Emmanuel Nunes : Nachtmusik
p. 521-524
Texte intégral
1Ce qui frappe d’emblée, dans Nachtmusik, c’est la sonorité : elle tient à la fois au choix inédit de l’effectif instrumental, et à une pensée compositionnelle originale. Les instruments sont disposés de façon stéréophonique : l’alto et le violoncelle à gauche ; le cor anglais et le trombone à droite ; la clarinette basse au centre. Trois familles instrumentales sont représentées à l’intérieur d’un registre limité au médium/grave. Mais sonorité et structure étant intrinsèquement liés, le choix des hauteurs est lui aussi volontairement limité à huit notes seulement. La raison en est à la fois musicale et symbolique : inaugurant un nouveau cycle (intitulé « La Création »), Nachtmusik liquide les quatre notes dominantes de l’œuvre qui concluaient le cycle précédent (Ruf pour grand orchestre, 1975-1977). Ces quatre notes manquantes exercent une sorte d’attraction négative : les constellations harmoniques ou mélodiques tournent autour des espaces vides de l’échelle sonore.
2Au cours de l’œuvre, Nunes épuise toutes les possibilités combinatoires du matériau des hauteurs : sur le plan structurel, par la formation d’accords, y compris les triades majeures/mineures traditionnelles ; sur le plan spatial, par la transposition systématique des huit notes d’un registre à l’autre. Les rapports harmoniques peuvent être identiques, ils sonnent différemment. Écriture et perception, construction et immédiateté sensible sont articulées comme les deux faces d’un même phénomène.
3Chaque section de Nachtmusik est fondée sur un intervalle dominant qui joue le rôle d’une teneur : il apparaît dans une tessiture fixe et dans une durée homogène (seul son timbre varie). Autour de cet intervalle se déploient des configurations harmoniques fortement articulées du point de vue du rythme et du timbre, ainsi que du point de vue des registres. Ces articulations créent un mouvement à l’intérieur d’une structure qui évolue relativement lentement. Rythmes, timbres et registres acquièrent ainsi une fonction quasi thématique, bien qu’ils ne forment pas de figures en tant que telles.
4L’écoute est donc moins guidée par un dessin mélodique ou formel que focalisée sur l’activité très intense et très différenciée qui se joue à l’intérieur même du phénomène sonore ; les éléments mélodiques sont une résultante du processus sonore, et non son point de départ. On retrouve là ce que Stockhausen avait tenté dans Stimmung, une pièce qui a sans doute influencé Nunes, de même qu’on retrouve son postulat d’un continuum entre hauteurs, durées, timbres et intensités fondé sur des proportions communes, tel qu’il l’a énoncé dans « ... wie die Zeit vergeht... » [... comment le temps passe...1 ]. Mais alors que Stockhausen utilisait une structure harmonique unique et fixe dans Stimmung, Nunes propose un parcours harmonique complexe et varié. La forme n’est pas réduite à des moments isolés, comme chez Stockhausen, mais elle est composée dans un esprit beaucoup plus architectonique.
5On y retrouve la progression par palliers propre à Degrés, réalisée dans cette œuvre par la division en dix mouvements différenciés, mais à un niveau de complexité beaucoup plus grand, et dans une une continuité à grande échelle. L’un des points fondamentaux de Nachtmusik est la façon dont le compositeur a hé la composition même du son et la construction formelle. L’importance accordée aux articulations internes du phénomène sonore impose en effet des enchaînements non univoques ; les relations causales deviennent obsolètes et les transitions constituent un moment critique. Dans Nachtmusik, celles-ci ont souvent un caractère heurté, comme si l’on changeait brusquement de point de vue. Certains moments sont étirés, d’autres bousculés : on passe des uns aux autres au gré d’accélérations ou de décélérations extrêmement rapides. La pulsation régulière n’est qu’un cas particulier dans une écriture essentiellement asymétrique où les changements de tempos jouent un rôle fondamental. On ne peut guère parler ici de fluidité, mais plutôt d’un enchâssement de plans différents, comme si la musique se frayait un passage à travers la résistance du matériau. C’est peut-être pourquoi tout repose sur la solidarité entre des éléments complémentaires et contradictoires. Le développement formel, par exemple, est lent ; mais cette lenteur est intrinsèquement liée à la densité et à la richesse du détail. Nachtmusik vit de la tension entre micro et macrostructure. L’œuvre exige une écoute capable de passer instantanément de l’intérieur du phénomène sonore, avec ses différenciations multiples et raffinées, à une position plus distanciée, qui permette de suivre la logique du discours musical ; en d’autres termes, l’auditeur est appelé à percevoir simultanément deux couches de temps musical antinomiques, l’une fondée sur un présent élargi, qu’on pourrait dire harmonique, l’autre fondée sur la progression dans le temps, qu’on pourrait dire linéaire.
6De même qu’il n’y a pas fusion entre les cinq instruments, mais un incessant travail de différenciation, une tension entre les timbres et les registres (l’alto, par exemple, est écrit dans les positions les plus élevées et les plus inconfortables), de même les moments ne sont-ils pas subsumés sous le concept d’une forme globale, organisés selon un ordre rationnel immédiatement lisible. L’œuvre a beau être fondée sur de nombreuses répétitions locales, avec des gestes insistants qui lui confèrent une dimension quasi rituelle, les différents moments ne reviennent jamais, et ne laissent guère présager dans quelle direction la musique va nous conduire. Nachtmusik invente son chemin sans l’aide d’un schéma préconçu ; la totalité nous est toujours dérobée. Le caractère disjonctif des enchaînements, qui s’inscrit à l’intérieur d’une continuité à grande échelle, crée différents niveaux d’appréhension, et exige des lectures multiples, des écoutes répétées : l’esprit de la forme ouverte, qui avait préoccupé Nunes à ses débuts, est ainsi présent à l’intérieur d’une forme stricte (on en trouve d’ailleurs une manifestation concrète aux deux tiers de l’œuvre, dans une partie composée de six petites sections qui peuvent être jouées dans des ordres différents).
7Aux deux extrémités de l’œuvre, pourtant, se situent deux parties facilement identifiables : les premières mesures ont un caractère évident d’introduction ; un accord de sept sons, travaillé de l’intérieur, finit par se « résoudre » sur la note manquante, un do joué à l’unisson par les cinq instruments. Tout le matériau des hauteurs est ainsi exposé. La dernière partie, en forme d’épilogue, commence avec un solo de cor anglais qui évoque celui du Tristan de Wagner, et toute l’œuvre semble a posteriori tendue vers ce moment que l’on ressent comme passage au-delà d’une limite. Le mot « fin » est amené par un enchaînement de cadences quasi tonales. L’œuvre se termine en se distanciant elle-même à l’intérieur d’une perspective historique plus vaste.
8Cette perspective était déjà présente auparavant, d’une manière différente : les intervalles consonants (tierces ou sixtes majeures/mineures, quintes ou quartes justes), ainsi que les triades déjà évoquées produisent un effet à la fois archaïque et nostalgique, qui a son équivalent dans le jeu de certaines articulations rythmiques (certains passages, avec leurs accents décalés, rappellent les hocquetus du Moyen Âge ou les polyphonies de l’Afrique centrale ; d’autres sonnent comme un clin d’œil au Sacre du Printemps de Stravinski). Nunes fait entendre, dans le présent, la résonance des lointains ; elle est organiquement liée aux sonorités nouvelles, qui sont inouïes. Mémoire et utopie sont ici solidaires. L’épaisseur harmonique, avec ses résonances complexes produites par le tissu des voix différenciées, articulées du point de vue du rythme, du timbre et des registres, est comme l’image de cette épaisseur temporelle (elle est démultipliée dans la version avec modulateurs en anneaux, les intervalles consonants apparaissant dans la sonorité « artificielle » de la transformation électro-acoustique2).
9Le temps musical est donc avant tout un temps introspectif, fait de condensations, de juxtapositions et de fluctuations, de tout un ensemble de sensations qui ne peuvent être réduites à des formes rationnelles. Du coup, la dimension spatiale, qui est présente dans la structuration interne de l’écriture, prend une importance considérable : la musique remplit l’espace. La disposition aérée des instruments, qui pourrait être considérablement élargie si l’œuvre n’était fondée sur une extrême précision rythmique, rend manifeste le principe même de l’écriture : un réseau de lignes tracées, croisées et nouées dans l’espace.
10Nachtmusïk est un voyage – un voyage intérieur et initiatique, qui tend à la révélation. Les différents moments de l’œuvre sont portés à une forme d’exacerbation et sont autant de tentatives pour une percée décisive. C’est pourquoi les moments ne sont pas liés de façon traditionnelle, mais ressemblent à des saillies, à des élans toujours recommencés. Lorsque le cor anglais, vers la fin, émerge du halo harmonique, nous avons le sentiment que lève une aube nouvelle, longuement désirée. Certains silences, certaines sonorités en étaient la promesse ; la cadence éclatante qui ponctue la pièce en est le salut. Toute l’œuvre est baignée de cette lumière intérieure qui reflète les images originelles vécues et les images qui ont été rêvées, provenant de l’illumination soudaine aussi bien que d’une pensée visionnaire.
11Livret du disque Emmanuel Nunes par l’Ensemble Contrechamps sous la direction de Mark Foster, Accord, « Una corda », 1993.
Notes de bas de page
1 Traduction française par Christian Meyer dans Contrechamps, n° 9, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1989.
2 Nunes a conçu Nachtmusik dans deux versions simultanément : avec ou sans électronique. Le choix des intervalles et des timbres (ainsi d’ailleurs que des registres) est lié aux transformations envisagées avec le modulateur en anneau. Toutefois, cette version avec les moyens électroniques a posé de nombreux problèmes de réalisation. Elle n’a pu être créée finalement qu’à Bâle, en 1992, par l’ensemble Contrechamps sous la direction de Giorgio Bernasconi, avec le Studio de musique électro-acoustique du Conservatoire de Bâle (sous la direction de Thomas Kessler).
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