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L’illusion de la surface

Traduit par Daniel Haefliger et Jacques Demierre (trad.)

p. 60-97

Dédicace

Pour Kathryn Hill


Texte intégral

« Seuls les sots croient que plaisanter, ce n’est pas être sérieux »
Paul Valéry

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1La couverture d’un récent disque compact d’œuvres de Ligeti des années soixante1 reproduit une image de M. C. Escher : Concave and Convex. Bien que je doive avouer un intérêt moindre pour Escher que pour Ligeti, leur mise en parallèle est à la fois inévitable et stimulante pour la réflexion. Avant tout, il existe chez l’un et l’autre un enchevêtrement de schémas et de paradoxes qui m’amènent à me demander, entre autres, pourquoi Ligeti n’a pas remplacé depuis longtemps Steve Reich comme le compositeur contemporain favori de M. Hofstadter2.

2Les notions de paradoxe psycho-acoustique et d’illusion dans la musique de Ligeti ont souvent été commentées, notamment par Herman Sabbe dans un des premiers chapitres de sa monographie sur Ligeti3. L’objet de mon étude est un peu différent, bien que les typologies de Sabbe, et en particulier son insistance sur les différences potentielles entre système et processus ont été d’une grande utilité, permettant d’éclairer certaines de mes intuitions. Mais plus importante encore pour moi a été la remarquable étude de la jeune musicologue australienne Kathryn Hill4 sur le Deuxième Quatuor de Ligeti, une étude qui fait usage de graphes et de diagrammes inhabituellement détaillés et précis (a priori un cliché de la recherche sur Ligeti, mais qui est ici pleinement justifié) afin de montrer comment chaque mouvement constitue une variante d’une même stratégie s’appliquant à la forme et aux registres, et comment la variété des textures de surface — chacune d’elles étant un « archétype ligetien » bien établi — permet simplement de camoufler les itérations variées d’une seule et même stratégie de base.

3Retournons un instant à l’image de Escher. Les incertitudes visuelles typiques qu’elle exploite sont les suivantes :

  • comment différencier le premier plan de l’arrière-plan ?
  • comment déterminer le haut et le bas ?
  • comment distinguer le sommet du fond ?

4Appliquées à la musique, la seconde et la troisième proposition débouchent (en dépit des « gammes de Sheppard ») sur des questions de registre assez banales. La première, même si l’on ignore les théories schenkeriennes, est en revanche beaucoup plus complexe, et dans le cas de Ligeti, elle n’est pas facile à résoudre. La relation entre Lux Aeterna et Lontano peut servir d’exemple pour certains problèmes de base. A l’oreille, Lux aeterna est une des pièces les plus « glacées » de Ligeti — peut-être la plus belle d’entres elles, et certainement la plus consistante. Lontano, par contre, est une œuvre remarquablement « chaleureuse » ; elle comporte toutes sortes de réminiscences du romantisme tardif austro-hongrois (Bruckner, Mahler, Strauss). Il serait tentant de la désigner comme l’œuvre de référence du néoromantisme des années soixante-dix. Lors de la première exécution, elle fut considérée par certains comme un éloignement vis-à-vis de la position d’avant-garde des œuvres antérieures de Ligeti ; certains passages avaient l’allure d’un surprenant « regard tourné vers le passé ». Mais si l’on juge en termes d’analyse conventionnelle de hauteur et de rythme, comme l’ont montré Bernard5, Hill6 et d’autres, les deux œuvres sont virtuellement identiques ! Hill décrit avec raison cette pièces orchestrale comme la « parodie » — au sens qu’avait ce terme à la Renaissance — d’un motet qui est à l’évidence d’inspiration flamande.

5La solution de ce paradoxe réside naturellement dans l’orchestration de Lontano qui, comme dit Ligeti, fait allusion à « la musique du dix-neuvième siècle, évoquant les effets orchestraux du romantisme tardif... L’idée était aussi de faire penser aux effets orchestraux d’un Bruckner7 ». Mais quelle est donc cette musique dont la charpente, qui soutient de tels éléments de surface, peut être mise sens dessus-dessous par le transfert du même matériau d’un effectif choral à un effectif orchestral ? Il ne peut s’agir, me semble-t-il, que d’une musique où les concepts de paradoxe et d’illusion sont totalement intégrés. La musique de Ligeti en a toujours été riche : on trouve dans la musique de Continuum certains archétypes ligetiens comme les « clusters non statiques » (y compris la « micropolyphonie » per se), un « expressionnisme glacé » (« super-cold expressionism »)8, et les « illusions auditives » telles qu’on les trouve dans Continuum9. Ces paradoxes se retrouvent aussi à d’autres niveaux, parfois purement artisanaux, comme celui des « structures de Fibonacci contrariées » auxquelles je reviendrai plus loin.

6C’est dans une série d’œuvres de la fin des années soixante (après Lontano) que le projet paradoxal de la méthode compositionnelle de Ligeti se révèle à mon sens le plus clairement. Toutes ces œuvres ont en commun l’utilisation d’un « continuum », excroissance naturelle et raffinement de l’écriture des clusters développée dans les œuvres du début comme Atmosphères. En d’autres termes, ce sont, à un certain niveau, des « études de surface » expérimentant les différentes manières de créer des illusions de surface. Elles sont aussi des études de « brouillage » (blurring studies) — il faudrait employer le terme baconien de « wiping », si ce n’est que la violence métaphysique du procédé de Bacon est largement contraire aux œuvres que je vais considérer.

7Entre 1967 et 1969, Ligeti écrivit trois petites pièces pour clavier : Harmonies pour orgue (1967), Continuum pour clavecin (1968) et Coulée pour orgue (1969). Après des œuvres telles que le Requiem et Lontano, qui appartiendraient à la catégorie « chefs-d’œuvre », elles constituent une mise en retrait momentanée ; elles dépouillent la composition jusqu’à une monochromie de timbre et de rythme (les décisions concernant la registration sont largement laissées à l’interprète). Ces modèles « dépouillés » me serviront de point de départ.

Etude n° 1 : Harmonies

8La partition d’Harmonies est si unitaire qu’elle en est presque déconcertante : elle consiste en une succession de 231 accords tenus. A première vue, on dirait qu’il n’y a rien là de particulièrement intéressant : on se demande si la « substance », qui est tellement plus apparente quand on écoute la pièce, ne résulte pas plutôt aléatoirement de l’arrivée d’air réduite spécifiée dans les instructions de jeu. C’est peut-être en partie vrai. Mais en même temps, cette œuvre explore d’une manière remarquablement sophistiquée, quoique légèrement dogmatique, les principes qui sont à la base de la musique postérieure de Ligeti.

9L’aspect le plus crucial des « Ligeti-Beschreibungen » de Sabbe (le mot « analyse » est délibérément évité) est peut-être son insistance sur les « règles » que s’impose lui-même le compositeur ; elles étayent aussi bien la conception globale que l’exécution détaillée de nombreuses œuvres des années soixante et soixante-dix10. Pour Harmonies, les règles peuvent être résumées de la manière suivante :

  • A l’exception du fondu sonore de la fin, les dix doigts seront constamment employés pour tenir des accords de dix sons (la pédale n’est pas utilisée) ;
  • étant donné la disposition symétrique inverse des deux mains, les accords seront inversés les uns par l’apport aux autres ;
  • les accords dans chaque main ne changeront pas en même temps, mais en alternance ;
  • chaque changement à l’intérieur d’un accord ne doit être fait que par un seul doigt se déplaçant d’un demi-ton vers le haut ou vers le bas ;
  • bien que les deux mains jouent sur des claviers séparés, les échelles de hauteurs (si on laisse de côté les effets de registration) ne se croiseront ou ne s’emboîteront pas.

10Ce sont les contraintes que Ligeti s’impose. A partir de ces contraintes — en partie malgré elles, en partie à cause d’elles — certaines stratégies positives surgissent :

  • à chaque moment, le nombre total des hauteurs fera partie d’une oscillation en forme d’onde entre un maximum de dix hauteurs (chaque doigt et de quatre hauteurs (dans la circonstance exceptionnelle où chaque main joue des octaves — sinon, le minimum normal serait de six notes, ou cinq dans le cas d’un cluster chromatique) ;
  • sur le déroulement de toutes les pièces, on trouve une forme en arc à deux niveaux ; premièrement, les deux mains, partant de positions passablement proches, vont se laisser déplacer pour retourner ensuite à la position la plus proche possible, excluant cependant toute superposition (cluster chromatique de dix notes), et deuxièmement, chaque main va reproduire individuellement le même procédé au niveau microscopique : partant d’une confortable position ouverte (de l’étendue d’une septième mineure), elles vont s’élargir jusqu’à la neuvième majeure puis se recontracter pour atteindre la position la plus rapprochée possible (tierce majeure) ;
  • les deux stratégies précédentes iront de pair avec une oscillation entre des accords chromatiques et des accords diatoniques/pentatoniques.

11Pour le dire de façon plus informelle, ces règles et ces stratégies donnent lieu à certaines possibilités, dont la plupart émanent de la conformation physique des mains de l’exécutant. On comprend mieux cela à l’aide d’un diagramme schématique de la pièce prise comme un tout.

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Exemple 1
(Les chiffres 1 à 5 indiquent les doigts de chaque main ; + signifie un demi-ton vers le haut, — signifie un demi-ton vers le bas. Dans les lignes en forme d’onde est indiqué le nombre des différentes hauteurs ; X symbolise un groupe de dix notes.)

12Il est à noter qu’en maintes occasions, les cinq doigts se déplacent l’un après l’autre (ces séquences sont soulignées dans le diagramme). Les différentes ordonnances numériques à l’intérieur de ces séquences n’évoquent pas un quelconque sérialisme caché : souvent, comme dans le cas où les mains sont dans des positions proches, les possibilités physiques sont limitées — un doigt particulier doit être bougé avant que ses voisins se déplacent à leur tour. L’importance de ces séquences de cinq doigts est qu’elles effectuent un repositionnement général de chaque main — vers le haut ou vers le bas, les élargissant ou les contractant. Ces séquences alternent avec d’autres séquences où plusieurs doigts (normalement les doigts extérieurs 1 et 5) restent en place pendant une période prolongée, alors que les autres se repositionnent à plusieurs endroits vers le bas ou vers le haut. Un seul cas de repositionnement vers le haut a lieu peu après le début de la pièce (mesures 12 sq., noté dans le diagramme par —m—). Les positions initialement ouvertes des mains se contractent ici vers l’extérieur (les quatrième et cinquième doigts restent en place) jusqu’à ce qu’un cluster chromatique soit établi (l’astuce pour les dix accords suivants étant de déplacer chaque doigt sans jamais réduire le nombre de notes en-dessous de dix).

13Une autre stratégie caractéristique débute là où les mains sont à leur ouverture maximum et sont le plus éloignées. Au début de ce passage (noté —n—), les doigts sont espacés de façon plus ou moins égale ; puis, les doigts extérieurs ne bougeant pas (premier et cinquième), ceux qui restent à l’« intérieur » sont déplacés vers l’extérieur (le procédé inverse étant physiquement impraticable).

14En marge du « grand schéma » d’Harmonies, se trouve un autre facteur d’une importance fondamentale pour les œuvres ultérieures : il s’agit de la notion de « brouillage » (un terme que Ligeti emploie lui-même en se référant à ses œuvres de la fin des années soixante11), par laquelle Ligeti dissimule les stratégies symétriques simples propres aux hauteurs. L’alternance des mains en est déjà un premier exemple, car elle crée un certain brouillage. Une forme plus extrême de dissimulation apparaît déjà dans les premières mesures du passage « m » : le modèle d’alternance régulière entre les deux mains est brisé. Comme dans la musique de Steve Reich (mais dans une visée fort différente) les mains sont en phase et en déphasage l’une avec l’autre, formant ainsi une sorte de « forme d’onde » (wave-pattern) ; en somme, le degré de déplacement — « l’amplitude de l’onde » — croît au travers de la pièce (plusieurs cas sont montrés dans le diagramme par des lignes en pointillé). Dans la plupart des cas, à part quelques exceptions, les séquences « utilisant les cinq doigts » constituent des facteurs stabilisateurs et ramènent les mains à des alternances simples.

15La troisième forme de brouillage, la plus radicale, est complètement extérieure à la partition notée. « Les couleurs sonores pâles, étranges, "viciées", doivent prédominer », écrit Ligeti dans ses indications de jeu. « On parvient mieux à dénaturer le son en réduisant énormément la pression du souffle ("limitation artificielle") ». La structuration des hauteurs élaborée avec précaution est ainsi virtuellement effacée par des déficiences mécaniques voulues ! Pourquoi se donner tant de mal à édifier une structure équilibrée si l’on veut dès le départ l’oblitérer ?

16J’avancerai la réponse suivante : Harmonies est un essai de reconstituer un « langage » musical (un terme qu’il faut prendre ici uniquement de façon métaphorique !). En tant que telle, l’œuvre exige un noyau méthodologique presque « trop simple ». Les structures d’accords inversement symétriques sont, après tout, un héritage bartókien presque littéral, comme d’ailleurs les séries de Fibonacci cachées en arrière-fond (la grande étendue du registre à la mesure 89, le processus final de contraction autour de la mesure 144, le total de 231 mesures, approchant de manière suspecte le chiffre 233...), qui sont brouillées par l’emploi d’un rubato obligé. Dans les œuvres des années quatre-vingt, comme le Trio avec cor et les Etudes pour piano, la prééminence des éléments hongrois est devenue à nouveau possible ; mais dans les années soixante, toute référence à une musique plus ancienne se devait d’être « masquée ». On peut établir un parallèle avec l’œuvre de Stockhausen : dans Mantra, la première œuvre basée sur une « formule » mélodique, le retour à la mélodie est camouflé par l’emploi de la live-electronics (modulation en anneaux). La pression fluctuante du souffle dans Harmonies est également un camouflage ; mais c’est aussi davantage. Adorno a écrit que « la tâche de l’art aujourd’hui est l’introduction du chaos à l’intérieur de l’ordre »12 ; c’est le chaos de la soufflerie défaillante de l’orgue qui transforme ainsi l’ordre d’Harmonies en art.

Continuum

17Si Harmonie est une œuvre sous-estimée du point de vue de l’analyse musicologique, Continuum, par contre, se voit attribuer une importance quelque peu excessive. On a tendance à considérer cette pièce comme une première réconciliation entre la forme « continue » d’œuvres orchestrales telles que Atmosphères et l’archétype mécanique établi par le Poème symphonique pour cent métronomes, qui est d’un style quasi-Fluxus (Ligeti l’a inséré comme fragment dans Nouvelles Aventures) ; Ligeti dit lui-même qu’il lui est soudain apparu « qu’un clavecin était vraiment comme une espèce d’étrange machine... pourquoi ne pas composer une pièce de musique qui serait un son continu paradoxal, quelque chose comme Atmosphères, mais qui devrait être fait d’innombrables et fines tranches de salami »13.

18Continuum, en fait, est une continuation paradoxale et obsédante de ce qui avait été commencé dans Harmonies : la réitération d’une stratégie établie par des moyens contradictoires pour un instrument qui n’a virtuellement aucune capacité de tenir des notes. Le début de la pièce est comme le négatif photographique d’Harmonies : au lieu de longues notes tenues, environ seize attaques par secondes simulent la continuité ; au lieu d’un accord dense, il n’y a qu’un seul intervalle (tierce mineure) ; au lieu d’agir dans des registres séparés (avec quelques doublures d’octave), les mains se recouvrent complètement (quoiqu’elles jouent sur des claviers différents). Et par dessus tout, les hauteurs ne sont pas fluctuantes, mais impitoyablement stables.

19Plus la pièce avance, plus les reflets en négatif d’Harmonies augmentent ; ce n’est pas un hasard si Ove Nordwall parle, à propos de Continuum, d’un « puzzle d’images musicales »14. L’idée d’avoir les mains en miroir provient de l’étude d’orgue, mais elle est utilisée ici de manière moins littérale. La main gauche joue en général des figures ascendantes, alors que la gauche joue des figures descendantes (directions qui sont « les plus faciles » pour les deux mains). Au début, cela permet de donner l’illusion que chaque note est répétée avec une vitesse extraordinaire par une main. Par la suite, alors que le registre s’élargit, le matériau des hauteurs, pour chaque main, tend à une certaine indépendance. Dans la section d’ouverture (mesures 1-45), les limites extérieures des mains se couvrent exactement l’une l’autre — un autre exemple de « brouillage » (voir exemple 4) — alors qu’à l’intérieur le nombre des différentes classes de hauteurs augmente de 2 à 7 (à la mesure 21) pour revenir ensuite à 2.

20Dès qu’il y a plus de deux notes à chaque main, l’illusion psycho-acoustique des mesures du début disparaît ; elle est alors remplacée par d’autres. Ce qui est fondamental ici, ce sont les sous-motifs créés par la récurrence des notes dans une même main et par l’entrecroisement des notes communes aux deux mains. Dans la littérature sur Ligeti, ces motifs ont été abondamment commentés quant à leur principe ; regardons d’un peu plus près leurs implications. Les neuf premières mesures de Continuum (pour les maniaques de Fibonacci : 144 attaques) laissent à l’évidence la « trace mnémonique » du couple sol/sib15. L’ajout d’un fa à la main droite, à la mesure dix, crée un cycle de six impulsions dans lequel seules les deux premières attaques reproduisent le stade initial de la pseudo-continuité.

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Exemple 2

21La modification suivante (trois notes dans chaque main, et un lab ajouté à la main gauche) augmente le total des hauteurs jusqu’à quatre, mais reproduit régulièrement le couple initial sol/sib toutes les trois attaques (x), de même qu’elle maintient les sol/fa (y) de la figure précédente.

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Exemple 3

22De même qu’elle maitient les sol/fa (y) de la figure précente.

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Exemple 4

23A partir de ce point, la mémoire du premier couple est rapidement effacée. Le modèle suivant d’entrecroisement (quatre notes à la main gauche, trois à la main droite) crée un cycle de douze impulsions dans lequel le couple sol/sib ne représente qu’une des neuf combinaisons différentes (bien que ce soit une des trois répétées à l’intérieur du cycle) :

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Exemple 5

24Suit immédiatement un modèle de quatre notes dans lequel le sol et le sib, bien que toujours présents, ne coïncident jamais. La principale trace du début est le maintien du sib comme note la plus haute ; cette trace disparaît peu après elle aussi — les deux mains se déplaçant vers une note plus haute, le dob — et le couple initial est complètement noyé dans une texture de plus en plus chromatique.

25A ce point, il me semble que toute la perception qu’on a des éléments de surface de la musique se modifie. D’un côté, le champ chromatique devient trop dense pour que le contenu harmonique puisse être exactement perçu à chaque instant — la plupart du temps, les seules notes que l’on entend clairement dans les quelques mesures suivantes sont la plus aiguë et la plus grave. D’un autre côté, alors que la chaîne des hauteurs à chaque main s’allonge (jusqu’à cinq dans chacune), le mouvement ascendant et descendant de chaque main devient plus clair :

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26On remarquera ici que, comme dans Harmonies, et bien qu’à un degré moindre, ce que l’on perçoit ou non tient énormément aux particularités de l’instrument, ainsi qu’à la registration choisie (de même qu’à la perfection technique et rythmique de l’interprète). Ceci est particulièrement manifeste avec la focalisation, à partir de la mesure 34, sur les notes sol#/fa#, qui réduit l’ambitus à une seconde majeure (mesure 50).

27Sur le papier, ce procédé — qui est clairement « l’image négative » de « la trace mnémonique » du début de la pièce — est assez évident. Dans les groupes de cinq notes par main qui se trouvent à la mesure 34, les fa# tombent ensemble, alors que les sol# (lab) sont seulement décalés d’une pulsation :

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Exemple 6

28Cette polarité n’est pas rigoureusement maintenue. Dans le passage de la mesure 37 à la mesure 38, c’est le sib qui ressort, comme la seule note jouée simultanément par les deux mains :

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Exemple 7

29Cependant, comme le nombre de notes en jeu se réduit graduellement, le sol# est inévitablement mis en évidence. Si l’on compare les trois dernières figures de la première partie, on constate qu’elles restaurent la « continuité » du début :

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Exemple 8

30A vrai dire, le nombre de ces détails capables d’être perçus varie d’une interprétation à l’autre. Mais toute interprétation adéquate devrait rendre clairement audible, les figures prises dans les formes fluctuantes de la seconde section. Il faut noter ici une des différences essentielles entre Harmonies et Continuum : cette dernière œuvre, bien qu’elle soit, à un certain niveau, constituée d’un fil musical ininterrompu, se subdivise en quatre processus de registres clairement délimités : le premier et le dernier sont des expansions et des contractions d’un ambitus étroit ; les deux processus centraux sont tous deux des expansions, l’un dans un ambitus réduit, l’autre laissant les mains s’éloigner considérablement, alors que chacune d’elles (comme dans Harmonies) s’étend et se contracte (voir l’exemple 4). La longueur des sections est une fois encore basée sur les séries de Fibonacci :

31processus 1 : mesures 1-55

32processus 2 : mesures 56-89

33processus 3 : mesures 89-144

34processus 4 : mesures 145 et suivantes

35(dans les œuvres tardives de Ligeti, on rencontre constamment des structurations de Fibonacci « contrariées », dans lesquelles la section finale est prématurément « coupée »).

36Dans ce contexte formel plus large, le sol# et le fa# de la fin de la première section ne sont pas que l’aboutissement d’une contraction de registre ; ils constituent aussi, du point de vue des intervalles, un « signal » : le moyen typique par lequel, à partir de Requiem, Ligeti indique les articulations formelles de jonction. Bien que l’ajout d’un ré# au début de la deuxième section soit un « signal » encore plus familier, il ouvre un cadre de référence tout à fait différent. Tenues, ces notes pourraient être du pur Ligeti ; si on les met en boucle (spécialement dans le contexte des années soixante), elles deviennent du pur Terry Riley ! (En fait, une citation de Dorian Keyboards) :

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Exemple 9

37C’est le processus de transformation, appliqué à cette surface minimaliste, qui la fait redevenir du Ligeti (peut-être via Steve Reich). La figure de trois hauteurs est réarrangée selon des « formes d’ondes » de longueur croissante, chaque phase étant initialement définie par le ré# du bas, et donnant naissance à des résultantes de type reichien16.

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Exemple 10

38Mais comme toujours, ce modèle simple n’est établi que pour être brouillé — en augmentant d’abord la longueur des « formes d’ondes » à chaque main, ce qui réduit l’audibilité des notes résultantes, puis par le brouillage de la structure des hauteurs (grâce au chromatisme) :

39Processus I : augmentation des « longueurs d’ondes » (diatonique, do# majeur) :

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Exemple 11

40Processus II : « longueurs d’ondes » constantes (8 par main), chromatisme croissant :

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Exemple 12

41Le processus est soudain « interrompu » par un autre « signal » : un accord majeur (malgré l’aversion déclarée de Ligeti pour ce genre d’accord17). Et en fait, dans le style « continuum », les processus en expansion non assortis de contraction auront toujours besoin d’être « interrompus » d’une façon ou d’une autre, bien que l’effet soit minime lorsque, comme à la fin de la troisième section, le nombre des hauteurs n’est plus que de deux ou trois (placés dans des registres disjoints).

42La troisième section résume, et jusqu’à un certain point synthétise, les préoccupations des deux premières : la même construction de 5 notes par main, les mêmes transitions de diatonisme à chromatisme et, dans une forme exagérée, les mêmes mouvements de registre. En réalité, il y a un jeu continuel du « même qui n’est pas le même ». Quelques exemples : au début de la première section, on trouve deux notes identiques dans chaque main, présentes durant 144 attaques ; au début de la troisième, on trouve deux notes différentes dans chaque main, présentes durant 72 attaques — deux fois plus de notes pour deux fois moins de temps. Dans la troisième section, la progression de deux à cinq notes a lieu exactement comme dans la première section, mais les mains sont ici renversées :

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43L’idée d’une troisième section comme inversion ou comme négatif de la première, s’applique aussi à d’autres niveaux. On peut remarquer que la combinaison 4/418 est l’élément le plus court de la première section (un cycle unique de 4 attaques), alors que dans la troisième section elle est la plus longue (29 cycles = 116 attaques) ; de manière similaire, la première combinaison 5/5 est l’élément le plus long de la première section (155 attaques), et elle est la plus courte dans la troisième (15 attaques). Une fois encore, les longueurs de chaque combinaison suivent des stratégies tout à fait différentes dans les deux sections : dans la première (144+80+33+16+4+40+155 attaques), elles suivent une courbe douce qui va du haut (long) vers le bas (court), puis remontent, alors que dans la troisième section (72+24+57+36+116+36+15 attaques), elles oscillent constamment entre le haut et le bas.

44L’aspect « synthétique » de la troisième section est particulièrement évident en ce qui concerne les hauteurs. Au niveau le plus général, la structuration des registres (expansion) est celle de la deuxième section, alors que la figuration (main droite descendante, main gauche ascendante) est celle de la première. Comme pour les hauteurs, elles augmentent de 4 à 9.

45Une brève digression est ici de rigueur. Il est clair que tout processus qui rajoute jusqu’à 8 hauteurs ou plus doit contenir un élément chromatique. D’un autre côté, un groupe de 7 hauteurs peut encore rester diatonique, alors qu’un groupe de trois hauteurs peut déjà être chromatique. La première section de Continuum est initialement diatonique (de 2 à 4 hauteurs), ensuite chromatique dès le moment où 5 notes sont en jeu, et ne redevient diatonique que lorsque le processus de contraction réduit le nombre de hauteurs à trois. La seconde section, par contre, reste diatonique lors de l’accumulation des 6 premières hauteurs, et devient chromatique par la suite. La troisième section suit essentiellement le modèle de la seconde, étant diatonique jusqu’à 6 hauteurs, et chromatique par la suite (la gamme de base est celle de ré majeur, opposée à celle de do# majeur dans la seconde section) :

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Exemple 13

46Dans la troisième section, la catégorie « chromatique » est traitée de manière plutôt distincte, la main droite jouant surtout sur les touches noires, et la main droite principalement sur les touches blanches, au moins durant les larges passages pendant lesquels 4 hauteurs sont jouées par chaque main. C’est un moyen pratique pour observer une règle de base du passage 40+4, celle qui prescrit de n’avoir aucune note commune entre les deux mains (c’est-à-dire des agrégats ayant constamment 8 hauteurs). Cette règle vaut partiellement pour le passage 40+5 qui suit, mais naturellement disparaît totalement une fois que les deux mains ont atteint la « note limite », fa#. Une autre chose clairement voulue, sans être toutefois exactement une règle, durant le passage 40+4, est que, lorsque les mains se déplacent vers le haut et vers le bas du registre, les agrégats harmoniques sont répétés le moins possible (c’est-à-dire qu’il n’y a pas de transpositions séquencielles simples). Par exemple, à la main droite, au début de ce passage, il n’y a pas répétition de la structure d’intervalle jusqu’au douzième agrégat :

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Les chiffres indiquent les intervalles de secondes mineures.
Exemple 14

47Bien que la troisième section comprenne une organisation logique des divergences de registre, elle peut être divisée utilement en quatre parties (voir exemple 4) :

  1. limites extérieures statiques, constituées de 4+3 hauteurs à chaque main ;
  2. divergence de registre aux deux mains, les franges extérieures évoluant par demi-tons, tons entiers et tierces mineures, jusqu’à ce que le fa# soit atteint aux extrémités des deux registres ;
  3. resserrement chromatique de l’ambitus à chaque main jusqu’à la tierce majeure (=5 demi-tons conjoints) ;
  4. réduction soudaine à trois notes pour chaque main, incluant des doublures d’octave ; divergence continue jusqu’à ce que les structures de hauteurs soient identiques aux deux mains (si/do#).

48Les mouvements non chromatiques dans l’évolution des registres sont facilement explicables. Les progressions par tons entiers (lesquelles apparaissent aussi dans la dimension virtuelle des « voix intérieures ») résultent de la conjonction de deux facteurs — la polarisation touches noires/touches blanches, et la volonté d’éviter les hauteurs communes. Les sauts de tierce mineure surviennent toujours lorsque le nombre de notes dans une figure croît ou décroît :

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Exemple 15

49La section finale de Continuum est un exemple typique du « même qui n’est pas le même » propre à Ligeti : la stratégie est celle de la première section — une expansion et une contraction des registres et de la position des mains. Certaines différences sont évidentes : les processus de « recouvrement » des « voix extérieures » sont moins exacts (quoique le sommet de la main gauche recouvre incomplètement celui de la main droite), et après contraction, la section finit bien au-dessus de son point de départ et non pas légèrement plus bas (comme dans la première section). La différence principale est qu’au lieu d’appliquer la stratégie dans une région de perception maximale de hauteurs (c’est-à-dire le centre du registre du clavecin), Ligeti l’applique dans une région de perception minimale absolue : tout en haut de l’instrument.

50Les dernières mesures s’organisent de manière charmante et très ingénieuse. Depuis le début, la pièce a été essentiellement « mécanique », mais d’un point de vue métaphorique, à travers la substance musicale. Tout à la fin, lorsque les deux mains s’éloignent en martelant jusqu’à un ultime fab de faible dynamique, le mécanisme lui-même devient finalement audible : le bruit sourd, bas et martelant des clefs n’étant plus masqué par le son des notes, émerge au dernier moment comme partie intégrante de la composition.

Etude n° 2 : Coulée

51Coulée est en fait un jeu de miroir où se reflètent Harmonies et Continuum : l’articulation de ces deux œuvres engendre une musique écrite pour un instrument qui ne peut pas soutenir les sons, mais jouée sur un instrument qui en est capable (et qui se conduit en partie comme s’il ne le pouvait pas). La pédale, qui apparaissait à la fin d’Harmonies seulement comme un rappel moqueur de ce qui aurait pu être, émerge ici d’abord comme l’ombre des claviers — comme leur résidu harmonique —, puis comme un refus de la « contrainte » légèrement perverse qui domine dans les trois œuvres pour clavier solo — l’utilisation quasi exclusive de la clef de sol, en dépit de l’excursion en clef de fa dans la troisième partie de Continuum) —, pour finalement disparaître tout à fait (à la mesure 144 — partie d’un réseau de Fibonacci que l’on abordera plus tard).

52Mis à part l’ascension graduelle du registre qui commence aux deux mains (semblable en cela à la troisième partie de Continuum, mais avec deux « mains droites »), plus ou moins au moment où la pédale est lâchée, Coulée est dépourvu de ces mouvements de registre qui déterminent la forme des deux œuvres précédentes. Au lieu de cela, elle offre l’illusion constante de mouvements de registre, alors qu’elle reste ancrée plus ou moins dans le même registre. Là où Harmonies n’a virtuellement pas de structures de hauteurs identifiables, et là où Continuum emploie différents « signaux d’intervalles » comme points d’articulations entre des registres où le timbre du clavecin empêche de percevoir clairement les hauteurs. Coulée est virtuellement une « fantaisie sur une note » : le lab ou le sol#. Cette hauteur est constamment présente, quelle que soit l’octave ; elle apparaît et disparaît de notre champ perceptif jusqu’au moment où commence la compression de registre finale.

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Exemple 16

53C’est particulièrement clair dans la première section de la pièce (jusqu’à la mesure 93 — voir exemple 16). A bien des égards, la stratégie est la même que dans la section d’ouverture de Continuum : les deux mains se masquent* l’une l’autre, commençant et finissant sur les mêmes notes inférieures et supérieures ; soit les parties les plus graves sont sur lab, soit elles tournent autour de cette note ; les parties les plus aiguës, elles, montent chromatiquement de mib à lab. La superposition des mains n’est toutefois pas aussi littérale que dans Continuum : à l’exception de la partie la plus grave de la main gauche, qui reste sur lab tout au long de la section, chaque limite de registre est brouillée par un « ornement » :

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Exemple 17

54Ce n’est là que la limite des ambitus. Il y a, à l’intérieur de celui-ci, un processus de remplissage, comme dans Continuum, qui commence à la mesure 27. Mais, avant même que les deux mains n’abandonnent leurs trémolos initiaux pour des figures à 3, 4 ou 5 notes ascendantes ou descendantes, la quinte à vide initiale s’est déjà transformée en un champ harmonique de 6 notes (obtenu par ce qui reste de la pédale et par le changement de hauteurs aux claviers) qui sonne comme l’écho du début de Lux aeterna (et donc naturellement aussi de Lontano) :

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Exemple 18

55Le chromatisme est présent de manière décisive dès que la cinquième note (mi) est introduite. Et dès que les figures à 3 notes apparaissent dans chaque main, elles sont naturellement chromatiques. La différence majeure entre ce passage et le début de Continuum provient du fait que cette dernière œuvre se développe à partir d’un intervalle relativement restreint où tous les doigts sont adjacents, alors que Coulée commence avec un intervalle (quinte juste) qui est déjà trop large pour qu’une seule main puisse le remplir chromatiquement. Dans ce dernier cas, puisque les deux mains couvrent le même ambitus, il y a deux manières possibles de remplir celui-ci : les deux mains peuvent soit s’entrecroiser sur tout l’ambitus, soit remplir des segments complémentaires. Coulée adopte essentiellement cette dernière approche, mais avec la restriction que les deux mains maintiennent aussi les limites supérieure et inférieure de l’ambitus ;

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Exemple 19

56La note manquante, do, est finalement fournie par la pédale de l’orgue, à partir du moment où elle abandonne sa fonction initiale de « masque » (à la mesure 39). Dès lors, commence la seconde phase de la première partie — c’est-à-dire la progression des deux mains jusqu’à l’ambitus d’une octave et la note la plus haute de la main gauche, qui est maintenant un fa, donne lieu, pour la première fois, à un champ chromatique de 10 hauteurs :

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Exemple 20

57Dès le moment où ces fluctuations de hauteurs de différentes longueurs commencent à apparaître aux deux mains, elles sont construites exactement de la même façon que dans la première partie de Continuum (cf. p. [73]) ; et mise à part la petite exception entre parenthèses dans le diagramme ci-dessous, le processus de retour à 2 notes par main (octaves de lab) est le rétrograde du processus de « construction » :

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58Tout comme pour le processus de progression (guère plus qu’une mini-progression), les mains poursuivent des stratégies assez différentes. Comme on peut le constater à partir de l’exemple 16, c’est la main gauche qui conduit, alors que la main droite traîne derrière. En effet, à la main droite, la progression est marquée par l’« isolement » croissant du cinquième doigt, les autres doigts restant liés aux séquences chromatiques situées au bas de l’ambitus :

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Exemple 21

59La main gauche, au contraire, emploie une stratégie de position « ouverte » qui est mieux illustrée par un graphique :

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Exemple 22

60Les sections restantes s’engagent sur des territoires moins clairement nouveaux. La deuxième section est avant tout significative pour ses excursions quasi tonales à la pédale, et par le fait que la main droite (à la mesure 126) emploie la soudaine contraction d’octave vers le haut déjà utilisée comme signal dans Continuum (à la mesure 144) comme un élément à l’intérieur d’une section. La troisième section, comme nous l’avons déjà dit, est un résumé de la troisième partie de Continuum, mais sur une gamme légèrement plus large (ascendante sur deux octaves, au lieu d’une et demi), et à la différence que les deux mains jouent de façon ascendante. Contrairement à la première section, la main droite semble maintenant tirer la main gauche derrière elle : en observant l’exemple 16, on peut voir comment, jusqu’à la fin, une main reste plus ou moins statique, pendant que l’autre la rattrappe ou la dépasse. Et ainsi, bien que les structures de hauteurs ne coïncident jamais, il y a des moments où elles semblent à deux doigts de fusionner.

61Quelques mots sur le sujet, évoqué plus haut, des proportions de Fibonacci dans Coulée. Il est clair que les séries de Fibonacci ont toujours joué un rôle sous-jacent important dans l’œuvre de Ligeti. Même une composition graphique comme Volumina en fait un usage caché substantiel. On a souvent l’impression que Ligeti, s’il ne fait pas exactement l’apologie de cette formule, se préoccupe au moins, de façon plus ou moins convaincante, de ne pas l’utiliser de manière didactique ou doctrinaire. Et, comme dans l’analyse de Bartók par Lendvai les figures semblent avoir été quelque peu manipulées pour entrer dans le cadre fibonaccien, chez Ligeti, les proportions de Fibonacci ont été délibérément brouillées, mais cela semble appartenir à la même pensée que les différents effets de brouillage discutés ailleurs dans cet article.

62Dans Coulée, les caractéristiques suivantes proviennent, très probablement, des proportions de Fibonacci :

63après 8 mesures : le premier changement de hauteurs ;

6413 mesures : entrée du pédalier ;

6521 mesures : premier intervalle à la pédale (fa-ré) ;

6634 mesures : densité maximale de hauteurs ;

6789 mesures : réduction des deux claviers à deux notes ;

68144 mesures : fin de la partie du pédalier.

69Ceci laisse inexpliqués bien des aspects importants de la pièce ! Mais au moins deux de ceux-ci — le moment où la pédale cesse de marquer les claviers et atteint un do grave, et le moment où les deux claviers atteignent les octaves de lab — peuvent être expliqués en comptant, respectivement, 144 et 89 mesures à partir de la fin de la pièce. S’agit-il d’une architecture signifiante, ou seulement d’un jeu ? Qui sait ? Et pourquoi ces deux attitudes seraient-elles contraires ?

Après les Etudes

70Après avoir considéré quelques-unes des procédures de base développées dans les trois œuvres pour clavier, regardons maintenant, brièvement, leurs effets sur les œuvres suivantes (en incluant, naturellement, leurs ramifications). Il est nécessaire ici de souligner à nouveau certains faits évidents. Les compositions dont il a été question plus haut sont, dans leur conception tout au moins, des œuvres monochromes, dans lesquelles le timbre n’est qu’un élément de composition marginal. La dynamique, comme dans la plupart des œuvres baroques pour clavier, n’est qu’un sous-produit de la densité de hauteurs, et dépend de décisions personnelles liées aux choix de registration. Le rythme est soit totalement nébuleux (Harmonies), soit le résultat d’un moto perpetuo mécanique : pour reprendre le titre d’une œuvre plus tardive de Ligeti, on a affaire soit à des « montres » soit à des « nuages »19. En les domaines principaux — et presque exclusifs — de ces Etudes sont les hauteurs et les registres.

71Il est clair que dans les œuvres depuis Apparitions jusqu’à Lux aeterna, Ligeti avait déjà développé des stratégies spécifiques et sophistiquées pour traiter tous les paramètres, et qu’une notion de « continuum » formel était déjà tout à fait en place au moment d’Atmosphères et de Volumina. Ainsi, toute dimension concernant l’influence des Etudes sur les œuvres suivantes, devrait démontrer que certains aspects de ces œuvres ne sont pas présents avant 1967, et peuvent être directement déduits de certaines caractéristiques des Etudes. Les compositions dans lesquelles on s’attendrait à trouver certaines influences potentielles sont le Deuxième Quatuor à cordes, les Dix Pièces pour quintette à vent, Ramifications et le Kammerkonzert.

72Plutôt que de traiter d’abord les domaines relativement non problématiques de la hauteur et du registre, commençons par rechercher les traces de ces Etudes en termes de rythme et de durée. Résumons tout d’abord les procédures rythmiques qui existaient avant les Etudes. Il est clair que depuis son arrivée à Cologne en 1957, l’idée de « composition de formants » avait fasciné Ligeti — pas nécessairement au niveau schématique et théorique proposé dans « ...comment passe le temps... » de Stockhausen, mais certainement comme un moyen de créer plusieurs niveaux métriques simultanés ou d’effacer tout sentiment de pulsation. Aventures contient plusieurs passages qui sont quasiment une « composition de formants (notamment l’Allegro appassionato aux mesures 49-88), tout comme Nouvelles Aventures, dont les « Horloges Démoniaques », avec leur sérialisation20 totale et mystifiante, ne sont pas seulement un premier exemple de style « mécanique » mais aussi, probablement, un exorcisme de l’analyse des Structures21 :

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© Editions Litolff/Peters
Exemple 23

73Ici, comme dans bien d’autres exemples du début, le style « formant » n’est pas seulement dû à ce que Ligeti appelle son « expressionnisme glacé » (où les intervalles post-weberniens sont presque ridiculement disloqués), mais consiste en passages brusques d’une vitesse de pulsation à une autre (par exemple : 9–6–8–7–5 dans la partie de soprano). Ce n’est que dans le cas de certaines figures d’accelerandos ou de ritardandos simples qu’on trouve quelque chose qui ressemble à des « formes d’ondes » conséquentes. Ou, du moins, seulement dans deux cas, dont l’un est hautement significatif : le Kyrie du Requiem. Les lignes vocales sont en effet organisées selon des pulsations en forme d’ondes presque linéaires, (par exemple : 5–6–6–5–6–7–8–9–8–6–5 à l’alto I aux mesures 10 sq.) conçues plus horizontalement que verticalement, dans le sens où rien n’est fait pour éviter la même pulsation simultanément dans des voix différentes. La signification de cet exemple, comme anticipation de procédures plus tardives, tient d’abord dans le fait que nous traitons ici d’un « continuum » de textures dans lequel les chaînes de hauteurs sont en forme d’ondes, et deuxièmement dans le fait que c’est aussi un premier cas conscient de « brouillage » : bien que les hauteurs notées constituent un canon strict, Ligeti indique que, plus la texture se densifie, plus les notes peuvent être traitées approximativement.

74Un second cas, entraînant des applications moins rigoureuses, mais offrant une anticipation plus directe du style « moto perpetuo » de Continuum et de Coulée, se trouve dans le second mouvement du Concerto pour violoncelle22, où la vitesse de pulsation du trémolo joué par chaque instrument n’a pas toujours la forme d’un accelerando-ritardando simple, mais comprend souvent certaines fluctuations. L’anticipation est toutefois plus apparente pour l’oeil que pour l’oreille : le résultat sonne plutôt comme un post-écho d’Atmosphères.

75Dans les deux œuvres à « texture de continuum » précédant la trilogie des pièces pour clavier solo — Lux aeterna et Lontano —, une telle complexité n’existe pas. Ces pièces sont essentiellement de type « nuage », où la fonction des subdivisions irrationnelles du temps ne sert qu’à masquer la pulsation. Par conséquent, en dépit d’une texture parfois dense (16 parties au maximum), Ligeti s’en tire par une structure de formants « rappelant » les premières mesures de Zeitmasse », c’est-à-dire 3 contre 4 contre 5, la subdivision de chaque voix (par exemple en quintolets) restant constante tout au long de chaque section principale. L’augmentation et la diminution de la « densité d’attaque » sont réalisées « entre » les couches plutôt qu’à l’intérieur de celles-ci.

76Des œuvres suivant Harmonies, ce sont les Dix Pièces pour quintette à vent qu’on peut le moins facilement relier aux œuvres pour clavier — au caractère unitaire, aux formes ostinatos — parce que les pièces sont non seulement brèves, mais encore obstinément fragmentaires. Chaque pièce n’est elle-même en effet qu’une partie d’une pièce, et le dialogue d’« Alice au pays des merveilles » qui accompagne la dixième :

« ...mais — Il y eut une longue pause.
“C’est tout ?” demanda timidement Alice.
“C’est tout !” dit Humpty Dumpty. “Au revoir !” »

77pourrait aussi bien s’appliquer à chacune des pièces à l’exception de la huitième peut-être ; et c’est dans cette dernière pièce que l’on peut commencer à distinguer des traces significatives de Continuum tout au moins.

78Il faudrait peut-être ici énumérer les caractéristiques des trois pièces pour clavier qui peuvent potentiellement être transférées à d’autres dispositifs instrumentaux.

79Harmonies :

80a) une relation par mouvement inverse entre les parties (mains) ;

81b) l’expansion/contraction comme modèle déterminant l’ambitus de chaque partie (de chaque main), et leurs relations ;

82c) les « formes d’ondes » comme large stratégie formelle — appliquées ici uniquement à la densité des accords, mais potentiellement transférables à d’autres paramètres ;

83d) différentes applications de la notion de « brouillage ».

84Continuum (en plus de celles déjà mentionnées ci-dessus) :

85e) figuration de type moto perpetuo, aux limites de la distinction des attaques elles-mêmes ;

86f) figures diatoniques presque minimalistes, comme introduction à des champs harmoniques chromatiques ;

87g) boucles » quasi minimalistes (Riley) et « déphasage » (Reich).

88Coulée (en plus de celles déjà mentionnées ci-dessus) :

89h) utilisation de notes tenues comme masques et « restes » du moto perpetuo des hauteurs (à la pédale, qui d’ailleurs développe une couche séparée) ;

90i) nouvelles stratégies pour « remplir » un registre statique.

91Le début de la huitième des Dix Pièces pour quintette à vent fait virtuellement recours au début de Continuum, mais avec deux mains gauches » (clarinette, basson) et une « main droite » (flûte). Le timbre rappelle la registration douce de l’orgue (voir Coulée), notamment par rapport au basson, doté d’une sourdine de tissu. Et dans la mesure où la « seconde main gauche » (basson) agit en grande partie comme un filet, attrapant les notes lancées ou perdues par les deux autres instruments, sa fonction est en bien des points semblable à celle de la pédale de Coulée.

92L’intervalle initial (tierce mineure) est, bien entendu, celui de Continuum, transposé à la quarte inférieure. Les figures suivantes à la flûte et à la clarinette sont initialement diatoniques per se (Continuum), mais puisqu’elles sont reliées par inversion non seulement dans leur direction mais aussi dans leur structure d’intervalle (Harmonies), le résultat harmonique devient vite chromatique :

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Exemple 24

93La relation par mouvement inverse qu’entretiennent la flûte et la clarinette n’est pas maintenue longtemps. Mais, comme dans les Etudes pour clavier, le nombre de notes par figures augmente graduellement jusqu’à cinq, excepté dans le cas du basson, qui s’autorise un sixième « doigt ».

94Mais plus significatif encore, en termes de développements ultérieurs, est le fait que les « formes d’ondes » élaborées dans le Requiem et le Concerto pour violoncelle, et appliquées de façon rigoureuse tout au long d’Harmonies (différentes classes de hauteurs), sont transférées ici au flux et au reflux rythmique des valeurs essentiellement périodiques dans chaque voix. La situation de départ est un classique de Ligeti : 5 (flûte) contre 4 (clarinette) contre 3 (basson) ; chaque instrument entreprend un accelerando irrégulier (suivi d’un brusque ritardando final) dans lequel le mouvement d’une subdivision à l’autre est toujours progressif (par exemple : 6 à 7 ; jamais 6 à 8, etc.) :

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Les lignes montrent les parallèles et les symétries évidentes ; les flèches montrent de brusques irrégularités

95Ce procédé permet entre autre de brouiller de façon contrôlée les surfaces rythmiques mécaniques établies dans Continuum et dans Coulée — brouillage nécessaire car la vitesse d’émission des notes est ici bien en dessous des 16 impulsions par seconde qui donnent l’illusion de la continuité. Même la figure du début, exécutée parfaitement, ne compte que 12 attaques par seconde (10 par noire, noire = 72) réparties symétriquement mais de façon apériodique :

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96Toutefois, d’autres moyens sont nécessaires pour allier le sens de la continuité à une surface faite de pulsations claires dont les composants sont tantôt en phase, tantôt en déphasage les uns par rapport aux autres, tout en assumant d’importantes tendances formelles obtenues par la technique des « mouvements d’ondes ». Apparaît ici un nouveau facteur de « brouillage » : étant donné le besoin prosaïque qu’ont les souffleurs de respirer de temps en temps, les « trous » (silences) doivent être intégrés au continuum. Ils sont ici aussi brefs que possible, et sont distribués de façon plus pragmatique que systématique. Mais ils deviennent inévitablement une ressource à partir de laquelle il est possible de composer, une manière de creuser le continuum (comme Friederich Cerha l’avait réalisé quelques années auparavant dans Spiegel II, et Stockhausen, à un moindre degré, dans les révisions de Punkte), et sont développés en tant que tels dans les œuvres suivantes, notamment Ramifications.

97Les mêmes « formes d’ondes » rythmiques traversent une grande partie du Deuxième Quatuor à cordes, bien que la plupart du temps à une échelle relativement petite. Loin de s’appliquer uniquement à des contractions et à des expansions continues de clusters diatoniques/chromatiques, elles sont virtuellement présentes dans chaque « caractéristique stylistique » de la pièce. Parmi de nombreux exemples, on peut citer :

  • l’« expressionnisme glacé » (passages chromatiques basés sur des déplacements d’octave) : par exemple, premier mouvement, mesures 72 sq. ;
  • style « mécanique » : troisième mouvement, bien qu’il ne s’agisse que de figures simples d’accelerando et de ritardando ;
  • nuages » (particulièrement remarquables, puisque les mouvements en « nuage » précédants utilisaient toujours la même subdivision dans chaque voix tout au long d’une section), pouvant être denses (par exemple : premier mouvement, mesures 1-14) ou raréfiés (par exemple : deuxième mouvement, bien qu’il y ait ici aussi des sauts disjoints de 3 à 5).

98L’extension la plus frappante de l’écriture utilisant des « formes d’ondes » dans le Deuxième Quatuor survient au début du mouvement final, où (comme dans la huitième des Pièces pour quintette à vent) elle est appliquée aux procédés de hauteurs typiques des œuvres pour clavier solo. Le style a gagné une voix supplémentaire : dans les pièces pour clavier, il y avait deux voix qui s’entrecroisaient, dans le Quintette à vent trois, et ici, naturellement, il y en a quatre. On trouve une fois encore une figure d’accelerando-ritardando d’ensemble, mais les lignes individuelles en forme d’ondes sont plus complexes que précédemment (c’est-à-dire plutôt comme les ondes de hauteurs d’Harmonies), et plus indépendantes :

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Subdivisions rythmiques des mesures 1 à 17 ; on ne peut pas s’empêcher de noter combien ces « ondes » rythmiques sont similaires à certaines ondes de hauteurs darts le même mouvement, par exemple : mesures 20 sq. et, particulièrement, 45 sq.

99En ce qui concerne les hauteurs, la référence à des modèles antécédants pourrait difficilement être plus apparente ; comme dans Continuum et dans le Quintette à vent, le point de départ est un intervalle de tierce mineure — cette fois/a# et ré#. Le nombre de voix a peut-être augmenté, mais, à bien des égards, le traitement des hauteurs a été simplifié. Il y a maintenant quatre « mains droites » : ce qui veut dire que les quatre instruments jouent des figures descendantes. D’ailleurs, les mains elles-mêmes subissent une légère « mutilation », dans la mesure où les figures n’excèdent jamais quatre notes. Alors que la structuration des hauteurs — qui passent une fois de plus du diatonisme au chromatisme, et de peu de notes à un nombre relativement grand de notes — est comparativement limité, les procédés de « masque » et de « brouillage » sont en comparaison plus subtils que dans les exemples précédents. Le premier violon propose un modèle de base qui est brouillé, prolongé et parfois élidé (omission de certaines figures) par les trois autres instruments :

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Exemple 25

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ΝΒ : dans deux cas — les modèles 3 et 8 — le premier violon est, pour ainsi dire, « déjà masqué ».

100Le passage suivant immédiatement celui-ci (mesures 13 à 18), dans lequel l’ambitus des hauteurs est soudainement radicalement élargi, offre un autre modèle de « brouillage », un peu plus complexe celui-là. Il s’agit ici d’une extension de la technique de « croisement de cordes » provenant des Caprices de Paganini. Une anticipation modeste mais prophétique d’un usage plus tardif survient aux mesures 76 sq. du Premier Quatuor à cordes, d’autres anticipations (techniquement plus évoluées, mais harmoniquement moins élaborées) se trouvant dans le second mouvement du Concerto pour violoncelle.

101La technique de « croisement de cordes » est ici employée afin de réaliser une progression de registres (pseudo polyphonique) à plusieurs niveaux très similaire à celle de Continuum, et à la fin de Coulée ; les deux exemples, concernant les claviers et les cordes, comportent une sorte de technique d’arpège idiomatique, et en un sens, on pourrait considérer chaque corde du Deuxième Quatuor comme étant analogue à un doigt dans les pièces pour clavier :

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Exemple 26

102Les jeux implicites sont ici multiples. Le but est de maintenir à un niveau constant la densité (9/10 hauteurs) du spectre harmonique ; en même temps, les parties à l’intérieur de chaque instrument (4, à part le début de la partie d’alto) progressent vers le haut d’une façon généralement chromatique, mais sans avoir recours à de banales séquences, et en doublant, où c’est possible, d’autres instruments confinés aux « voix » extrêmes.

103La première véritable synthèse de toutes les idées dégagées dans les Œuvres de clavecin et d’orgue ainsi que leurs satellites survient dans Ramifications (1969) pour douze cordes solos. Les mesures du début sont à bien des égards le nec plus ultra de tout ce qui a été accumulé à partir de Continuum (voir exemple en fin d’article).

104Dans cette œuvre, la notion de « brouillage » devient obsessionnelle : elle pénètre presque tous les niveaux de la pensée compositionnelle. L’exemple le plus évident est la division de l’effectif en deux ensembles, accordés à un quart de ton de différence — ce qui crée un paradoxe psycho-acoustique constant. Le résultat n’est pas l’effacement effectif de la structuration des hauteurs, comme dans Harmonies, ni même la micortonalité rigoureuse de l’harmonie ; l’oreille doit au contraire constamment chercher à percevoir lequel des deux ensembles est le « principal », et lequel est le « masque » acoustique de l’autre (bien qu’au début, la plus grande continuité de la texture du premier ensemble tende à le mettre en avant). Le parallèle avec les gravures de Escher semble ici particulièrement évident : qu’est ce qui est vraiment « devant », et qu’est ce qui est derrière ?

105Dans ce sens, un examen détaillé de la structure des hauteurs n’est pas spécialement judicieux. Il en va de même pour les mesures du début constituées de traits familiers : une figure de départ diatonique (seconde majeure), une rapide augmentation du nombre de hauteurs, qui deviennent cette fois chromatiques. Bien que les groupes de hauteurs des deux ensembles entretiennent tout d’abord une relation inverse, celle-ci n’est pas maintenue longtemps, et les deux ensembles ont leurs propres figures ascendantes et descendantes qui s’entrecroisent (= « main droite » et « main gauche ») :

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Exemple 27

106Par ailleurs, le traitement du rythme devient plus subtil dans son utilisation des « formes d’ondes ». Le schéma de subdivision de base est très proche de celui illustré plus haut à propos du Quintette à vent et du Deuxième Quatuor à cordes :

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Schéma des subdivisions rythmiques des mesures 1 à 16 de Ramifications — les chiffres 8 finaux (triples croches) continuent en fait jusqu’à la mesure 21 ; les lignes verticales montrent les divisions de mesures, les lignes horizontales en pointillé indiquent les notes tenues ayant fonction de pédale.

107Prises une à une, ces figures pourraient passer inaperçues — étant plus simples, par exemple, que le passage du dernier mouvement du Deuxième Quatuor cité plus haut. Il n’y a par exemple, dans les premières huit mesures du second ensemble, pas le moindre changement de subdivision (bien que dans certains cas ce soit précisément cette absence de changement qui crée un « brouillage » avec le premier ensemble).

108Cependant, la signification technique réelle de ce passage tient dans le fait qu’il agit comme une charpente, non seulement par ses rapides déplacements de constellations de hauteurs, mais encore en produisant un niveau secondaire de « formes d’ondes » rythmique. Dans la huitième des Dix Pièces pour quintette à vent, des pauses devaient être insérées dans le flux de pulsations continu, simplement pour que les exécutants puissent respirer. Dans Ramifications, où de tels problèmes n’existent pas a priori, la rupture de la ligne continue devient un élément structurel contrôlé. Chaque ligne instrumentale a sa « forme d’onde » d’interruption qui est assez indépendant des subdivisions de chaque temps individuel. Et ici, au lieu d’avoir un procédé — qui pourrait appartenir à l’Ars Nova — que l’on applique indépendamment à l’intérieur de chacun des deux ensembles, où les voix graves bougent moins vite que les voix aiguës (une convention franchement artificielle quand tous les instruments jouent dans le même ambitus), le procédé rythmique secondaire engendre une sorte de « structure de formants » à la Stockhausen (même de façon plus « artificielle ») sur toute la page de la partition, dans la mesure où le second ensemble commence deux degrés en-dessous du premier. Le diagramme suivant indique le nombre de pulsations continues dans chaque voix (par exemple, pour le premier violon, 11 notes + silence, 10 notes + silence, 9 notes + silence, etc.) ; l’alignement des voix entres elles est ici simplifié par nécessité :

Dix Pièces pour Quintette à vent (pièce n° 8)

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Edition Schott, Mainz.
Exemple 28

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mes. 1-13)

109A dire vrai, on pourrait parler ici de structures de « formants brisés ». Et effectivement, l’effet d’une bonne partie de Ramifications est celui de la réminiscence brisée, ralentie et nébuleuse des œuvres pour clavier, où les illusions auditives foisonnent. Au début de la pièce, par exemple, l’interaction des différentes couches rythmiques fait qu’il est difficile de dire si la musique avance à pas mesurés sans se presser (ce qui est en fait le cas), ou à une vitesse folle (comme le suggèrent les « masques » rythmiques). Elle offre un matériau qui devrait être clairement audible, et on ne peut néanmoins pas le percevoir précisément. Les figures individuelles sont ralenties jusqu’au point où elles devraient devenir mélodies, et pourtant il n’en est rien. C’est avec l’œuvre suivante, le Kammerkonzert pour 13 instruments, que Ligeti se confrontera véritablement au problème de la mélodie ; cette œuvre, me semble-t-il, résume la brève période de l’œuvre de Ligeti discutée ici, et elle inaugure la suivante23.

György Ligeti Ramifications (1968-69)

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*) The instrumente in Group I sound a quarter - tone higher than written
* *) Double bass it is written in the usual octave transposition, with exception of the natural hormonics, which are written as they sound (“SUONI REALI”). Concerning the artificial harmonics : their touch is
written in the octave transposition, their resulting tone as it sounds.
*) Die Instrumente in Gruppe I kligen einen Viertalton hoher als notiert.
* *) Kontrabass : in der ublichen Oktaventransposition notiert mit Ausnahme der naturlichen Flageoletts, die wie notiert klingen (“SUONI REALI”) Was die künstlichen Flaqeoletts betrifft, ist die Griffschrift in der Oktav - Transposition notiert, der sich aus ihr ergevende Ton so wie er klingt
© B. Schott’s Söhne, Mainz. 1970

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Notes de bas de page

1 Wergo WER 60162-50.

2 Hofstadter, D : Metamagical Themes, New York, Viking, 1985, p. 203, in Michel, Pierre : György Ligeti, Paris, Minerve, 1985, p. 173. Ligeti lui-même parle des relations entre les œuvres de la période de Continuum et les dessins de Escher, mais souligne qu’il ne les connaissait pas avant 1971. Il fait aussi l’éloge du livre de Hofstadter, Gödel, Escher, Bach.

3 Sabbe, Herman : György Ligeti, Studien zur kompositorischen Phänomenologie, in Musik-Konzepte 53, München, text+kritik, 1987.

4 Hill, Kathrin : Form and Style : Constructional Techniques in the Works of György Ligeti, 1958-1968, thèse non publiée, Sydney, 1985.

5 Bernard, J : Inaudible Structures, Audible Music, in Music Analysis, 6 (3), 1987, pp. 207-236.

6 Hill, Kathrin : op. cit.

7 Ligeti, Gyòrgy : Ligeti in Conversation, London, Eulenburg, 1983, p. 56.

8 Cette terminologie est celle de Ligeti.

9 Sabbe, Herman : op. cit., pp. 7 sq.

10 Sabbe, Herman : op. cit., passim, mais voir surtout pp. 38 sq.

11 Ligeti, Gyòrgy : op. cit., p. 60.

12 Adorno, Theodor W. :Minima Moralia, London, Verso, 1974, p. 222.

13 Ligeti, Gyòrgy : op. cit., p. 22.

14 Notes de présentation du disque Wergo WER 60161-50.

15 Mais pas cependant sur la réédition en CD du disque d’Antoinette Vischer (WER 60161-50), qui non seulement détruit complètement la qualité de l’enregistrement original, mais aussi parvient à oublier les neuf premières mesures ! Ce n’est pas la seule malchance de Ligeti avec les producteurs de disques compacts : la récente édition Erato du Trio pour cor parvient à omettre complètement le dernier mouvement de l’œuvre ! !

16 Ces figures sont particulièrement claires dans l’enregistrement d’Elisabeth Chojnacka (Philips 6526 009) en dépit d’un rubato singulièrement inapproprié.

17 Ligeti, Gyòrgy : op. cit., p. 29.

18 4/4 (ou plus loin 40+4) signifie : 4 notes à chaque main.

19 Dont le titre — Clock and Clouds — est à son tour dérivé de Sir Karl Popper.

20 A part les hauteurs, la « sérialisation momentanée » s’applique au nombre de notes répétées, aux dynamiques et aux subdivisions rythmiques de chaque temps (toutes basées sur les séries du chiffre 5).

21 Ligeti, Gyòrgy : Pierre Boulez : Decision and Automatism in Structure la, in die reihe 4, pp. 36 sq (version anglaise).

22 Par exemple aux mesures 6-10.

23 Plusieurs de ces points essentiels sont analysés dans Michel, Pierre : op. cit., pp. 208-220.

Notes de fin

* Richard Toop utilise les mots « shadow » ou « shadowing » à plusieurs reprises dans son texte ; ils ont été traduits systématiquement par le substantif « masque » ou le verbe « masquer » (ndt).

Clock and Clouds, œuvre pour chœur et orchestre (1972-73). Voir le catalogue des œuvres ci-après (ndt)

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