William Blank, ou la rage de l’expression
p. 569-571
Texte intégral
1La musique la plus récente de William Blank dégage une force expressive qui prend l’auditeur à la gorge dès les premières mesures. Ce sont les phrases déchirantes du Trio à cordes, jouées fortississimo par les trois instrumentistes, la violence du début de Cris, où les différentes voix se heurtent rythmiquement, la déflagration du premier tutti orchestral dans Ebbe(n), dominé par les sonorités métalliques de la percussion. La musique donne forme à une révolte vis-à-vis du réel et parle au nom des victimes. Mais ce n’est pas de façon illustrative, sur la base d’un quelconque programme ; ce qu’elle dit, ce qu’elle crie, provient du plus intime de la conscience individuelle blessée. Révolte et douleur sont inextricablement mêlées et s’inscrivent directement dans le matériau musical. Le Trio à cordes, moment-charnière dans l’évolution du compositeur, brise l’apparence esthétique des premières œuvres : l’auditeur y est jeté dans un véritable brasier. C’est un peu comme s’il avait fallu à Blank un long temps de maturation pour atteindre à l’essence même de l’héritage expressionniste qui avait marqué sa première période, à travers notamment les figures de Webern et Dallapiccola. Le lyrisme, avec toutes les nuances de l’introspection intérieure, ne tend plus dès lors à sublimer la douleur, et à exprimer l’individu en tant que tel, mais il se donne concrètement à travers les sonorités et acquiert une dimension universelle qui dépasse la seule subjectivité. Les figures musicales tordues et déchiquetées par la conscience tragique de l’existence conduisent à une esthétique de la nonréconciliation. Comme l’indique lui-même William Blank dans le bref texte de présentation de son Trio, « le tragique de notre condition impose à l’œuvre une âpreté obsessionnelle que peu de mesures apaisent ». L’épaisseur harmonique poignante de la pièce ne laisse presque aucune place à l’irruption de la lumière, même si, vers la fin, on perçoit deux brèves éclaircies aussitôt voilées par une descente vers l’obscurité finale : c’est la voix rauque et mélancolique de l’alto, entrecoupée par d’ultimes soubresauts, qui conduit jusqu’au silence.
2Toute la pièce repose sur des mouvements frénétiques, des trémolos violents, des rythmes décalés, des écarts mélodiques tendus, des blocs d’accords dissonants, des élans brisés qui ne parviennent pas à s’intégrer dans une continuité conventionnelle : l’œuvre est déchirante de part en part. Sa loi formelle, ce sont les brisures, réalisées par des crescendos poussés au maximum de l’intensité, des gestes cadentiels rageurs, de nombreux points d’orgue qui nous laissent en suspens, et de brefs silences qui articulent le discours ; chaque moment est mené à son paroxysme, comme s’il voulait défier les limites de l’expression. La densité d’écriture se substitue à toute notion d’équilibre et d’homogénéité. Même la partie lente, au centre de la pièce, possède une noirceur inquiétante. L’écriture, tirée vers les registres médiums-graves, donne l’impression d’une sonorité d’alto agrandie, où les tierces superposées, débouchant sur des accords de six sons pathétiques, enregistrent comme en négatif l’énergie accumulée jusque-là : musique de l’ombre, lamentation où le sujet, comme à bout de souffle, maintient encore son besoin de dire.
3On retrouve le geste de la révolte et le paroxysme de l’expression au début de Cris ; mais le caractère rageur se déploie en continu, comme s’il s’agissait d’une matière en fusion saturant tout l’espace. Le titre de l’œuvre est à lui seul explicite. Si, dans le Trio, la forme apparaissait comme fragmentaire, composée d’une multitude de moments singuliers, dans Cris, elle est fondée sur la durée ; mais elle se heurte à des effondrements brusques, comme au centre du mouvement initial. De là, elle tente de se reconstruire, notamment à travers des progressions à grande échelle, comme s’il s’agissait de retrouver et de reformuler l’espace intermédiaire entre les positions extrêmes. La forme concertante, bien qu’elle ne restaure pas les conventions anciennes, apparaît ainsi comme une tentative de médiation après la fureur du Trio. Le soliste, à de nombreux moments comme au début, se fond dans la texture d’ensemble, ne laissant pas apparaître son individualité propre ; puis il émerge en tant que tel, trouvant dans la dernière partie une forme de compromis avec le groupe. Dans l’intermezzo qui sépare les deux mouvements principaux, il est seul. La forme concertante aboutit moins à des dialogues entre les protagonistes qu’à des relations fluctuantes de fusion, de séparation et de coexistence. Cela provient des caractéristiques mêmes de l’écriture du compositeur, qui est essentiellement harmonique, reposant sur des blocs qui tendent à l’autonomie et qui sont travaillés de l’intérieur. Les dessins mélodiques ont davantage le caractère d’arabesques que de motifs, même si l’on peut parler d’un geste mélodique global qui sous-tend les enchaînements. Les idées, au lieu de s’individualiser dans la polyphonie, se coagulent et forment des structures résonantes sans cesse variées, colorées par des équilibres changeants de timbres et de dynamiques. L’écriture pianistique suit un même principe, les figurations apparaissant comme des harmonies déployées.
4On perçoit mieux encore de telles caractéristiques dans Ebbe(n) pour grand orchestre où William Blank cherche à dépasser le caractère monolithique et obsessionnel des deux œuvres précédentes. Hors de toute inquiétude métaphysique, il y a dans cette œuvre un mouvement vers ce qui est au-delà, le désir de relier des positions éloignées. L’image du reflux induite par le titre peut être comprise comme une reconquête de soi, une manière de surmonter l’exacerbation expressive du Trio et de Cris. La violence qui traverse le sujet et le tend comme un arc vers les extrêmes voudrait être ici ressaisie, puis dépassée. Le caractère dramatique du début, où l’orchestre donne l’impression d’un immense corps sonore en ébullition, est conduit par deux fois vers des zones plus calmes où le temps demeure suspendu. On trouvait déjà dans Cris de telles oppositions ; mais la section en forme de litanie y conservait un caractère dramatique. Les parties lentes de Ebbe(n) sont plus sereines. Elles coupent court à une dramatisation du discours qui semble exiger toujours plus. Et à la fin, le solo de piccolo tourne sur lui-même, sans tension particulière, la pièce s’achevant en douceur. La beauté des combinaisons de timbres, le sentiment d’espace donné par l’écriture harmonique et par la disposition des notes dans la tessiture du grand orchestre apparaissent comme un élargissement, une ouverture. L’espace, comprimé dans le Trio, est ici redéployé. Les réponses et les imitations ébauchent une forme de dialogue, la reprise de certaines notes par des timbres différents créant des effets de distance sensibles, qui sont comme des sortes d’échos composés. Les interventions sofistiques, où la musique parle de façon expressive, sont articulées à des apparitions sonores qui ont un caractère auratique.
5D’une manière générale, dans toutes ces œuvres, la densité de l’écriture, la volonté qu’a le compositeur d’aller toujours au plus profond de l’émotion sans recourir au moindre effet, donne à cette musique sa teneur de vérité. La forme enregistre cette exigence née de la probité artistique et de la confrontation avec le réel : elle peut dérouter par ses parcours sinueux, mais la trace qu’elle laisse après l’extinction de la dernière note résonne d’émotions fortes. C’est que la progression temporelle peut être assimilée à une expérience intérieure, à un chemin de découvertes où serait visée une forme de rédemption laïque, une prise de conscience supérieure. La violence, dans la musique de William Blank, n’est pas celle d’un rebelle a prion ; elle serait plutôt celle d’un esthète dont l’attrait pour la beauté et l’harmonie est contrarié par les conditions du réel. Ne pas sacrifier cette beauté et cette harmonie infine constitue un geste de liberté : elle inscrit l’utopie au cœur de l’esprit critique.
6« William Blank ou la rage de l’expression », livret du disque, Grammont, Portrait William Blank, 2003, p. 2-5.
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