Cassandre de Michael Jarrell
p. 563-567
Texte intégral
1La question du temps est au cœur de la musique de Michael Jarrell. Elle détermine la technique de composition tout en étant le sujet même des œuvres. En ce sens, Cassandre représente l’aboutissement et la synthèse d’une première période créatrice particulièrement féconde, et le choix même du texte de Christa Wolf apparaît comme « dicté » par les préoccupations musicales et expressives du compositeur. Le personnage de la prophétesse troyenne, réinterprété par la romancière allemande, est en effet déchiré entre les images du passé et la prescience de la catastrophe. Christa Wolf, et Michael Jarrell avec elle, ne nous plonge pas dans le drame qui se noue au moment de la Guerre de Troie ; le discours de Cassandre est tout entier une remémoration. Lorsque l’œuvre commence, le pire a eu lieu. Le ton de la déploration, comme celui de la révolte, n’est pas articulé à l’utopie d’une transformation ou à la tentative d’une percée ; il est baigné par la lumière du couchant. Dans cet espace infime adossé au néant, et dans l’éclair de la conscience qui précède la mort, le temps se creuse et se referme ; il se met en boucle : le passé devient présent à travers l’intensité des sensations. Les différents moments du drame ne sont pas reconstruits en suivant l’enchaînement des causes et des effets, selon un principe réaliste ; ils se suivent sans transition, s’aimantent, résonnent les uns par rapport aux autres à l’intérieur du flux de conscience qui en dévoile l’essence. Le monologue intérieur est une tentative de clarification ; c’est aussi un constat d’échec. Une forme de lucidité et de mélancolie. L’œuvre, selon les mots du compositeur, est une « longue coda ».
2Du point de vue de l’histoire de l’opéra, Cassandre renvoie au monodrame expressionniste d’Arnold Schoenberg, Erwartung, qui met également en scène une femme seule en quête de vérité, cherchant à comprendre ce qui lui est arrivé. Chez Christa Wolf et Michael Jarrell, toutefois, la réalité politique n’est pas enfouie à l’intérieur du drame individuel : elle apparaît au premier plan. Dans les deux cas, on peut y voir la métaphore de la situation du poète : que peuvent l’intuition et l’expression poétiques face au réel ? La structure dramaturgique des deux œuvres n’est pas si éloignée qu’on pourrait le penser : c’est une même continuité dans laquelle s’articulent des strates temporelles multiples. La voix individuelle ne forme pas une unité : elle est traversée par différentes voix. Mais là où Schoenberg, génial « inventeur » du Sprechgesang, recourt à la voix chantée, dans une sorte d’immense recitativo obbligato, Jarrell utilise la seule voix parlée. Il a convenu lui-même que pour rendre « la solitude extrême d’une femme en attente de la mort », il était « ridicule de vouloir faire chanter » Cassandre. Le monodrame pulvérise les conventions de la forme opéra. C’est aussi vrai chez Jarrell que chez Schoenberg. Tout ce qu’eût entraîné un opéra – les chœurs, l’orchestre, les différents rôles – est ici abandonné au profit d’une réduction à l’essentiel : la force de la voix parlée, modulée et amplifiée, où l’intime de la confession et le cri de la révolte sont donnés pour tels, sans sublimation esthétique, une voix enchâssée dans un groupe d’instruments formant un orchestre miniature, où la percussion joue un rôle essentiel.
3Jarrell a insisté sur le fait que la musique « influe sur la vitesse de la parole, sur le débit », et que « c’est le texte qui s’adapte à la musique, et non l’inverse ». Le rythme de la parole constitue en effet un point central, dans la mesure où il substitue à l’interprétation psychologisante du personnage une interprétation musicale. Ainsi la parole est-elle prise dans la toile du temps musical qui existe sous deux formes opposées et pourtant liées par une même immobilité : l’une étale et lisse, l’autre agitée et striée. La première s’applique aux évocations du passé, aux images bienheureuses et sereines qui précèdent le drame proprement dit ; la seconde s’applique aux récits de guerre et de violence, aux proférations, aux conflits de Cassandre avec son père. Chacune de ces formes apparaît à l’intérieur d’une hiérarchie : plus ou moins lisse, plus ou moins striée. Entre les deux, il existe une forme de temps élémentaire, celle des silences, des scansions, des notes longuement tenues. Ces différentes formes de temps constituent l’enveloppe du récit, elles sont la gangue de la voix, et elles en déterminent non seulement le rythme, mais aussi la couleur, l’intensité et le registre. Les relations peuvent être souples : le texte s’insère librement à l’intérieur du cadre musical ; elles peuvent être strictes : la voix déclenche des entrées instrumentales. Musique et récit sont toutefois pris à l’intérieur de blocs de durées homogènes et fermés sur eux-mêmes. Car le temps, qu’il soit lisse ou strié, doux ou violent, est presque toujours statique ; c’est le temps du suspens, de l’introspection, de l’attente, du pressentiment, un temps immémorial détaché de l’action ou de l’effet immédiat – le temps de ce qui a déjà eu lieu, et qui revient sous forme cérémonielle. Jarrell évite non seulement tout commentaire musical psychologique, mais aussi toute progression dramatique à sens unique : les moments s’étirent, se démultiplient, se réfractent ou se resserrent, sortes de miroitements ou de mouvements perpétuels, ils éclatent ou se brisent, mais ils n’aboutissent jamais à un climax, ne se transforment pas, ne sont pas générateurs d’autre chose ; ils s’épuisent, s’arrêtent et se figent. Les enchaînements sont fondés sur des échos, des résonnances, des bifurcations, des oppositions brusques. Le temps est mis en boucle.
4Le matériau avec lequel Jarrell travaille est composé de structures harmoniques stables, qui sont données d’emblée ou se constituent progressivement en évoluant par cercles concentriques ; elles sont travaillées de l’intérieur, non seulement par des déplacements sensibles d’intervalles, par l’émergence de figures mélodiques restreintes, ou par des changements de couleurs, mais surtout par des structurations rythmiques, par une construction du son et de sa désinence (souvent à l’intérieur de structures symétriques). Chaque bloc harmonique est ainsi dessiné, sculpté du dedans, et affecté d’une vitesse de déroulement – d’un tempo – spécifique. Ces blocs se font et se défont, ils s’emballent ou s’étirent, mais ils conservent leur autonomie, leur caractère monadique. Ils gouvernent aussi bien des musiques lentes, fondées sur des valeurs longues, que des musiques agitées et virtuoses : bien des structures volubiles apparaissent ainsi comme une ornementation des notes structurelles de l’accord, présent en filigrane. De nombreux passages sont bâtis autour d’une note-pivot, qui unifie de larges plages de temps, et renforce le caractère non évolutif du discours musical. Dans Cassandre, certaines notes ont même une signification pour l’ensemble de la pièce : la note ré, dont le caractère tragique traverse toute l’histoire de la musique (du chant grégorien au Don Giovanni de Mozart, de Beethoven à Zimmermann), joue ainsi un rôle central ; on l’entend souvent à l’unisson, comme la figure même du fatum, comme un signal, ou maintenue de façon obsessionnelle en arrière-plan (les notes mib et lab jouent également un rôle structurel important). À mi-chemin des notes-pivots et des blocs d’accords se situent les notes répétées, souvent en alternance entre deux instruments ; ces antiphonies qui font vibrer l’espace en tournant sur elles-mêmes ont fait leur apparition dans certaines œuvres de Berio des années soixante, avant d’être reprises par le dernier Boulez : elles sont une signature de Jarrell, au même titre que les textures ou les différentes couches de temps qui se déroulent simultanément (autre forme de mouvement immobile) : elles se retrouvent dans la plupart de ses œuvres. Ainsi, le récit haletant du banquet avant le départ de Ménélas est-il pris dans les tenailles d’une texture où se superposent différents tempi, différentes vitesses – une sorte de machine infernale.
5Cassandre dessine une trajectoire d’avant en arrière. La reprise de la phrase initiale à la fin de la pièce – « Apollon te crache dans la bouche, cela signifie que tu as le don de prédire l’avenir. Mais personne ne te croira » – annule en quelque sorte le temps. Révoltée, Cassandre subit la logique des événements. Le temps à venir lui échappe, qu’il s’agisse de celui de la Cité, ou de celui de sa relation à Énée. Nulle fuite possible, nulle action non plus. Les dernières paroles qu’elle adresse à Énée sont significatives : « Je reste. Que la douleur nous fasse souvenir l’un de l’autre. C’est à elle que nous nous reconnaîtrons plus tard, si plus tard il y a... ». L’immobilité douloureuse, où le souvenir prime sur toute projection dans le futur, conduit à une forme musicale qui tient plus du rituel que de la construction dramatique. Les différents moments n’entrent pas en conflit les uns avec les autres : ils alternent, comme pris dans la rigueur d’une formalisation qui tient Cassandre prisonnière. Il y a là une forme de distanciation par laquelle les figures du drame sont désignées, sans que la subjectivité ne trace un quelconque chemin. Cassandre dit « Non », mais la catastrophe a lieu. La musique enregistre, réfracte et exprime cette impuissance historique. Les éléments qui la constituent ne bouleversent pas les cadres structurels, ils ne transcendent pas l’inexorable déploiement du temps, mais s’y soumettent. Les textures fondées sur des figures répétitives en décalage, chacune dans un mètre différent, les élans donnés par les apoggiatures, ou les gestes tranchants, les notes proférées comme une menace, celles rapides qui sont répétées en antiphonie, tout bute sur l’impossible transfiguration. Le travail de détail, plein de raffinement, ne transforme pas les textures, mais leur permet de durer. La condamnation de l’héroïsme lancée par Cassandre à l’adresse d’Énée sonne le glas d’un sujet maître du temps, capable de construire son destin.
6Les éléments strictement compositionnels ne sont pas détachés du sens général. L’écriture de Jarrell s’inscrit à l’intérieur d’une tendance propre à la musique actuelle, où le développement, l’idée même d’une dynamique formelle qui tendrait à faire apparaître la figure de l’altérité, est devenue problématique. Qu’il s’agisse des musiques minimalistes, des musiques spectrales, ou de la démarche de nombreux compositeurs de la jeune génération, on retrouve la même fascination pour les processus qui se développent à l’intérieur d’un cadre donné, sans le bouleverser, le renverser, ou le dissoudre. Aussi le lien entre les différents moments de l’œuvre n’est-il pas un lien volontaire, un coup de force, une conséquence inéluctable, mais une dérivation, une suggestion. L’étanchéité des blocs de temps autonomes, qui ne sont plus déduits les uns des autres, garde dans sa dureté quelque chose de la forme ouverte qui, au début des années soixante, libéra la musique des relations causales. On en trouve de multiples exemples dans la musique de Jarrell ; ainsi, l’élan des premières mesures de Trei II ou d’Assonance VI, qui promettent une intensification menée jusqu’au point de rupture, s’évanouissent pour laisser place à une musique grave et lente, presque amorphe. Dans Cassandre, des figurations semblables sont disloquées, utilisées sous forme de fagments.
7La musique de Michael Jarrell se tient sur la frontière qui sépare la profondeur du passé de l’abîme du futur. Elle est au point limite où les extrêmes l’oppressent ; voilés, ils affleurent seulement. Cette musique inquiète et vibrionnante oscille entre dit et non-dit, entre veille et sommeil ; y chantent des voix solitaires et fantomatiques. Jarrell avait tenté, dans ses premiers essais, de transposer la forme du nô japonais, et l’on retrouve dans Cassandre quelque chose de cette forme de théâtre musical : l’introspection, l’exploration d’un épisode passé, l’articulation entre les différents registres de la voix parlée et les instruments, la notion d’un temps poétique pris entre dissolution et resserrement, faisant de chaque moment une présence intense et tout à la fois une absence. Cassandre se penche sur le moment-clé de son vécu comme les revenants du nô sur le leur ; à travers elle, c’est nous qui tentons de déchiffrer la réalité présente. Dans cet espace en suspens, la mémoire convoque quelques figures musicales : on retrouve des éléments appartenant à d’autres œuvres de Jarrell, selon une tendance propre au compositeur, qui consiste à développer son matériau dans des pièces différentes, ainsi que des références plus ou moins explicites à des compositeurs actuels – un emprunt à Berio côtoie les hommages à Bartok et Kurtág (quasi-citation pour le premier, citation littérale pour le second). Le discours rétrospectif et introspectif de Cassandre trouve un écho dans une pratique où les fils du passé sont tissés avec ceux du présent.
8Paru sous le titre « Michael Jarrell ou l’emploi du temps » dans le programme des représentations de Cassandre à Genève, Compagnie CMP, 1996, p. 12-22.
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