La rencontre de Yun et Carter
p. 515-519
Texte intégral
1Rien ne semble devoir rapprocher deux compositeurs nés dans des contextes géographiques et culturels complètement différents, même s’ils appartiennent approximativement à une même génération. L’histoire les a pourtant réuni dans un moment dramatique : lorsqu’Isang Yun, après avoir été enlevé en Allemagne par les services secrets sud-coréens, fut emprisonné, torturé, puis condamné à mort (comme plusieurs de ses compatriotes), Elliott Carter intervint en sa faveur, allant même jusqu’à interpeler le Président Ford au moment de sa rencontre avec le Général Park aux Etats-Unis. L’une des œuvres les plus fortes de Yun, Images, composée dans l’hôpital militaire où le compositeur était soigné après les mauvais traitements qu’on lui avait infligés (et qui causeront finalement sa mort bien plus tard), était une commande américaine et fut créée à Mills College. Elle s’inspire significativement de fresques situées en Corée du Nord : un acte de résistance poussé jusqu’à l’extrême pour cet homme soupçonné de collaboration avec l’ennemi communiste.
2Yun et Carter ont été, du point de vue politique et esthétique, des opposants dans leur propre pays. Carter a certes reçu quelques distinctions honorifiques, mais il n’a jamais représenté l’Amérique, où il demeure un marginal que l’on respecte tout en l’ignorant. Dès les années de guerre, il avait perçu l’impasse du populisme musical que le pouvoir avait favorisé en réponse à la crise de 1929, et dans laquelle s’engouffrèrent presque tous les compositeurs américains du moment. Il se retira symboliquement dans le désert pour composer son Premier Quatuor à cordes, sans se soucier de sa destination sociale : il visait une musique « durable ». Il édifia dès lors une œuvre immense dans un relatif isolement, et ses jugements sur la situation musicale en Amérique furent à la fois critiques et désabusés. Yun fut impliqué dans l’histoire dramatique de son pays, résistant notamment contre l’occupation japonaise, avant de partir se perfectionner en France puis en Allemagne, où il résida finalement jusqu’à sa mort. C’est de cette position d’exilé volontaire qu’il parvint à faire prospérer les racines musicales de sa culture d’origine, qu’il confronta aux techniques de la modernité européenne. Sa musique a tracé une voie originale et féconde pour les compositeurs asiatiques des générations suivantes. Mais la reconnaissance attendue de son pays ne lui fut jamais accordée : elle était soumise, à ses yeux, à une réhabilitation au nom de l’État, et à des excuses officielles pour un emprisonnement et une condamnation à mort dont il ne revint que grâce à une protestation internationale vigoureuse et aux efforts héroïques d’un modeste fonctionnaire allemand. Les deux hommes, deux humanistes engagés, ont fait preuve, tout au long de leur vie, d’une force de caractère et d’une force morale inébranlables, qui s’entend dans leur musique.
3Yun et Carter proviennent de deux cultures excentrées, où la musique savante européenne constitua une greffe tardive ; ils ont dû construire leur propre tradition à partir d’éléments hétérogènes, au lieu de s’inscrire dans un héritage donné. Ils ont ainsi rejoint, moins par volonté que par nécessité, la condition des artistes de la modernité. Carter a tenté de surmonter au cours de ses années d’apprentissage le hiatus entre les idées novatrices de la jeune musique américaine et le formalisme techniquement impeccable du néoclassicisme : il critiqua le caractère inabouti de la musique de Ives à partir des acquis de l’enseignement de Nadia Boulanger, auprès de qui il travailla à Paris au début des années trente. Isang Yun chercha lui aussi longuement sa voie, essayant d’acquérir son métier de compositeur sans renier les spécificités de la sensibilité musicale asiatique : il s’agissait pour lui de trouver un point de convergence entre la pensée occidentale moderne (le sérialisme, les musiques de « textures ») et l’héritage des musiques ancestrales de Chine et de Corée. L’un et l’autre situèrent l’enjeu au niveau de l’écriture, et non dans des solutions de facilités : les éléments « nationaux » – qu’il s’agisse du jazz pour Carter, ou des musiques de cour pour Yun – ont été intégrés en profondeur, plutôt qu’utilisés tels quels. Ainsi, tandis que Carter s’attachait à repenser l’héritage des ultramodernes américains à travers l’exigence structurelle et formelle de la grande tradition européenne, Yun réinterprétait une tradition millénaire à travers le prisme de l’écriture contemporaine. La musique de Carter apparaît aujourd’hui comme une apothéose de la tradition occidentale, et elle domine son temps ; celle de Yun est l’une des premières synthèses abouties entre deux traditions fortes mais antinomiques.
4La forme, chez les deux compositeurs, n’est pas conçue à partir de modèles historiques ; elle n’est pas non plus une simple conséquence de l’organisation du matériau – une forme en quelque sorte surdéterminée, planifiée à l’avance -, ni une expression spontanée, une forme purement intuitive : elle se constitue à partir du développement organique et imprévisible d’une idée, d’un noyau, tout en maintenant un horizon d’attente et en visant un développement qui ne peut s’accomplir que dans le temps. C’est la phrase, dans l’esprit de ce que Schoenberg nomma « prose musicale », qui dans sa richesse intrinsèque et son élan constitue l’élément moteur de la forme. Chez Yun, les lignes mélodiques sont façonnées aussi bien par le choix des intervalles et des rythmes que par les fluctuations du son réalisées grâce aux appoggiatures, aux glissandos, aux trilles, aux ornements, aux accents, et ce en rapport avec la tradition des musiques asiatiques. Les différentes voix proviennent toutes de ce que Yun a appelé un « centre sonore », lequel fait apparaître, dans son déploiement, la diversité dans l’unité. Mais il n’existe pas chez lui de conception harmonique ou polyphonique au sens traditionnel du terme ; il a précisé lui-même que ce sont des notions étrangères à la sensibilité asiatique. Chez Carter, en revanche, l’harmonie et le contrepoint sont portés à un degré d’équilibre qui n’exista guère, auparavant, que chez Bach et Mozart ; les différentes voix se regroupent de façon toujours changeante, oscillant entre convergence et divergence, accord et opposition, avec tous les degrés intermédiaires. Les amples lignes mélodiques sont articulées jusqu’au moindre détail, comme si le compositeur avait transporté dans un style moderne certaines caractéristiques du phrasé baroque ou classique, dont provient aussi la fonction dramaturgique des structures d’intervalles et de rythmes. Chez l’un comme chez l’autre, les phrases ne se figent jamais dans une forme que l’on pourrait abstraire du flux musical : elles sont pur mouvement, se projetant vers l’avant à partir de leur propre énergie et des obstacles qu’elles rencontrent. Elles ne sont pas thématiques au sens conventionnel du terme, bien qu’elles forment des identités fortes, des caractères (contrairement aux lignes sérielles ou à celles des musiques de texture).
5La construction du temps qui résulte d’une telle conception de la mélodie, du rythme et de la forme est à la fois souple et complexe : l’œuvre n’est pas enfermée à l’intérieur d’une temporalité unique, elle articule et superpose des temps multiples. Yun et Carter ont cherché à capter leurs fluctuations, cette souplesse du discours qui crée son propre espace, sa propre forme, et où l’élément rationnel, structurel, n’est jamais délié de la dimension corporelle et de l’intensité émotionnelle, tout en étant d’une grande pureté. La composition arrache quelque chose à un art ancestral de l’improvisation (Carter a étudié dans sa jeunesse la musique arabe), où la forme s’invente dans l’instant, selon sa logique propre, mais à l’intérieur d’une écriture pensée de part en part. Chez l’un, le caractère de la danse est en quelque sorte réinventé ; chez l’autre, c’est l’élan vers ce qui devient ; dans les deux cas, il existe une sorte de jubilation rythmique en liaison avec les autres dimensions musicales. Dans les moments d’introspection intérieure, concentrés dans les parties lentes, le temps s’immobilise de façon magique.
6Dans leurs quatuors respectifs, œuvres tardives (et pour Yun œuvre ultime), les deux compositeurs interprètent différemment l’idéal de la musique de chambre, cette forme utopique de communication entre les hommes. Carter joue, comme dans la plupart de ses œuvres, sur les différentes possibilités de combinaisons entre les instruments, qui forment à l’intérieur du quatuor des sous-groupes variés. La dramaturgie de la pièce repose sur des relations toujours autres entre les interprètes, sur des hiérarchies et des équilibres fluctuants ; pas plus que la forme ou la structure du quatuor, le lien entre les protagonistes n’est donné ou figé : il se construit dans le temps même du jeu et de l’écoute. S’il y a accord collectif, c’est toujours momentanément ; dès lors, la fin ne constitue pas un aboutissement, et comme souvent chez Carter, la musique s’estompe en laissant un espace de résonance et de réflexion ouvert. Mais juste avant la fin, les phrases musicales sont notées « passionato », moment d’exacerbation et d’accomplissement de la subjectivité qui se réalise dans la plus grande intériorité. Chez Yun, la pièce repose moins sur un « drame » entre les personnages que sur une forme de cérémonie, dans laquelle la voix du hautbois est sans cesse transformée et modulée par les cordes. Dans le mouvement lent, il y a fusion des timbres. C’est que, pour Isang Yun, le son ne doit pas être compris comme élément d’une entité supérieure – la phrase, le motif, la mélodie, le contrepoint, l’accord -, mais comme le noyau même de la musique. H subsume les différences individuelles. C’est par son déploiement qu’il prend la forme de phrases musicales ; il est une matière vivante, non un simple matériau. L’écriture débouche alors sur un principe d’hétérophonie repensé, quand celle de Carter renouvelle l’idée de la polyphonie. Cette différence de conception apparaît encore plus nettement dans les pièces solistes. Dans Riconoscenza, la dynamique formelle repose sur l’opposition de deux idées très éloignées l’une de l’autre – la première, lyrique, faite de grandes phrases legato, la seconde, dramatique, faite d’un geste abrupt, dramatique, qui se développe progressivement. Piri, au contraire, se concentre sur les lentes transformations du son dans une durée élargie : c’est une musique du souffle, où l’énergie physique est transmuée en énergie spirituelle. Chez Carter, l’écriture polyphonique, contrôlée harmoniquement, rétablit l’idée de perspective, notamment par des différenciations temporelles qui produisent des avant et des arrière-plans. La musique de Yun s’articule davantage à un espace virtuel, macrocosmique, qui enveloppe la musique réelle. La grande liberté de la musique de Carter repose sur un art consommé de la construction ; la musique de Yun renvoie davantage à l’idée d’improvisation. L’inattendu, dans un cas comme dans l’autre, est composé, mais à partir de prémisses différentes.
7Mais ce qui est plus important encore, c’est que les œuvres de Yun et de Carter possèdent la qualité rare de renfermer un centre secret qui produit, à l’audition, le sentiment d’une absolue cohérence. La musique ne pourrait pas être autrement, à la note près. Ce centre ne peut être réduit à des principes existants, qu’ils soient d’ordre tonal ou sériel – peut-être les théoriciens futurs sauront-ils nous expliquer rationnellement un tel fait. Mais c’est le privilège des grandes œuvres de se soustraire au commentaire verbal. Et si l’analyse technique ne permet pas de saisir concrètement un tel phénomène, c’est que la musique véritable existe au-delà des notes inscrites sur la partition. Il est possible que la cohérence profonde soit liée autant aux structures visibles qu’à ce qui est suggéré par elles : des harmoniques formant une nébuleuse que seule l’intuition peut capter, et qui sont l’espace véritable de la résonance sensible dont la partition n’est que le degré le plus rationnel. Yun l’atteint par le déploiement organique du son, qui prend forme dans le temps même de sa manifestation ; chez Carter, c’est la richesse des relations entre les voix, les phrases et les rythmes, la construction d’un discours, dans l’instant comme dans la forme globale, qui produit cette vibration supérieure. Ce sont deux formes de densité visant à atteindre un point extrême, un moment de vérité.
8À ce point, l’antinomie entre la raison et la magie, qui fonda l’approche d’un penseur comme Adorno, perd sa raison d’être. Cela provient peut-être des origines propres aux deux compositeurs, du rapport entre l’inconscient collectif et la pensée individuelle qui est au cœur de leur synthèse entre les traditions. Le sujet expressif, c’est ici celui d’une nouvelle Aufklärung, où l’équilibre entre le rêve et la raison, l’individuel et l’universel, est sans cesse poursuivi, repris, réélaboré par la composition elle-même, donnant tout son sens au rituel de l’écoute. Les œuvres de Yun et de Carter offrent ainsi une alternative libératrice, où le bonheur de ce qui peut apparaître comme l’accomplissement d’un désir se mêle à l’utopie de ce vers quoi nous tendons. Traduit en sons, c’est le mélange entre l’extase et l’élan, l’abolition du temps dans la durée pure et sa construction dans une forme tendue vers ses limites.
9Paru dans le livret du disque ECM Records, 2003, comportant les deux quatuors pour hautbois et cordes de Carter et de Yun, ainsi que des œuvres solistes des deux compositeurs (Heinz Holliger et le Quatuor Zehetmair).
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