Entretien avec György Kurtág
p. 173-183
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « György Kurtág, Entretiens, Textes, Dessins » (Contrechamps, 2009). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1— Je devais avoir onze ou douze ans lorsque se produisit ce à quoi je dois d’être devenu musicien. La radio diffusait la Symphonie inachevée de Schubert, et lorsque mes parents me dirent le titre de ce que nous étions en train d’écouter, je découvris avec stupeur que les adultes étaient à même de reconnaître la musique classique. Plus tard, alors que j’étais seul à la maison et que j’écoutais de la musique à la radio, je me rendis compte qu’il s’agissait à nouveau de l’Inachevée. Je demandai à mes parents de m’acheter la partition, ce qu’ils firent, et j’appris la transcription pour piano de la symphonie. C’est ce qui détermina le fait que la musique allait devenir extrêmement importante dans ma vie.
2Lorsque j’avais entre cinq et sept ans, j’apprenais le piano et j’aimais la musique classique. A l’âge de sept ans, je cessai d’apprendre et je perdis tout intérêt pour la musique. Je bâclais mes exercices de piano et n’en faisais guère que cinq ou dix minutes par semaine, du fait que mon propre jeu ne me permettait d’accéder à aucune impression profonde. Ce sont les danses, le tango, la valse et les marches qui me ramenèrent à la musique. J’avais une dizaine d’années lorsque je commençai à fréquenter un cours de danse ; puis nous sommes allés passer les vacances en famille à Baile Herculane1 : je dansais tous les soirs avec ma mère au « Kursalon ». Elle était alors très jeune et très belle...
3La danse constituait donc l’un des moyens de séduction mis en œuvre par ma mère durant l’été. En hiver, c’était le piano à quatre mains. Nous jouions des transcriptions brèves et rudimentaires de différents passages d’opéras. C’était bon de danser avec elle (pour moi, chaque tango, chaque valse avait son caractère à part), et c’était aussi bon de jouer à quatre mains ensemble. Et voilà qu’un jour, nous nous sommes lancés sans préparation aucune dans le premier mouvement de l’Héroïque. L’entreprise dépassait largement mes aptitudes (et peut-être même nos aptitudes à tous les deux), mais nous avons lu entièrement la symphonie, puis nous sommes passés à la Première et à la Cinquième. (Mais ma mère n’a jamais voulu jouer la marche funèbre de l’Héroïque. A l’époque, j’y voyais de la superstition pure, mais il est possible que cela ait été en fait une prémonition, car elle est morte à l’âge de quarante ans seulement). Entre cinq et sept ans, j’ai même composé — deux petites pièces pour piano, je crois — et plus tard, lorsque la symphonie de Schubert m’a si fortement impressionnée, cela eut aussi pour effet de me ramener à la composition. Je voulais écrire une symphonie juive en mi mineur, qui aurait eu pour titre Eternel espoir. Mais en ce temps-là, j’écrivis aussi beaucoup d’autres choses.
4Des œuvres écrites par d’autres produisirent sur moi une impression profonde, mais il était généralement fort rare qu’une composition me fasse de l’effet à la première audition. J’avais par exemple lu beaucoup de choses sur la Neuvième, mais je fus très déçu en l’entendant pour la première fois, car les impressions littéraires que j’en avais retirées m’avaient orienté dans une direction toute différente. Elles m’avaient fait imaginer une Neuvième dont la réalité était si éloignée que je me sentis incapable de m’y habituer.
5La Cantate profane et la Musique pour cordes, percussions et célesta, elles, produisirent sur moi un effet foudroyant ; mais cela ne veut pas dire pour autant que leur influence se soit fait sentir dans mes propres compositions. Je fus influencé avec la même force par le Concerto pour violon de Bartók, que j’entendis pendant la guerre à la BBC. L’œuvre était introduite et analysée par Mátyas Seiber, ce qui n’empêche que je ne parvins guère à la suivre. Plus tard, cependant, deux ou trois mois après que je sois arrivé à Budapest, ce même Concerto devait produire sur moi l’une des impressions les plus profondes qu’il m’ait été donné de vivre. J’assistai alors à toutes les répétitions de Doráti et de Menuhin, puis j’appris la partie de piano de l’accompagnement (des années durant, je fus sans doute le seul à la connaître à fond), et je la jouai pendant plusieurs années avec Ede Zathureczky. Et toutes les fois que quelqu’un d’autre apprenait la partie de violon, j’étais là pour l’accompagner pendant les répétitions.
6Cette œuvre devait influer très directement sur la composition de mon Concerto pour alto. J’y ai même fait des emprunts, quoique l’influence du Concerto pour orchestre et de différentes autres compositions y soit plus sensible. Toujours est-il que la familiarisation, la connaissance acquise petit à petit, a toujours été plus importante pour moi que la première rencontre avec une œuvre. Généralement parlant, il ne m’est arrivé que rarement d’entendre quelque chose et de sentir immédiatement son importance.
7Il est une autre musique qui m’a profondément influencé : le Thrène « à la mémoire des victimes d’Hiroshima » de Penderecki ; un passage des « Dits » de Bornemisza, « La mort de l’homme... » (troisième partie), lui fait pendant. Le souvenir d’« A la mémoire des victimes d’Hiroshima » a nettement influé sur la structure de la partie de piano de ce passage.
8J’ai aussi été influencé par Webern, non pas en entendant ses œuvres, mais en les étudiant, en « interrogeant » les petits détails. Dans le cas de Bartók également, ma véritable rencontre avec sa musique s’est faite en m’exerçant à la jouer... La première de ses œuvres qui me marqua, lorsque j’avais environ quatorze ans et que je me destinais déjà à la carrière musicale à Timisoara, fut la deuxième Bagatelle. Je n’y compris pas grand chose. La suivante fut la Chanson des Neuf petites pièces pour piano de 1926. J’étais alors pensionnaire dans la famille d’un lycéen de mon âge. C’était un bon musicien, il jouait les classiques au piano, et je crois qu’il faisait aussi partie des chœurs lorsqu’on donna à Timisoara le Psalmus2. Mes exercices le faisaient entrer dans une fureur telle que, si je me souviens bien, il alla même jusqu’à me battre pour que j’arrête de jouer Bartók.
9En vérité, moi non plus je n’aimais pas Bartók. Il était pour ainsi dire trop horriblement bon... Dans Der 35. Mai, Kästner parle d’un oncle, vieux garçon, qui invite son neveu à déjeuner tous les jeudis. Il lui fait manger de la salade russe avec du sirop de framboise et toutes sortes de choses absurdes du même genre, et ils ne cessent de répéter en les absorbant : « N’est-ce pas horriblement bon ? ». Pour moi, la musique de Bartók était ainsi. La première fois que j’entendis le Château de Barbe-Bleue, par exemple, je trouvai cela positivement laid. Il n’empêche que l’œuvre me fit de l’effet. Sans compter que son charme se trouvait rehaussé par le fait qu’elle se heurta aux résistances de mon entourage. En fait, c’est en dépassant mes goûts et mon savoir personnels que j’ai découvert la saveur de la musique de Bartók.
10Ma première composition, que j’assume d’ailleurs de plus en plus, fut une Suite pour piano. Je ne sais plus exactement à quel âge je l’écrivis — seize ou dix-sept ans. Le premier volet, « On dirait quelqu’un qui vient » (Mintha valki jönne), est une réponse à un Lied sur un poème d’Ady3 écrit par Max Eisikovits, qui était mon professeur de composition. Son vécu profond, le fait d’attendre quelqu’un et de ne voir arriver personne, m’était douloureusement familier, et c’est ce qui a donné la première partie de ma Suite. En fait, nous ne sommes jamais allés avec Eisikovits jusqu’à la composition proprement dite. Nous n’avons fait, au prix d’un dur labeur, que l’harmonie et le contrepoint. En pratique, je n’ai jamais appris comme il l’aurait fallu la technique de la composition. Mes amis instrumentistes, un violoncelliste et un violoniste (Stefan Romascanu), s’en tiraient avec beaucoup plus d’aisance que moi.
11Curieusement, il m’est arrivé quelquefois encore, par la suite, de donner un programme à la première partie d’une composition. Tel a par exemple été le cas pour mon Quatuor à cordes op. 1. Je ne pourrais pas vous dire si j’y ai cherché et trouvé le programme en question après coup, ou bien si j’y pensais effectivement en l’écrivant. Je vivais alors à Paris, et je traversais une crise qui me mettait dans l’incapacité complète de composer : 1956 a vraiment été pour moi l’écroulement de tout un monde. Non seulement le monde extérieur, mais aussi mon univers intérieur. De nombreux problèmes d’ordre moral se posaient en rapport avec mon travail sous la direction de Marianne Stein, toute mon attitude humaine devenait problématique. Je touchai complètement le fond. Auparavant, j’avais rejeté sur les autres un tas de responsabilités, et il a fallu que je réalise pratiquement du jour au lendemain que c’était moi-même, mon propre caractère, qui m’avaient déçu. Je ne suis capable de composer que lorsque je m’entends pour ainsi dire bien avec moi-même, lorsque je m’accepte tel que je suis — lorsque je parviens en quelque sorte à une identité de vues avec moi-même. Or, à Paris, je réalisai jusqu’au désespoir que rien de ce que j’avais cru constituer le monde n’était vrai, et que je ne pouvais me raccrocher à rien dans la réalité.
12J’habitais chez un autre élève de Marianne Stein, une comédienne américaine, et en échange du logis, je promenais ses deux enfants dans le parc. Le parc en question était le parc Montsouris, un endroit magnifique, avec des arbres fantastiques. L’impression que m’ont laissée ces arbres en hiver fut peut-être alors ma première réalité. Cela dura jusqu’au printemps, et ce fut l’apparition de ma deuxième réalité : les oiseaux. Je découvris seulement plus tard que le merle était l’oiseau « fondamental ». Mais on retrouve aussi les pépiements querelleurs des moineaux dans le quatrième mouvement de mon quatuor, dans le scherzo des oiseaux. Une nuit, je fus réveillé en sursaut par le chant d’un oiseau que je n’avais jamais entendu jusqu’alors, et que j’ai identifié par la suite. C’était un rossignol — une merveille tout à fait à part...
13Cette année passée à Paris et le travail auprès de Marianne Stein ont pratiquement coupé ma vie en deux. Je perdis alors vingt kilos. J’eus un jour l’occasion d’accompagner le chanteur Pál Déry, qui avait entendu dire en Chine que les habitants se contentaient, s’il le fallait, de vingt grammes de riz par jour. Dès lors, je me nourris presque exclusivement de riz moi aussi. J’en mangeais la moitié avec un cube de bouillon et l’autre moitié avec quelque chose de sucré. Et puis je commençai à faire de la gymnastique. J’avais toujours été particulièrement peu doué pour cela. J’avais commencé par imiter les exercices que faisaient ma mère (lorsque j’étais à Paris, je l’avais perdue depuis plus de dix ans), mais par la suite, je les perfectionnai à ma manière. Mes mouvements étaient terriblement anguleux, c’était presque une pantomime. J’essayai alors de modifier aussi mon écriture et de la rendre plus anguleuse, plus crispée.
14L’étape suivante fut la construction de formes, également anguleuses, avec des allumettes. Je me créai tout un univers de symboles. Je me sentais moi-même dans un état comparable à celui d’un ver de terre, avec des caractéristiques humaines réduites à leur plus simple expression. Les formes construites avec des allumettes, des moutons de poussière (je ne faisais pas le ménage tous les jours) et des mégots noircis (car en plus, je fumais) me représentaient. J’intitulai ma composition en allumettes « Le cancrelat à la recherche de la voie conduisant vers la lumière » (j’avais posé à l’extrémité de la composition d’allumettes une forme lumineuse en aluminium ménager). Tel devait être aussi le programme du premier mouvement de mon quatuor. La lumière y est symbolisée par l’accord de flageolet, après toute cette saleté... J’ai failli écrire en exergue de ce mouvement deux lignes de Tudor Arghezi : Din mucegaiuri, bube si noroi. Iscat-am frumuseti si preturi noi [J’ai fait naître des beautés et des valeurs neuves de la moisissure, des plaies purulentes et de la boue]. Mais elles étaient déjà présentes au fond de moi lorsque je construisis mes compositions en allumettes.
15Cette citation est liée à quelqu’un, Felician Brînzeu, qui était professeur au collège de Lugoj. Dans ma vie, c’est lui qui fut le maître, le pédagogue par excellence. (En musique, c’est Magda Kardos qui devait me marquer ainsi d’une empreinte indélébile). Lorsque j’étais en seconde année de collège, Brînzeu parvint à faire apprendre la grammaire roumaine en l’espace de trois mois à une classe d’une cinquantaine de gosses, en grande partie des petits paysans, sans mettre une seule note, en parlant avec nous du programme tout le temps, au point que cela en devenait presque un jeu de société. Nous nous amusions formidablement, et il m’a fait comprendre pour le restant de mes jours ce qu’est la structure d’une langue.
16A part cela, c’était un directeur d’études des plus sévères, un rien sadique. Par exemple, quand il vous donnait une gifle, il y mettait toute sa force. C’est à sa personne que j’associe cette citation d’Arghezi, mais il se peut pourtant qu’elle se soit imprimée dans ma mémoire beaucoup plus tard, au cours de roumain du collège des Piaristes de Timisoara.
17En dessin, j’étais nul et j’ai échoué dans cette matière à l’examen. Je n’ai jamais été doué pour cela et aujourd’hui encore, je suis incapable de dessiner même les objets les plus simples. Mais durant l’année que je passai à Paris (et à la fin de la période de paralysie créatrice qui précéda Jeux, autrement dit un an environ avant leur composition), je passai des mois entiers à dessiner, et uniquement cela, ou plutôt à laisser des signes sur le papier. A Paris, je commençai par dessiner avec mes formes en allumettes. Ma chambre était pleine d’allumettes, et il fallait que je les détruise à chaque fois que je voulais faire le ménage. J’essayai donc, pour sauvegarder ces compositions, de les dessiner. Mais bien entendu, cela ne donna que des résultats absurdes. Puis je dessinai quelque chose — il y avait des étoiles sur les bords, et au milieu quelque chose de tordu en vrille. J’ai conservé le dessin, je l’ai encore. C’est cela que j’ai essayé de traduire en musique dans ma Pièce pour piano n° 7. Vers 1973, je me servais de bloc-notes — je marquais chaque page d’un signe en tout et pour tout en appuyant l’extrémité du crayon ou du stylo sur le papier et en bougeant brusquement la main. Il y avait peu de différence d’un signe à l’autre, mais j’ai l’impression que quelque chose en est néanmoins passé dans Jeux...
18Et puis mon enfance, de nouveau... Les lents processus d’évolution... A Timisoara, lorsque j’apprenais sérieusement le piano, j’avais une opinion passablement négative du jeu de ma mère. Quand j’étais petit, par contre, la musique qu’elle jouait avait une valeur bien particulière, pour une raison ou pour une autre. Elle jouait assez souvent des Sonates de Beethoven — l’Appassionata, la Pathétique, la Sonate en la bémol majeur, op. 26, ou encore l’op. 2 en fa mineur. Cette dernière m’a laissé un souvenir d’une importance toute particulière. Pour moi, le thème secondaire du mouvement initial, ou bien celui du dernier mouvement, constituent un fait littéralement archéo-musical. Par la suite, lorsque j’eus une dizaine d’années, les musiques de ce genre devinrent pour moi semblables les unes aux autres au point de ne plus pouvoir être distinguées, mais apparamment, je les reconnaissais fort bien lorsque j’étais encore petit.
19Je dois d’ailleurs dire que j’avais, enfant, beaucoup plus d’oreille qu’aujourd’hui. J’étais capable de restituer vocalement n’importe quelle musique, n’importe quel bruit extérieur. Une fois, je ne sais plus exactement quand, à l’époque où ma voix mua ou plus tôt déjà, alors que je chantais dans les chœurs, je me fis attraper ; on me dit que je dérangeais les autres choristes. Depuis, peut-être à cause de cela, je n’ai plus l’oreille absolue pour le chant. Même pour les autres sons, mon ouïe s’est plutôt détérioriée.
20J’ai d’ailleurs l’impression que ce n’est pas forcément avec les oreilles que j’entends et avec les yeux que je vois. A l’éqoque où j’étais collégien et où mes facultés s’éveillaient, j’ai lu pendant la guerre, dans l’Histoire de l’art de Lützeller, que l’architecture est en fait une impression spatiale, quelque chose qui vous entoure. Comme la musique, qui est aussi présente autour de vous. J’ai retrouvé cette impression dans mes rencontres avec les cathédrales, par exemple à Reims ou à Chartres. Celle de Chartres, par exemple, est de façon extraordinaire à l’échelle humaine, elle a juste les dimensions que l’homme est en mesure d’embrasser du regard, et j’y ai eu l’impression de sentir l’espace avec ma peau, avec mon dos, lorsque je ne regardais pas... Pour moi, il en va fréquemment de même pour la musique. Elle passe d’une façon mystérieuse d’une sensibilité à l’autre, j’entends les choses sans les entendre... J’ai vu cela même chez des personnes à l’oreille extrêmement sensible et exercée, à qui il arrivait parfois, quand elles étaient à la recherche d’un certain type de qualité, de ne pas s’apercevoir par exemple d’inexactitudes dans l’intonation. On peut observer dans les enregistrements des répétitions de Toscanini ou de Casais qu’ils laissaient passer des fautes, même graves, lorsqu’ils s’attachaient à quelque chose de particulièrement important pour eux : par exemple, Toscanini faisant reprendre à l’orchestre le deuxième acte de La Traviata et se sentant si heureux de pouvoir chanter le rôle de Violetta qu’il ne s’occupe pas le moins du monde du fait que l’orchestre prend l’eau de toutes parts...
21Cela m’est arrivé un jour, lors de l’enregistrement de mon Concerto pour alto. Je trouvais que les cordes n’étaient pas assez légères. Après coup, le maître de concert, András Simor, m’a dit que je n’avais été content de l’enregistrement que lorsqu’elles ne jouaient pas du tout...
22Quelle importance ont pour toi les sons de la nature ?
23— Nous en avons déjà parlé : les oiseaux, et avant tout, les merles. Lorsque j’étais à Berlin, il y avait un merle qui venait régulièrement chanter sur le toit de la maison où j’habitais. C’était un grand artiste, un vrai. Je logeais près du jardin botanique, et le quartier était toujours plein d’oiseaux. A l’aube, sur les trois heures du matin, les merles se réveillaient et se répondaient en chœur, de près et de loin. Je n’oublierai jamais une nuit où Péter Eötvös et moi sommes descendus dans le jardin après une conversation qui avait duré jusqu’aux petites heures, pour écouter ce concert. Les oiseaux et les arbres — voilà deux choses qui sont restées longtemps très importantes pour moi.
24Et les formes ?
25— Ah, les formes, j’entretiens avec elles un rapport bizarre, car j’ignore absolument si... Les formes, je ne les vois pas, et je ne me souviens pas davantage d’elles. Mais je me sens en sécurité dans leur voisinage. Je peux m’accrocher aux irrégularités et aux replis des branches tourmentées, quoique je sois incapable de les reproduire. Ces sinuosités sont dans la musique à l’origine d’un besoin de structure.
26Il s’agit d’ailleurs chez Thomas Mann d’un motif récurrent. Il écrit par exemple dans sa nouvelle sur Schiller, dans Schwere Stunde et dans l’une de ses lettres à Katia Mann, que le talent n’est guère qu’un besoin. Et que le talent est pour l’homme un fardeau des plus lourds à porter. C’est ce que représente pour moi l’entrelacs des branches tordues et de leurs sinuosités. Il y a un vers d’Attila József4 «Tar ágak szerkezetei tartják az üres levegöt » [Les structures de branches dépouillées soutiennent l’air vide] qui constitue pour moi une réalité et un programme.
27L’une de mes impressions musicales les plus foudroyantes, celle qu’a produite sur moi l’Auto-Concerto de Vidovszky, n’est pas, elle non plus, purement musicale. C’est une œuvre que j’ai vécue dès le tout premier instant comme quelque chose d’aussi tragique que du Beckett. Le tragique d’objets qui tombent d’eux-mêmes et qui font un bruit toutes les trente secondes sur une scène vide, leur poésie et l’extraordinaire économie de moyens qui permet à tout cela de se métamorphoser en forme musicale très stricte... Cela m’a bouleversé. D’ailleurs, le langage du Nouveau Studio Musical, qui était alors en train de s’élaborer, a joué un rôle très important au moment où j’ai mis en route Jeux — oser travailler en ayant recours à un nombre encore plus réduit de notes...
28Et la question du style personnel, du fait de se répéter ?
29— Là, ce qui domine, chez moi, c’est la façon dont je vis Bach à un moment donné. On trouve chez lui un cerveau qui fonctionne comme un ordinateur, qui est capable de partir tout simplement d’un même point pour faire le tour de toutes les possibilités de variations. On a tendance à dire, lorsqu’on entend des œuvres de Bach mal interprétées, dans lesquelles le matériau sonore n’est pas articulé, compris et rendu parfaitement, que les compositions en question sont toutes pareilles, que c’est toujours la même chose. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il faut être très prudent lorsque nous décrétons, même au bout de cinquante ou cent ans, que quelqu’un fait toujours la même chose ou reprend toujours les mêmes itinéraires.
30Il fut un temps où l’on avait trop tendance à penser que Stravinski avait donné le jour à un certain néo-classicisme et qu’il écrivait des œuvres en chaîne dans ce style. Avec le recul, nous voyons cela tout autrement. Le passage du temps a prouvé que ces compositions ne sont « toutes les mêmes » que pour l’auditeur superficiel : elles ont acquis entre-temps leur personnalité.
31Mais même dans le cas de Bartók, on a parfois tendance à dire qu’il reprend des découvertes précédentes, ou bien l’on perçoit une certaine fatigue dans les Contrastes, dans le Concerto : il ne s’agirait plus d’une musique vraiment nouvelle. Personnellement, je n’aime pas beaucoup les Contrastes, mais je ne suis pas certain d’avoir raison, car cela est peut-être dû au fait que je ne les ai pas étudiés suffisamment à fond, que je ne suis peut-être pas en mesure de les juger de l’intérieur. Dans le même temps, il faut aussi voir l’éclat dont se pare l’ut majeur dans le Rondo de Bartók : c’est cet ut majeur-là que j’entends, et non pas celui de la Sonate pour deux pianos, ni l’ut majeur de Pour les enfants.
32Dans le cas de tes propres œuvres, quelle importance accordes-tu au problème de la répétition de ce que tu as déjà fait ?
33— Une grande importance. J’oublie fréquemment ce que j’ai déjà écrit, et il m’arrive de refaire la même découverte. Après qu’un temps suffisamment long se soit écoulé, les passages où il y a de la fatigue me paraissent plus évidents. Par exemple, je vois à présent avec netteté quels sont les éléments de mon Concerto pour alto qui sont un peu éculés. Curieusement, ce sont précisément ceux qui paraissaient alors neufs ou osés, peut-être parce que les compositions de cette période étaient encore plus défraîchies, ou bien parce qu’elles puisaient à d’autres sources.
34Mais revenons à quelque chose de plus récent. Même dans le voisinage chronologique immédiat des Messages de feu demoiselle R. V. Trousova, les Fragments d’Attila József apportent beaucoup de neuf...
35— Je ne sais pas dans quelle mesure cela est vrai. András Wilheim, par exemple, trouve que je suis les mêmes itinéraires qu’auparavant. Moi, pour le moment, je ne peux pas en juger, il se peut que cela soit possible plus tard. Ce qui est certain, c’est que dans beaucoup de choses, d’une manière ou d’une autre, je reprends avec trop de régularité des chemins que je connais effectivement depuis longtemps. Pour moi, c’est quelque chose d’extrêmement important, et il faut que les choses se passent ainsi, mais cela peut changer. Pour cette raison, l’œuvre abonde en éléments dont il m’est complètememt égal de savoir s’ils me sont familiers ou non. C’est ainsi que le volet de « Lesz lágy hús mellé ifjú karalábé » [Il y aura de la viande tendre garnie de choux-raves nouveaux] a une musique parfaitement identique à celle de l’avant-dernière mélodie de K. Sz. — Bruit-souvenir. Mais du fait qu’elle abandonne dans la seconde moitié cette récitation comparable à celle du chant grégorien ou du chant populaire (à l’endroit où le texte lui-même change : « De ez már a mi porunkból fakad » [Mais cela procède de notre poussière même], elle trouve un ton neuf.
36J’ai voulu, avec les Fragments, donner naissance à quelque chose que je pourrais déposer comme un tract, et donc distribuer si je le voulais. Par exemple, « Irgalom, édesanyám... » [Pitié, Maman...].
37Il y a des problèmes auxquels on revient sans cesse. A présent, par exemple, j’ai envie de revenir au fait de « poser » ici et là des accords majeurs, comme l’accord de fa majeur des Microludes pour quatuor à cordes, que les deux violons jouent toujours sur trois cordes différentes. Et ce qui me préoccupe aussi, c’est de savoir ce que j’oppose à ce genre d’accord dans d’autres morceaux : prends par exemple le morceau d’accordéon des Jeux (Hommage à Borsody). On revient donc de temps en temps sur quelque chose d’identique pour en explorer les possibilités cachées. Evidemment, à partir de là, on peut sombrer dans la répétition... Certains morceaux en accords majeurs sont mal venus et sont restés au fond d’un tiroir. Il y en a d’autres que j’ai publiés, mais qui ne comptent pas au nombre des œuvres recommandées pour les concerts.
38Ce n’est pas notre faute si quelque chose réussit, et ce ne l’est pas davantage si cela ne réussit pas. Il m’arrive de temps en temps de rentrer de Budaliget5 en ayant le sentiment d’avoir découvert quelque chose de tout à fait extraordinaire — qui ne l’est pas. D’autres fois, deux minutes suffisent pour que voie le jour quelque chose à quoi je ne devrai jamais apporter aucune modification — par exemple « Irgalom, édesanyám... ». Je l’ai noté au crayon, et je n’ai plus eu à y changer une seule note. Les autres morceaux ont des versions nombreuses, sur lesquelles j’ai dû revenir de multiples fois.
39Ce qui est bon est donc pour moi un cadeau — je n’en suis pas responsable. Etant donné que j’ai dû m’habituer au fait d’être incapable d’écrire durant des mois ou des années entières, pouvoir composer quelque chose, n’importe quoi, est déjà un grand bonheur. C’est un cadeau en soi. Je suis aussi conscient du fait que les premiers morceaux constituent en quelque sorte des exercices d’échauffement préliminaires, et qu’ils seront ensuite sacrifiés. Quelquefois, il arrive par hasard que quelque chose de bon sorte ainsi du néant. Mais très souvent, ce n’est pas le cas.
Notes de bas de page
1 Station thermale roumaine qui faisait autrefois partie de la Hongrie (ndt).
2 Le Psalmus hungaricus de Zoltán Kodály (ndt).
3 Endre Ady (1877-1919), l’un des plus grands poètes hongrois (ndt).
4 Attila József (1905-1937), l’un des plus grands poètes hongrois (ndt).
5 Quartier de la « zone verte » de Budapest où Kurtág aimait alors se retirer pour travailler loin des bruits du centre ville (ndt).
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Ligeti - Kurtag
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