Fondements d’une interprétation
La construction numérique
p. 133-152
Texte intégral
1Le débat récent sur Ligeti est caractérisé par une extrême multiplicité d’approches méthodiques — que lui-même suggère dans les rapprochements imaginaires qu’il établit lorsqu’il prend position sur son propre travail. Elle ne peut guère prétendre rendre compte des présupposés et des implications mises en œuvre dans les stratégies explicatives. Outre la question de l’efficacité des différentes théories, elle provoque également celle de l’horizon de leur médiation. Dans cette perspective, nous proposerons dans notre argumentation les étapes suivantes : après la présentation et la critique des théories proposées notamment par Herman Sabbe1 (théorie des systèmes, psychanalyse, théorie de la communication, correspondances littéraires, histoire de la réception), suit une analyse numérique du Deuxième Quatuor à cordes : d’une part, l’aptitude d’une telle analyse à la représentation arithmétique-géométrique offre un objet « sûr », et d’autre part, la nécessité d’une interprétation ressort ainsi manifestement, de sorte que finalement peut se poser de façon neuve la question des fondements théoriques d’une interprétation.
Les approches méthodiques
1. La théorie des systèmes
2Partant de l’observation que le « rapport entre unités de notation et unités sonores, ainsi qu’entre ces dernières et les unités de perception serait privé de toute intelligibilité, du fait de l’utilisation par Ligeti de divers phénomènes psycho-acoustiques particuliers » (p. 7), et que « l’on ne peut guère repérer d’unités de signification musicale,... qui sont l’objet des méthodes traditionnelles » (p. 5), Sabbe, sur la base d’un concept systémique général (« un réseau de relations entre éléments matériels-énergétiques, qui se maintient en tant que totalité pendant un intervalle de temps donné » (p. 29)), esquisse une typologie (p. 34) que sous-tendent les catégories suivantes :
- rapport externe :
- comportement spatial influencé de l’intérieur et de l’extérieur (stabilité formelle) ;
- degré d’échange entre système et environnement (ouverture/fermeture) ;
- rapport interne :
- rapport entre le système et ses éléments (degré de différenciation) ;
- rapport fonctionnel des éléments entre eux (horizontalité/verticalité).
3A partir de là se dégagent deux types extrêmes de systèmes, décrits par Ligeti comme « nuage » et comme « horloge » :
« nuage » : | a. comportement spatial hautement flexible, limites du système hautement perméables, absence de sous-systèmes, redondance des éléments ; |
« horloge » : | b. périmètre constant, perméabilité minimale, présence de sous-systèmes, éléments non-redondants ; |
4S’ensuivent une série de critères pour une typologie générale des processus (p. 35) :
- généralité (nombre des dimensions auxquelles s’applique le processus) ;
- périmètre (en ce qui concerne, le domaine total des dimensions concernées) ;
- diffusion (nombre des systèmes partiels touchés par le processus) ;
- vitesse.
5Trois formes-processus idéales en résultent chez Ligeti :
6la fluctuation : des impulsions locales initialement non identifiables se propagent sans cesse à travers tout le système ;
7l’embranchement : à une première impulsion caractéristique succèdent par palier des modifications de l’ensemble du système ;
8la catastrophe : modification par saut de plusieurs dimensions.
9Aussi éclairante que paraisse tout d’abord l’observation initiale d’un rapport plurivoque entre unités de notation, unités sonores, et unités de perception, la conséquence théorique d’un concept systémique scientifique ou sociologique n’en est pas moins problématique : d’une part, l’observation est trop générale, et peut être appliquée aussi bien à un accord tutti du XIXe siècle qu’à la polyphonie du XVe siècle, et d’autre part, le rapport de subordination où notation, son et perception se rapportent l’un à l’autre comme le particulier et l’universel — c’est-à-dire la réalité et la possibilité ! — provoque la question des règles de déduction de l’un à partir de l’autre, et par conséquent aussi celle du sujet de ces règles2. Bien qu’une description négative de maints phénomènes chez Ligeti (« brouillage », « disparition », etc.) puisse être également significative, leur fonction formelle, dans la mesure où ils subsument le particulier sous un universel posé à priori, est positive et nécessite une interprétation3. Tout aussi peu claire (p. 43) demeure la question de savoir si un système comportant des interruptions reste encore un système, autrement dit à partir de quand la « parenté dimensionnelle » d’un événement amène à l’identification d’un nouveau processus : la réflexion de dimensions historiquement orientées est empêchée par le fait qu’on se limite au pseudo-extensionnel, et resurgit ensuite comme desideratum dans l’entassement de concepts théoriques et empiriques (limites « perméables » du système, « périmètre » constant, « horizontalité L’application de catégories scientifiques à des faits intentionnels reste nécessairement abstraite ; les processus compositionnels de décision et l’arrière-plan interprétatif du récepteur, c’est-à-dire les fondements d’une détermination du contenu esthétique, ne peuvent qu’être incommensurables avec une telle méthode, du fait qu’une auto-réflexion au plan de celui qui interprète (qui donc désigne un système comme « système » ?), et que la non-individualité du compositeur (pourquoi et comment s’écarte-t-on du processus une fois posé ?) ne sont pas possibles.
2. Psychanalyse
10Sabbe fait référence à l’essai fondamental de Jacques Lacan : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je »4, selon qui le moi de l’individu humain ne deviendrait sujet que par la reconnaissance spéculaire de l’autre. Le détachement de soi en tant qu’image serait lié à l’acquisition de la langue, à la perte de l’immédiateté et à l’expérience du manque. La musique de Ligeti « hésiterait » alors « au seuil du stade du symbole » (p. 79). En réalité, Lacan établit une différence entre « moi », comme résultat d’une relation sujet-objet historiquement et symboliquement marquée, et « je », comme une identification, tout aussi historiquement et symboliquement transmise, avec le « je-idéal ». Dans un rapport dialectique entre le « je » et le « moi », le sujet en tant qu’action devient par la suite finalement individu. La réduction de la pensée lacanienne se révèle clairement dans le commentaire que propose Sabbe sur les Nouvelles Aventures : « Elles représentent la peur devant l’entrée définitive dans l’ordre du symbolique et la perte qui l’accompagne ; le refus d’une langue définitivement fixée est à la fois revendication et nostalgie de l’unité originelle. » (p. 79) Mais là où même l’identification idéale est déjà le résultat d’un événement miroir, on n’a plus affaire à des relations naturelles présymboliques dont on déplorerait la perte, mais déjà à des actes intentionnels qu’il s’agit d’élucider.
3. Théorie de la communication
11Sabbe met également à contribution la théorie de la communication (p. 71 sq.). Trois « unités de communication » sont distinguées : premièrement, le « témoignage » d’une personne, deuxièmement, l’« interaction » d’au moins deux personnes, et troisièmement, le « modèle » dans lequel se fixe l’interaction. Le fait que le « témoignage d’une personne soit déjà préformé, autrement dit la dimension pragmatique, n’est pas envisagé, ce qui pourtant pourrait seul expliquer pourquoi, par exemple, le baryton, au début des Aventures, « témoigne » à l’aide d’accents sff courts et irrégulièrement répétés. Si l’on veut comprendre les modèles non pas seulement du point de vue du résultat, mais comme processus d’interaction, c’est-à-dire comme action au sens étroit d’une relation but-moyen, le fait que la détermination du but est déjà préformée pour le sujet — ce que l’on ne peut élucider qu’herméneutiquement et non avec un modèle émetteur-récepteur — doit être envisagé dans le cadre d’une théorie générale de l’action ; certes, il faudrait alors que toutes les variantes du black box behavioriste (les « stimuli » de Sabbe (p. 78)) ainsi que leurs prolongements intensionnels-logiques fassent l’objet d’une rélexion critique. En effet, les actions artistiques ne peuvent être expliquées en extension ou en intension que partiellement, au moyen d’un syllogisme pratique5.
4. Correspondances littéraires
12Au moins depuis que Harald Kaufmann s’est référé à Fin de partie de Beckett6, les commentaires sur Ligeti proposent des rapprochements littéraires explicites ou latents (ainsi Sabbe et sa référence à Karinthy (p. 83)). Comme Dahlhaus l’a montré7, la critique esthétique sous forme de paraphrase poétisante tire sa source au XIXe siècle de la conviction fondamentale que la forme et la technique de la composition ne doivent pas s’exposer devant le « poétique », mais au contraire rester cachées ; la situation toutefois se renverse au XXe siècle : « Le postulat de la discrétion fut supplanté par celui de la mise en relief des moyens. Et l’accentuation de la structure implique d’admettre que l’analyse de la technique compositionnelle touche quelque chose d’esthétiquement essentiel »8. D’après ces principes, il faudrait donc — si le procédé ne veut pas se dégrader en « raisonnement extérieur » — montrer tout d’abord quelle parenté structurelle entre musique et littérature rend leur « correspondance » fructueuse dans la perspective d’une nouvelle interprétation de la musique.
5. Histoire de la réception
13Martin Zenck9 partant d’arguments fondés sur l’histoire de la réception, aboutit à la conclusion que le développement compositionnel de Ligeti doit être envisagé en relation très étroite avec sa popularité, et qu’il peut être divisé en six stades : premièrement, le néoclassicisme hongrois de l’héritage bartókien (Premier Quatuor à cordes), deuxièmement, la pure composition de sons (Apparitions, Atmosphères), troisièmement, l’« apparition en transparence » d’éléments traditionnels (Requiem), quatrièmement, le travail à l’aide d’« enveloppes » traditionnelles10 (Deuxième Quatuor à cordes, Dix Pièces pour quintette à vent, Concerto pour violoncelle, Kammerkonzert), cinquièmement, la concrétisation de déroulements mélodiques individuels (Melodien), et sixièmement le lien affirmé avec l’histoire (Trio pour cor, violon et piano) — avec une popularité chaque fois croissante. Un tel modèle conçoit la biographie comme une grande composition — qui se développe depuis l’indétermination initiale des éléments jusqu’à l’aboutissement du morceau — et néglige ainsi l’intelligence historique. Sous l’angle d’intérêts prédéfinis de l’industrie culturelle, représentés en tant que pragmatique rendue absolue et facilitant ainsi considérablement le travail des historiographes, se constitue une conception sociologique vulgaire du compositeur, dont la compétence décisionnelle à l’intérieur des œuvres n’est plus prise en compte. Un regard plus rapproché sur les œuvres révèle l’abstraction de la thèse, qui opère une révision historicisante de prémisses artistiques dont la continuité visible apparaît à l’auditeur moins comme problème de réception que comme réflexe du compositeur aux développements philosophico-épistémologiques. Par là aussi, la convergence extérieure des différentes manières de réagir de Ligeti envers ses propres œuvres semble se fonder sur le paradigme de l’innovation technologique.
14La partie suivante du présent article expose les procédés de nombres et de proportions dans les deux premiers mouvements du Deuxième Quatuor à cordes de Ligeti. Il existe trois motifs pour se limiter à cet objet : premièrement, du fait de l’approche empirique par opposition aux méthodes décrites, la question des règles de la constitution de l’objet n’a plus cours (du point de vue de la théorie des systèmes, un flageolet peut être décrit comme sous-système, psychanalytiquement comme un déplacement, du point de vue de la théorie de la communication comme une interaction symbolisée, et enfin sous l’angle de l’histoire de la réception comme le fait de combler une attente du public face à la nouvelle musique) ; deuxièmement, les stratégies de la configuration formelle peuvent être décrites de façon plus différenciée que jusqu’alors, et troisièmement, le procédé compositionnel soulève la question des conditions théoriques de son interprétation.
Ordonnances de nombres et de proportions
1. Porportions des mouvements ou grandes sections11
15Soit quelques exemples tirés d’œuvres de la même époque que le Deuxième Quatuor et concernant le nombre de mesures :
Concerto de chambre (1969)
16Le nombre 11 est le facteur constant. On distingue les types formels suivants : de la symétrie simple 7 :7 du Concerto pour violoncelle (respectivement 5 :5 :5 dans Lontano), en passant par la construction en arche avec une partie médiane neutre — ou équivoque — dans le Quatuor (13 :4 :13), jusqu’au décalage compensé du milieu dans le Kammerkonzert (13 :11), le rapport des grandes sections ou mouvements devient de plus en plus complexe, ou mieux, la quantité des parties individuelles est de plus en plus caractérisée. La proportion en apparence simple 2 :1 des Melodien est brouillée dans sa première partie par la section d’or ; la combinaison d’une construction en arche et d’un décalage amène à l’impossibilité de subsumer les parties individuelles sous un commun multiple. Dans le premier mouvement du Double concerto, l’arche et la partie médiane s’équilibrent (48 :46), et comme celle-ci est divisée selon la section d’or, il s’ensuit un raccourcissement continu : à cette forme-processus s’oppose la répétition dans le deuxième mouvement sur la base du nombre 23. La structure en deux mouvements recouvre une construction en arche tripartite symétrique (9 :7 :9). Mais revenons au Quatuor, et considérons une fois encore — sous une autre perspective — l’ensemble des 5 mouvements : unités métriques (sans pauses finales) :
17La construction du nombre total des unités métriques du Quatuor— 11 élevé à la puissance 3 + 1 — est soumise à un critère de consistance qui n’est pas perceptible en soi. Cette contradiction est éclatante sur le plan du nombre des notes :
2. Proportion des sections à l’intérieur des mouvements
18A l’intérieur des mouvements se rencontrent les mêmes types formels, même si différents « paramètres » sont structurés selon la caractéristique du mouvement concerné.
Premier mouvement
19Le premier mouvement est composé des sections suivantes : Pause, : m. l /1 : m. 2-14/ 2 : m. 15-18/3 : m. 19-22/ 4 : m. 23-32/5 : m. 33-35/ 6 : m. 36-38/7 : m. 39-48/ 8 : m. 49-52,2/ 9 : m. 52,3-61/ 10 : m. 62-64,2/ 11 : m. 64,3-68/ 12 : m. 69/13 : m. 70-71/ 14 : m. 72-79,2/ 15 : m. 79,3-84/ 16 : m. 85—87/Pause2 : m. 88
20Si l’on compte les endroits « senza tempo » avec leurs indications en secondes comme noire=60, on obtient pour les proportions de tempo et de noires la matrice suivante :
21Les notes tenues et les pauses constituent une couche formelle en soi, qui s’oppose de façon polaire aux autres types de progression. Les deux couches sont, quant au tempo, proportionnées de façon immanente (dans leur nombre de noires et dans leur durée réelle) :
Notes tenues et pauses
Autres types de progression
22Si le nombre de noires et la durée réelle sont égaux pour les notes tenues et les pauses, dans les autres types de progression, la symétrie 1 :1 des noires (102 :101) correspond dans la durée réelle à la section d’or (81,54" :50,475"). La construction en arche (55,9"/81,54"/50,475") des rapports de tempo (des types de mouvements) et la symétrie 1 :1 (132" : 132") de la structure globale des tempos (cf. la matrice de l’exemple précédent, dernière colonne) égalisent les changements extrêmes de tempo. De même que pour le nombre de noires, la durée réelle et les rapports de tempo, les nombres de notes sont construits à l’aide du nombre 11 et de proportions simples de ses produits :
23Comparons avec la structure presque identique du début en flageolet (m. 1-14) :12
24Les quatre instruments jouent autant de notes jusqu’à la mesure 10 que le premier violon sur l’ensemble du passage (et en correspondance, tous jouent de la mesure 11 à la mesure 14 autant de notes que le second violon, l’alto et le violoncelle sur l’ensemble du passage). Le couplage équilibré (m. 1-10 : Vln1 + Alto = 34 : Vln2+Vlc=33), combiné avec les proportions des sections, montre, à l’instar de la matrice des tempos et des noires, l’engrenage des différents « paramètres » sur la base de simples rapports fondamentaux. En outre, la dimension verticale représente une simultanéité virtuelle de la succession réelle, c’est-à-dire de l’horizontale. A cet égard, la projection possible d’un ordre depuis l’infiniment petit jusqu’à l’extrêmement grand est cruciale13. La différence catégorielle entre possibilité du vertical et réalité de l’horizontal sera importante ci-après pour la discussion sur les fondements d’une théorie de l’interprétation, car elle représente la condition de la possibilité d’une structure de réflexion. Il suffit pour l’instant de montrer que Ligeti appréhende consciemment ce rapport en tant que base d’un procédé lui permettant de différencier, aussi bien sur le plan matériel, sur le plan de la fonction paramétrique interne, que surtout sur le plan relationnel, le rapport qu’entretiennent les paramètres entre eux.
Deuxième mouvement
25Division :
261A : m. 1 – 4 / IB : m. 5 - 6,3 / 1C : m. 6,4 – 9 / 1D : m. 10 - 12,2 / 2 : m. 12,3 - 20,1 / 3A : m. 20,2 - 21,4 / 3B : m. 21,5 – 24 / 3C : m. 25 - 27,2 / 4A : m. 27,3 - 27,5 / 4B : m. 28 - 31,1 / 4C : m. 31,2 - 32,3 / 41 : m. 32,4 - 33,2 / 4D2 : m. 33,3 - 34,2 / 5A : m. 34,3 – 38 / 5B : m. 39 - 42,1 / 5C : m. 42,2 – 44 / 5D : m. 45,2 / 6A : m. 45,2-49,2 / 6B : 49,3-51,1 / 6C : 51,1-55 / 7 : m. 56
27Les proportions du deuxième mouvement sont essentiellement déterminées par deux matrices : la première est un exemple-type du procédé exposé plus haut : l’organisation homologue des nombres de notes par couple d’instruments et des nombres de notes des parties formelles. Tous les types de reprise de ce mouvement peuvent être représentés d’après cette matrice. La deuxième matrice concerne l’organisation des durées : comme auparavant, c’est le plus petit dénominateur commun des plus petites proportions en nombres entiers des plus petites valeurs de notes qui forme l’unité de calcul. Ici par exemple : la double croche de sextolet égale environ 10, la double croche de quintolet environ 12, la double croche normale environ 15, de sorte que la noire égale environ 60.
Nombre de notes
28Tout au long du deuxième mouvement, les deux violons jouent autant de notes que tous les instruments dans la première moitié. De manière correspondante, l’alto et le violoncelle en jouent autant que tous les intruments dans la deuxième moitié :
29Vln1 + Vln2 : 227 Alto+Vlc : 235
30m.1 - 27,4 : 227 m. 27,5 - 55 : 235
31Le nombre de notes du premier violon et de l’alto : 221 (20x11) + l est dans un rapport 10 :11 avec le nombre de notes du deuxième violon et du violoncelle : 241 (22x11)-1. Le rapport entre type principal de progression linéaire-polyphonique et autres types est analogue :
32Rapports de nombres de notes des grandes sections :
33Le deuxième mouvement présente le procédé, décrit par Ligeti lui-même14, de la détermination des proportions au moyen d’un répertoire de différents éléments. Comparable à une casse de typographe, il offre, comparativement à la méthode sérielle orthodoxe consistant à établir les proportions à l’aide de séries, l’avantage d’empêcher qu’une hiérarchie s’institue en vertu de la prépondérance des éléments les plus longs. Du fait qu’ils reposent sur ce principe de la casse, le deuxième et le quatrième mouvement — en dépit de leur caractère complémentaire — forment un pôle opposé aux formes-processus des premier, troisième et cinquième mouvements.
Durée des notes
34Sur le plan des durées aussi, le type principal de progression linéaire-polyphonique est en proportion, cette fois selon la section d’or, avec le reste :
35La coupure à la mesure 27,5, qui marquait la symétrie à peine déplacée des nombres de notes pour les deux moitiés du mouvement comme pour les deux couples d’instruments, sépare aussi les durées de notes produites par les instruments :
36La différence de durée entre les deux moitiés se monte à 1343 = (122x11) + l = [(11x11) + 1) x 11] + l unités de durée.
37Les grandes sections sont encore divisées sur le plan des noires :
Les fondements d’une interprétation
1. Problèmes théoriques
38Deux questions15 s’imposent si l’on veut juger de la rationalité du procédé compositionnel ainsi décrit : d’une part celle de l’« adéquation », c’est-à-dire le pouvoir de vérité du nombre en tant que catégorie fondamentale, et du rapport qui en résulte entre méthode et objet ; d’autre part, celle de la relation entre méthode et compositeur, notamment en ce qui concerne le pouvoir de contrôle et la capacité d’explication ou de prévision. Il n’est pas possible de fonder de façon immanente, par exemple par la démonstration de relations numériques non contradictoires, le paradigme de la construction numérique ; sa catégorie fondamentale, « le nombre », est en effet posée à priori. Du fait de ce choix apparemment irrationnel en faveur des nombres, il est donc nécessaire de postuler leur compréhension préalable — et indistincte — de la part du compositeur, ce qui fonde le contexte concret de leur utilisation et empêche leur projection ultérieure en tant que catégorie abstraite sur une expérience musicale limitée. Pour le compositeur comme pour celui qui interprète, se pose ici le problème théorique de la justification d’une référence aux contenus sémantiques attribués traditionnellement aux nombres, et fondant l’adéquation de ces derniers en tant que catégorie compositionnelle, bien que la transparence de cette expérience « pré-scientifique » n’en garantisse en rien la rationalité (cf. par exemple la mystique des nombres de J. M. Hauer ou leur variante pathologique chez Adolf Wölfli) ; en outre, de tels contenus sémantiques paraissant trop vagues pour une explication compositionnellement « rigoureuse ».
39Ligeti16 décrit le rapport entre éléments intuitifs et constructifs dans son travail comme la pénétration a posteriori de représentations musicales au moyen d’un « réseau de relations cohérent en soi ». Ainsi, les nombres interprètent : en tant que moyen de la révision du processus musical de représentation, ils ont pour but de caractériser la spécificité de ce dernier. Si cette « construction de l’individuel »17 réussit, ses conditions deviennent évidentes, et s’ouvre à nouveau un domaine des possibilités qui avait été supprimé par la détermination des représentations. Les constructions numériques, comprises comme reconstruction d’une totalité, représentent des actions, dont les critères de rationalité devraient être par conséquent également formulables du point de vue d’une théorie de l’action.
2. Opérationalisation versus réflexion
40Selon Kant, l’entendement est la capacité d’élever, grâce à des catégories déterminées, des intuitions empiriques au rang de concepts, et son idéal de rationalité est formulé dans les critères de non-contradiction sémantico-syntaxique. Appliqué au domaine de la construction numérique, l’entendement est donc la capacité d’amener, sous la catégorie du nombre, des représentations musicales dans une matrice. Les matrices, avec leur tension immanente entre verticalité possible et horizontalité réelle, ont ainsi pour la configuration musicale une fonction analogue à celle des concepts dans l’argumentation langagière, pour lesquels la synthèse de multiples intuitions de la réalité en un universel possible est précisément la condition de leur possibilité. L’entendement est dépassé lorsque le domaine empirique est franchi : on aboutit alors aux célèbres antinomies (question du début du temps, etc.), auxquelles Ligeti n’a cessé de réagir sour la forme du jeu d’illusions. (De là provient dans une large mesure sa différenciation entre pauses initiales et pauses finales). De même, il n’est pas possible de fonder avec les moyens de l’entendement le cadre catégoriel de son argumentation même : aucune construction numérique, aussi efficace et différenciée soit-elle à l’égard de la formation de rapports formels perceptibles, ne fonde le pouvoir de vérité du nombre en tant que catégorie compositionnelle, car ce fondement ne peut être empirique ! C’est pourquoi on ne peut qu’être déçu par toutes les tentatives d’explication qui, en recourant au rendement compositionnel par l’itérabilité et la vérifiabilité, font passer l’efficacité d’une méthode pour sa « valeur » (La « théorie des systèmes » de Sabbe reste une paraphrase).
41Le fondement exigé ne peut être donné qu’avec les moyens de la raison. Kant décrit celle-ci comme la capacité de penser par des idées qui deviennent opérantes de façon régulatrice pour l’entendement. Pour le compositeur, le point de vue directeur par exemple de la représentation d’un « conflit » entre construction en arche et forme-processus est, bien qu’en théorie uniquement « spéculatif »18, constitutif pour la pratique de ses méthodes de proportions. En tant que condition du sens d’efforts techniques, il renvoie à la valeur de l’agir compositionnel : celui-ci peut être circonscrit formellement comme le fait de s’assurer réflexivement d’une identité collective en tant qu’action indicielle, et il repose sur deux conditions : premièrement, l’auto-réflexion compositionnelle doit se poser comme « libre », ce qui n’est possible19 que si, deuxièmement, la compétence de l’auditeur est reconnue par le compositeur.
42Si dans ces conditions le compositeur ne peut certes pas justifier le nombre comme catégorie pour elle-même et pour d’autres, il lui est toutefois possible de régler analytiquement l’emploi qu’il en fait, en posant — dans le cas idéal — l’exigence d’une auto-réflexion consistante à chaque degré de l’organisation numérique. Ainsi par exemple, lorsqu’il reconstruit ses représentations musicales à l’aide de matrices, il ne cessera de considérer leur fonction ordinatrice d’une part et la diversité contingente de ses propres représentations d’autre part, ce qui peut amener à des corrections à chaque niveau de l’organisation matricielle : depuis les déviations minimes de certains nombres isolés, en passant par le déplacement ou la recombinaison de certaines proportions, jusqu’à l’exclusion ou l’inclusion de nouveaux « paramètres », et enfin à la révision des rapports mutuels entre matrices. Pour le compositeur comme pour celui qui interprète, les instances qui motivent une décision en faveur de la conservation ou du rejet de la matrice ne peuvent être élucidées qu’en recourant au contexte historico-pragmatique. Il faudrait par exemple se demander quelle capacité explicative Ligeti assigne aux proportions fondamentales qu’il ne cesse d’utiliser depuis des décennies (tout récemment seulement est intervenu — après que Ligeti ait pris connaissance de la théorie du chaos — un nouveau « candidat », qui sert surtout à proportionner les processus : le « nombre de Feigenbaum » : 4,669201660910, ainsi nommé d’après le mathématicien Mitchell Feigenbaum. Mais jusque là, tous les procédés de détermination de proportions restent inchangés. Ainsi, par exemple, la première Etude pour piano, « Désordre », avec ses 55x11+1 impulsions dans la première partie contre 33x11 dans la deuxième).
43Le but des considérations conclusives menées jusqu’ici était de réfléchir sur les conditions nécessaires de possibilité d’une théorie de l’interprétation. Partant des questions de l’adéquation du nombre comme catégorie fondamentale et de la contrôlabilité du procédé, il s’agissait de déduire la nécessité d’une rationalité historico-pragmatique liée à la raison (Vernunfts-rationalität) ; c’est sur cette base seulement que l’interprétation reflexive des constructions numériques devient possible. En un deuxième stade, il nous faut maintenent montrer jusqu’à quel point les théories existantes peuvent être aptes à l’interprétation reflexive du travail avec les nombres20.
3. Herméneutique « objective »
44Si on suppose aux constructions numériques d’une part un sens latent et d’autre part une signification intentionnellement représentée, surgit alors la question des règles à l’aide desquelles leur sens latent peut être reconstruit en tant qu’expérience de pensée. Par le seul recours à des contextes historiquement normés, les critères du choix d’un contexte ne sont pas thématisés. L’explication, par exemple, de la disposition symétrique du deuxième mouvement du Quatuor n’est pas donnée par le seul fait que l’on démontre ses liens avec la périodicité classique, même si tous les aspects formels sont structurés de façon homologue21.
4. Théorie critique en tant que théorie de l’auto-réflexion
45Deux démarches de théorie critique avec des prémisses différentes doivent être confrontées du point de vue de la fonction auto-réflexive du nombre. La première, s’inspirant de Habermas22, dérive de l’exigence d’une construction idéale, dans laquelle chaque nombre possède un sens librement visé. A l’intérieur de l’organisation numérique des nombres, ce sens peut être décrit comme une relation entre systèmes successifs d’universalité croissante (le « sens » d’un nombre est par exemple la somme de plusieurs nombres dont le sens est à nouveau la proportion avec une autre somme, etc.). Si une irrégularité intervient à un niveau de moindre généralité, son intégration (et non sa mise à l’écart !) signifie une reconstruction de son sens sur la base d’une théorie du décalage ([l + (((11xll) + l) x 11)] = 1343). Il est alors crucial que le compositeur, dans le cas d’une incompatibilité entre niveaux d’organisation différents, soit forcé de repenser ses prémisses. Dans cette perspective, on comprend pourquoi Ligeti se concentre sur l’épaisseur organisationnelle immanente à la composition et qu’à l’inverse, la disposition numérique des mouvements les uns par rapport aux autres soit plus lâche.
46La deuxième variante — existentialiste — de théorie critique retourne le processus d’interprétation. Sous la prémisse d’une expérience-limite préalable qui force à la réflexion et qui, par là, possède une fonction constitutive pour la formation de l’identité, c’est à travers les Autres que le « regard » et le « miroir » (Sartre) deviennent catégoriels : après que la détermination sociale soit comprise, l’intention subjective peut être reconstruite. La contrainte qui veut que les matrices d’ordre élevé influent sur les décisions individuelles doit rester actuelle chez ces dernières, de sorte que, cas échéant, le nombre total puisse être déplacé (cf. les nombreux exemples chez Ligeti). Cette influence réciproque du « haut et du bas » aboutit à la relativisation du concept de règle, qu’il faut alors constamment réinterpréter comme catégorie-processus dans le contexte « historique » de son utilisation. Il devient ainsi plausible, d’une part, que les décisions individuelles dans la composition puissent amener à de nouvelles méthodes de structuration, mais d’autre part aussi que les nouvelles méthodes puissent modifier les prémisses esthétiques d’un compositeur. Autrement dit : par le « regard » et le « miroir » de la matrice, Ligeti reconnaît que cette dernière le « connaît » mieux qu’il ne se connaît lui-même.
Notes de bas de page
1 Sabbe, Herman : György Ligeti, in Musikkonzepte 53, München, text+kritik, 1987.
2 Cf. Dahlhaus, Carl : Analyse und Werturteil, in Habel-Struth, S. (éd.) : Musikpädagogik Bd. 8, p. 52 sq. [La première partie de ce texte est désormais parue en français dans une traduction de P. Decroupet, in Analyse Musicale 19, 1990. La même revue promet la parution ultérieure du reste du texte (ndt)] : Dahlhaus, partant du point de vue de la pertinence esthétique, opère une distinction entre différenciation matérielle, fonctionnelle et relationnelle, ce qui autorise l’élargissement réflexif du contexte de fondement des règles compositionnelles.
3 Se limiter à des négations amène de façon complémentaire à rendre l’universel abstrait : dans l’analyse de la troisième des Pièces pour deux pianos (1975), Sabbe subsume les processus d’intervalles sous la catégorie de l’espace sonore, ce qui entraîne la suppression de la différence sémantico-historique des stades harmoniques apparus au cours d’une progression en continuelle expansion dans l’espace sonore. L’élargissement continuel d’une progression, depuis le cluster étroit jusqu’à l’accord le plus étendu, ne neutralise justement pas les aggrégats harmoniques intermédiaires ; au contraire, le fait que des accords que l’on peut déterminer n’ont plus une fonction de genèse, voire de déduction de processus, est lu comme un problème formel.
4 Lacan, Jacques : Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp. 93-100.
5 Cf. Hubig, Chr. : Dialektik und Wissenschaftslogik, Berlin/New York, 1978, surtout les chapitres 3 et 4. Pour une reformulation intensionnelle-logique très développée d’une théorie esthétique, cf. Goodman, Ν. : Languages of Art, Indianapolis, 1976, et, prolongeant le concept central de Goodman, à nouveau Hubig, Chr. : Musikalische Hermeneutik und Musikalische Pragmatik, in Dahlhaus, Carl (éd.) : Beiträge zur musikalischen Hermeneutik, Regensburg, 1975, p. 121 sq.
6 Kaufmann, Harald : Ligetis Zweites Streichquartett, in Melos 37, 1970, p. 186.
7 Op. cit., p. 24 sq.
8 Ibid., p. 26.
9 Zenck, Martin : « Die ich rief, die Geister/ Werd ich nun los », in Studien zur Wertungsforschung vol. 19, Graz/Wien, Universal, 1987. Cf. aussi sa propre présentation, incomparablement différenciée, de l’exigence méthodique d’une sociologie de la réception : Zenck, Martin : Entwurf einer Soziologie der musikalischen Rezeption, in Musikforschung 33, 1980, p. 253 sq.
10 Kaufmann, Harald : op. cit.
11 Les données proportionnelles sont imprimées en gras entre parenthèses l’une sous l’autre verticalement : les résolutions en nombres premiers relatives aux proportions sont imprimées en gras entre parenthèses ; la section d’or est abrégée : s. o. ; les proportions avec déplacement minime (cf. note 12) ont un index :(l)-1 (l)+l.
12 Pour la symétrie et le déplacement systématique, cf. Ligeti, György : Über die Harmonik in Weberns erster Kantate, in Darmstädter Beiträge zur Neuen Musik, Mainz, Schott, 1960, p. 49 sq.
13 Un procédé que Ligeti a retrouvé dans la théorie du chaos en tant que principe de l’auto-ressemblance. Cf. Peitgen, H.-O. et Richter, P. H. : The Beauty of Fractals, Berlin/New York, p. 5.
14 Ligeti, György : Fragen und Antworten von mir selbst, in Melos 38, 1971, p. 514.
15 Cf. à ce sujet l’article de Ch. Hubig, auquel je me réfère ci-après : Hubig, Ch. : Rationalitätskriterien inhaltlicher Analyse, in Jüttermann, G. (éd.) : Qualitative Forschung in der Psychologie, Weinheim/Basel, 1985, p. 327 sq.
16 Op. cit., p. 509.
17 Schleiermacher, Friedrich : Hermeneutik und Kritik (M. Franck, éd.), Frankfurt/M. 1977.
18 Cf. l’usage très kantien que Ligeti fait de ce terme, op. cit.
19 Cf. l’« impératif catégorique » de Kant (Critique de la raison pure, 7) et « Maître et esclave » de Hegel (Phénoménologie de l’esprit IV, A).
20 On ne prendra en considération que les théories qui autorisent la problématisation de leur « phase pré-paradigmatique », et conservent ainsi une capacité d’auto-justification. Cf. Kuhn, Thomas : Structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.
21 Cf. Dahlhaus, Carl : Beethoven, Regensburg, 1988, p. 121.
22 Habermas, Jürgen : Zu Gadamers « Wahrheit und Methode », in Apel, Karl Otto et al. : Hermeneutik und Ideologiekritik, Frankfurt/M., 1971.
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Ligeti - Kurtag
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