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Avant-propos

p. 5-7


Texte intégral

1Ce numéro de Contrechamps paraît à l’occasion du programme hongrois du Festival d’Automne à Paris 1990. De même que les numéros consacrés à Nono, à Stockhausen et à la musique en création, celui-ci veut donner à l’auditeur la possibilité d’approfondir l’expérience du concert, la découverte (ou redécouverte) des œuvres. Il eût été présomptueux de notre part de réaliser en un temps aussi court un numéro sur la musique hongroise en général ; nous avons préféré à l’objectivité de type musicologique l’enjeu de deux démarches créatrices parmi les plus importantes de notre époque.

2Les documents sur Kurtág et Ligeti sont extrêmement rares en langue française, voire inexistants. Un choix des nombreux textes de Ligeti étant annoncé depuis plusieurs années, il nous a semblé préférable de consacrer nos efforts à la publication d’études sur son œuvre ; évidemment, le témoignage de sa rencontre avec Kurtág dans le Budapest de l’après-guerre s’imposait. Quant à Kurtág, son entretien avec András Varga Bálint constitue le seul témoignage disponible à ce jour, le compositeur se refusant à tout entretien et à tout commentaire sur son œuvre. Les études que nous publions ici offrent, dans des styles très différents, un panorama représentatif de la production des deux compositeurs et des problématiques musicales, esthétiques ou philosophiques qui leurs sont liées. Les œuvres de Ligeti et Kurtág abordées ici appartiennent aussi bien aux années cinquante qu’aux années les plus récentes ; les réflexions sur leurs implications extra-musicales croisent leur analyse minutieuse. Chez Ligeti et Kurtág, ces deux aspects ne sont jamais dissociés. D’emblée, leur confrontation aux questions d’écriture musicale dans la période de l’après-guerre fut une confrontation à l’Histoire. On le sait, Ligeti choisit l’exil après les événements dramatiques de 1956, et fut aussitôt célébré dans les cercles de l’avant-garde musicale ; Kurtág, lui, resta dans son pays et ne fut révélé à la conscience occidentale que très tardivement.

3La trajectoire de l’un comme de l’autre est restée cependant foncièrement individualiste. Elle se situe à l’écart des courants dominants et n’a jamais cherché à faire école. Il y a là comme une tradition spécifiquement hongroise. Déjà, Bartok avait surmonté l’antagonisme des deux courants dominants de la musique du début du siècle, auxquels il avait toutefois prêté la plus grande attention. C’est ainsi qu’il écrivit ses œuvres les plus radicales en pleine période de restauration, au début des années vingt, et que ses chefs-d’œuvres de la maturité étaient à contre-courant du néoclassicisme des années trente. C’était là plus qu’une revendication d’indépendance strictement musicale. Non seulement son parcours de compositeur, mais sa personnalité exercèrent une véritable fascination sur les jeunes compositeurs hongrois. Toutefois, comme en témoignent les propos de Ligeti et Kurtág ci-après, l’héritage bartókien ne fut pas facile à assumer. Le danger du « folklorisme », qui devait rapidement coïncider avec la doctrine du réalisme socialiste, a été souligné par Ligeti lui-même. Et la position indépendante de Bartok, notamment vis-à-vis du mouvement sériel des années vingt et trente, donna lieu à des malentendus : elle fut récupérée (et pas seulement dans le bloc de l’Est) par les courants les plus réactionnaires. Néanmoins, certains problèmes qu’il avait posés étaient encore d’actualité à la fin des années quarante (ils le sont peut-être à nouveau aujourd’hui). On les retrouve dans les œuvres de Ligeti et Kurtág aux différents stades de leur évolution. Si leurs premières œuvres sont encore marquées par la problématique d’une articulation satisfaisante entre musiques de tradition orale et musique « savante », les œuvres plus tardives apparaissent comme une réflexion, une réélaboration et un dépassement de celle-ci. La « couleur hongroise » s’incarne notamment chez Kurtág dans une écriture instrumentale qui privilégie les combinaisons de timbres inédites, hétérogènes ; des instruments tels que le cymbalum et la mandoline, qui rappellent les orchestres populaires de l’Europe de l’Est, y jouent un rôle central. Chez Ligeti, la « couleur hongroise », repoussée à partir de 1956 (bien qu’on en trouve des traces plus ou moins cachées), réapparaît avec force dans les années quatre-vingt, mais élargie à celle de diverses musiques traditionnelles dans le monde. La volonté de dépasser les antinomies entre chromatisme et diatonisme, entre rythme harmonique et rythme autonome, qui caractérisait la démarche de Bartok en son temps, est ici réactualisée dans un contexte nouveau.

4Les démarches de Kurtág et Ligeti, aussi différentes soient-elles, ont un point commun : elles sont par essence critiques. Elles refusent toute idée de système, toute organisation qui sacrifierait à la fascination de l’unité la possibilité de leurs propres contradictions. Les calculs complexes et minutieux qui sont à la base des œuvres de Ligeti sont constamment contrariés par des techniques de brouillage et de déphasage, par des processus d’autodérision ou d’autodestruction qui en oblitèrent la perception et en modifient la fonction. Ligeti a toujours cherché à faire entrer, à l’intérieur d’une tradition donnée, ce qui lui semblait antinomique : les textures continues au plus fort de la musique « ponctuelle », la référence aux formes strictes de la tradition occidentale dans des œuvres théâtrales provocatrices, le bricolage — au sens de Lévi-Strauss — des musiques répétitives, des œuvres de Nancarrow ou des musiques de l’Amérique du Sud et des Caraïbes dans la pensée post-sérielle. On retrouve cela chez Kurtág : dans les Dits de Péter Bornemisza, le compositeur mêle les effets de masse suggérés par la musique du premier Penderecki aux structures sérielles héritées du mouvement post-webernien ; et les canons stricts cohabitent avec une écriture de type improvisé. L’utopie de totalité et d’unité qui est au cœur de sa pensée musicale — on pourrait la résumer par l’impossible désir de tout exprimer dans une seule note — est perpétuellement brisée par un style aphoristique fondé sur les ruptures, les changements brusques de climat, d’écriture, de références. Il existe chez les deux auteurs une sorte de continuelle distanciation d’un type d’écriture, ou d’un type d’expression, par un autre. C’est en ce sens qu’il faut comprendre le caractère ironique, sarcastique ou parodique dont Bartok avait relevé la nouveauté en tant que catégorie expressive dans la musique occidentale au début du XXe siècle. Cela conduit moins au « réalisme » dont parlait Bartok en 1909, qu’au fantastique, au caractère visionnaire, au délire et à la provocation, comme on peut le constater dans deux registres complètement différents, avec les Aventures et Nouvelles Aventures ou le Grand Macabre de Ligeti, et avec les Messages de feu demoiselle Trousova ou les Kafka-Fragmente de Kurtág.

5L’esprit critique, forme moderne de la liberté et de la lucidité créatrices, Kurtág et Ligeti l’appliquent à leur propre musique ; on en perçoit les effets dans leur propre évolution. Il est par exemple significatif que Ligeti, dès son arrivée en Allemagne, se soit intéressé aux deux expériences décisives des années quarante et cinquante — celle du sérialisme intégral (voir son analyse de Structure la de Boulez) et celle de la musique électronique (voir son travail au Studio de Cologne) — mais qu’il se soit abstenu d’y faire référence dans ses œuvres d’alors. La plongée dans la pensée structuraliste de l’« école » de Darmstadt ne l’empêcha nullement de s’engager aux côtés du mouvement Fluxus, d’inspiration dadaïste. A l’heure où renaît la vieille querelle des Anciens et des Modernes, sur fond de volonté de pouvoir, des démarches aussi exigeantes et indépendantes, refusant tout compromis et défiant des catégories esthétiques réifiées, constitue un excellent objet de réflexion.

6Nous tenons encore à remercier István Balázs et Louise Duchesneau pour l’aide qu’ils nous ont apportée dans la préparation de ce numéro, un numéro que nous aimerions dédier à deux personnalités récemment disparues auxquelles nous étions très attachés, Luigi Nono et Michel Guy.

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