Budapest, qui me proposa.
3Avais-tu une expérience quelconque, auparavant, avec la pratique d’interprétation de la musique contemporaine ?
4— Bien sûr. Je l’avais déjà à l’époque où j’allais encore au conservatoire. Mon répétiteur, József Bakki, était compositeur. Il est mort, hélas.
5On trouve aussi son nom parmi les compositeurs préférés de Kurtág...
6— Non sans raison. C’est József Bakki qui m’a fait prendre conscience, pour l’essentiel, des problèmes liés à l’interprétation de la musique de notre siècle. Il encourageait chacun de ses élèves à se familiariser aussi avec la musique de son époque. Ce n’était pas une pratique généralement répandue. D’autre part, depuis notre premier concert commun à Berlin-Ouest, András Mihály m’engageait souvent avec son ensemble ; et puis j’avais déjà fait une grande expérience avec Lulu sur la scène de l’opéra. Bref : j’avais déjà un minimum d’expérience. Cela dit, j’étais d’abord une chanteuse d’opéra : je ne me suis pas imaginé, à l’époque, que je pourrais consacrer ma vie, à l’avenir, et avec la plus grande énergie, à la musique contemporaine. J’étais donc extrêmement heureuse et je dis à Kurtág que je voulais surtout voir la partition du morceau pour m’assurer que j’étais capable de le chanter.
7Connaissais-tu déjà, à l’époque, les premières œuvres de Kurtág ? (Notre opéra ne grouille pas, il est vrai, d’artistes considérant que la musique contemporaine a une importance, et a fortiori qui l’interprètent) ?
8— Oui, je les connaissais déjà. J’admirais beaucoup Kurtág, et j’avais le sentiment qu’il était l’un des compositeurs les plus importants de notre temps — et pas seulement sous l’angle de la musique hongroise. Pour certains d’entre nous, c’était déjà clair après ses premières œuvres. Que je puisse être celle qui interpréterait peut-être une nouvelle œuvre de lui était pour moi un tel honneur que j’en restai bouche bée. Je suis donc passée le voir. Il s’assit modestement au bord de son lit, prit la partition en mains — il n’existait pas de transcription pour piano, et il s’agissait d’un ensemble de quatorze instruments solistes) et...
9Il s’agit bien de l’histoire du cycle Trousova...
10— Tout à fait. Les Messages de feu R. W. Trousova : c’est le titre de l’opus 17 de Kurtág. Bref, il me dit que puisqu’il était difficile de jouer l’œuvre au piano, il allait au moins tenter de chanter la partition vocale, afin que je puisse me faire une idée du morceau. Mais il devait en même temps traduire les poèmes, mes connaissances en russe n’étant pas suffisantes pour que je puisse comprendre à la première audition les textes de Rimma Dalos. Kurtág commença à chanter ; nous avancions pas à pas, et une évidence m’apparut peu à peu : c’était, précisément, une œuvre écrite pour moi... Nous convînmes ensuite que j’emporterais la partition et que je commencerais à travailler sous la direction de mon répétiteur. Le temps passa vite ; cet automne-là, j’avais une foule d’obligations. Il me fut tout simplement impossible de travailler sérieusement sur la musique de Kurtág. De temps en temps, bien sûr, je lisais la partition, j’étudiais certaines parties, mais à chaque fois j’étais forcée de constater que l’ensemble était tellement difficile qu’il était pratiquement impossible de se consacrer à ce cycle en faisant autre chose en même temps. Je ne pouvais pas savoir, naturellement, que Kurtág, pendant ce temps, se faisait de plus en plus de soucis ; nous étions déjà en novembre, et je n’avais toujours pas donné de mes nouvelles. Il m’appela donc une nouvelle fois au téléphone et me dit que savoir où j’en étais ne l’intéressait pas, qu’il voulait m’entendre chanter tout de suite.
11Et les répétitions communes ont commencé ?
12— Oui, elles ont commencé. Je me suis mise à chanter, mais pas une seule note n’était à sa place — du moins selon l’idée que s’en faisait Kurtág. N’importe qui aurait commencé par se sentir stupéfait par l’opiniâtreté et la rigueur incroyables dont Kurtág fit preuve à mon égard. D’un côté, toute cette situation était honteuse pour moi : j’étais là, devant lui, et je ne connaissais pas vraiment les morceaux. Mais d’un autre côté, j’avais le sentiment qu’il avait créé un chef d’œuvre, et que je ne devais avoir qu’une seule idée en tête : consacrer toutes mes forces pour que ses conceptions deviennent des réalités. Autrefois, quelqu’un avait fort justement qualifié Kurtág de « sculpteur de notes » ; moi, donc, je lui offrais ma voix, comme on offre un bout de bois à un sculpteur pour qu’il puisse le ciseler. Il se proposait de faire sortir son morceau du néant en utilisant ma voix. Il m’« utilisa » comme si j’étais un instrument de musique (non, pas comme ça ; puisqu’un instrument de musique est fabriqué avant que l’on s’en serve) ; il « m’utilisa » comme une flûte qu’il faut d’abord tailler. J’y ai pris un plaisir que je n’avais pratiquement jamais ressenti auparavant, bien qu’il m’ait fait accomplir un travail monstrueusement dur. Monstrueusement dur, car je devais parfois chanter une seule note cinquante fois à la file tant que ce n’était pas ce qu’il voulait entendre. Quand il avait, au bout du compte, l’impression que je n’étais absolument plus capable d’exaucer ses vœux, il prenait une bande de Schubert ou de Schumann, ou me demandait d’apporter la Traviata ou la transcription pour piano de la Flûte enchantée, et me disait : « Chantez donc le passage « Tamino mein », à présent. Je le chantai avec élan, car je connaissais relativement bien le rôle de Pamina. Toutes mes gênes, toutes mes crispations avaient disparu ; alors, tout d’un coup, retentit le son dont il avait besoin dans la Trousova. Alors il me dit : « Eh bien, vous voyez, c’est la même chose ici ». Et à cet instant, je compris ce que voulait Kurtág... Soudain, j’eus comme une illumination : pour lui, quand il réfléchit à une voix chantée, l’important est toujours la belle tonalité. Plus tard, aussi, alors que nous travaillions ensemble depuis longtemps,il continuait à me répéter sans arrêt que l’expression est naturellement un élément important ; il faut, à tout moment, exprimer ce qui se trouve dans une image sonore. Pourtant, aucune expressivité, aucun moyen extrême ne doit être employé aux dépens de la belle voix chantée. Si, après l’interprétation d’une mélodie, l’auditeur peut uniquement conclure que la composition est complexe, c’est que le chanteur a mal chanté.
13Comme Kurtág est « têtu » lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre ses conceptions originelles ! Dans quelle mesure le chanteur, l’interprète, a-t-il droit à la parole, peut-être comme « co-créateur » ? Du reste, connaissant la collaboration créatrice qui vous lie actuellement : ce genre d’atelier n’existe pas partout.
14— Lorsque nous avons abordé le travail sur la Trousova, je n’avais aucune idée préconçue. Le premier stade de cette collaboration qui existe aujourd’hui était à l’époque, de mon côté, un « dévouement » sans réserve. Kurtág pouvait donc réellement éprouver le sentiment d’avoir trouvé un « instrument » à demi achevé, sur lequel il pouvait à présent continuer à travailler à son idée. Je consacrai toutes mes forces à réaliser ce qu’il exigeait de moi. Car, il faut l’admettre, Kurtág était très « têtu », mais il ne me le laissait jamais sentir. En tout cas, je ne ressentais pas sa rigueur comme une violence. J’avais l’impression que Kurtág était un maître qui me guidait, et qui plaçait plus de confiance en ma personne que je ne le faisais moi-même. Il me croit capable de beaucoup plus de choses que je ne l’estimais moi-même jusqu’ici. Il entend dans ma voix toute la beauté à laquelle je n’osais même pas penser dans mes rêves. Il y entend pour ainsi dire, la possibilité. Exactement comme dans les Jeux. Ce qui est ahurissant, dans ces petits morceaux pour piano, c’est précisément que Kurtág parvient à libérer les enfants de toutes leurs inhibitions. Même si l’enfant n’est pas encore agile dans son jeu (ou ne peut pas l’être), Kurtág lui permet de croire qu’il peut déjà jouer comme les « grands ». L’attitude dont il fait preuve est à peu près la même que celle que j’avais ressentie à mon égard lors des répétitions. Une dose incroyable de confiance et d’amour...
15... qui devance la capacité ?
16— Exactement. Kurtág dit que l’essentiel n’est pas que les doigts de l’enfant se déplacent extrêmement vite ; la seule et unique chose importante, c’est qu’il se sente bien au piano, et d’autre part que la musique retentisse.
17Et ton rôle ? Tu m’as toi-même parlé, autrefois, des innombrables variations des Fragments d’Attila József. Pour la création à Budapest, on a même donné deux variantes de l’ensemble du cycle.
18— A cette époque, notre collaboration remontait déjà à une année entière, et ma personnalité commençait progressivement, elle aussi, à jouer un rôle. Ou plus précisément, les possibilités qui étaient jusqu’alors cachées dans ma personnalité. Kurtág avait l’intention de tenir compte aussi, et consciemment, de mon opinion. Il incluait dans ses morceaux mes éventuelles variations.
19Les variantes que tu avais proposées ?
20— Ce serait trop dire ! Non, plutôt les variantes qui avaient résulté de notre travail, et dont la plupart étaient en rapport avec des difficultés techniques non surmontées. La maîtrise de ces passages fut un travail commun. Quelqu’un, un jour, dans un article ou une critique, a affirmé, de manière ahurissante, que j’étais une co-créatrice. Il n’est pas question de cela ! Je suis bien loin de pouvoir être une co-créatrice... Mais il y a une autre chose grandiose dans la méthode de Kurtág, dans son dessein pédagogique : c’est l’idée que le résultat ne compte pas à ses yeux. Cela ne l’intéresse pas de savoir si, à un moment donné, je suis capable de résoudre tout ce qui est apparu comme un problème. La seule et unique chose notable, à ses yeux, c’est de savoir si je me trouve sur le bon chemin, vers l’objectif qu’il nous a fixé. Cela correspond parfaitement à mes propres conceptions, car les succès trop rapides et spectaculaires me sont, à moi aussi, désagréables.
21Si l’on écoute attentivement la musique de Kurtág, on perçoit quelque chose de spécifique, quelque chose qui n’a rien à voir avec la musique d’autres compositeurs. Mais quand on dissèque ses œuvres, on peut y dépister la totalité du passé de l’histoire musicale : elle leur sert de base, d’une certaine manière. Ce n’est cependant jamais sous une forme figée, sous forme de collages, comme c’est la règle dans notre siècle, mais comme une trame vivante, avec laquelle il veut sans doute souligner la continuité culturelle...
22— L’une des raisons en est que Kurtág enseigne la musique de chambre — et non pas la composition, comme on le suppose partout — à l’Ecole supérieure Franz Liszt de musique. Il est donc précisément, dans la Hongrie actuelle, l’un des hommes qui connaît le mieux les grandes œuvres de l’histoire de la musique, et plus particulièrement la musique de chambre. Pour lui comme pour d’autres, l’histoire de la musique est une langue maternelle. Formulé en termes triviaux : il a toute la musique dans sa tête. Ses connaissances sont d’une étendue et d’une profondeur considérables. Il soumet les œuvres à une analyse tellement minutieuse, il entre si profondément en elles qu’il parvient effectivement à saisir « l’âme » d’un Lied de Schubert ou d’un morceau pour piano de Schumann, etc. Dès lors, on ne trouve pas de collages chez lui ; toute l’histoire de la musique est tissée dans ses œuvres d’une manière organique. De temps en temps, il a certains élans dont on pourrait dire : ce son-là paraît sortir d’un Lied de Schumann, ou bien : on dirait que ça vient de Wolf, ou encore : c’est une citation d’un quatuor de Beethoven. Mais il ne s’agit nullement de citations ou de reprises littérales. Kurtág a toujours la capacité d’intégrer l’essence de la chose dans ses propres œuvres. Et de la même manière, il bâtit, pendant les répétitions, sur un répertoire étendu (même si on ne fait parfois que le supposer). Kurtág a consacré une grande partie des répétitions de la Trousova à me faire chanter ou déchiffrer des Lieder de Schubert. J’ai étudié au moins cent Lieder sous sa direction. Nous avons aussi bien, par la suite, chanté des Lieder de Schumann, Brahms ou Richard Strauss. Pendant le travail, il a pour objectif de mettre au point un répertoire auquel il pouvait et peut se référer, sur la base duquel il pouvait et peut me mettre en lumière toute la problématique de ses œuvres.
23Pour moi, la musique de Kurtág incarne quelque chose que l’on a coutume, dans notre jargon esthétique, d’appeler nouvelle simplicité ou immédiateté secondaire. (Sous aucun prétexte, cependant, ce concept ne peut être confondu avec celui du « minimal art ».) On a à faire avec des formes et des structures sonores d’une maturité et d’une pureté inouïes ; cela va même parfois jusqu’à la simplicité transparente de l’art populaire. Mais quand on se penche de nouveau sur les œuvres avec un regard analytique, on voit s’ouvrir un large espace, non seulement en direction du passé musico-historique, mais aussi du travail intellectuel. Cette simplicité est le résultat d’un rude effort intellectuel ; elle ne relève sans doute pas plus, ou presque, de la pureté du Volkslied.
24— La spontanéité et la conscience sont elles aussi toujours présentes pendant les répétitions. Cela résulte de la nature de son talent. Son caractère est ainsi fait qu’il n’est pas non plus capable de donner une autre forme à ses cours. D’une part, l’érudit qui interprète, qui analyse tout est toujours là, effectivement capable d’expliquer la place de n’importe quelle note ; et il le fait aussi, le cas échéant. Pourtant, ce n’est pas l’essentiel à ses yeux. En tant qu’artiste, en tant que compositeur, il veut toujours entendre la totalité. Mais parfois, il nous arrive aussi de nous perdre dans des questions de détail. Par exemple, telle ou telle tournure de mon interprétation ne lui plaît pas parce qu’elle n’est pas suffisamment bien dosée ; ou encore, disons, un intervalle ne le satisfait pas, ou l’harmonie du passage n’est pas suffisante. Alors il se met à transposer, et même, dans certaines circonstances, à transformer. Parfois, il refond des lignes mélodiques entières...
25La composition se poursuit donc presque pendant les répétitions ?
26— Exactement. Avec une imagination incroyable, il « fabrique » des exercices adaptés aux situations qui se présentent.
27Ces situations sont-elles purement musicales, ou sont-elles aussi interprétables au niveau scénique ? J’ai, pour tout dire, l’idée fixe qu’une puissante volonté d’échappée en direction de la scène sommeille dans les œuvres de Kurtág (c’est particulièrement vrai pour Trousova mais aussi pour les Scènes d’un roman...
28— Dans les cas mentionnés, nous n’avions que des problèmes musicaux à surmonter. Nous ne pensions pas en termes de situations scéniques. Jamais. La tendance théâtrale reste latente chez Kurtág ; il ne la concrétise pratiquement jamais. Kurtág ne se réfère jamais à la scène. Au contraire. Il n’emploie le mot « scène » que dans un sens péjoratif. Dans les cas où je ne suis pas capable d’exprimer quelque chose par ma seule voix, j’emploie des moyens — selon lui — non autorisés, c’est à dire des modes d’expressivité théâtrale.
29Kurtág exige donc que tu te retiennes, dans ton rôle de cantatrice d’opéra. Je suis malgré tout d’avis que la musique de Kurtág sonne d’une telle manière que la scène est virtuellement là. Ce n’est pas un reliquat de quelque chose qui relève de l’opéra dans ton interprétation, mais au contraire un grand résultat, de nouveau un geste artistique.
30— Le geste scénique, lui aussi, doit être audible dans ma voix. Kurtág me dit toujours (entre temps, Kurtág et moi, nous sommes devenus de bons amis, c’est pourquoi nous nous tutoyons ») : « Ce n’est pas toi qui dois te déplacer, mais ta voix ». Il a parfaitement raison. Il ne veut avoir ce qui relève de l’opéra que par l’intermédiaire de l’expressivité de ma voix. Chaque pensée, chaque sentiment ne devrait s’exprimer que par elle. En aucun cas par une mimique, derrière laquelle ne se trouve la plupart du temps aucun substrat vocal. Je ne devrais pas chercher à remplacer par ma gestuelle ce qui manque dans ma voix. Je dois donc tout surmonter en mettant entre parenthèses les éléments spectaculaires.
31Excuse-moi, mais je suis têtu. Pour moi, il s’agit en effet de l’un des problèmes esthétiques centraux de la musique de Kurtág. Une chose est sûre à mes yeux : Kurtág n’écrit pas des Lieder. Nous ne possédons pas encore d’expression pour désigner plus précisément le nouveau genre qu’il a créé, et qui se forme dans son atelier ; l’ordre cyclique de sa singulière activité renvoie, il est vrai, à quelque chose qui ne constitue pas un simple cycle de Lieder.
32— La plupart du temps, je donne à ces cycles le nom de monodrames. Car une action dramatique se cache derrière Trousova ; Les Scènes d’un roman constituent, dans un autre sens, sans doute, mais tout de même, un drame ; en fin de compte, les Fragments Attila József sont eux aussi un drame...
33On devrait donc voir apparaître, à ce moment-là, un conflit fructueux, qui pousserait vers l’avant, entre le compositeur et l’artiste qui interprète l’œuvre. Kurtág exige en effet de toi que tu réprimes tes facultés de comédienne et que tu fasses tout ressortir par ta seule voix. Tu qualifies toi-mêmes ces morceaux de monodrames. Ne s’agit-il vraiment pas ici de musiques de scènes « avortées », intériorisées, qui sont encore au stade de la recherche du média qui leur convienne le mieux ?
34— Je crois qu’au plus profond de lui-même, Kurtág sait parfaitement qu’il ne cesse de composer des drames. Même dans ses pièces pour piano, il écrit des opéras camouflés. En fait, c’est son genre.
35Pourquoi, dans ce cas, n’écrit-il pas de « véritables » opéras pour la scène ?
36— Concrètement, on peut ramener ce phénomène à une seule cause : il n’existe pas de livret qui s’y prête. Il n’a tout simplement trouvé aucun texte, à ce jour, qui lui ait convenu.
37Je n’abandonne pas mes doutes. Cela ne peut pas dépendre uniquement d’un livret ; à mes yeux, une cause beaucoup plus convaincante serait un conflit intérieur, ou le fait que Kurtág estime que les conditions dans lesquelles les opéras sont aujourd’hui présentés sur la scène ne lui laissent aucun espoir de voir ses conceptions mises en œuvre.
38— C’est tout à fait possible. Pourtant, il y a une chose que je sais très précisément — il m’en parle assez souvent : les Dits de Péter Bornemisza ont été écrits à la place d’un opéra. Ce morceau-là, lui aussi, est un opéra camouflé. A l’origine, en fait, Kurtág voulait écrire un opéra sur la Magyar Elektra [Electre hongroise] de Péter Bornemisza. A cette occasion, il a ouvert le livre des « tentations diaboliques » qu’avait écrit Bornemisza. Ces textes eurent un effet si terrassant sur lui qu’il se mit à composer. Ainsi naquirent les Dits. Mais il avait ainsi « désécrit » l’opéra qui se trouvait en lui ; on ne pouvait pas dire plus. Pourtant, Kurtág n’a pas encore réellement renoncé, à ce jour, à cet opéra. Il arrive aussi parfois aujourd’hui que dans les instants où il a le sentiment qu’aucune idée raisonnable ne lui viendra plus dans le domaine des inventions musicales, il prenne le livret de Magyar Elektra et tente de donner une forme musicale à certaines expressions de la tragédie. J’ai ici une quantité de ce genre d’essais...
39Dans tes archives personnelles ?
40— Oui. D’autre part, les pièces de Beckett ont un très grand effet sur lui. Lors de nos voyages à l’étrangers, nous (c’est à dire mon époux, Domokos Moldován, le réalisateur, et moi-même), cherchons littéralement des textes que nous pourrions fournir à Kurtág, dans l’espoir qu’ils l’inciteront à écrire un opéra, dont nous supposons que Kurtág y réagira. C’était par exemple le cas des dramaticules de Beckett. Précisément à cause de leur brièveté, à cause de toute leur problématique, qui présente une grande analogie avec celle des morceaux de Kurtág, ils nous paraissaient très attrayants. Un temps, nous avons supposé à juste titre que nous avions enfin trouvé le texte des opéras de Kurtág.
41Comment Kurtág procède-t-il avec les textes ? Est-ce qu’il lit simplement, dans ce genre de cas ?
42— Non, absolument pas. A vrai dire, il lit toujours de telle sorte qu’il entende en même temps la future musique qui s’y adaptera. Il lit tout en ayant à l’esprit l’idée que cela pourrait aussi devenir un morceau. C’est une fois de plus l’essence que saisit Kurtág, et qu’il tisse dans sa pièce éventuelle. Comme l’histoire de la musique. Il insère dans ses pièces les drames, l’art lyrique ; les romans de Dostoïevski s’y expriment aussi...
43... les expériences, les ambiances...
44— Tout. Kurtág éprouve un intérêt extrêmement vif pour la littérature et détient aussi, je crois, un talent d’écrivain. Dès lors, quand il compose, il est effectivement un partenaire à rang égal des écrivains.
45A-t-il aussi une grande activité d’écrivain qu’il cacherait au monde extérieur ?
46— Non, il n’écrit pas ; en revanche, il lit vraiment une quantité monstrueuse de textes. D’une manière très intense. En plusieurs langues. Par volumes entiers. Sa culture littéraire est aussi large et aussi profonde que sa connaissance de l’histoire de la musique... Un temps, nous avons pensé qu’il écrirait peut-être un opéra d’après Dostoïevski. Mais tout a échoué, un projet après l’autre... Et fréquemment au tout premier stade... Souvent, il s’arrête même avant la première esquisse... Une chose est sûre, pourtant : l’écriture d’opéra le préoccupe toujours, sans cela il ne promettrait pas à tout le monde qu’il va en créer un ; mais il n’y parvient pas. On peut vraiment qualifier cela de situation conflictuelle. Le conflit, cependant, se déroule dans un lieu très profond. Il rappelle le conflit qui caractérise la situation actuelle du drame hongrois. Le fait que malgré tous les efforts, on ne voit pas venir grand chose. Le drame hongrois n’existe pas au véritable sens du terme...
47Bien qu’on écrive pas mal de drames...
48— Exactement. On écrit, mais quelque chose comme le drame hongrois contemporain n’existe pas.
49Nos compositeurs manifestent eux aussi un certain empressement à écrire des opéras ; le monde musical tout entier a donc été profondément outré quand j’ai eu le toupet d’affirmer qu’il n’existait pas d’opéra hongrois, et quand j’ai cité Kurtág comme contre-exemple, comme celui qui a la force de résister aux séductions du commerce de l’opéra.
50— Je formulerai cela ainsi : on n’écrit tout simplement pas ce dont l’époque a réellement besoin. Quoi qu’il en soit, c’est à peu près ce qui se passe pour Kurtág. Il lui faudrait un drame hongrois, pour qu’il puisse écrire son opéra. Sa langue maternelle, c’est le hongrois, même s’il maîtrise plusieurs langues européennes presque aussi bien que sa langue maternelle. C’est ici et maintenant qu’il attend les réponses à ses questions. Ou au moins, à défaut, la confirmation de ses questions...
51... ce que je veux dire, c’est que celui qui a déjà appris à penser pour un média acoustique sera aussi capable de discerner le questionnement dans les œuvres de Kurtág : ce besoin de questionnement désespéré de notre époque, toujours ainsi fait qu’on n’y traite jamais des problèmes superficiels, mais toujours des questions essentielles de l’existence humaine. Mais comme Kurtág n’est pas un homme du succès facile, des demi-mesures ou des solutions apparentes, il n’écrira pas d’opéras — du moins à mon avis — avant d’être totalement convaincu de l’authenticité de son propre questionnement artistique.
52— Sa simplicité est aussi, de ce point de vue, le produit d’une souffrance où l’on se torture soi-même. Kurtág a les idées parfaitement claires sur les besoins de notre époque (car on a, malgré toutes les apparences, besoin entre autre de l’opéra, du théâtre musical), et ne veut pas y répondre d’une manière superficielle. Mais pour l’instant, lui-même ne connaît pas encore le « comment ».
53A vrai dire, ce sentiment de responsabilité envers son époque se manifeste aussi par le fait que Kurtág (et bien qu’il sache magistralement les façonner) laisse souvent ses œuvres ouvertes. Il se réclame — comme Moussorgsky — de l’esthétique du « work in progress ».
54— Il a effectivement une quantité de morceaux non achevés, ou qu’il a retirés...
55Il fait même éclater les formes « définitives ». Chez lui, tout continue à prendre forme, sans interruption. En fait, chez lui, la composition n’a pas de fin...
56— C’est aussi lié à son ouverture d’esprit. Il est capable de tout repenser ; chaque fois, il peut voir ses propres morceaux sous de nouveaux aspects. Il est doué de la faculté d’oublier ce qu’il a déjà écrit. Mais il a aussi une tendance à se replier sur lui-même, malgré son ouverture d’esprit. C’est vraiment étrange. Kurtág est compositeur. En tant que tel, il produit des œuvres destinées à un public. Il est pour ainsi dire contraint de se mettre à nu. L’existence de compositeur suppose en fait une personnalité extravertie. Or, il est extrêmement tourné vers lui-même, méditatif ; c’est un être qui se fait du souci à tout propos, qui transforme tout en une question de conscience personnelle. Comme je l’ai dit : il est empli du « sentiment de culpabilité » ; le plus souvent sans raison. Il sent le poids du monde sur lui, tout comme Attila József ou Béla Bartók. Et il s’en fait un problème personnel. Un problème moral. Il se bat toujours avec de graves conflits moraux.
57Dans la mesure où la perte des valeurs est une tendance fondamentale de notre époque, quiconque contribue à la création de valeurs ne peut qu’en souffrir. Les mots n’ont plus la signification qu’ils avaient autrefois. Des notions comme l’honneur, la vertu, l’amitié, l’amour, etc., ont à tel point perdu leur signification première que nous ne pouvons plus les interpréter aujourd’hui sous la forme d’un catéchisme, la vie quotidienne n’offrant plus de halte pour s’en préoccuper. C’est un conflit extrêmement lourd. Il est possible que beaucoup de ses contemporains passent par-dessus, l’âme légère ; mais cela ne devrait-il pas trouver son profond reflet chez un compositeur comme Kurtág ?
58Le déchirement intérieur de Kurtág est aussi lié à son économie personnelle, qui frôle la torture de soi-même. Au dénuement de ses œuvres jusqu’à leur squelette. C’est aussi un aspect de cette nouvelle immédiateté dont nous parlions. Une question de contrôle de soi. Une œuvre, pour lui, est vraiment sans cesse inachevée. Il y trouve toujours des passages qui doivent être améliorés. Il n’est jamais satisfait. Tout change, chez lui ; tout prend sans cesse une nouvelle forme.
59On pourrait se demander : se laisse-t-il réellement si fortement influencer par les circonstances ? Absolument pas. Au contraire. Il ne laisse pratiquement rien empiéter sur ses décisions. Les processus se déroulent en lui. Il n’entreprend des modifications que sur la base de son intime conviction — et pourtant, il n’écrit pratiquement pas une seule ligne (encore une contradiction) sans que Márta, son épouse, l’ait approuvée ; sans qu’il l’ait présentée à tout une série de personnes, dont moi. Il tient toujours compte de notre opinion ; et même dans ce cas, il nous comprend quand nous n’en avons pas ou quand — par tact, éventuellement — nous ne voulons pas l’exprimer. Il est clair, malgré tout, que les réactions spontanées des êtres humains jaillissent, même quand on cherche à les camoufler. Par exemple, un nouveau Lied ne me plaît pas ; je reste là, sans dire un mot. Il en tire aussitôt la conséquence que le morceau est mal composé et se met à méditer, le rejette, cherche de nouvelles solutions.
60Kurtág est une personnalité pesante. Un homme lourd. Mais il tente de le cacher par une quantité de comportements acquis. La plupart des gens, jusqu’aux membres de sa famille, ses amis les plus intimes ou ceux qui travaillent jour après jour avec lui ne peuvent pas s’en apercevoir. Il n’aime pas exprimer tout cela. Ce qu’il considère comme important, il l’inclue dans la composition de ses œuvres. En revanche, ce qui ne trouve pas de pendant dans ses morceaux n’a pas non plus d’importance. C’est ce qu’il pense. C’est pour cette raison qu’il refuse de donner des interviews. De là vient sa discrétion légendaire.
61Son laconisme.
62— Non, il n’est pas laconique. Ce n’est pas vrai. On pourrait plutôt dire qu’il a du mal à formuler. Il reprend tout mille fois. Non pas comme s’il ne savait pas ce qu’il veut dire. A chaque fois, il cherche une réponse dont le ciselage serait définitif. Y compris lorsqu’il parle.
63Cela vaut aussi pour la vie quotidienne ?
64— Pour tout. Il parle en bredouillant, car le contrôle du surmoi est toujours actif dans sa conscience. Cela l’empêche de se débarrasser de ses inhibitions. Mais il est vrai, et c’est une nouvelle fois en contradiction avec ce que je viens de dire, qu’il est, dans le plus beau sens du mot, un extraordinairement bon public. Le public le plus reconnaissant du monde, sur lequel on peut agir avec une facilité effrayante. Il se laisse littéralement enchanter. Nous avons pu en faire l’expérience à Paris, au théâtre d’Ariane Mnouchkine. A Londres, dans la pantomime de Lindsay Kemp, pour les films de Nikita Mikhalkov ou d’Andreï Tarkovsky, que nous avons vus avec lui. Ou aussi avec Lioubimov. Pourtant, il regarde aussi les « produits artistiques » inachevés de ses amis, même les films non montés de mon mari... et il donne de merveilleux conseils. Quand quelque chose est bon, c’est justement sur lui que cela agit le plus rapidement ; mais quand c’est mauvais...
Notes de fin
* Cet entretien a eu lieu le 1er juillet 1985 à Budapest.
Paru pour la première fois sous le titre « Portrait eines Komponisten aus der Sicht einer Sängerin », in Spangemacher, Friedrich (éd.) : György Kurtág, Musik der Zeit 5, Bonn, 1986.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988