Regard sur le passé
Un cycle pour piano de Hugues Dufourt
p. 549-551
Texte intégral
1Le cycle de quatre pièces pour piano composé par Hugues Dufourt entre 1994 et 2006 – An schwager Kronos (Le Postillon Kronos), Meeresstille (Calmeplat), Rastlose Liebe (Amour sans trêve), Erlkbnig (Le Roi des aulnes) – fait référence à quatre lieder de Schubert écrits sur des poèmes de Goethe. Ces lieder, et en particulier Erlkönig, qui constitue chez Dufourt un immense finale, ont une importance historique considérable : la rencontre du jeune Schubert avec la poésie de son aîné, en 1814-1815 (il a alors dix-sept ans), décide en effet d une forme nouvelle, celle du lied, dont l’aventure se terminera avec les œuvres expressionnistes et atonales de Schoenberg et de Webern au début du XXe siècle. Curieusement, ces pièces sobres, presque austères, et en même temps violentes, qui se démarquent de la littérature pour piano de notre époque, pourraient être perçues comme le type même de la musique absolue, si l’on négligeait d’en lire les titres et d’en sonder le sens. Or, la musique de Dufourt est pétrie de liens avec la poésie, la philosophie, la peinture et l’histoire, l’histoire musicale notamment. Les références, chez lui, ne constituent pas un programme que la musique aurait pour tâche d’exprimer avec des notes, mais sont absorbées dans la matière sonore et dans la construction du discours, sollicitant une écoute capable de dépasser toute immédiateté. Ce qu’il s’agit de saisir ici, c’est l’Idée, la musique apparaissant comme la fusion de l’élément sensible et de la pensée. Au-delà des schémas traditionnels, toutefois, l’élément sensible ne renvoie pas à la subjectivité de l’auteur, il ne tend pas à provoquer une identification émotive chez l’auditeur, et n’est pas pure irrationalité, mais transmutation de la pensée dans le phénomène sonore. De même, la pensée se dévoile sous la forme sensible des associations d’idées, d’un nœud d’expériences existentielles, et comme réflexion de la forme sur elle-même. Dans sa présentation de Meeresstille, Dufourt évoque non seulement le couple Schubert-Goethe, mais aussi celui formé de Wolf et Mörike, ainsi que Freud, Gracq, Buzzati, Max Ernst... L’œuvre ne s’épuise pas dans sa dimension purement technique, bien qu’elle demeure intraduisible verbalement. C’est justement dans son mode d’apparaître qu’elle réalise cette alliance entre deux dimensions a priori antinomiques : elle les met en résonance dans le temps. À la manière de Goethe, qui dans une langue dénuée de tout ornement fait surgir des images archaïques au cœur de ses poèmes, mélange de romantisme visionnaire et de maîtrise formelle, Dufourt condense et retient dans une écriture hiératique un bouillonnement, une folie qui brisent la forme au terme de la dernière pièce, la plus longue du cycle.
2Dans l’écriture très singulière du piano, on ne retrouve pas les jeux de timbre et les effets multiples de tant de compositions pour cet instrument, ni l’aspect percussif qui fut caractéristique tout au long du siècle dernier. Le piano est ici pensé, ou repensé, comme instrument harmonique. Les blocs d’accords que nul contour mélodique ne vient orner, comme taillés dans la masse, semblent une excroissance des accompagnements schubertiens, comme si le compositeur s’était concentré sur cet arrière-plan qui, dans les lieder, peint un paysage tout à la fois intérieur et extérieur. Dufourt redonne ainsi à la musique de Schubert sa dimension d’étrangeté, sa violence et sa noirceur que le temps a édulcorés. Il ne compose pas seulement sa relation avec elle, mais aussi la médiation que nous impose l’histoire : la puissance harmonique du piano de Schubert est lue à travers le piano de Brahms et l’orchestre brucknérien.
3L’harmonicité du piano est fondée sur une suite d’accords à densité variable, modulés par des indications de dynamiques et de pédale extrêmement précises, comme si le toucher lui-même était intégré à la matière ; les registres sont peu exploités en tant que tels. L’écriture est toute entière verticalisée. Ce qui crée l’étrangeté, ce n’est pas ce matériau en soi – il offre une image musicale finalement assez traditionnelle, les accords sont constitués de bas en haut, ils sonnent pleins -, mais c’est le fait que la logique des enchaînements reste impénétrable. Ce qui, chez Schubert, apparaissait comme un renouvellement des relations harmoniques à l’intérieur du principe tonal, est ici libéré, et devient un cheminement erratique, une dérive dont on ne connaît pas le terme. Il y a des transitions subtiles, lorsqu’une ou deux notes changent à l’intérieur d’un même accord, des oppositions plus dramatiques, soulignées par des intensités extrêmes, ou des mouvements, tel l’effondrement de la masse harmonique dans le registre le plus grave. Le rythme lancinant de ces accords tantôt plaqués, tantôt arpégés, tantôt déployés en figurations rapides, mais toujours riches de résonances complexes, s’apparente à celui de phrases inégales, comme une imprécation, une litanie ; parfois le même accord est repris, ou c’est un enchaînement, une sorte de piétinement, d’insistance qui fige le temps. La mémoire égarée se ressaisit alors, et cherche le sens de ces boucles momentanées (c’est dans Erlkönigque cette technique est développée le plus systématiquement). Par moment, ces colonnes sonores sont traversées, et comme pulvérisées, par un mouvement interne fulgurant, imprévisible : l’image d’une matière en fusion nous vient alors à l’esprit, comme si le caractère minéral du matériau devenait un liquide brûlant. Dans ces passages vifs, le clavier est balayé de part en part, et l’écriture rappelle la virtuosité romantique, celle de Schumann et Chopin notamment. C’est dans la dernière partie d’Erlkönig que ces figurations, comme une lave sonore, se répandent et détruisent la verticalité de l’écriture. Une violence extrême ravage alors le paysage, comme un souffle de mort. Le compositeur indique dans la partition que « la fin de la pièce doit sonner avec la stridence et la virulence d’une roulette de dentiste », image surprenante dans cette lande dévastée où l’enfant du poème de Goethe cède à la voix mystérieuse du Roi des Aulnes. Cette fin abrupte et tragique donne sens à l’ensemble du cycle. On pense alors aux déchaînements sonores du piano beethovénien, celui de la période médiane (la « Waldstein », l’« Appassionata »), comme celui de la fin. L’immense finale qu’est Erlkimig s’apparente à celui, diabolique, de l’opus 106, sonate dont le modèle formel pourrait avoir hispiré le compositeur.
4Si Dufourt se tourne ainsi vers le passé, ce n’est pas pour en utiliser les éléments dans un esprit de restauration ou de nostalgie, mais pour en faire ressortir toute la puissance expressive : en brisant sa forme d’apparence, il restitue son contenu de vérité. Car le premier romantisme allemand, celui des visions, des hallucinations, des nostalgies et des désirs d’absolu, celui de la révolte contre l’ordre du monde, d’une réaction intuitive et réfléchie à un rationalisme qui avait déjà dévoilé sa face obscure, celui enfin de la réflexion, de l’ironie et d’une fusion entre l’art et la philosophie, est toujours présent à l’intérieur de notre monde contemporain, comme un projet inabouti. Nous n’avons pas répondu à toutes les questions qu’il posait. Il se pourrait qu’après le vagabondage du postmodernisme, qui accompagne l’évolution politique de nos sociétés, la modernité des débuts, celle qui fit suite à l’ébranlement révolutionnaire de 1789, soit à nouveau d’actualité. Ce cycle pianistique ambitieux en serait alors, dans sa radicalité même, un signe annonciateur, et le retour sur le passé, une anticipation des temps à venir.
5Paru dans le programme du Festival d’Automne à Paris, 2007.
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