Ma position comme compositeur aujourd’hui1
p. 8-9
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « György Ligeti, l’Atelier du compositeur » (Contrechamps, 2013). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1Nous vivons dans une période artistique pluraliste. Alors que le modernisme et même l’avant-garde expérimentale existent encore, des mouvements artistiques « post-modernes » se manifestent de plus en plus. « Pré-modernes » serait toutefois un mot plus juste pour désigner ces mouvements, car les artistes qui en font partie s’intéressent à la restauration d’éléments et de formes historiques : le naturalisme en peinture, les colonnes, coupoles et tympanons en architecture et, dans la musique, une tonalité retrouvée ainsi que des figures rythmiques-mélodiques imprégnées de pathos expressionniste. La syntaxe du XIXe siècle est présente dans tous les arts.
2Cette réaction « rétro », après une période d’expérimentation et de modernité, est compréhensible, de même que le pathos subjectif suivant une ère constructiviste. Compréhensible oui, mais non pardonnable. Nous vivons à la fin du XXe siècle, dans un monde de micro-processeurs, de bio-technologie, de télévision, de manipulation des masses et de bureaucratie, de dictatures totalitaires expansionnistes voisinant avec des démocraties populistes et des sociétés d’abondance. Nous ne sommes plus à la fin du XIXe siècle avec ses machines à vapeur, ses becs de gaz, ses masses de pauvres, de paysans et d’ouvriers, sa riche élite bourgeoise, décadente et gâtée, ses rivalités nationalistes et ses mouvements sociaux.
3Et de plus : le modernisme et l’avant-garde expérimentale des années cinquante ou encore des années soixante, n’appartiennent-ils pas aussi au passé, à l’histoire, à l’« académie » ? En rejetant à la fois le « rétro » et l’ancienne avant-garde, je me déclare pour un modernisme d’aujourd’hui. Pour ma part, cela signifie en premier lieu une prise de distance vis-à-vis du chromatisme total et des denses tissus micropolyphoniques qui caractérisaient ma musique vers la fin des années cinquante et au début des années soixante. Mais cela signifie aussi le développement d’une polyphonie constituée de réseaux de voix rythmiquement et métriquement complexes, ainsi que d’une harmonie transparente et consonante qui toutefois ne chercherait pas à rétablir l’ancienne tonalité.
4Du point de vue de la rythmique et de la métrique, deux influences ont été décisives pour ma musique des années quatre-vingt : d’abord, la complexité polymétrique des Studies for Player Piano de Conlon Nancarrow, et ensuite, la très grande diversité des cultures musicales non européennes. Parmi ces dernières, je me suis intéressé en particulier à la musique des Caraïbes que mon ancien élève, le compositeur portoricain Roberto Sierra me fit connaître en 1980, et, en 1982-83, aux folklores Banda-Linda et Pygmée de la République Centrafricaine, une musique polyphonique d’une richesse rythmique inégalée, que j’ai connue grâce aux recherches du musicologue israélien Simha Arom.
5Cela ne veut pas du tout dire que ma musique soit folklorique. Ce ne sont que les empreintes des idées de base des cultures ethniques qui se manifestent dans ma pensée musicale : la musique elle-même reste autonome. Le monde rythmique de Nancarrow, de l’Amérique latine, de l’Afrique Centrale s’amalgament dans mon imagination avec des éléments de folklore hongrois et roumain dont je suis imprégné depuis ma jeunesse, pour se transformer en des conceptions absolument non folkloriques, individuelles et construites.
6Il y a toutefois un autre domaine de notre culture d’aujourd’hui qui a marqué ma pensée musicale d’une façon encore plus prononcée : il s’agit de l’ordinateur et des modes de pensée engendrés par son utilisation. Ce n’est pas l’ordinateur lui-même comme appareil qui exerce une telle influence sur mes conceptions musicales, mais plutôt la pensée autour de l’ordinateur : une pensée en structures à différents niveaux d’abstraction, une pensée en signaux, super-signaux et super-super-signaux que nous livre l’informatique et l’intelligence artificielle. Plus particulièrement, il s’agit de l’adoption d’une pensée de composition « générative », où des principes de base fonctionnent à la manière de codes génétiques pour le déploiement de formes musicales « végétales », semblable à la croissance des organismes vivants. Dans ce domaine, les idées de Jacques Monod et de Manfred Eigen, ainsi que les livres de Douglas Hofstadter ont profondément influencé ma pensée musicale. De plus, en ce qui concerne la musique par ordinateur, domaine dans lequel m’ont initié John Chowning et Jean-Claude Risset, j’attends avec impatience les résultats musicaux des centres d’informatique musicale, tels l’Université de Stanford et l’IRCAM. Enfin, une dernière poursuite scientifique, dont les résultats enthousiasmants ont une répercussion décisive sur mes conceptions musicales, est le monde de la géométrie fractale, développée par Benoît Mandelbrot, et tout particulièrement la représentation graphique des limites complexes, réalisée récemment par différentes équipes de mathématiciens.
7La pensée et les méthodes de la science diffèrent si profondément de ceux de l’art que ce ne sont ni la technologie, ni les mathématiques comme telles qui sont en mesure de « créer » l’art. Plutôt, les données de la science peuvent féconder la pensée et l’imagination artistique et avoir ainsi un effet des plus fructueux sur le développement d’un nouvel art visuel et d’une nouvelle musique. Un tel art serait enfin compatible avec l’esprit et la conception de la vie de notre temps.
Notes de fin
1 Texte écrit en 1985, parution annoncée chez Christian Bourgois Editeur, collection Musique/Passé/Présent, dans un recueil de textes de Ligeti, sous le titre Ecrits.
Auteur
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