Rencontre avec Kurtag dans le Budapest de l'après-guerre
p. 10-13
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « György Ligeti, Ecrits sur la musique et les musiciens » (Contrechamps, 2014). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1
J’ai rencontré Kurtág pour la première fois en septembre 1945 lorsque nous nous présentions tous les deux à l’examen d’admission dans la classe de composition de Sándor Veress, au Conservatoire Franz Liszt à Budapest. Il avait dix-neuf ans, moi vingt-deux. En ce temps-là, à peine quelques mois après la fin de la guerre, il y avait à Budapest une grande pénurie de nourriture et d’appartements : les trois quarts environ des maisons de la ville étaient en ruines. Pour les gens venant d’ailleurs, il était donc quasiment impossible de trouver un lit pour dormir — trouver une chambre pour étudier, voire un piano, était un rêve irréalisable. Ainsi, mon « appartement sous-loué », situé dans la banlieue, à Köbánya, se constituait d’un matelas avachi posé sur les dalles d’une cuisine minable qui sentait le gaz de ville et les cafards. Je ne sais plus où et comment habitait Kurtág à cette même époque. Il n’y avait à Budapest aucune fenêtre avec des vitres, les châssis des fenêtres étaient remplis avec du papier, dans le meilleur des cas cloués avec de minces planches. Au cours de l’automne, lorsqu’il commençait à faire plus froid, les fenêtres devaient rester constamment fermées, de sorte qu’il faisait sombre également la journée. Il n’y avait pas de combustible et un vent glacial soufflait à travers les appartements surpeuplés.
2Mais la dureté de la vie quotidienne nous atteignait à peine : la guerre était finie et dans la ville régnait une vie culturelle et artistique intense, multiple et variée. La fin de la dictature nazie avait libéré une poussée d’énergie intellectuelle, les arts s’épanouissaient. Affamés, engourdis par le froid, mais avec un élan insoupçonné, les écrivains et artistes survivants se mirent au travail. En ces jours entièrement ouverts sur l’avenir, nous ne nous rendions absolument pas compte que nous étions en train de passer d’une dictature totalitaire à une autre : la dictature stalinienne, communiste, qui se manifesta d’abord sous une forme camouflée, mit peu après un terme abrupt à la liberté et à l’essor artistique et culturel.
3L’anéantissement de plus de la moitié de la population juive de la ville par les nazis allemands et hongrois représentait une perte grave pour la vie spirituelle. Avant la guerre, Budapest comptait environ un million et demi d’habitants dont plus de cent-cinquante mille étaient des Juifs. La majorité d’entre eux avaient été transportés dans des camps de la mort allemands ou fusillés à Budapest par les unités armées des nazis hongrois, les croix fléchées. Presque tous les survivants étaient concentrés dans le ghetto installé par les nazis en été 1944.
4En 1945, les forces d’occupation soviétiques autorisèrent des élections libres, pour des raisons plus tactiques qu’idéologiques. Le gouvernement de centre gauche, démocratiquement élu mais provisoire, encourageait l’épanouissement de la vie intellectuelle et tolérait les mouvements artistiques d’avant-garde.
5Le poète hongrois le plus important de l’époque, Miklós Radnóti, fut assassiné par les nazis. Les poètes qui avaient survécu fondèrent des revues littéraires : la revue peut-être la plus importante et la plus stimulante s’intitulait Válasz (« Réponse ») ; elle publiait des jeunes poètes de très haut niveau, tels que Sándor Weöres et János Pilinszky, tous deux partisans d’une tendance littéraire radicalement moderne. Le poète-peintre Lajos Kassák fut le chef de file des constructivistes ; l’« Ecole européenne » et le cercle autour du poète Lajos Vajda, récemment décédé, furent au centre de l’intérêt dans les arts plastiques.
6Kurtág et moi-même fûmes attirés et influencés par cette vie artistique et littéraire intense. Malgré les expériences sinistres de l’époque nazie, nous étions tous deux remplis d’un enthousiasme juvénile, pleins d’espoir pour une culture hongroise moderne. Tous deux, nous étions des partisans de Bartók et nous considérions sa musique comme le fondement du développement d’un idiome musical chromatique-modal nouveau qui devait être international, tout en s’enracinant dans la tradition hongroise. Notre amitié s’approfondit lorsque nous découvrîmes que non seulement nous partagions les mêmes idées musicales mais aussi les mêmes opinions politiques (des opinions d’intellectuels de gauche très marquées, mais pas pour autant conformes aux idées communistes officielles) et que, de plus, nous étions issus d’une situation familiale semblable : celle de familles intellectuelles juives hongroises (demi-juive, pour Kurtág) assimilées à la culture hongroise. Nous étions liés encore par une autre expérience culturelle : provenant tous deux d’une région de la vieille Hongrie devenue roumaine après la Première Guerre mondiale, nous avions fréquenté des lycées de langue roumaine, et, dans nos sentiments et nos conceptions artistiques, nous étions fortement attirés par la France, en partie à cause de l’orientation francophile de la culture roumaine.
7Kurtág venait de Lugoj, une petite ville dans le Banat, non loin de la frontière yougoslave-roumaine, et il étudia à Timisoara, la capitale du Banat. Pour ma part, je suis né à Dicsöszentmárton, une toute petite ville du centre de la Transylvanie, et j’ai grandi à Cluj, la plus grande ville de cette province. Tous deux — sans rien savoir l’un de l’autre — nous prîmes en même temps, en septembre 1945, le risque de franchir illégalement, à pied et sans papiers, la frontière roumaine-hongroise pour aller à Budapest. Le motif qui nous poussa à prendre ce risque fut le même : tous deux, nous rêvions de faire des études au Conservatoire de Budapest, la meilleure école de musique dans le Sud-Est de l’Europe, dont la tradition remontait à Franz Liszt.
8Toutefois, le véritable but de notre pèlerinage ne fut pas seulement l’école elle-même, mais bien plus la personne de Béla Bartók, qui était attendu de New York en automne 1945 : il devait occuper un poste de professeur au Conservatoire ainsi qu’une position éminente dans la vie musicale hongroise. Bien qu’aucun de nous deux ne l’eût connu avant, nous l’admirions avec dévotion et nous attendions impatiemment le jour où nous pourrions le voir et l’entendre en personne. On peut s’imaginer notre désespoir, lorsque le jour de notre examen d’admission nous vîmes le drapeau noir hissé au-dessus du Conservatoire : c’était le jour où l’on apprit que Bartók était mort à New York à l’âge de soixante-quatre ans. La joie d’avoir été admis dans la classe de composition fut ainsi complètement assombrie par la douleur de la perte irrémédiable de notre père spirituel.
9Pendant cette demi-heure où nous attendions, le cœur battant, dans les couloirs style art nouveau du Conservatoire, d’être appelés dans la salle d’examen, est spontanément née une amité entre Kurtág et moi-même. Je sentais que j’avais trouvé en lui un compagnon musical qui partageait entièrement mes opinions et mes conceptions d’un nouveau style musical. J’aimais la timidité de Kurtág, son attitude introvertie et l’absence totale, chez lui, de vanité et de présomption. Il était intelligent, sincère et d’une simplicité très complexe. Plus tard, il me raconta que, pour sa part, il m’avait pris pour un étudiant en théologie protestante. Cette supposition nous avait beaucoup amusé tous les deux : il avait interprété ma timidité provinciale comme de la rigueur religieuse, ce qui ne correspondait absolument pas à mon véritable caractère.
10Cette amitié née pendant que nous attendions l’examen d’admission incluait également un troisième jeune compositeur, Franz Sulyok. Il avait 20 ans à l’époque, et aussi bien Kurtág que moi-même nous l’admirions pour son élégance, sa franchise totale et son indépendance d’esprit. Ainsi, nous sommes devenus des amis inséparables qui fréquentaient tous les trois la classe de composition de Sándor Veress. Bien qu’il ne vint pas de la province mais de Budapest, Sulyok était issu d’une famille analogue à la mienne et à celle de Kurtág, et il avait des idéaux musicaux semblables.
11Les circonstances de la vie nous ont conduit dans trois parties différentes de l’Europe. Sulyok fut le premier à quitter la Hongrie stalinienne, en 1949 déjà. Il prit le risque mortel de franchir illégalement d’abord la frontière hongroise-tchécoslovaque, puis la frontière tchécoslovaque-autrichienne. Arrivé à Paris, il devint élève de Darius Milhaud et Nadia Boulanger ; plus tard, il vécut à Bujumbura en Afrique, et aujourd’hui il est de nouveau à Paris. Après que Sándor Veress eût quitté à son tour en 1949 la Hongrie, Kurtág et moi poursuivîmes nos études, d’abord avec Pál Járdányi, puis avec Ferenc Farkas. En même temps, Kurtág étudiait également le piano avec Pál Kadosa et fréquentait la célèbre classe de musique de chambre de Leo Weiner. En décembre 1956, je pris congé de Kurtág et de sa femme : je me réfugiai avec ma femme en Autriche. Kurtág resta à Budapest et il est devenu entre temps le compositeur le plus important de la Hongrie.
12Malgré la séparation géographique, notre amitié est restée intacte — lorsque de temps à autre nous nous retrouvons, nous sentons une correspondance dans nos idéaux musicaux, indépendamment des évolutions différentes que nous avons suivies depuis nos années communes à Budapest.
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Ligeti - Kurtag
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