Holliger face à Soutter
Le Concerto pour violon, « Hommage à Louis Soutter », de Heinz Holliger1
p. 533-537
Texte intégral
1Compositeur radical, Heinz Holliger est aussi un compositeur de la mémoire : sa musique, toujours riche de références, s’appuie volontiers sur des figures d’artistes solitaires rejetés par la société et ayant écrit sur le seuil de la folie, tels Schumann, Trakl, Sachs, Celan, Hölderlin, Beckett ou Walser... Holliger ne s’attache pas seulement aux œuvres et aux idées de tels auteurs, mais aussi à leur personnalité, à leur biographie, au contexte historique. C’est ainsi que, sollicité par l’Orchestre de la Suisse Romande pour écrire une œuvre orchestrale à l’occasion de son soixante-quinzième anniversaire, Holliger s’est souvenu que le peintre suisse Louis Soutter (1871-1942) avait joué à partir de 1907 comme premier violon dans l’Orchestre du Théâtre de Genève, qui en fut la forme embryonnaire ; mais cet ancien élève d’Eugène Ysaye, auprès duquel il avait étudié durant trois ans à Bruxelles, avait des moments d’absence qui conduisirent à sa rétrogradation dans les deuxièmes violons, puis à son renvoi. Cela entraîna Soutter à une dérive sociale non exempte d’excentricités qui devait s’achever en 1923, sous la pression de sa famille, dans un asile pour vieillards à Ballaigues près de Vallorbe après un séjour à la Maison de santé d’Éclagnens près de Lausanne2. C’est là que reprenant l’exercice de la peinture, Soutter réalisa l’essentiel de son œuvre, dans un grand isolement social et intellectuel et une incompréhension presque totale (beaucoup de ses dessins furent détruits par leurs destinataires). Le Concerto pour violon est ainsi fondé sur le double matériau de la biographie et des toiles de Soutter d’une part, et d’une structuration musicale intrinsèque d’autre part, celle-ci composant celles-là.
2Il est significatif que Holliger ait fait du soliste, comme dans ses autres œuvres concertantes, un personnage : la forme ne renvoie pas à l’idée de la « musique absolue » mais suit le tracé d’une expérience existentielle. Les instruments de l’orchestre, représentant la collectivité, sont comme des « ombres portées » de l’instrument solo : la lutte qui dans le troisième mouvement les oppose à lui, et qui se réduit à la fin au « duo » – au duel – contre nature du violon et des percussions, débouche dans le quatrième mouvement sur un effondrement général : l’ombre absorbe la voix individuelle et singulière dont le chant, comprimé, se transforme en un râle qui ne veut pas finir.
3Il existe toutefois entre le violon solo et l’orchestre un cercle intermédiaire, une sorte de concertino composé d’une harpe, d’un cymbalum et d’un marimba, trois instruments qui innervent de l’intérieur la sonorité de l’orchestre, et opposent des sons ponctuels, tranchants et secs au chant legato du violon. L’orchestre lui-même est rarement utilisé en totalité, mais traité par groupes de timbres homogènes formant des sortes de « chœurs » instrumentaux. Holliger avait pensé, dans un premier temps, utiliser des voix de femmes, en référence aux Nocturnes que Debussy conçut initialement comme un concerto de violon destiné justement à Ysaye. Il reprend à Debussy l’idée d’un élargissement progressif de l’espace orchestral au fil des mouvements : dans le premier, seuls jouent les cordes, le concertino et une percussion légère ; les deux mouvements suivants, qui sont à chaque fois le double plus long, font apparaître les vents puis les cuivres, et donnent à la percussion un rôle accru ; le quatrième mouvement, égal en durée au troisième, étend la tessiture dans le grave, alors que celle des trois premiers est aimantée vers l’aigu et le suraigu.
4L’écriture du violon solo doit beaucoup aux Sonates d’Ysaye, dont elle développe certains gestes, ainsi qu’à Bartók, Berg et Stravinski. Elle exige une virtuosité qui n’est pas seulement liée à la dimension technique, mais aussi au contrôle des sonorités, à l’articulation des phrases mélodiques et rythmiques. Elle forme une ligne continue que les autres instruments prolongent, commentent, développent, ou à laquelle ils s’opposent : elle fut écrite tout d’abord seule, presque d’un trait. L’écriture orchestrale, quant à elle, suit une progression insensible depuis les textures raffinées des cordes au début jusqu’aux déchaînements sonores presque brutaux à la fin du troisième mouvement. Le lyrisme initial est entraîné dans un mouvement de plus en plus implacable, notamment par le jeu du concertino, un mouvement de machine qui s’emballe et qui nous précipite vers la catastrophe. Les sons déformés, les combmaisons de timbres médites, les gestes éruptifs des percussions gagnent progressivement, transformant la sonorité de l’orchestre au travers de figures nerveuses qui semblent échapper à tout contrôle. Le pobt culmbant de cette course à l’abîme est le cri de tout l’orchestre qui sert de transition vers la partie finale, un râle collectif vraiment effrayant dans une salle de concert. Dans l’épilogue, le son de l’orchestre est comme étouffé, amputé de toute splendeur ; c’est un corps gémissant qui s’épuise lentement.
5Les quatre mouvements sont enchaînés. Le premier, « Deuil », s’inspire d’un tableau encore relativement conventionnel peint par Soutter pour sa sœur en 1904, sans doute après la mort de leur père (il n’en reste plus qu’une photographie). Il est écrit dans un style qui évoque d’une certaine manière l’esthétique « fin de siècle » propre à la jeunesse de Soutter. Le violon, dans une phrase initiale très lyrique, amplifie un geste mélodique de la Troisième Sonate pour violon solo d’Ysaye, auquel elle emprunte ses premières notes. L’orchestre accompagne, prolonge et reprend les éléments exposés par le soliste. Mais le style s’infléchit progressivement vers une texture plus agitée et colorée, où le concertino joue un rôle important.
6Dans le second mouvement, « Obsession », le violon solo déploie un jeu virtuose et monomaniaque, fondé sur des réitérations, des ostinati, des figures rythmiques irrégulières où planent les fantômes de Stravinski, Bartók et Veress. La musique se fait plus dansante et plus frénétique, mais sous l’apparente légèreté résonnent les notes du Dies Irae (qu’on trouve chez Ysaye), d’abord au violon solo, puis à différents instruments : prémonition de l’apocalypse, déchaînement des éléments qui conduisent à des séquences paroxystiques. L’agitation de cette partie de l’œuvre fait référence aux dessins à la plume de Soutter, à ces figurations nerveuses, rythmiques, compulsives, qui semblent nées d’une obsession physique.
7Le troisième mouvement, « Ombres », où resurgissent des éléments appartenant aux mouvements précédents, est un adagio dans lequel la matière sonore se raréfie et se spiritualise et où s’opposent deux types d’écriture très différenciés. Dès le début, les instruments à vent entonnent une sorte de choral très doux, tandis que les cordes déploient des accords et des figurations en harmoniques (puis de longues sections en trilles). À ces textures raffinées s’opposent des figures répétitives, fortement caractérisées rythmiquement, culminant dans un finale violent, figé sur des gestes obsessionnels joués fortissimo ; à la fin, le violon solo est confronté à la percussion, comme un hommage au Stravinski de l’Histoire du soldat, une œuvre liée à l’histoire vaudoise. L’écriture en accords, les effets de clair-obscur, le caractère tragique, tout renvoie ici aux toiles spectrales que Soutter peignait directement avec les doigts trempés dans l’encrier, aux figures mystérieuses qui y dansent comme sur un brasier. La rythmique hachée rappelle les scènes saccadées du cinéma muet qu’un temps Soutter accompagna au violon, mais également le jazz, avec ses chorus de cuivres que Holliger réinterprète de façon dramatique.
8Le quatrième et dernier mouvement est inspiré d’un tableau que Soutter peignit le jour même de la déclaration de la Seconde Guerre, et dont le titre, « Avant le massacre », résonne comme une menace et un appel à la conscience de ses concitoyens ; il utilise les instruments graves peu ou pas employés jusque-là, produisant une harmonie sombre qui happe, dans un premier temps, la voix soliste (c’est le seul moment où le violon, omniprésent jusque-là, disparaît). Holliger a mis près de dix ans pour écrire ce finale, comme si le contenu même de la toile de Soutter, dans son insoutenable tension – nous avons appris entre-temps ce qu’elle annonçait d’horreur réelle-, l’avait littéralement paralysé. C’est, selon les mots de l’auteur, un « rituel d’anéantissement ». L’éthos de la plainte et de la lamentation déchirante, encore sublimé dans le premier mouvement, s’y déploie directement, retournant la figure du choral à travers laquelle la collectivité chante d’un même souffle : les clarinettes basses et contrebasses, doublées des violoncelles, ont une sonorité spectrale, une sonorité de cendres fumantes, d’où émerge un quatuor à cordes étrange regroupant, outre le violon, la harpe, le marimba et le cymbalum jouant avec archets ou crins. Le chant mutilé du violon a une dimension fantomatique : le soliste joue alors un deuxième instrument, accordé en tritons (mi♭-la-sol♯-ré). On reconnaît les contours de phrases provenant des mouvements précédents, mais comme entendues de l’au-delà. Dans cette apothéose négative, le temps est figé, la musique, cérémonielle, devenant durée pure, aux limites de l’extinction. Le violon, avec un son dématérialisé, tente d’ultimes envolées avant l’épuisement ultime. Le cri, le râle, la plainte, le silence ; mais aussi le chant, jusqu’au dernier souffle.
9Cet immense épilogue d’une œuvre qui croît en tension tout au long des trois premiers mouvements pose une question qui est au cœur de toute la musique de Holliger : comment exprimer l’indicible ? Comment faire entendre ces voix individuelles qui portent jusqu’à la folie la souffrance universelle ? La réponse de Holliger s’inscrit dans une constante oscillation entre deux extrêmes : le pathos de la douleur, selon une ligne de chant infinie, et la distance glacée des processus qui se nourrissent d’eux-mêmes. Le compositeur n’aime guère le « juste milieu » qui caractérise son pays d’origine. La forme concertante apparaît ainsi comme l’expression même de ce qui est irréconciliable. On retrouve cela dans la technique compositionnelle : les sonorités parlent d’elles-mêmes, sans médiation, avec une violence parfois insoutenable (cris des bois et des cuivres, crissements des instruments métalliques, sonorités spectrales dans le suraigu ou l’extrême-grave...) ; elles ont quelque chose d’élémentaire, une dimension réaliste échappant à toute rhétorique traditionnelle, que les gémissements rauques du tambour à cordes, dont le rôle est essentiel dans l’œuvre, symbolisent d’une certaine manière. Mais elles sont articulées à des motifs mélodiques, à des constructions de phrases et à des structures harmoniques ou polyphoniques qui renvoient au contraire à la médiation du discours musical et à une certaine forme de stylisation. Cette polarisation aux extrêmes fonde la progression dramatique. Les irradiations sonores statiques de Scardanelli-Zyklus sont alors dépassées et intégrées dans une forme dynamique, le caractère hypnotique des structures circulaires laissant place à une dramaturgie organisée sur une grande dimension : le Concerto, pour reprendre l’expression d’E. T. A. Hoffmann à propos de Beethoven, est un drame instrumental.
10Il ne s’agit pourtant pas de musique à programme. La musique n’illustre pas les peintures, même si celles-ci peuvent apparaître à l’imagination de celui qui les connaît bien. Elle en perce l’essence. Elle retrouve, derrière la forme représentative, une force brute et indomptée qui interpelle, mais aussi la complexité du vécu. On pourrait dire de la musique de Holliger qu’elle est une musique de la désublimation, ou de la sublimation négative : ce qu’elle voudrait pouvoir viser, qu’elle sait impossible à atteindre, elle le retourne comme un gant, ne laissant apparaître qu’une image brouillée, en transparence. Aux trois premiers mouvements qui forment une immense progression sans césure, Holliger ne donne qu’une résolution négative, amère, mélancolique et désespérée, nous privant de l’effet cathartique du drame. Seul un tel renoncement peut sauver la dimension auratique qui fait apparaître le sublime depuis les lointains.
11Livret du disque Concerto pour violon et orchestre « Hommage à Louis Soutier » de Heinz Holliger, Thomas Zehetmair, SWR Sinfonieorchester, dir. Heinz Holliger. ECM Records, 2004.
Notes de bas de page
1 Le Concerto pour violon et orchestre « Hommage à Louis Soutter » de Heinz Holliger résulte d’une commande de L’Orchestre de la Suisse Romande et de son chef Armin Jordan à l’occasion du soixante-quinzième anniversaire de l’orchestre.
2 Selon Michel Thévoz, Soutter « a pris le parti du malheur et de la souffrance », cherchant une forme d’autopunition à travers des exigences d’absolu qui le conduisaient inéluctablement au pôle opposé de la déchéance. Voir Michel Thévoz, Louis Soutter, Lausanne, L’Âge d’Homme, « poches suisses », 1990. S’agissant d’Ysaye, qu’il admirait profondément, Soutter a noté un rêve édifiant qui le met en face de son échec : « Je jouai comme un palefrenier, et lui comme un dieu. Tout l’édifice de mes études s’est écroulé à l’ouïe de son génie. Mes sons étaient durs, incertains, prétentieux, les siens équilibrés, purs, assurés. Je l’entends, je l’entends. [...] ».
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