La fin du monde vue d’en-bas
Sur le Grand Macabre
p. 28-59
Texte intégral
1On se trompe sans doute à peine en affirmant que l’opéra de György Ligeti compte au nombre des œuvres les plus singulières que l’histoire de ce genre ait jamais produites1. En 1978, déjà, après la première mondiale donnée à l’Opéra Royal de Stockholm, les premiers interprètes en furent réduits à constater qu’il s’agissait d’une œuvre à double fond, dans laquelle il était difficile de dire de quoi l’on parle.
2Le Grand Macabre laisse effectivement pantois, tant il se refuse à toute étiquette. Serait-ce simplement une farce ? Une bouffonnerie qui n’aurait pratiquement d’autre but que de mener par le bout du nez le naïf fanatique d’opéra ? A quoi servent, sinon, ces transgressions téméraires et parfois impudiques des limites du genre propres à la tradition ? Ou bien s’agit-il d’une singulière restauration du genre de l’opéra, passant par un refus grimaçant de ses règles traditionnelles, et qui excède largement, en causticité ironique, l’Amour des trois oranges de Prokofiev ? Quoi qu’il en soit, l’œuvre scénique de Ligeti est un opéra dans lequel pratiquement rien ne « colle ». L’œuvre est aussi à double fond dans la mesure où elle présente, superficiellement, un visage à la naïveté enfantine, qui paraît même parfois ingénu. De plus, la couche de surface est d’un éclectisme éhonté, ce qui pourrait facilement écœurer certains puristes, mais aussi pousser d’autres spectateurs à souhaiter que l’on étudie pour une fois de fond en comble la nature cachée de cette cavalcade d’histoires culturelles et théoriques totalement hétérogènes, ces éléments trop colorés, et radicalement différents sur le plan de la composition, à partir desquels l’œuvre est « bricolée ».
Un éclectisme à double fond
3L’opéra de Ligeti ne refuse sans doute pas l’interprétation ; mais celle-ci offre trop peu de points de repère en ce qui concerne les idées. Un souci raffiné du « métier », sans aucune sorte de conception idéologique préétablie ainsi que le refus d’une spiritualisation tendancieuse du matériau acoustique font également partie de sa nature. Une œuvre au caractère non philosophique marqué, mais avec des conséquences philosophiques — c’est l’une des contradictions volontaires du Grand Macabre. Ce n’est pas une plaisanterie : comment ne pas penser à la Flûte enchantée, quand on entend ces réminiscences de la conception d’un mélange entre le vaudeville et l’opera seria. Deux « méchants ouvrages » en apparence, avec des positions historiques analogues : toutes deux se trouvent au terme d’une évolution de l’histoire musicale. La Flûte enchantée a été composée, on le sait, à la dernière époque où des phénomènes acoustiques fondamentalement différents pouvaient encore être rassemblés sous un même aspect artistique. Le Grand Macabre agit de manière analogue, mais il le fait dans une phase d’évolution de la culture musicale européenne qui sait déjà que tout est derrière elle et qui, devenue incapable d’évoluer, paraît être arrivée au terme de son évolution immanente.
4Dans ce sens, le Grand Macabre est indiscutablement un produit marquant des années soixante-dix : un hybride bizarre, entre l’avant-garde et la postmodernité. Même si, dans l’œuvre de Ligeti, une bonne part de l’élan avant-gardiste a perduré dans une période totalement nouvelle de la perception et de l’observation du monde, la position du compositeur est clairement post-avant-gardiste : « L’avant-garde [...] est devenue académique », affirmait Ligeti dans une interview2, et il séparait sans la moindre équivoque sa propre création des tendances néo-romantiques des années soixante-dix ; « Le mouvement néo-romantique : je dois dire tout à fait franchement que je ne l’aime pas »3. Dans le Grand Macabre s’exprime cette impossibilité de prolonger l’avant-garde, au moins sous son ancienne forme.
5Car le décor sonore confus de l’ère postmoderne est visiblement présent dans le Grand Macabre. Cet environnement acoustique, que les « mass media » ont puissamment contribué à former, était précisément à son apogée dans les années soixante-dix. Que l’on considère simplement le boom acoustique comme une forme de pollution intellectuelle, ou qu’on accepte, blasé, son existence : quelle que soit la qualification qu’on lui donne, c’est un fait de notre vie, et un compositeur ne peut pratiquement pas y échapper.
6Le heurt des cultures acoustiques éloignées les unes des autres dans le temps et dans l’espace, historiquement et géographiquement, engendre dans la musique un chaos sémantique que l’on n’avait jamais connu. Ce processus est double : la haute culture musicale devient un patrimoine commun, auquel chacun peut, en théorie, avoir accès — pratiquement, un « langage commun ». Mais cela se passe pourtant d’un bout à l’autre de manière fragmentaire, partielle, collée à la surface. Ce fait incarne le destin de toute l’évolution de la culture musicale européenne. Pour Ligeti, accepter ce fait et l’utiliser comme point de départ de sa conception musico-dramaturgique ne constitue pas un comportement cynique.
Une culture musicale des matériaux de récupération sonore
7Ligeti a toujours affirmé qu’il n’a jamais été un puriste ; pourtant, les combinaisons verbales bizarres, qui dominent son opéra avec leurs tonalités criardes, témoignent indiscutablement d’un changement de conception. Faute de points d’orientation ayant une validité universelle — points qui, tout comme les grandes structures idéologiques, ont perdu une grande part de leur force et de leur effet durant la décennie précédente —, l’interprétation subjective, et même la détermination du contenu sémantique des structures acoustiques provenant d’époques révolues acquiert une signification exclusive. Le filtre de l’expérience subjective joue aussi un rôle central dans la manière dont Ligeti procède avec l’élément acoustique existant dans son opéra.
8Ligeti semble donner un simple aperçu quand il fait cette affirmation ahurissante : « J’ai intégré dans l’opéra tout ce qui était saillant dans l’histoire de la musique »4 ; pourtant, cela met précisément au jour la nature du traitement du matériau dans le Grand Macabre. Ligeti accepte ici sans restriction la naissance d’une culture de « matériaux de récupération acoustiques ». L’opéra remémore un monde sonore émietté, qui se trouve au stade terminal de l’effondrement, un monde musical peuplé de ruines : « Il est à moitié réel, à moitié irréel, un monde désordonné, en train de se désintégrer, où tout s’écroule »5
9En fin de compte, le fait que l’on rende triviales les œuvres du grand art, qu’on leur ravisse leur aura, est une conséquence irrévocable de la pollution acoustique sévissant dans ce XXe siècle finissant. On transforme d’importantes œuvres musicales en objets trouvés qui traînent par terre et que l’on ramasse simplement, à son gré. L’histoire de la musique n’a plus de profondeur historique, elle devient une surface où tout est à la même distance, dans la même proximité. Avec ce regard typiquement déperspectivisé de l’attitude post-avant-gardiste, Ligeti utilise des éléments trouvés dans l’histoire, en commençant par Monteverdi, Rameau et Bach, et en finissant par Beethoven, Offenbach et Rossini, en y mêlant des menuets et des bourrées. Dans cette « poubelle post-historique », on trouve aussi bien des chorals protestants à la Bach que des fanfares, des canons ou des passacailles. Tout peut devenir un déchet acoustique : on met sur le même plan Schubert et Verdi d’une part, des klaxons et des sirènes de l’autre. La pensée du collage, tout à fait à la manière du pop-art, comme Ligeti l’admet lui-même, est une conséquence obligatoire de ce nivellement.
10Dans son œuvre scénique, Ligeti évite soigneusement d’aseptiser l’objet trouvé. Le mélange des matériaux de récupération acoustiques et des éléments trouvés dans l’histoire de la musique n’est cependant pas toujours pratiqué selon les mêmes critères ; beaucoup de combinaisons sont possibles. Les passages de Schubert, cités note pour note, alternent avec des fragments de Lieder de Schumann et du morceau pour clavecin « la Poule » de Rameau, ainsi qu’avec le choral principal de la Passion selon Saint-Matthieu de Bach, ou le thème central du final de la Symphonie héroïque de Beethoven — en utilisant, pour ces dernières œuvres, un dialecte dodécaphonique auquel on pourrait trouver à redire, volontairement défectueux. Mais à d’innombrables passages de la partition, on rencontre aussi des pseudo-citations, qui sont de véritables musiques de Ligeti mais évoquent tout de même des éléments passés de l’histoire musicale, comme s’ils provenaient de Bach, de Verdi, ou justement de Bartók. D’autre part, la partition du Grand Macabre grouille littéralement d’allusions et de réflexions sur divers phénomènes de l’histoire musicale. Souvent, c’est uniquement la structure rythmique ou le conventionnel appuyé de certaines articulations des parties chantées, inspirées de l’opéra, qui rappelle des passages de finales de Rossini, ou de morceaux de bravoure italiens.
11Le « folklore synthétique » est une forme à part de cet éclectisme affirmé. Cet aspect de la musique de Ligeti est d’un tout autre genre que la synthèse de Bartók : « Chez moi, c’est un moment humoristique. Mes folklores sont impossibles, imaginables mais ne correspondant à aucun peuple ; en revanche, ils caractérisent certains personnages »6. Comme au comptoir d’un bistrot, Ligeti mélange les « boissons » exotiques les plus diverses selon les exigences des personnages et des situations bizarres. On voit ainsi s’assembler, dans les morceaux de bravoure excentriques de Gepopo, ce chef imbu de lui-même, des coloratures rossiniennes avec du folklore synthétique composé de samba brésilienne et de rythmes flamenco andalous.
12Ici, nous pouvons une fois encore déceler des tendances contradictoires dans la musique de Ligeti. D’une part, il saute aux yeux que Ligeti ne crée pas de force une unité à partir de ce matériau acoustique hétérogène. Il n’a pas l’intention d’enjoliver le fait qu’il a ramassé des déchets acoustiques préexistants. Plus encore : en de nombreux endroits, la citation est consciemment disfonctionnelle. On ne peut expliquer pourquoi l’on évoque justement Schubert ou Schumann. Admettons-le : il existe aussi des situations scéniques où l’on peut, en exagérant quelque peu, établir des rapports indirects entre ce qui se passe sur la scène et les objets trouvés apparaissant dans l’entrelacs des sonorités orchestrales. Un exemple pourrait être la référence fantasque au viol et à l’assassinat de la mégère Mescalina par Nekrotzar, la mort personnifiée, où l’on reprend la « Poule » de Rameau, assimilé avec légèreté à l’idéal sonore de notre siècle. Le fait que l’on ait tendance à renoncer à dissimuler l’impossibilité de faire de la masse sonore hétérogène une unité ne fût-ce que partiellement intégrale éclaire de manière lumineuse le dessein de Ligeti lorsqu’il compose : « Je vise un certain chaos »7.
13Mais d’autre part, cette conscience post-historique de ce qui a été trouvé dans l’histoire ne se confond pas, chez Ligeti, avec un aveuglement historique : c’est ce qu’a rappelé Herman Sabbe, auteur de la plus complète et de la plus profonde monographie sur Ligeti écrite à ce jour. Nous ne pouvons dépeindre dans toute sa profondeur la conception globale de Ligeti que si nous explorons aussi d’autres strates de son opéra ; mais à ce stade, déjà, il nous faut citer un passage important de la monographie de Sabbe. Malgré toute cette diversité qui donne une impression de confusion, une autre tendance apparaît chez Ligeti : « Dans la mesure où Ligeti emprunte des éléments à la « nature » sonore, ils sont « dénaturés » par leur intégration dans l’entrelacs du système. Les éléments qui renvoient à la « réalité » sonore sont transformés en éléments de construction abstraits. Les matériaux de récupération sonores sont soumis à l’ordre rigoureux »8. Cet ordre rigoureux est surtout présent en tant que composante du jeu avec le temps, comme les battements de métronome ou d’autres bruits et cris qui rappellent de différentes manières une fin du monde imminente ; il apparaît aussi sous forme de modèles établis de l’histoire musicale, auxquels on assimile le son de klaxons ou de sonnettes de porte, pour qu’ils tiennent le rôle des ouvertures solennelles et élégantes des opéras baroques, un peu selon le modèle des fanfares dans l’Orfeo de Monteverdi.
14Ligeti se réserve le droit de mettre toujours et clairement en avant cet aspect, et précisément celui-là, de l’état final de la culture musicale européenne. Mais ainsi, la personnalité du compositeur acquiert une présence permanente et élève son opéra au-dessus de la moyenne des œuvres marquées par le « rétro » et le « néo », où le matériau acoustique, au bout du compte, domine le compositeur. Ligeti, lui, garde le contrôle des lieux communs acoustiques. Il utilise la trivialité et la pensée du collage pour les manipuler. Il tire profit du chaos sémantique. Le flegme du regard fatigué sur le passé est étranger à Ligeti. Aux endroits les plus inattendus de l’opéra, le compositeur apparaît et nous lance un clin d’oeil complice.
15Le monde acoustique figé, dont il n’est pratiquement plus possible de ranimer les contenus sémantiques éteints, nous montre dans le Grand Macabre tantôt sa face démoniaque et effroyable, tantôt sa face joueuse et fantasque. Toute l’esthétique de Ligeti dans l’opéra repose sur ce double sens, qu’il utilise comme point de départ. Une explication paradoxale pour la vivacité d’une œuvre scénique qui n’opère pratiquement qu’avec du « matériau mort ».
16De l’opéra de Ligeti, on n’a pas seulement dit qu’il était à double-fond et doté de nombreuses coulisses : on a aussi affirmé qu’il était d’une extraordinaire multiplicité. Il faudrait à présent tenter d’examiner de plus près ce pêle-mêle haut en couleurs d’impulsions venues d’époques et de domaines culturels différents, qui se superposent étroitement comme les différentes couches de la peau d’un oignon.
Un « véritable » opéra ?
17Ligeti veut qu’on le distingue de tout ce que l’on rassemble d’ordinaire sous la notion générale d’« opéra du XXe siècle ». Malgré toute son estime pour Alban Berg, il s’écarte nettement de son Wozzeck et surtout de Lulu qu’il trouve, en dernière instance, par trop « littéraire »9. Malgré les nombreuses insertions symphoniques, Ligeti n’a pas voulu étayer par des éléments symphoniques le cachet musical de son opéra, comme c’est le cas pour Wozzeck ou même pour Die Soldaten ou Lear ; mais il refuse avec encore plus de résolution, d’une manière très analogue à ce qu’avait fait Stravinsky dans ses entretiens avec Robert Craft, la ligne d’évolution de l’opéra dramatique, durchkomponiert, qui va de Wagner à Richard Strauss10. Son idéal n’est pas un théâtre parlé utilisant la musique comme « ingrédient », mais bien la fusion de l’action et de la musique, conçue comme un enchaînement de situations scéniques autonomes dont l’essence s’exprime exclusivement par des « numéros » nettement isolés les uns des autres du point de vue du caractère. Les caractères et les situations scéniques doivent être « directs, concis, non psychologiques et ahurissants » — le « contraire de l’opéra littéraire », donc11.
18Mais pratiquement, dès ce moment-là on voit apparaître d’étranges liaisons transversales. Car le point de départ de Ligeti — si l’on voulait par exemple reconstituer de manière hypothétique le processus de création de l’opéra — était ce « quelque chose », cet élément difficilement saisissable sur le plan rationnel, qui est sans doute le moins raconté dans la fable elle-même, mais qui est exprimé par la musique. C’est pour cette raison que Ligeti voulait justement écrire un opéra, et pas autre chose. Mais pour ce faire, cet homme toujours soucieux d’éviter autant que possible l’expressivité engendrée par l’exagération distanciatrice, devenue banale, l’expressivité par la « congélation », cet homme, donc, devait forcément réhabiliter le genre et avec lui ses matériaux de ballast expressifs. Qualifié par le compositeur lui-même de « désuet », le Grand Macabre s’affirme fondamentalement comme un opéra.
19Un aspect conservateur chez Ligeti ? A coup sûr, l’aspect superficiel des choses nous trompe aussi sous cet angle. Dans les faits, le Grand Macabre est un « véritable » opéra, qui ne reprend les vieilles formes qu’avec l’apparence de la naïveté. C’est un opéra réfléchi de bout en bout, peuplé de déguisements aux origines et à la nature les plus diverses qui soient, jusqu’à la question de principe de la justification de sa propre existence. Mais nous ne devons pas non plus nous laisser égarer par les contorsions bizarres ! Aussi criard soit-il, on se tromperait lourdement si l’on voulait voir dans l’opéra de Ligeti quelque chose comme une parodie d’opéra. Les travestissements nous renvoient à des sources totalement différentes.
Après le démontage de l’opéra
20Ce serait certainement aussi une erreur de vouloir négliger les expériences avant-gardistes qui sont conservées à l’état latent dans le Grand Macabre. Dans les années soixante, Ligeti comptait au nombre des plus grands compositeurs qui aient contribué à donner forme au nouveau théâtre musical. Un temps, il eut aussi des contacts assez intenses avec le mouvement Fluxus. Dans sa création, conçue comme un tout artistique (c’est à dire en ne considérant pas uniquement ses œuvres, mais en y incluant le rapport du compositeur avec elle), le dé-collage et la dé-composition ont joué un rôle tout aussi important que le principe de la participation visuelle, à la manière du happenning, à l’événement acoustique — dans l’esprit du « théâtre instrumental » de Mauricio Kagel.
21Sur scène, le modèle du « théâtre instrumental » de Kagel, une sorte de performance, interprétait le texte et la musique comme deux facteurs se troublant l’un l’autre, et même comme des éléments opposés ; dans la détente des rapports traditionnels et pétrifiés entre le mot et la note, il jouait un rôle auquel on ne saurait accorder une trop grande importance. Mais il est aussi difficile de ne pas déceler dans les deux Aventures de Ligeti (1962-65) l’attitude propre à Kagel d’un refus du théâtre musical traditionnel. La dé-composition de modèles traditionnels se déroule sur une rampe imaginaire ; elle est liée à une action scénique tout aussi imaginaire et que l’on ne peut rendre plus concrète, mais parallèlement, sans doute, à l’achèvement d’un réseau finement nuancé d’archétypes émotionnels aliénants et créateurs de distanciation. En tant qu’anti-opéra, elle correspond au stade final de la communication humaine devenue impossible dans le théâtre absurde de Beckett — dans Fin de Partie, par exemple. Dans les deux Aventures, le contenu sémantique ne s’est pas épanoui dans l’image sonore, comme c’est fréquemment le cas chez Luigi Nono ou Giacomo Manzoni ; il a au contraire totalement disparu : il est devenu une langue irrationnelle.
22On peut retrouver dans de nombreux passages du Grand Macabre les découvertes avant-gardistes, entre autres dans le traitement du texte. Des passages où le langage et la musique se contrecarrent bizarrement — où l’on trouve, par exemple, un lamento de Mescalina à l’expressivité trop appuyée, relié à un texte au caractère non musical, non poétique lui aussi exagéré : « Malheur ! Malheur ! Plus de ménage ! Plus de lavage ! Plus de potage ! Plus de filage ! etc. » (Deuxième tableau). Nous trouvons aussi l’utilisation purement musicale du texte absurde, aux accents dadaïstes, dans la partie vocale du chef Gepopo, où le contenu sémantique qui transparaît mais reste flou (la nouvelle secrète de la proximité du Grand Macabre) joue un rôle subordonné aux lois autonomes de l’air colorature « totalement fou » (Troisième tableau). — Voir p. 35.
23A plusieurs reprises, dans les entretiens qu’il a donnés, Ligeti se réfère à l’expérience stimulante du Staatstheater de Kagel (1967-70), qui « utilise les matériaux de la vie de l’opéra pour révéler la disproportion entre ce qu’il faut transmettre et le mode de transmission », et pour dépasser ainsi le « mythe opéra »12. Les actions scéniques et musicales de Kagel, avec leur durée de jeu variable et leurs successions, tentent de mettre au jour la réalité d’une forme d’art. Sans doute Ligeti ne s’est-il pas voué à l’anti-théâtre musical de Kagel, mais il l’a fait sous une forme qui pourrait passer pour un prolongement intellectuel de ses conséquences les plus importantes et qui — selon le fameux aperçu rédigé par Ligeti lui-même — signifierait une avance vers un « anti-anti-opéra ». Dans ce sens, le Grand Macabre est réellement un « véritable » opéra. Mais il est aussi bien plus que cela.
24Ligeti était conscient que Kagel était déjà allé au bout de cette direction expérimentale, et qu’on ne pouvait pratiquement pas la prolonger sous cette forme. Malgré tout, Staatstheater a apposé son sceau sur l’opéra de Ligeti : le Grand Macabre présente en effet un état du genre après le démontage, et les riches expériences menées par l’œuvre de Kagel y sont conservées sous forme de réflexion, d’une pensée analytique naïvement travestie, mais qui s’applique tout de même à toute chose. Sous la forme d’une langue d’opéra imaginée, souvent maniériste, qui travaille avec les modèles de l’histoire du genre, habilement manipulés : gardant à l’esprit autant l’effort de reconstruction que la conscience du fait que le genre de l’opéra n’est pas, au bout du compte, reconstructible. C’est l’un des éléments qui donnent son double-fond à l’opéra.
Les grandes traditions de la culture de l’opéra
25Dans la « scène » Ensemble de l’anti-opéra de Kagel, on trouve seize acteurs qui représentent les registres vocaux typiques de l’opéra classique ; ils sont installés en arcs-de-cercle, devant un paravent, sur la scène. Préparés pour des actions scéniques, pourvus de costumes, mais contraints, pendant toute l’action, à une immobilité complète. Ce tableau optique de l’absence de liberté, de l’immobilité, est sans doute la plus grande attaque qu’on ait lancée à ce jour contre la vie vitrifiée de l’opéra. Mais on peut aussi découvrir, dans les profondeurs de la structure, des coïncidences essentielles portant sur ce point entre Staatstheater et le Grand Macabre. Ligeti veut abolir les grandes traditions de la culture d’opéra. Il articule clairement son intention : « Vous pouvez y trouver les caractéristiques de l’opéra traditionnel. L’influence de Monteverdi et de Verdi est très clairement ressentie, en particulier du point de vue de la forme... J’ai deux modèles pour cela : le Couronnement de Poppée de Monteverdi, et le Falstaff de Verdi »13. Mais c’est surtout Mozart qui a servi de modèle à Ligeti : les « opéras non littéraires » de Mozart, et « comment, à travers la musique, ils donnent vie aux caractères et aux situations »14.
26Il ne peut s’agir ici, bien entendu, que de modèles sur lesquels Ligeti s’oriente : car les airs et les ensembles dans les opéras de Mozart permettent au jeu dynamique de la psyché humaine de se développer, alors que Ligeti déclare d’emblée que son opéra est non psychologique. Dès lors, la conception musico-dramaturgique de Ligeti est en parfait accord avec l’état confus du « langage commun » qu’il emploie. Et cela éclaire aussi le lien avec le propos de Kagel. Les grands modèles de l’histoire du genre ne peuvent être classés dans une structure processuelle, soumise à une évolution organique. Les modèles, aussi dynamiques qu’ils puissent paraître en soi, restent des entités fermées, des espèces d’incrustations acoustiques, comme les inscrustations dans des « minéraux ». Citons, à titre d’exemple, les fioritures qui rappellent Monteverdi, ou les portamentos typiques qui reviennent fréquemment dans les parties chantées des deux amants, Amando et Amanda (à l’origine Spermando et Clytoria), archétypes de la joie de vivre sensuelle.
27Du reste, Ligeti utilise de la même manière les registres vocaux typiques de l’opéra, tout comme Kagel emploie les archétypes de caractères propres au genre, qui, comme dans Ensemble, sont simplement « appelés », à la demande du chef d’orchestre ou selon les réactions du public — et ici selon les exigences des situations scéniques, et peuvent être bizarrement mélangés les uns aux autres (Nekrotzar = baryton de caractère démoniaque ; le chef de la Police Politique Secrète = soprano colorature virtuose ; la déesse Vénus = soprano aigu ; Piet le Bock = ténor bouffe aigu ; le rôle du souverain dynastique du pays de Bruegel, le prince Go-Go, avant la rupture de voix = contre-ténor ou soprano enfantin ; Mescalina la mégère = mezzo-soprano dramatique ; etc.
28L’action de l’opéra, où l’on a déplacé certains centres de gravité par rapport à l’original de Michel de Ghelderode, est transposé dans le « monde délabré et qui prospère pourtant dans le bonheur, le monde soûlard et paillard du pays imaginaire de Biffe15. Ce pays de Bruegel est « un monde rabelaisien, un monde plein d’obscénités, sexuelles et scatologiques »16 et les modèles que Ligeti reprend dans le corpus de l’opéra lui servent à caractériser les personnages qui peuplent ce pays. L’immobilité de leurs traits de caractère fait tout autant partie de l’essence de la musique de Ligeti que leur exagération démesurée. Pour le reste, les personnages n’ont absolument aucune identité. Des rôles d’un lyrisme verbeux, maniérés, relevant typiquement de l’opéra, de ces deux amants qui passent la fin du monde en copulant dans une chambre sépulcrale, Ligeti fait aussi la caractéristique d’un principe de vie : celui de la beauté éclatante et de la sensualité ensorcelante, tout comme le rôle bouffe de Piet le Bock, toujours un peu éméché, qui incarne le principe de vie hédoniste : un personnage-clef dans la « joyeuse fin du monde », présenté dans la perspective de « l’homme commun ». Un archétype important — pas seulement, il est vrai, dans le genre de l’opéra, mais aussi dans la tradition littéraire. On a peine à ne pas y déceler des allusions à Sancho Pança (et à Papageno).
29C’est lorsqu’on compare son opéra avec une œuvre aux intentions apparemment analogues qu’on voit le plus clairement la pensée structurelle de Ligeti. The Rake’s Progress de Stravinsky reconstitue lui aussi l’ancien genre. Chez lui, l’opéra baroque est remodelé — mais avec un parfait sérieux. La forme baroque de l’opéra, avec ses airs et ses ensembles en bonne et due forme, avec la reprise des tonalités et des modulations traditionnelles, devient le contenu lui-même ; tout juste une très légère ombre nous rappelle-t-elle le temps qui passe et fait-elle naître en nous la nostalgie de la Belle Epoque perdue. Le Grand Macabre de Ligeti est, lui, beaucoup trop « embrouillé ». L’élément occasionnel qu’on y trouve renvoie à sa nature même : les caractères, strictement éloignés les uns des autres, ne se sont pas mêlés pour créer une forme d’opéra organique ; ils laissent un vaste espace ouvert à d’autres principes de construction qui n’appartiennent pas au domaine de l’opéra.
La « jarryfication » et le principe du théâtre de marionnettes
30Quelle que soit la prédominance du style de l’opéra dans les intentions de Ligeti, l’opéra, dans le Grand Macabre, constitue simplement une strate, même si elle est dominante. Mais si l’on considère des scènes telles que celles qui apparaissent notamment dans le deuxième et le troisième tableau, on décèle les racines véritables et insidieuses de l’œuvre scénique de Ligeti dans le double lien avec le théâtre de l’absurde et le théâtre de marionnettes.
31Beckett et Ionesco n’ont pas joué un rôle essentiel dans ces modèles : chez eux, il est vrai, les événements « pseudo-dramatiques » se situent plutôt sur le versant du langage. L’opéra de Ligeti est plutôt lié à l’Ubu Roi d’Alfred Jarry (et aussi, en partie, au « théâtre de la cruauté » d’Artaud). Mais nous ne devons sûrement pas non plus oublier le fait que le modèle dramatique du Belge Michel de Ghelderode a justement été repris par Michael Meschke, le directeur artistique du Théâtre des Marionnettes à Stockholm, celui qui donna forme, en Suède, au Roi Ubu. La concordance évidente entre le prince Go-Go et un Roi Ubu inoffensif n’est pas la seule à témoigner des sources communes : la preuve la plus évidente en est l’intention avec laquelle les deux auteurs, Jarry et Ligeti, manient les conventions de leur domaine artistique.
32Ubu Roi, à l’époque, était un persiflage étonnamment pétulant sur les conventions théâtrales en vigueur, pas seulement à travers le « mot de Cambronne » devenu célèbre (et grossier). L’intention du « merdre » pouvait être interprétée de manière beaucoup plus large que comme une manière de tourner le petit bourgeois en ridicule ; Ubu Roi n’était pas une simple farce, mais un prolongement audacieux de l’ensemble de la culture européenne. On y trouve d’innombrables allusions à Shakespeare ou d’autres, qui apparaissent comme une attaque moqueuse contre Hamlet ou Macbeth mais qui, dans le sens positif, renforcent tout de même le caractère ludique du théâtre. Dans l’esprit de Ligeti, la « jarryfication » revenait essentiellement — outre à reprendre des obscénités verbales et à les transposer dans le domaine acoustique — à ramener le drame absurde de Ghelderode, avec son cachet surréaliste, au noyau commun avec Jarry : le théâtre de foire. Chez Jarry aussi, il s’agissait sans doute de bien plus que d’une rébellion esthétisante contre le théâtre d’illusions de la Belle Epoque, insurrection qui le ramena de nouveau au principe du théâtre de figurines. On sent d’un bout à l’autre, dans Ubu Roi, la distanciation lugubre et grotesque, dans les attributs disproportionnés ou dans le comportement des personnages.
33On retrouve des tendances analogues dans le Grand Macabre de Ligeti. L’Anglais Paul Griffiths affirme à juste titre à propos de l’opéra, dans son livre sur Ligeti : « Aucun autre traitement “humain” ne pouvait être adéquat, il ne pouvait être que pathétique ou pire, et le caractère de marionnette du drame ne vise pas simplement à rendre l’action fantastique et humoristique, mais à souligner son sérieux par le meilleur moyen possible »17. On retrouve presque partout dans l’opéra un haut degré de stylisation, rappelant les marionnettes (il est particulièrement marqué dans les deux personnages de ministres qui s’insultent l’un l’autre en se lançant, par ordre alphabétique, des injures choisies, ou dans le personnage infantile du prince Go-Go). Cette stylisation est dominante dans les « scènes populaires », mais surtout dans la représentation de la vie conjugale de Mescalina, masculine et dominatrice, et de l’astrologue de cour féminisé Astradamor, une vie dont on souligne le caractère sexuel sado-masochiste brutal, mais dont certains traits rappellent aussi le théâtre de Guignol. Nekrotzar lui-même, le Grand Macabre, a aussi quelque chose d’une marionnette !
34Les deux principes opposés que sont les passages d’opéra artistiques et le comique grossier des spectacles forains (qui ne sont d’ailleurs opposés que selon nos conceptions actuelles, car l’opéra et la marionnette furent étroitement liés jusqu’à une date avancée du XVIIIe siècle, comme dans l’opéra pour marionnettes écrit par Haydn à Esterhazy) n’agissent pas l’un contre l’autre. Ils se recoupent simplement, comme dans le rôle d’Astradamor, où le jeu sado-masochiste dégénère dans un « arioso baroque dément » (voir exemple 3). Le comique, parfois volontairement maintenu dans le superficiel, et auquel on joint de grands gestes dramatiques, tel que nous les trouvons dans les opéras du romantisme italien ou du grand opéra français, produit des « conjonctions » tout à fait extraordinaires.
35On trouve dans le Grand Macabre un autre versant, qui se confond avec le comique de foire du théâtre de marionnettes ; ce sont des phénomènes typiques de notre époque : la « bande dessinée » et le « dessin animé ». Tous deux donnent une forme encore plus criarde à ce mélange déjà bizarre de composants stylistiques et de traditions divers. Tous deux sont la plupart du temps liés à une chorégraphie grotesque et précisément établie, qui rappelle la pantomime. C’est par exemple le cas dans la scène du massacre ordonné par Go-Go, ou dans l’apparition de Nekrotzar au premier tableau, etc. L’aspect « dessin animé » est ici et là tellement souligné qu’on a même parfois l’impression qu’une interprétation parfaitement adéquate du Grand Macabre serait plus concevable à l’écran que sur la scène — dans le style, par exemple, de certaines séquences du film des Pink Floyd The Wall. Malgré tout, ces traits qui rappellent les marionnettes ne sont pas caractéristiques pour tous les personnages ni de toutes les situations. A certains passages, on ne trouve pas seulement un changement abrupt, mais aussi une fausse oscillation entre des tendances opposées : dans le duo des deux amants, quand ils descendent dans la chambre sépulcrale, c’est le poétique qui domine ; il confère aussi à tout l’opéra un souffle de magie.
Marché aux puces et Dies irae : la grande expérience de la peinture néerlandaise
36Malgré la cavalcade à travers diverses époques et des cultures différentes, on trouve dans la conception globale de Ligeti certains points de repère qui ont des traits communs. Ubu Roi d’Alfred Jarry désignait déjà la direction du théâtre de foire, et l’on ne s’étonnera guère, sans doute, d’apprendre que la pièce de Ghelderode avait pour modèle une vieille pièce de marionnettes flamande, semblable au Faust de Goethe, et particulièrement à sa première version. Le ton strident, rappelant la voix d’une crieuse de foire, de certains passages, ainsi que l’intention plusieurs fois exprimée de Ligeti — composer quelque chose de « surcoloré, totalement exagéré, dangereusement bizarre, parfaitement dément »18 — font forcément naître des associations d’idée avec le marché, y compris sous un autre rapport : la diversité appuyée d’éléments de style et de langage liés les uns aux autres dans des combinaisons bizarres, « les traits stylistiques généraux formant une sorte de “marché aux puces” »19, comme l’a dit lui-même Ligeti à ce propos.
37Mais la remarque spirituelle de Ligeti est aussi d’un grand intérêt pour la compréhension de certaines particularités de la composition du Grand Macabre, car on a l’impression suivante : « Lorsque vous vous trouvez au milieu de tous les étalages, des marchandises et des cris, un tel marché représente l’essence même du désordre, mais si vous le regardez de dessus, depuis un balcon, tous les éléments forment une unité, une seule et même grande figure »20. En de nombreux endroits, Ligeti parle de l’effet puissant et profond de la peinture néerlandaise, notamment de Jérôme Bosch et de Bruegel l’Ancien. Deux tableaux de Bruegel ont particulièrement influencé la conception globale de l’opéra : le Pays de cocagne, à l’Alte Pinakothek de Munich, et le Triomphe de la mort au Prado de Madrid. On a réellement l’impression que Piet le Bock, ce jouisseur toujours pris d’ivresse, vient juste de descendre du premier de ces tableaux.
38Mais si l’on considère aussi les particularités de composition qui s’appliquent généralement aux tableaux de Bruegel, on est frappé par des analogies ahurissantes avec le projet de composition de Ligeti, c’est à dire le principe de la « composition additive », « une vieille manière nordique d’accumuler les motifs et de surcharger les tableaux avec des représentations épisodiques »21, pour reprendre les termes dans lesquels Arnold Hauser a dépeint ce phénomène. La logique de la juxtaposition d’éléments hétérogènes correspond à la logique du traitement du matériau acoustique dans l’opéra de Ligeti. Les tableaux de Bruegel, notamment ceux qu’il a peints autour de 1560 (entre autres le Triomphe de la mort) « portent encore le caractère de l’ancienne peinture néerlandaise », notamment dans « l’organisation de l’image, le respect du principe du motif dispersé et de la juxtaposition des parties »22. Le choix des perspectives, notamment, met en lumière le lien essentiel entre la méthode de Bruegel et celle de Ligeti : « l’arrière-plan topologique » est conçu de telle sorte, lit-on plus loin, que les tableaux « avec leur vue d’en haut, offrent à l’observateur la plus longue perspective possible »23, exactement selon le principe du « marché aux puces », comme on pouvait le déduire du passage que nous avons cité de l’entretien de Ligeti avec Péter Varnai.
39L’idée du Dies irae est tout aussi profondément ancrée dans la pensée artistique de Ligeti, et tout aussi étroitement liée avec les deux peintres néerlandais ; elle parcourt toute son œuvre et se présente, dans le Grand Macabre, dans un rapport inhabituel avec d’autres éléments de composition. L’expérience décisive de la peinture néerlandaise est aussi présente de ce point de vue. « L’idée du Jugement dernier a été pour moi une constante préoccupation durant plusieurs années, mais sans ausune référence à la religion. Ses principales caractéristiques sont la peur de la mort, la représentation d’événements terrifiants, et une manière de les amoindrir en les gelant à travers l’aliénation, qui est le résultat d’une expressivité excessive. Il ne faut pas oublier que les deux Aventures et le Requiem datent de la même période. Ces trois œuvres constituent un groupe auquel le Grand Macabre appartient aussi »24. La représentation du Jugement dernier, dans la séquence du Requiem, est, selon le commentaire de Ligeti, un mélange inhabituel de terreur et d’humour grotesque, qui doit tout autant intimider qu’utiliser cette représentation aux couleurs somptueuses pour surmonter la peur. La terreur de l’enfer et le cri des damnés avaient déjà dans le Requiem de Ligeti une once d’ironie, comme sur les représentations médiévales. Dans cette manière de voir à double fond, on trouve, à l’état de germe, toute la conception de l’opéra ; une œuvre pleine d’un rire libérateur et mêlé d’effroi.
L’époque maniériste et le regard surréaliste
40L’acceptation des conséquences des situations linguistiques confuses de l’ère postmoderne n’a pas débouché, dans l’opéra de Ligeti, sur un simple jeu avec les pierres de taille culturelles d’époques révolues. Le postmoderne n’est pas seulement une tentative de fuite dans le passé, mais aussi et simultanément une tentative de répondre à notre époque de crises sur laquelle s’est abattue le fléau du sida et qui est particulièrement menacée par une catastrophe écologique, de répondre à un monde dont on croyait autrefois que la croissance était infinie. L’essence du retour à la peinture de Bosch et Bruegel pourrait se résumer à cette formule simple : créer un espace intermédiaire entre le recueillement et l’ironie, entre le sacré et le trivial, trouver simplement une position artistique d’où Ligeti puisse affronter le problème de la mort pour éviter les pièges existants — ceux d’une lamentation néo-expressive ou d’une sentimentalité néo-romantique. Le choix, qui est justement caractéristique pour Ligeti, de la perspective spécifique de Bruegel, lui inspire aussi le sentiment simultané de l’absurde et du grotesque. « Il » (Bruegel) « voulait montrer à quoi ressemble tout cela (la vue de l’existence, l’activité du monde, les habitudes et les conventions, etc.) quand on le regarde de l’extérieur et qu’on reste attaché à la surface. On se retrouve alors face à un spectacle de marionnettes inquiétant, chaotique et fantomatique. »25 La consternation et la perte du sang-froid qui surviennent au bout du compte est, aussi bien chez Bruegel que chez Ligeti, le thème maniériste le plus important qu’ils aient en commun ; il permet au compositeur de rappeler de véritables coïncidences essentielles entre deux époques de crise de la civilisation. L’impression que donne le Grand Macabre sur le plan des idées compte justement dans ce sens au nombre des grandes stratégies de survie artistique de notre siècle finissant.
41L’entrechoquement de patrimoines culturels hétérogènes et leur projection sur la scène traditionnelle de l’opéra n’intervient pas de manière expressionniste, et encore moins sous forme de genre : il se déroule, à de nombreux endroits de la partition, d’une manière surréaliste à laquelle la présentation grotesque n’est pas étrangère non plus. Ligeti dit à ce propos : « Je prends des morceaux de musique actuelle ou de signaux, je les mets dans un contexte non familier, je les distords, pas nécessairement en les faisant sonner d’une manière humoristique, mais en les interprétant à travers cette distorsion, de la même manière qu’une peinture surréaliste présente le monde »26. Et qu’on y pense : la mise en œuvre simultanée d’éléments de composition différents par leur métrique et leur caractère n’est en fait rien d’autre que la manière la plus naturelle d’établir un lien dans une culture de la récupération acoustique. La pensée du collage (c’est à dire la possibilité d’associer librement) lui convient parfaitement. Si ce lien prend un aspect bizarre, c’est surtout que les conventions auditives traditionnelles continuent de s’y appliquer. Et nous pouvons aussi, à ce stade, rappeler les propos de Kagel cités au début de cette étude : la dramaturgie de la citation a, chez Ligeti, des traits analogues au happening, c’est une « existentia sans essentia », ou, pour reprendre d’anciens termes de l’histoire de la musique, un « quodlibet ». Ici, chez Ligeti, survient quelque chose d’analogue ; simplement, les diverses composantes sont simultanées, elles se « télescopent ». Tout comme les tableaux de Bosch (par exemple la représentation de l’enfer ou du paradis terrestre sur le célèbre retable de Madrid, auquel Ligeti se réfère aussi parfois), ou les visions concrètes de Franz Kafka, qui sont dénuées de tout élément abstrait, les passages surréalistes de l’opéra de Ligeti sont eux aussi élaborés d’une manière extrêmement précise. On trouve un passage à la bizarrerie horripilante : la « Bourrée perpétuelle », cette scène d’amour violente où Nekrotzar se jette sur Mescalina, toujours en transes, poursuivie par les appels de l’avide déesse Vénus et les commentaires cyniques de Piet et Astradamor. Toute l’action se déroule « sotto voce », à la manière des suites baroques, sur le rythme à quatre temps rigoureux de la bourrée : comme derrière une double-vitre. L’évocation audacieuse de la « Poule » (exemple 4) a lieu à partir du chiffre 235 (ici encadré en rouge, cité d’après le fac-similé du manuscrit original de Ligeti ; cf., en regard, l’exemple 5).
42A la suite de la représentation exemplaire de son opéra à Bologne, Ligeti définit l’esprit véritable du Grand Macabre comme un fol amusement gaillard : « un spectacle démoniaque, une grande “extravaganza” »27. Cette définition s’applique tout particulièrement à un passage orchestral qui a l’apparence d’une garniture, et qu’accompagne l’action scénique de l’entrée de Nekrotzar dans le palais princier. Dans les mains de Nekrotzar, les symboles de la mort : la faux et la trompette. Il chevauche sur le dos de Piet, sa suite infernale est composée de géants, de démons, d’animaux fabuleux, de squelettes et de diables, tels que nous les trouvons dans les tableaux de Bosch. Le cortège est tantôt solennel, tantôt folâtre. On y trouve quatre musiciens. Le passage orchestral est une passacaille largement développée, d’abord fantomatique puis déployée solennellement, sur la basse continue, une variante sur le thème central de la Troisième Symphonie de Beethoven, l’Héroïque (voir exemple 6). La structure rythmique en a été reprise avec des contours précis (voir exemple 7, en regard des chiffres 452-454, indiqués par la lettre A), mais les notes elles-mêmes sont bizarrement reproduites. Elles sont structurées selon la série suivante :
fa, si, sib, mi, mib, la, ré, lab, sol, réb, do, solb
43Et parce que le thème de Beethoven est constitué de treize notes, le fa est répété, et toujours compté dans la série comme la treizième note ; on voit donc ainsi apparaître une série qui n’est pas absolument parfaite. Pour cette raison, à chaque fois qu’elle est reprise — répartie, en outre, par la technique du hoquetus entre la timbale et le chœur pizzicato des violoncelles et des contrebasses —, elle est décalée d’une note (cf., l’extrait préparé de la partition, d’après l’original manuscrit de Ligeti : les premières notes, fa, si, sib, mi, etc., sont entourées de rouge).
44Les quatre musiciens infernaux interviennent l’un après l’autre. Les divers thèmes, ou les morceaux de musique fragmentaires, sont tous des matériaux de récupération acoustique curieusement déformés ; une sorte de « folklore synthétique ». Ce n’est certainement pas un hasard si le son du morceau joué par le violoniste se rapproche beaucoup de certains passages de l’Histoire du soldat de Stravinsky ; il joue un ragtime sur un violon désaccordé, avec des syncopes caractéristiques, à la manière de Scott Joplin (B). Le bassoniste joue un hymne gréco-orthodoxe, un tétracorde avec les inimitables grandes avancées de seconde du mode lydien (C). L’hymne paraît d’ailleurs vraiment avoir revêtu un déguisement infernal : les reprises se font à des hauteurs différentes, et en « tempo giusto », avec une rythmique appuyée. Il en va de même pour la clarinette en mib (D) : la mélodie qu’elle joue est un mélange de samba et de flamenco. Le quatrième musicien infernal joue un air pentatonique d’origine hongroise, d’ailleurs profondément travesti. la sonorité rappelle une mélodie écossaise pour cornemuse, et les notes sont agencées selon le système dodécaphonique. Plus tard s’ajoute encore à tout cela un cha-cha-cha enragé (E), ainsi que des trompettes de parade et des trompettes basses jouant des fanfares banales (qui rappellent parfois Aida) : recouvrant peu à peu tout le reste, mais d’une manière grotesque et comique, elles annoncent le malheur qui s’approche.
45Les strates acoustiques indépendantes, dans leur déroulement polymétrique, dans leur méli-mélo extravagant, donnent le jour à un collage furibond ; au bout d’un moment, l’ouïe perd sa faculté d’orientation, elle ne peut plus rien distinguer. L’impression d’ensemble, qui est la seule à compter, est pourtant celle d’une véritable musique de Ligeti, d’une imagination débridée, et, pleine de dignité — que ce soit une dignité sérieuse ou parodique.
46Une chose est sûre : cette musique est tout sauf une scène d’opéra conventionnelle, une reprise traditionnelle des opéras romantiques. Elle constitue plutôt une danse des morts ambivalente, un mélange de thèmes qui inspirent la crainte et l’effroi, des motifs cauchemardesques ou comiques : une extravagante cavalcade de carnaval, pleine de travestis criards et de masques musico-acoustiques. Elle fait percevoir la nature boschienne et breughelienne du Grand Macabre. C’est là que se trouve la clef de toute l’œuvre scénique, qui s affirme comme un opéra travesti.
La nature carnavalesque du Grand Macabre
47Dans une lettre adressée au musicologue hongrois Andrös Varga Bölint28, Ligeti raconte un carnaval auquel il a assisté à Bâle, une ville où, on le sait, les rites carnavalesques médiévaux sont aujourd’hui encore les plus vivants — avec Mayence, Cologne et Venise. Ligeti rappelle cette expérience dans le Grand Macabre : « Par hasard, j’ai entendu à Bâle les tambours du carnaval (fantastique ! toute une troupe d’enfants qui jouait du tambour) ; une expérience qui a (consciemment) exercé une influence immédiate sur le “Macabre” »29. De la même manière, le concert de klaxon aléatoire sur l’avenue de l’Opéra, à Paris, pendant une nuit de la Saint-Sylvestre passée en compagnie de György Kurtág et Frenc Sulyok, a pu jouer un rôle sous-jacent dans la création des ouvertures de l’opéra30. Ce n’est qu’une petite impulsion, extérieure, mais qui n’est pourtant pas inessentielle, car c’est précisément vers la nature carnavalesque de l’opéra que convergent, aussi hétéroclites qu’ils puissent être en soi, tous les fils décrits jusqu’ici. La marche « grandiose » de Nekrotzar — dans l’interprétation carnavalesque qu’en donne Ligeti — renvoie à un trait de caractère de l’opéra qui, malgré tout l’éclectisme du langage musical et des idées scéniques, prend le dessus dans la mise en forme artistique. Ecrire une œuvre carnavalesque n’était sans doute pas dans les intentions premières de Ligeti ; pourtant, l’expérience souvent rappelée de Bosch et de Bruegel, la note fortement rabelaisienne du modèle dramatique, la langue vigoureuse utilisée par Ligeti, les scènes nombreuses et les personnages masqués et travestis qui rappellent le théâtre de marionnettes relèvent globalement d’un choix de tradition conscient ; par l’intermédiaire de la place du marché reconstituée en imagination, le centre intellectuel de l’action carnavalesque, ces éléments renvoyaient à une expérience carnavalesque du monde. Et c’est précisément cette expérience qui constitue le point essentiel, car le carnavalesque, dans l’opéra de Ligeti, est sans doute très rarement présent d’une manière uniquement « atmosphérique », dans des extériorisations carnavalesques (même s’il l’est aussi sous cette forme, naturellement). Il est devenu un foyer intellectuel doté d’une grande force de cohésion, qui agit à l’encontre de tout éclectisme. Ce foyer intellectuel est une image profane vue d’en-bas de la fin du monde et du personnage de la mort personnifiée, Nekrotzar.
48Le principe s’applique aujourd’hui comme hier : on n’assiste pas au carnaval, on le vit ; dès lors, l’emprise de la sensibilité carnavalesque sur le monde se fait de manière symbolique, mais suffisamment soulignée pour ne pas être négligée. Ligeti, bien sûr, ne renonce pas non plus au double-fond dans ce domaine : il reste attaché par cent fils aux angoisses neutralisantes de notre XXe siècle finissant, mais il ouvre largement l’éventail culturo-historique, jusqu’aux diableries carnavalesques.
49Pour donner un fondement théorique aux traits carnavalesques du Grand Macabre, j’ai fait appel à la célèbre biographie de Mikhaïl Bakhtine sur François Rabelais31, un travail théorique abondamment documenté et de grande portée qui, loin d’aller à l’encontre de l’esprit de l’opéra de Ligeti, éclaire dans leur totalité ses traits étonnamment singuliers.
Le grotesque carnavalesque
50Dans son opéra, Ligeti unit, d’une part, le grotesque moderniste qui s’attache aussi quelque peu à l’œuvre à travers la « jarryfication » et le point de vue surréaliste, et d’autre part le grotesque carnavalesque. Car le monde grotesque des modernistes — y compris les deux Aventures de Ligeti — est affecté d’un ton global inspirant la crainte et l’effroi, et parle de « l’angoisse de la vie ». Cette conception teintée d’existentialisme repose sur l’antinomie de principe entre la vie et la mort, qui était totalement étrangère à l’évolution du grotesque jusqu’au romantisme. Dans le grotesque de carnaval, la mort n’est absolument pas la négation de la vie. Le grotesque de carnaval est « imprégné de la sensation carnavalesque du monde, libère ce dernier de tout ce qu’il peut y avoir de terrible et d’effrayant, le rend totalement inoffensif, joyeux et lumineux à l’extrême »32. La mort porte la vie en gestation. Dans ce sens, le carnaval est la fête du temps qui détruit tout et régénère tout. C’est le point essentiel dans la conception globale du Grand Macabre par Ligeti.
51Le thème des masques de carnaval traverse tout l’opéra. « Le masque est l’expression des transferts, des métamorphoses, des violations des frontières naturelles, de la ridiculisation, des sobriquets... C’est dans le masque que se révèle avec éclat l’essence profonde du grotesque »33. Le Grand Macabre a une quantité de sobriquets de ce genre, qui sont en fait des « noms parlants », et il est aussi plein de personnages grotesquement défigurés. Ces créatures aux traits exagérés sont subordonnés aux lieux communs de l’opéra, qui finissent ensuite par fonctionner comme des masques. Mieux, Ligeti utilise le genre de l’opéra lui-même comme un masque ! L’aspect subversif se trouve donc surtout dans la structure musico-dramatique. Tout l’opéra est conçu « à l’abri des hardiesses légitimées par le carnaval ». Les irrégularités apparentes, les inconséquences musico-dramatiques s’affirment comme des mésalliances carnavalesques, comme la forte tendance de Ligeti à l’insubordination, tout comme les excentricités téméraires et hardies, des scènes qui n’étaient pas seulement totalement inhabituelles sur une scène d’opéra, mais qui, par tradition, n’étaient absolument pas admises. Mais toute la conception carnavalesque est aussi étayée, musicalement, comme un enchaînement d’associations débridées, contrecarrant toute espèce de logique musicale traditionnelle, d’éléments n’appartenant pas à la relation grotesque.
Usage obscène de la langue et profanation
52Sur la scène d’opéra de Ligeti, c’est le langage crû carnavalesque qui règne, étroitement lié aux images scatologiques que l’on voit sur scène. Les passages obscènes et scatologiques n’étaient pas conçus comme quelque chose par lequel Ligeti voulait exclusivement choquer le public habituel de l’opéra34. Comme tout dans le Grand Macabre, ces moments, eux aussi, sont en arrière-plan, car ils font indissociablement partie du patrimoine culturel carnavalesque et constituent en tant que tels la face bizarrement abjecte du contenu eschatologique : la libération de l’être humain de la mort. Les images scatologiques servent à Ligeti, comme à Rabelais, aux « funérailles joyeuses » du vieux monde agonisant. Les exclamations vigoureuses, comme « Bordel de Dieu ! Où est cette comète de merde ? » (troisième tableau) présentent même certaines analogies avec l’attitude élégante et aristocratique du personnage de la mort. Et le geste carnavalesque le plus typique qui soit — montrer son séant — est présent sous de nombreuses formes dans l’opéra, dans le « salut des fesses » du deuxième tableau, tout autant que dans ses équivalents musicaux ahurissants.
53L’opéra de Ligeti grouille d’infamies carnavalesques, de mots et de gestes indécents. On rencontre aussi en de nombreux lieux le rabaissement, « c’est-à-dire le transfert de tout ce qui est élevé, spirituel, idéal et abstrait sur le plan matériel et corporel »35 ; C’est dans les éruptions hystériques et vulgaires d’Amando, dérangé pendant le coït, qu’il est le plus évident — ces éruptions s’expriment d’ailleurs en prose rythmée, et paraissent particulièrement vertes après les fioritures à la Monteverdi : « Que la foudre / Haille te foutre ! / Vieill’ peau de couille / Qu’ell’te fouille / Les entrailles / Pot de merde » (premier tableau). On trouve aussi, comme chez Rabelais, parmi les profanations carnavalesques les plus connues, « une importante quantité de textes et sentences sacrés travestis (transposés sur le plan du manger, du boire, de l’érotisme »36, comme dans un passage parodique des « sacre rappresentazioni » médiévales : « Consummatum est », avec cette double signification : « C’est accompli ! » et « Le repas est fini ! »). A la fin de chaque acte, le chœur d’enfants remplit le rôle d’une sorte de « parodia sacra » des pièces médiévales. D’autre part, de fausses citations tirées des Révélations de Saint-Jean, souvent affadies ou altérées, sont placées dans la bouche de Nekrotzar, la plupart du temps sur un ton de psalmodie ampoulée et inauthentique qui produit un effet comique. Le genre carnavalesque le plus typique du Moyen Age, la litanie parodique, est lui aussi décelable dans le Grand Macabre : « Trinquons à la santé de la mort ! Chin ! A notre triste sort ! Chin !/A une fin heureuse et sans effort ! Chin !/Au plus radieux des Exitus létalis ! Chin ! etc. » (troisième tableau).
Un illogisme du langage et de la musique
54On trouve en outre d’autres sphères de langage et d’autres phénomènes acoustiques issus de la place du marché grondant de rire, qui profanent les couches élevées de l’opéra : dictons primitifs et contines enfantines, chants satiriques et rengaines bruissant d’assonnances de crieurs de foire, jeux avec le langage et déformations de mots. Les rimes maladroites vont parfois jusqu’à l’absurde. On trouve entre autres dans le domaine de l’illogisme musical le passage ou Piet le Bock, menacé par la mort, chante d’une voix rauque, à la manière de Paul Robson : « O, yes ! » — avec le « s » caractéristique et voisé. Mais les galopades bizarres de Mescalina et Astradamor, qui s’achèvent par la transfiguration en « salut des fesses », relèvent elles aussi de ce domaine ; ici, Offenbach et Schumann avancent l’un contre l’autre.
55Aussi loin qu’il est possible, l’illogisme verbal est transposé dans le domaine acoustique, on peut l’interpréter comme le déraillement d’une pensée entrée en gare, comme l’ameublissement d’une logique embourbée, y compris celle de la vie vitrifiée de l’opéra (comme chez Kagel !). L’état matériel de la culture musicale donne suffisamment de prétextes à Ligeti pour créer un amusement décontracté, pour mener une activité « luxurieuse » avec la sémantique musicale traditionnelle. Cela permet aussi à Ligeti de s’emparer d’une forme carnavalesque extraordinairement répandue de comique verbal populaire, et de trouver son équivalent musical. « Coq-à-l’âne » : ainsi se nomme ce genre de « non-sens comique voulu, de langage lâché en liberté, qui ne tient plus compte de quelque règle que ce soit, pas même de la logique élémentaire »37. De cette manière, le flot de paroles confus, nommé galimatias, acquiert une importance centrale. Un exemple frappant de non-sens verbal et musical : la mort, Nekrotzar, déjà complètement ivre, rappelle, inquiétant, troublant, ses méfaits sataniques. C’est un air baroque, élégant — dans l’interprétation de Ligeti — sur le rythme de bourrée que l’on connaît déjà, avec un menuet qui se déroule parallèlement et le Gràtzer Galopp de Schubert en arrière-plan.
La femme originelle et la moquerie de la mort
56Le personnage bouffon de Mescalina ne peut pratiquement pas être interprété autrement que dans ce contexte carnavalesque. Dans un premier temps, elle pourrait donner l’impression d’un personnage de genre. Rien de tel ! Elle s’insère de manière organique dans la conception carnavalesque globale. Les scènes où elle intervient sont pleines d’images scatologiques et d’obscénités verbales et gestuelles. Tous ces éléments renvoient au « bas matériel et corporel » particulièrement caractéristique du point de vue carnavalesque. Les scènes de Mescalina frôlent apparemment la pornographie, et pourtant il s’agit de quelque chose d’autre. Cette femme primitive, à l’exubérance vulgaire et primitive, se rattache à d’autres traditions. Certes, dans le modèle de Ghelderode, sans doute, on pouvait la relier, en faisant appel à un intermédiaire flamand et wallon, à la « tradition gauloise » encore parfaitement vivante chez Rabelais, du jugement porté sur la créature féminine — un jugement que Bakhtine décrit de manière fort imagée : dans cette tradition, « la femme est la tombe corporelle de l’homme... une sorte d’injure incarnée, personnifiée, obscène... »38. Elle « soulève ses jupes et montre l’endroit où tout part (les enfers, le tombeau) et d’où tout vient (le sein maternel) »39. Une créature double — complétée par le coït symbolique des deux amants, qui se prolonge même pendant la fin du monde —, un principe démoniaque de la régénérescence carnavalesque. Ne l’oublions pas : elle est même dangereuse pour la mort ! D’abord violée et tuée par Nekrotzar, elle ressuscite dans le dernier tableau et, telle une Furie, sort de la chambre sépulcrale pour se jeter sur la mort.
57Le Grand Macabre est un opéra sur la mort, mais qui n’est absolument pas contaminé par l’angoisse de la mort. Tout le personnage de Nekrotzar conserve le comique macabre des danses des morts médiévales ; il porte les traits grotesques des représentations que nous connaissons par les gravures sur cuivre de Holbein ou Dürer. C’est en harmonie avec les traditions médiévales : « Dans les diableries des mystères du Moyen Age, les visions d’outre-tombe comiques, les légendes parodiques, les fabliaux, etc., le diable est le joyeux porte-parole ambivalent des points de vue non officiels, de la sainteté à l’envers, le représentant du bas matériel, etc. Parfois, le diable et l’enfer lui-même ne sont que de “joyeux épouvantails” »40. Nekrotzar porte, même si ce n’est parfois que de manière sous-jacente, les traits bouffons et biscornus d’un tel « joyeux croque-mitaine », les éléments grotesques ne manquent pas dans le tableau qu’on en brosse (scènes chantées d’une voix de fausset, comme si sa voix dérapait ; psalmodie répétée, comme d’un monomaniaque, etc. Son aspect amusant est parfois aussi teinté de traits menaçants, mais tout le personnage demeure toujours ambivalent. Car Ligeti laisse la question posée : Nekrotzar est-il réellement la mort ? Ou juste un charlatan ? Quoi qu’il en soit, la mort faillit lamentablement à sa mission, parce qu’elle tombe dans le piège de l’aliénation (posé par Piet), se laisse saouler et, dans son ivresse, manque la fin du monde. Son ivrognerie atteint au paroxysme dans la grandiose scène de beuverie. On se moque de la mort dans un petit dicton moqueur, tout à fait à la manière des Carmina burana, avec la répétition en ostinato d’un thème minuscule. La raillerie de la mort, à laquelle on donne des traits grotesques et qu’on présente comme un « connard » est l’un des thèmes carnavalesques les plus importants. « Ce Nékro n’est pas Tzar / Ce n’est qu’un gros connard/C’est vrai qu’il est moulard / Et mêm’ un peu bizarre / Mais on peu a’ fair du lard !/Tous ses coups il les foire/Pour nous c’est tout bonnard ! » (troisième tableau). Aussi Herman Sabbe peut-il qualifier le Grand Macabre de « divertimento et apocalypse à la fois »41. Perché sur le gigantesque cheval à bascule du prince Go-Go, Nekrotzar, ivre-mort, proclame la fin du monde : « Au nom de l’Eternel et par moi, que pète l’univers ! » C’est précisément dans l’ambivalence du personnage de Nekrotzar que Ligeti trouve l’élément spécifiquement musical, une dimension supplémentaire par comparaison avec Ghelderode, celle du « quelque chose ne colle pas » qui confère une raison suffisante à son opéra non littéraire.
La maîtrise du temps — triomphe sur la mort
58L’intermède symphonique, après la proclamation de la fin du monde par Nekrotzar, s’approche de très près, sur le plan stylistique, des pièces pour orchestre composées par Ligeti — telle, notamment, Atmosphères. Dans le livre d’András Varga Bálint déjà mentionné, Ligeti s’exprime en ces termes à propos de l’utilisation de sa musique dans le film de Stanley Kubrick 2001, l’Odyssée de l’Espace : « Le film m’a fait comprendre que l’on peut penser à l’infini en écoutant ma musique »42. L’intermède symphonique du type « musica aeterna », qui semble résonner depuis toujours et ne jamais devoir s’arrêter, le montre : la fin du monde a eu lieu. La musique acquiert une signification ontologique : le dépassement de la mort par une maîtrise du temps qui surmonte l’angoisse de la mort. Le flot de la musique de Ligeti, comme l’écrit Sabbe, « a toujours eu pour propos de nier le cours du temps considéré comme un temps qui s’écoule, qui a une direction, qui va vers la fin, et aussi, en fin de compte, de nier l’idée de la mort »43. Dans le Grand Macabre, la mort elle-même doit s’en aller en fumée : les traditions carnavalesques qu’il reprend, celles du double lien de la vie et de la mort, de la mort et de la vie, débouchent sur une synthèse d’un intérêt déconcertant avec le patrimoine intellectuel du XXe siècle finissant.
59« Nous avons soif, donc nous vivons » : tel est le principe cartésien déformé. « Donc, vous vivez », doit constater Nekrotzar en reconnaissant, avec admiration et désespoir, qu’il a perdu son pouvoir ; et il se met à rétrécir, devient de plus en plus petit et finit par disparaître : il ne fait plus qu’un avec la terre. Le soleil brille de tous ses feux à l’horizon. Pendant cette action scénique, on entend le passage le plus mystérieux de toute la partition de Ligeti : un son de cordes veloutés entonne, avec des accents de solistes et de musique de chambre, un canon. Ligeti sort ici pour un instant de l’ambiance carnavalesque, devient aussi sérieux que possible : la musique témoigne du sérieux de Bartók, tout à fait à la manière de la fugue de la Musique pour cordes, percussions et célesta, ou rappelle le souvenir de l’Offrande musicale de Bach ; c’est toutefois une musique rigoureusement construite, qui laisse pressentir des lois cosmiques. « La mort entre dans l’entité de la vie en qualité de phase nécessaire de condition de sa rénovation et de son rajeunissement permanents »44.
60Et comment cette aventure culturo-historique pourrait-elle s’achever ? Pour cela aussi, l’histoire de l’opéra fournit suffisamment de modèles. La fugue conclusive, comme dans Falstaff, ou, comme chez Mozart, les joyeux (réellement joyeux ?) finales, ou encore, comme chez Purcell dans Didon et Enée, une passacaille ? Nous avons vaincu la mort, et après ? « Carpe diem », profite de la journée. « Pour nous, seul compte ici l’instant ». Dans l’esprit de cet « ici maintenant », tous les acteurs chantent la morale de l’histoire :
« Ne craignez pas la mort, bonnes gens,
Elle viendra mais pas maintenant,
Vienne l’heure et sonne le glas,
Vivez jusque-là dans la joie. »
61Mais le texte et sa mise en musique se contrecarrent : cette musique n’a rien d’ »insouciant » ou d’« exultant » — comme il siérait à un « opéra joyeux ». Mieux, elle est ouvertement sombre, et les notes séparées, brèves, ainsi que l’orchestration rappelant Stravinsky, la rendent un peu sèche. C’est une foule de sonorités consonnantes : elle est « suave », presque « lascive », mais, selon les intentions de Ligeti, non tonale ! Elle ne revient pas, volontairement, aux modèles de la musique tonale. Ici, on entend de nouveau résonner l’essence de la peinture de Bruegel, la « docta ignorantia » autour de laquelle tournait toute la philosophie de l’époque maniériste : « On ne sait pas ce qu’on est vraiment, pourquoi l’on est là, si l’on vit ou si l’on rêve, ou si l’on joue simplement un rôle quelconque qui nous a été assigné »45. La sensation maniériste du monde et l’ambiance postmoderne se fondent en une réconciliation mélancolique et résignée avec l’incertitude qui marque en dernière instance toute existence humaine. Projetée sur le patrimoine intellectuel du carnaval, cela lui donne une interprétation parfaitement moderne, dans laquelle le doute et l’approbation de la vie sont organiquement mêlés.
Notes de bas de page
1 L’opéra se déroule dans la principauté fantastique de Pays de Bruegel et a pour thème le Jugement dernier : une danse des morts grotesque et ironique dans laquelle — selon les intentions de Ligeti rien n’est sûr. Et surtout pas la personnalité de la mort, le Grand Macabre. Est-il réellement la mort, ou juste un charlatan, comme dans le modèle dramatique de l’opéra, l’œuvre du dramaturge belge Michel de Ghelderode ? Cette question reste posée.
Premier tableau : Piet le Bock, un gros citoyen du Pays de Bruegel, toujours un peu gris, chante sur un pas de valse une joyeuse fin du monde. Les deux amants, Amando et Amanda, cherchent un endroit où ils pourraient se cajoler en paix, à l’abri des regards indiscrets. Il ne le trouvent que dans une chambre sépulcrale d’où surgit la mort, appelée Nekrotzar, pour éliminer, aux alentours de minuit, toutes les créatures humaine. Il effarouche Piet, le force à devenir son valet, et trotte, sur son dos, vers le palais princier.
Deuxième Tableau : l’astrologue de cour Astradamor, portant des vêtements féminins, et sa Mescalina, une femme grosse et vulgaire habillée de cuir, mènent leur vie conjugale perverse. Après l’apogée du « salut des fesses », Mescalina arrache à Astradamor ses vêtements de femme et lui ordonne d’accomplir ses devoirs et d’étudier les étoiles. Ce faisant, il prédit la fin du monde imminente. Soûlée par le vin, Mescalina sombre dans un profond sommeil. La déesse Venus lui apparaît. Mescalina, insatiable, demande à la déesse un « homme bien équipé » qui apparaît ensuite effectivement en la personne de Nekrotzar, qui la viole et la tue.
Troisième tableau : A la cour du prince infantile Go-Go, le Ministre Noir et le Ministre Blanc s’insultent réciproquement au cours d’une violente dispute. Derrière la scène, on entend le brouhaha d’une foule excitée et angoissée. Caché sous le masque d’un oiseau de proie, le chef de la Police Politique Secrète (Gepopo) apparaît trois fois de suite et donne, sous forme de nouvelles secrètes « cryptées » la nouvelle de l’approche du Grand Macabre. Nekrotzar entre dans le palais princier avec son cortège infernal. Il boit du vin que lui propose Piet, croyant que cette boisson est du sang humain. Dans l’ivresse de l’alcool, il laisse passer minuit.
Quatrième tableau : scène semblable au premier tableau. Après que s’est dissipé l’épais brouillard où Piet et Astradamor errent comme des « spectres », on prend conscience qu’on a tout simplement survécu à la fin du monde. La « Mort », qui fut le premier homme de Mescalina, veut retourner dans la tombe. Mais quand Nekrotzar ouvre la chambre sépulcrale, Mescalina se jette de nouveau sur lui, comme une mégère. Au lever du soleil, Nekrotzar s’atrophie et disparaît pour toujours. On entend des cris érotiques s’échapper de la chambre sépulcrale : Amando et Amanda ont passé la fin du monde à copuler. Ils sortent, fourbus, mais avec entrain. Entre temps, tous ceux qui avaient été massacrés sur ordre de Go-Go sont ressuscités et chantent ensemble la morale de l’histoire : « Par nous seul compte ici l’instant ».
2 Samuel, Claude : Entretien avec György Ligeti, Paris, Hubschmid & Bouret, 1981, p. 30.
3 « Neo-romantic movement : I must say quite frankly that I don’t like it ». Varnai, Pétér : Beszélgetések Ligeti Györggyel, Budapest, Edition Musica, 1979, cité ici et plus loin dans la version anglaise : György Ligeti in Conversation, Londres, Ernst Eulenburg Ltd, 1983, p. 68.
4 « Opéra ». Varnai, Péter : op. cit., p. 69.
5 « It is half real, half unreal, a disintegrating, disorderly world where everything is falling in, breaking up ». Ibid.
6 Samuel, Claude : op. cit., p. 119.
7 Ibid.
8 Sabbe, Herman : Gyorgy Ligeti Studien zur kompositorischen Phänomenologie [études sur la phénoménologie de la composition], Musik-Konzepte 53, München, text + kritik, 1987, p. 103.
9 Samuel, Claude : op. cit., p. 113.
10 Ibid., p. 111.
11 Ligeti, György : Zur Entstehung der Oper « Le Grand Macabre » [sur la naissance de l’opéra « Le Grand Macabre »], in Melos/Neue Zeitschrift, 2/1978, p. 91.
12 Schreiber, Ulrich : Die Überwindung des Mythos Oper [Le dépassement du mythe de l’opéra], Brochure du disque DDG de Staatstheater de Mauricio Kagel.
13 Varnai, Péter : op. cit., p. 68.
14 Ibid., p. 78.
15 Ligeti, György : op. cit., p. 92.
16 Samuel, Claude : op. cit., p. 117.
17 Griffiths, Paul : György Ligeti, « The Contemporary Composers », London, Robson Books Ltd., 1983, p. 104.
18 Ligeti, György : op. cit., p. 92.
19 Varnai, Péter : op. cit. ; p. 69.
20 Ibid.
21 Hauser, Arnold : Der Manierismus. Die Krise der Renaissance und der Ursprung der modernen Kunst [Le maniérisme. La crise de la Renaissance et l’origine de l’art moderne], München, C. H. Beck, 1964, p. 243.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 Varnai, Péter : op. cit. p. 14.
25 Hauser, Arnold : op. cit., p. 244.
26 Varnai, Péter : op. cit., p. 59.
27 Claude Samuel, op. cit., p. 113.
28 Bálint, András Varga : 3 kérdés — 82 zeneszerzö [3 questions — 82 compositeurs], Budapest, Musica, 1986, pp. 234-239.
29 Ibid., p. 238.
30 Ibid.
31 Bakhtine, Mikhaïl : L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, Gallimard, 1970.
32 Ibid., p. 56.
33 Ibid., p. 49.
34 Samuel, Claude : op. cit., p. 118.
35 Bakhtine, Mikhaïl : op. cit., p. 29.
36 Ibid., p. 94.
37 Ibid., p. 419.
38 Ibid., p. 240.
39 Ibid., p. 241.
40 Ibid., p. 50.
41 Sabbe, Herman : op. cit., p. 102.
42 Bálint, András Varga : op. cit., p. 237.
43 Sabbe, Herman : op. cit., p. 101.
44 Bakhtine, Mikhaïl : op. cit., p. 59.
45 Hauser, Arnold : op. cit., pp. 244-245.
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Ligeti - Kurtag
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