La musique de chambre de Schoenberg
p. 427-444
Texte intégral
I
1C’est en écrivant de la musique de chambre, et notamment plusieurs quatuors ou fragments de quatuors à cordes, que Schoenberg a fait, en autodidacte, son apprentissage de compositeur. Son catalogue comporte finalement cinq quatuors, ainsi que des mouvements inachevés et de nombreuses ébauches, auxquels il faudrait ajouter le sextuor à cordes opus 4 La Nuit transfigurée et le Trio à cordes opus 45. Les quatre quatuors dotés d’un numéro d’opus couvrent la période 1905-1937. Ils forment moins un tout homogène qu’ils ne signalent chacun un moment-clé de la création schoenberguienne.
2Les deux premiers appartiennent à la période préexpressionniste du compositeur. Ils ont été composés à Vienne, dans un climat d’hostilité que reflètent bien les scandales provoqués par leur création : l’assemblée était houleuse lors de celle du Premier Quatuor, avec le Quatuor Rosé le 2 février 1907, au point que Mahler faillit en venir aux mains pour faire respecter le silence. Mais ce n’était rien comparé au vacarme déclenché par le Second Quatuor, créé le 21 décembre 1908, toujours avec le fidèle Quatuor Rosé et la soprano Marie Gutheil-Schoder ; celle-ci ne parvenait pas à se faire entendre, et elle finit le morceau en pleurs.
3Les deux derniers quatuors ont été écrits respectivement à Berlin et Los Angelès, à l’inititative de la mécène américaine Elizabeth Sprague-Coolidge ; ils appartiennent à la phase sérielle de Schoenberg. Leur création par le quatuor Kolisch fut plus sereine, témoignant de la reconnaissance acquise par Schoenberg entre-temps. Celle du Troisième Quatuor eut lieu à Vienne le 19 septembre 1927. Celle du Quatrième Quatuor, le 9 janvier 1937, prit place à l’intérieur d’un cycle de quatre concerts où les quatuors de Schoenberg côtoyaient les derniers quatuors de Beethoven – une manière d’inscrire le compositeur dans la grande tradition classique.
4Le Premier Quatuor opus 7 fut composé entre avril et septembre 1905. Il se présente comme une synthèse entre deux conceptions qui s’étaient affrontées dans la seconde moitié du XIXe siècle : celle d’une construction musicale autonome et celle d’une forme narrative dérivée d’un contenu extra-musical. Le choix de la forme exigeante du quatuor à cordes, après la composition de deux œuvres monumentales – l’oratorio Gurrelieder (1902) et le poème symphonique Pélléas et Mélisande (1904) – est lié, chez Schoenberg, au détachement vis-à-vis de la musique à programme. Le compositeur s’en est lui-même expliqué : « ... j’abandonnai la musique à programme et me tournai dans une direction qui était beaucoup plus la mienne. Ce fut le Quatuor opus 7, dans lequel je combinai toutes les réalisations de mon époque (les miennes inclues) telles que : une construction formelle extrêmement large ; des mélodies très étendues fondées sur un riche mouvement harmonique et de nouvelles progressions d’accords ; et une technique contrapuntique qui résolvait les problèmes engendrés par les voix individuelles superposées, lesquelles pouvaient se déployer librement dans les régions les plus éloignées de la tonalité, jusqu’à des harmonies vagabondes ».
5Schoenberg entend « résoudre les problèmes d’expression par l’écriture », selon la belle expression d’Alain Poirier. Il accentue les fonctions formelles, éliminant ce qui n’est pas nécessaire du point de vue strictement compositionnel, resserre son écriture, notamment dans le sens d’une utilisation intensive du contrepoint, et renonce aux effets et aux couleurs orchestrales, en se concentrant sur la forme sévère du quatuor à cordes (notons que Schoenberg avait esquissé, vers 1904, une fugue pour quatuor à cordes).
6Le Premier Quatuor est fait de quatre mouvements enchaînés : un allegro de sonate, un scherzo avec trio, un adagio, et un finale. Ils coïncident avec la division d’un mouvement de sonate, le scherzo et l’adagio apparaissant comme des développements, le finale étant assimilé à une réexposition. Le même matériau thématique traverse toute l’œuvre. L’idée d’un développement des thèmes sur une longue trajectoire, qui a son origine dans le destin des personnages romanesques et de ceux du drame wagnérien, implique une forme d’un seul tenant. Schoenberg transforme les péripéties qui caractérisent la musique à programme en des développements stricts et autonomes. La musique abandonne toute dimension illustrative. Les thèmes, qui sont au fondement de la cohérence de l’œuvre, ne renvoient plus à des situations, à des caractères ou à des actions, comme dans le poème symphonique ou dans le drame musical, mais restaurent la fonction structurelle qu’ils avaient dans le style classique. Toutefois, ils ne sont pas aussi faciles à saisir que les thèmes d’un quatuor de Haydn ou de Mozart. Alban Berg a fait remarquer, à propos de ce Premier Quatuor, leur longueur inhabituelle, leur construction complexe et asymétrique, leur vitesse de présentation, et les transformations qui les affectent d’emblée. Les thèmes schoenberguiens, amples, lyriques, véhéments, entraînent l’harmonie dans des parcours sinueux, et engendrent des figures secondaires qui en sont le commentaire simultané ou différé. À chaque apparition, ces thèmes sont transformés, combinés avec d’autres figures thématiques, intégrés dans un contexte nouveau. Schoenberg témoigne, en ce sens, d’une imagination et d’une virtuosité sans précédent.
7Ce sont les thèmes eux-mêmes qui infléchissent la forme et bousculent l’organisation des tempi : la vitesse de déroulement n’est plus une référence fixe ; le temps musical se courbe en fonction de la densité des événements thématiques. Par le processus de la « variation développante », Schoenberg contourne le schématisme des formes traditionnelles ; les modifications de tempo à l’intérieur des mouvements brouillent en partie l’opposition entre ceux-ci. Les répétitions littérales, qui donnaient une identité familière aux thèmes, sont évitées, de même que les progressions séquentielles, typiques de la musique au tournant du siècle. La prolifération des figures motiviques dérivées conduit au choix d’une forme étendue (le Quatuor opus 7 dure près de quarante-cinq minutes) et à une densité nouvelle du tissu musical. Dans les premières mesures du Quatuor opus 7, une grande partie du matériau est présenté simultanément aux différentes voix : le thème principal, au premier violon, avec ses variations internes qui seront exploitées ultérieurement ; un second thème au violoncelle, qui est exposé comme ligne de basse et deviendra mélodie au premier violon quelques mesures plus loin ; des éléments thématiques aux voix intermédiaires, qui seront développés par la suite.
8Cet idéal d’une musique où tout est essentiel renvoie à Bach. Mais si, chez celui-ci, l’égalité des voix et la complexité de la polyphonie étaient fondées sur une figure unique et sur son identité dans la forme, chez Schoenberg, elles reposent sur plusieurs thèmes qui ont leur caractère et leur rythme propres, et sur des transformations ou des superpositions très élaborées. Cette tendance à donner une égale importance à toutes les voix du quatuor, qui restaure le contrepoint que la musique romantique avait relégué au second plan, rend caduque la distinction entre mélodie et accompagnement : Webern l’avait relevé dans un article de 1912 : « Il n’y a pour ainsi dire aucune note dans cette œuvre qui ne soit pas thématique ». Mahler lui-même, fidèle soutien du jeune compositeur, éprouvait la plus grande difficulté à lire cette partition !
9Les passages de transition, qui permettaient autrefois de respirer entre les moments essentiels, sont eux-mêmes soumis au principe de condensation : ils donnent lieu à des développements contrapuntiques extraordinairement virtuoses. Ils ne reposent plus sur des formules banales, mais sur l’intensification de l’écriture à partir des éléments thématiques. Ils ont le caractère d’une strette. La subjectivité est ainsi exacerbée par les moyens les plus rigoureux (un geste que l’on trouve déjà chez Beethoven). Mais Schoenberg s’abandonne encore au style postromantique dont il est issu : dans l’adagio, des enchaînements harmoniques magnifiques exploitent les possibilités expressives et constructives de l’harmonie tonale élargie. Dans le finale, les différents thèmes de l’œuvre reparaissent, le plus souvent transformés (c’est le cas du thème principal, qui est simplifié et ralenti avant d’être réexposé magistralement) ; Schoenberg les tisse ensemble avec un extraordinaire brio. L’œuvre finit dans l’apaisement.
10Le Deuxième Quatuor opus 10 fut écrit entre mars 1907 et juillet 1908. Il fait intervenir une voix dans les deux derniers mouvements, par un besoin d’élargissement expressif et de dépassement des limites instrumentales qui confère à ce quatuor une place très particulière dans la trajectoire du compositeur et dans l’histoire du genre lui-même. C’est en effet dans cette œuvre que Schoenberg franchit le seuil de la tonalité. On peut le suivre en temps réel. Le fait qu’un tel dépassement soit inséparable du mouvement de la musique et de la signification de la forme témoigne contre un acte de rupture délibéré. Il provient au contraire du choc entre les besoins expressifs et un contrôle rigoureux de la forme. Schoenberg espérait que « l’élaboration stricte qu’exige la variation [dans le troisième mouvement] [l]’empêcherait d’exagérer le ton dramatique de l’œuvre », et il craignait que « l’émotion dramatique du poème ne [le] conduise à dépasser les limites de ce qui est admissible dans la musique de chambre ».
11Les deux premiers mouvements sont encore écrits dans le style de la tonalité élargie ; le troisième est à mi-chemin entre tonalité et non-tonalité ; le quatrième largue les amarres d’une tonalité qui n’est plus évoquée que furtivement, notamment à la fin. Contrairement à toutes les œuvres que Schoenberg avait écrites jusque-là, depuis son sextuor La Nuit transfigurée, ce Deuxième Quatuor revient à la division en quatre mouvements séparés. On peut y voir un besoin d’objectivation, une volonté de limiter l’expansion des figures thématiques et du chromatisme qui, déjà condensés dans la Symphonie de chambre opus 9 (1906), sont désormais ramenés à l’intérieur d’une forme fermée. En réalité, Schoenberg est poussé à un dépassement encore plus fondamental : les développements thématiques et harmoniques, qui trouvaient encore leur résolution à travers un geste formel élargi, notamment grâce aux récapitulations finales, sont repris, d’un mouvement à l’autre, à des niveaux complètement différents. La répétition à distance ne peut plus avoir le caractère d’une apothéose, elle ne contribue plus à l’unification formelle, comme c’est encore le cas dans le Premier Quatuor opus 7 ou dans la Symphonie de chambre opus 9, mais elle est au contraire le signe de la non-identité des éléments et de la non-réconciliation formelle. Le troisième mouvement, dans la forme de variations, retravaille ainsi les éléments thématiques du premier sur une autre échelle ; l’entrée imprévisible de la voix modifie complètement l’équilibre sonore de l’œuvre. Ce mouvement est écrit au point de rupture de la tonalité, dans une sorte de déchirement qui colle aux paroles du texte de Stefan George. L’expression, ici, se fait langage. Schoenberg est entraîné dans un double mouvement de dislocation des fondements tonaux et de transfiguration, ou d’éloignement, des repères traditionnels. Dans le quatrième mouvement, la dissolution tonale et thématique est indissociable d’une visée mystique qui est dans le texte lui-même : « Je sens l’air d’une autre planète », chante la voix, et Schoenberg s’éloigne des formes reconnues au profit d’une musique de la sensation pure et de l’immédiateté sensible.
12Les structures traditionnelles, qui maintenaient une distance médiatrice entre la perception et le matériau, deviennent un obstacle à la fusion recherchée entre le sujet et la matière. L’expressivité se veut sans médiation, ce que Schoenberg a exprimé par ces mots dans une lettre à Kandinsky : « S’exprimer directement\Non pas exprimer son goût, son éducation, son intelligence, ce que l’on sait, ou ce que l’on sait faire. Aucune de ces qualités acquises ; mais les qualités innées, instinctives ». La forme ne renvoie plus, dès lors, à des schémas, à des principes d’ordre, mais à ce que Schoenberg appelle, dans cette même lettre, la « manifestation de la forme ». Le devenir se dévoile au fur et à mesure, sans qu’il soit possible de rien prédire ; la musique danse au bord du gouffre, elle se jette, et nous avec, dans l’inconnu. C’est ainsi que les figurations, au début du quatrième mouvement, nous entraînent par cercles concentriques dans l’intériorité pure, nous délivrant de toute pesanteur, jusqu’à un accord en harmoniques qui est comme suspendu dans l’espace. La musique, pour retrouver son élan, repart d’en bas, comme en rampant (une image possible de la déchéance après l’envol initial). On trouve le pendant d’une telle situation dans la coda ; les cordes font résonner de façon pathétique des accords parfaits qui appartiennent à un monde révolu, et qui sont l’image d’une impossible réconciliation, d’un impossible repos dans une harmonie qu’ils reflètent une dernière fois (le quatuor se termine sur un accord de fa♯ majeur). Ce sont les derniers rayons de la Sehnsucht romantique.
13L’œuvre fut écrite dans une période particulièrement difficile de la vie de Schoenberg : sa femme Mathilde, à qui le quatuor est dédié, avait vécu une idylle avec le jeune peintre Richard Gerstl, qui habitait dans la maison des Schoenberg (il avait initié le compositeur à la peinture). Cet impossible amour conduisit Gerstl au suicide. Il est évident que les déchirures de l’existence (Schoenberg songea lui aussi au suicide) ont imprimé une marque profonde dans le quatuor, notamment au travers de cette oscillation, pour la première fois, entre tonalité élargie et suspension tonale. L’optimisme propre à la Première Symphonie de chambre, qui doit encore quelque chose à Strauss, se retourne en mélancolie et sarcasme, en désespoir et mysticisme. La musique a besoin d’élargir son domaine à la sphère supra-musicale : ce n’est plus le programme romantique, auquel le discours musical est soumis, mais la fusion avec le cosmos, le dialogue avec Dieu, l’expression de la totalité de l’expérience vécue. Dans le trio du deuxième mouvement, Schoenberg introduit au second violon une chanson bien connue, « Ach, Du lieber Augustin », qui sera développée avec des variantes. Comme l’a fait remarquer Hans Heinz Stuckenschmidt, les mots de la chanson, « tout est perdu », sont représentés par une figure de quinte descendante au violoncelle (l’instrument de Schoenberg) : cette dimension supramusicale, qui renvoie au moment biographique, préfigure l’apparition de la voix et du texte dans le mouvement suivant. Le choix des textes de George est d’ailleurs très directement lié à l’épisode mentionné plus haut. S’y mêlent le plus violent désespoir (« Long fut le voyage, les membres me pèsent. Mes malles sont vides, mais ma souffrance déborde ») et le geste de la prière, une sorte d’imploration et de pardon que l’on retrouvera au centre de certaines œuvres ultérieures de Schoenberg (notamment dans le Pierrot lunaire et dans Jakobsleiter). Le langage quitte les rives rassurantes de la tonalité au moment où, dans la vie du compositeur, tout un monde s’écroule : « Je me dissous en sons qui tournent, se suspendent ». Le texte décrit en quelque sorte le processus musical :
« Le sol se dérobe, blanc et mou comme du petit lait.
Je passe au-dessus de grottes vertigineuses
Au-dessus du dernier nuage je me sens comme
Nager dans une mer de cristal ».
14Schoenberg n’avait-il pas dit, dans une lettre à Berg : « tout ce que j’ai écrit à une certaine ressemblance intérieure avec moi » ?.
15La musique de cette époque puise ses principes formels dans le moi le plus profond, dans l’expérience vécue et dans la solitude la plus extrême. La poussée individualiste bouleverse les codes établis. Mais elle a quelque chose d’incongru, quelques années plus tard, face au drame collectif d’une guerre qui tue les individus par centaines de milliers. Un retour au religieux et un besoin d’objectivation artistique se font jour, où l’on peut lire le désarroi de toute une génération face à la situation historique, ainsi que la volonté d’en surmonter les apories et les horreurs. L’individualisme a quelque chose d’arrogant face à la misère des masses. Schoenberg en est conscient. Il n’échappera pas au retour vers le classicisme des années d’après-guerre, retour par lequel les artistes signent un pacte de non-agression avec la société. Au niveau de la composition proprement dite, cela conduit à restaurer des médiations formelles capables de garantir l’autonomie du discours musical et la communication avec l’auditeur. Si Schoenberg stigmatise le néoclassicisme de Stravinski, ce n’est pas tant parce que le compositeur du Sacre se tourne vers le passé, que parce qu’il le fait superficiellement. Pour Schoenberg, le retour aux formes classiques ne saurait se limiter à leur parodie, mais doit au contraire en retrouver l’esprit. C’est ainsi qu’il élabore, au début des années vingt, la fameuse « méthode de composition avec douze sons n’ayant de rapport que l’un avec l’autre ». Il tente par là de rationaliser le chromatisme et de trouver un substitut à la tonalité. Le chromatisme, désormais, n’est plus lié à l’exacerbation des passions et à la dissolution des repères, comme c’était le cas dans la musique expressionniste, mais il constitue un nouvel espace musical de référence, comme la gamme diatonique d’autrefois : il est apprivoisé. L’œuvre ne repose plus sur des fonctions tonales, qui articulent le discours musical, mais sur des structures d’intervalles provenant de la série choisie au départ. Schoenberg légitime le bien-fondé de sa découverte en réutilisant les schémas traditionnels : non seulement les formes baroques, classiques et romantiques, mais aussi les anciens contours thématiques, les anciennes structures rythmico-métriques, et les différentes techniques d’écriture du passé. Les références formelles prennent la place des références programmatiques et supra-musicales au nom de la musique absolue.
16Le Troisième Quatuor opus 30, qui fut écrit entre le 10 février et le 3 mars 1927 – Schoenberg composait toujours extrêmement rapidement -, correspond à la première phase sérielle. Il est proche, dans sa structure, d’une autre œuvre de musique de chambre, le Quintette à vents opus 26 (1925), qui se compose comme lui des quatre mouvements de la sonate classique. On pourrait appliquer à ces œuvres les principes d’analyse que l’on utilise pour un quatuor de Haydn : un premier mouvement qui reprend l’idée de la forme-sonate ; un second mouvement qui combine l’idée du thème et variations avec celle du lied ; puis un menuet avec trio et un rondo final. Charles Rosen a suggéré que Schoenberg s’était inspiré, pour ce quatuor, du Treizième Quatuor de Schubert. On y retrouve en effet l’ambiguïté entre la forme-sonate traditionnelle et une écriture de variations libres.
17La disposition est d’une grande clarté, comme si Schoenberg avait réorganisé le foisonnement d’autrefois en un ordonnancement plus rationnel. Les thèmes sont plus ramassés que dans les deux premiers quatuors ; ils trouvent en eux-mêmes leur point d’équilibre, ils ne se projettent plus en avant comme les thèmes des premières œuvres, et sont moins sujets à des modifications incessantes. Dans le premier mouvement, le thème principal s’organise en un jeu de réponses quasi symétriques au-dessus d’une figure ostinato qui parcourt tout le mouvement. Les présentations thématiques se font souvent à l’intérieur d’une symétrie exacte, comme dans l’intermezzo. La forme du miroir domine les œuvres sérielles de Schoenberg (comme elle domine celles de Webern) : c’est la marque d’une musique qui est en quelque sorte refermée sur elle-même, et qui, en s’imposant une loi extrêmement rigoureuse, n’est plus en mesure de la transgresser. Le caractère subversif du chromatisme et des superpositions contrapuntiques dans les œuvres librement atonales est retourné : la combinatoire polyphonique, remarquablement inventive et virtuose, exprime la plénitude du développement. Le déroulement formel, pris dans une logique compositionnelle poussée, semble inexorable. Dans le premier mouvement, ce caractère d’inexorabilité est symbolisé par la figure ostinato qui glisse, dans les premières mesures, du premier au second plan, et qui fonctionne comme une teneur unifiant l’ensemble des développements. Vers la fin du mouvement, elle disparaît pendant quelques mesures fondées sur des enchaînements harmoniques très expressifs. La subjectivité, qui dominait l’écriture des premières œuvres, n’est plus qu’un moment. Le matériau ne bouleverse plus la forme, mais il est subsumé par elle. Ainsi, dans le menuet, Schoenberg recherche un ton léger, en rapport avec le caractère désuet de cette forme. La musique ne se projette plus dans un devenir incertain, mais elle s’inscrit délibérément à l’intérieur de limites strictes. L’unité de tempo est en partie restaurée : les changements ont avant tout pour fonction de souligner la hiérarchisation formelle. Tout concourt à l’intelligibilité du discours musical. La volonté d’atteindre à l’égalité absolue entre les quatre voix du quatuor va dans ce sens : les figures thématiques circulent entre les instruments, dans un espace parfaitement équilibré. L’attention est en quelque sorte détournée de ce qui faisait la singularité des deux premiers quatuors : la tension entre expressivité et construction.
18Schoenberg ne parviendra à réintroduire la dimension subjective à l’intérieur du cadre sériel que progressivement. On en trouve les prémisses dans le Quatrième Quatuor opus 37, composé entre la fin avril et la fin juillet 1936. L’œuvre est à nouveau divisée en quatre mouvements traditionnels : le premier mêle forme-sonate et rondo, le deuxième se réfère au menuet avec trio ; le largo central est en deux parties quasi symétriques ; et l’œuvre se termine par une sorte de rondo-variations. Toute l’œuvre repose sur une structure fondamentale où coïncident la série de base et la matrice thématique. Elle peut prendre la forme d’une figure énergique dans le premier mouvement, puis celle d’une figure extrêmement lyrique dans le troisième, ou, à la fin, engendrer un ensemble de variations brillantes. Schoenberg semble rechercher une articulation sur deux niveaux : la série fournit une structure élémentaire d’intervalles qui prennent forme du point de vue mélodique-thématique de façon toujours renouvelée. Cette structure garantit la cohérence interne de la forme, mais le discours musical retrouve sa logique propre. Dans le Quatrième Quatuor, Schoenberg introduit des signes de phrasés qui prennent appui sur le langage parlé, et il réintroduit les irrégularités rythmiques sous la forme de l’hémiole ou des accents décalés.
19Ce qui apparaissait, dans le Troisième Quatuor, comme solidité constructive et élan pionnier, devient plus différencié et se tinte d’une certaine nostalgie. Il y a dans l’œuvre une déchirure liée à un double exil – celui d’un homme arraché à la fois à sa culture et à son pays – et au conflit du sujet avec les formes du passé. L’écriture se laisse parfois entraîner à certaines raideurs stylistiques, mais elle témoigne aussi d’une extraordinaire liberté créatrice. Par moments, la couleur des accords parfaits et la fonction des cadences tonales percent l’harmonie sérielle. Ces contradictions, qui manifestent un certain désarroi, explosent dans le mouvement lent : la longue phrase déclamatoire jouée par les quatre cordes à l’unisson possède un caractère pathétique qui tranche avec tout ce qui l’entoure. Elle s’entend comme un cri. Peter Gradenwitz a montré qu’elle était proche de certains archétypiques de la musique hébraïque. Schoenberg était alors profondément impliqué dans la lutte contre le nazisme, et il tentait d’aider de nombreux juifs européens. Il venait de composer son opéra Moïse et Aaron, ainsi que d’autres œuvres inspirées par la Bible, et avait réintégré sa religion d’origine. Que le moment de vérité expressive coïncide avec la structure mélodique d’un chant hébraïque fait apparaître de façon plus dramatique encore l’effort désespéré du compositeur pour échafauder ses œuvres à l’intérieur du canon traditionnel. L’impossible convergence entre l’expression spontanée du moi et la forme classique, entre la pensée nouvelle et les conventions du passé, renvoie à cette situation : Schoenberg avait été rejeté en tant qu’être humain par une culture à laquelle il s’était totalement identifié comme compositeur. Toute sa vie, il fut déchiré entre sa vocation de prophète incompris et sa position d’héritier illégitime.
20Dans tous ses quatuors, Schoenberg a poursuivi l’idéal d’une écriture concentrée, d’une cohérence compositionnelle et d’une élévation dans l’inspiration qui sont propres au genre lui-même. Il y a élaboré un style résolument nouveau, en opposition aux enflures postromantiques des œuvres orchestrales de l’époque qui l’avaient marqué à ses débuts. En cela, il se présente moins comme l’héritier de la modernité wagnérienne que comme le continuateur de la tradition brahmsienne qui imprègne son quatuor de 1897 et La Nuit transfigurée de 1899, et que l’on retrouve dans la construction rigoureuse de ses quatuors. En poussant le sérieux d’un travail compositionnel fondé sur des contraintes formelles sévères et sur une élaboration thématique où le contrepoint jouait un rôle essentiel, Schoenberg a liquidé tout ce qui, dans la musique postwagnérienne, qu’elle soit romantique ou impressionniste, avait dégénéré dans le décoratif et l’anecdotique. À l’exemple de personnalités comme Karl Kraus, Adolf Loos, Ludwig Wittgenstein ou Stefan George, Schoenberg a érigé le style en impératif moral. Toute sa vie, il a poursuivi le but de ce que l’on pourrait appeler la « composition intégrale », un style où le moindre élément possède une fonction et un sens à l’intérieur de la forme. Pour cela, il s’est appuyé à la fois sur la tradition classique du développement motivique et thématique et sur la tradition baroque de la combinatoire polyphonique. Toute la difficulté de ses œuvres – mais aussi leur impact – tient à cette double ascendance : les thèmes amples et complexes hérités de la musique romantique, dans lesquels s’étaient sédimentés des éléments psychologiques et narratifs, des caractères et des situations archétypiques, sont souvent traités à la manière de sujets de fugue, et conduisent à des développements contrapuntiques poussés. Le thème, qui était un point de repère dans la musique du passé, est dérobé à une perception claire et rationnelle que Schoenberg tentera de restaurer dans ses œuvres des années vingt. On retrouve là quelque chose de l’esthétique wagnérienne : les leitmotifs, qui n’étaient pas destinés à être présentés sous la forme d’un catalogue, agissent secrètement sur la perception. Certaines transformations les rendent méconnaissables. Ils constituent ainsi, dans une certaine mesure, des structures sous-jacentes. Il existe chez Schoenberg un lien évident entre une telle idée et celle de série – une loi cachée qui détermine l’ensemble des phénomènes musicaux sans jamais apparaître en tant que telle à la conscience. Dans les années vingt et trente, il facilite l’appréhension des structurations thématiques et formelles, mais la série qui les gouverne est non perceptible en tant que telle. C’est sans doute pourquoi Schoenberg refusait d’en parler, comme en témoigne une lettre envoyée à Rudolf Kolisch après que celui-ci ait soumis son analyse sérielle du Troisième Quatuor au compositeur : « Je ne saurais trop mettre en garde contre le danger qu’il y a à surévaluer ces analyses, puisqu’elles conduisent à ce que j’ai toujours combattu : à savoir comment c’est fait ! Alors que j’ai toujours aidé à reconnaître ce que c’est ! La difficulté d’approche des œuvres renvoie à leur vérité : l’analyse, qu’elle s’appuie sur les catégories traditionnelles ou sur les principes sériels, échoue à les saisir en tant qu’« idée ». Seule une écoute attentive, imaginative et documentée, rend justice à des œuvres aussi riches.
II
21Les œuvres de musique de chambre permettent de parcourir toute l’évolution créatrice de Schoenberg. Elles font apparaître, au cœur d’une évolution stylistique dont on trouve peu d’exemples dans l’histoire de la musique (sinon chez Beethoven), certaines constantes qui témoignent de l’unité de sa pensée musicale.
22Le Quatuor en ré, écrit en 1897, est l’une des premières œuvres conservées de Schoenberg : elle couronne la série de ses premiers essais compositionnels, pour la plupart perdus. Cette partition que Schoenberg avait conservée et qu’il évoque encore dans un entretien tardif ne fut publiée qu’en 1966. L’œuvre s’inscrit dans la tradition de Brahms et Dvořák, telle que Zemlinsky l’avait lui-même reprise dans son Premier Quatuor (1896). La construction formelle, traditionnelle, repose sur une architecture tonale qui n’a pas encore été touchée par le chromatisme wagnérien, et sur une écriture rigoureuse, sobre, sans fioritures, témoignant déjà d’un souci d’économie qui déterminera les développements futurs. La riche invention mélodique s’appuie sur des basses très souples et chantantes, ainsi que sur des voix intermédiaires fonctionnelles qui ne se contentent pas de faire du remplissage. Le plan tonal des quatre mouvements est fondé sur des relations de tierces majeures découpant l’octave en parts égales (c’était déjà le schéma des Trois pièces pour piano composées en 1894) : ré majeur, fa♯ majeur, si♭ mineur, ré majeur. Il permet de mettre en relation des tonalités éloignées, avec leurs couleurs spécifiques. Les deux mouvements extrêmes (une forme-sonate et un rondo) rappellent Dvorak par leur diatonisme et une rythmique proche de la musique de danse. Les deux mouvements centraux (une forme-lied et un thème et variations) témoignent d’une plus grande originalité, tout en étant fortement influencés par la musique de Brahms, à la fois pour les contours thématiques, pour l’esprit de la variation, et pour les clairs-obscurs de l’harmonie. Ces deux mouvements furent écrits en remplacement des deux mouvements d’origine. Schoenberg avait en effet montré ce Quatuor à son ami Alexander von Zemlinsky, qui lui conseilla de réécrire les deux mouvements centraux.
23Il est très probable que le Scherzo, qui date de la même année 1897, ait constitué le second ou le troisième mouvement du Quatuor originel. On peut penser que Zemlinsky critiqua l’absence de contraste avec les deux mouvements extrêmes (on y retrouve en effet un même caractère vif et rythmique), et des développements trop importants : imitations contrapuntiques serrées à partir de la cellule initiale du thème, voix secondaires travaillées sous forme motivique, modulations poussées, tension expressive entre structure rythmique et structure métrique dès l’exposition du thème principal à l’alto. Mais du même coup, cette pièce brève révèle certaines caractéristiques fondamentales de la pensée musicale schoenberguienne qu’on retrouvera dans les œuvres de la maturité : l’idée selon laquelle le thème n’entre pas dans un moule formel préconçu, mais façonne lui-même la forme par la façon dont il est travaillé, et par sa tendance à une élaboration complexe qui rompt avec le style homophone du romantisme tardif.
24Sous sa forme définitive, le Quatuor en ré, écrit l’année même de la mort de Brahms et créé l’année suivante à Vienne, fit beaucoup d’effet sur le public conservateur de la capitale autrichienne. Pour le critique de la Neue freie Presse, il révélait un « véritable talent », les deux mouvements centraux faisant apparaître une « totale liberté artistique, pleine de l’expression la plus profonde », où « le poète parle1 ».
25Le Presto isolé, qui appartient à la même période, se rattache au dernier mouvement du Quatuor en ré par son diatonisme, son énergie rythmique, et son exubérance expressive. Malgré certains passages quelque peu banals et maladroits, il révèle des traces d’influence beethovénienne, notamment par l’utilisation des accents qui servent à l’articulation des phrases, sa facture étant par ailleurs beaucoup plus simple que celle du Scherzo.
26Schoenberg a signalé lui-même que, « brahmsien irréductible », il avait découvert Wagner grâce à Zemlinsky, lequel « sacrifiait également à Brahms et à Wagner, de sorte qu’après l’avoir connu j’en vins à servir comme lui deux divinités2 ». Le recueil des Lieder opus 2, qui date de 1899, fait apparaître de façon évidente cette découverte de la musique wagnérienne qui marque en profondeur la Nuit transfigurée (composée à la fin de l’année 1899), et explique le saut stylistique extraordinaire entre cette dernière œuvre, qui est totalement aboutie, et le Quatuor en ré, qui termine les aimées d’apprentissage du compositeur. Significativement, Schoenberg s’appuie sur l’argument poétique pour subvertir de l’intérieur les catégories traditionnelles et pour dépasser les conventions expressives. Il a lui-même expliqué l’importance des textes de Richard Dehmel – un poète auquel il a fait appel à plusieurs reprises pour ses premiers recueils de Lieder – dans une lettre datée de 1912 : « C’est à travers votre poésie que j’ai pour la première fois ressenti le besoin de chercher un ton lyrique nouveau. Ou plutôt, je l’ai trouvé sans chercher, en reflétant musicalement ce que vos vers éveillaient en moi3 ». Pour autant, l’œuvre n’est pas à proprement reliée à la tradition du poème symphonique. Le choix même du sextuor à cordes témoigne d’une volonté de synthèse entre la musique fondée sur un programme et la musique absolue, une synthèse qui apparaît comme un dépassement de l’opposition entre les deux courants antinomiques de la seconde moitié du XIXe siècle. D’un côté, Schoenberg transforme le concept de la forme classique, qui demeure le cadre sous-jacent des œuvres de cette période (jusqu’à la Symphonie de chambre opus 9). D’un autre côté, il développe les potentialités musicales et expressives de la musique postwagnérienne, en éliminant toutefois son caractère descriptif. C’est la rupture des équivalences entre l’invention et les structures formelles signifiantes de la tonalité d’une part, les conventions expressives d’autre part, qui fonde l’originalité de la démarche schoenberguienne et engage le compositeur sur une voie radicalement nouvelle (elle débouchera plus tard sur l’atonalité puis le sérialisme).
27La Nuit transfigurée retrace une expérience strictement intérieure : celle qui conduit de l’aveu d’une femme portant l’enfant de son mari (qu’elle n’aime pas) au pardon de l’homme qu’elle aime et à qui elle s’adresse ; le poids des conventions morales et sociales cède devant la force d’un amour authentique. La nature, qui constitue le décor du poème, est le symbole même de cette libération, le « froid bosquet dénudé » du début se métamorphosant, à la fin du poème, en une « immense nuit claire ». La musique ne décrit ni la « lune » qui « court au-dessus des hauts chênes », ni la psychologie des deux amants ; elle plonge déjà dans les profondeurs de l’inconscient que Schoenberg va revendiquer, quelques années plus tard, comme le fondement de l’expression et de l’inspiration musicales authentiques. Elle est une aspiration à la vérité. La sombre tension des figures thématiques qui croissent et se mêlent de façon quasi végétale dans la première partie de l’œuvre, trouve une première résolution dans la luminosité du ré majeur qui caractérise la réponse de l’homme, avant d’être transfigurée dans la partie finale. Ces transformations de la matière musicale reposent à la fois sur l’évolution des structures thématiques et harmoniques, et sur la caractérisation des textures et des sonorités. La richesse de l’invention mélodique et du tissu des voix, la vibration quasi physique des configurations harmoniques, obtenue tant par la disposition des couches sonores que par l’utilisation de modes de jeu particuliers, et le souffle lyrique qui tient en haleine d’un bout à l’autre, établissent le style proprement schoenberguien. Le public y réagit violemment : Schoenberg évoque dans un texte plus tardif le « scandale et l’échanges de coups de poing » qui accompagnèrent la création de l’œuvre en 1902.
28Dans la Nuit transfigurée, Schoenberg intègre le chromatisme et l’idée de la forme continue, tirés du modèle wagnérien, au cadre rigoureux de la forme et de l’écriture brahmsiennes, où règne l’esprit de la variation et le travail polyphonique. Toutefois, le mouvement chromatique de l’harmonie, par lequel les points d’appui de la tonalité sont en partie dissous, n’est pas lié à une écriture séquentielle fondée sur des thèmes simples, comme c’est le cas dans une grande partie de la musique postwagnérienne, mais au contraire sur des figures asymétriques qui impliquent des relations harmoniques complexes, et qui viennent directement de Brahms. Il en résulte une difficulté accrue pour l’auditeur, que Berg a analysée dans un texte célèbre (« Pourquoi la musique de Schoenberg est-elle si difficile à comprendre ? »), et qui va susciter une résistance, voire une réticence vis-à-vis de sa musique restées vive jusqu’à aujourd’hui. La richesse et la densité de la texture, qui doivent plus à Brahms qu’à Wagner, et qui peuvent déboucher sur une superposition extrêmement complexe des différentes voix, engendrent une forme où tout est relié, et qui se construit par elle-même.
29Le concept d’une forme qui ne cache pas ses moments d’articulation, et que Schoenberg définit dans une lettre à Kandinsky de la façon suivante : « forme = manifestation de la forme », trouve dans la Première Symphonie de chambre opus 9, composée en 1906, une véritable apothéose. Schoenberg reprend l’idée d’une œuvre d’un seul tenant, dans laquelle la structure de la sonate classique, telle qu’il l’avait expérimentée dans la Nuit transfigurée et dans Pelléas et Mélisande, est à la fois exaltée et dépassée : les quatre mouvements traditionnels (allegro, scherzo, mouvement lent et finale) sont enchâssés dans la structure tripartite d’une forme-sonate (exposition, développement, réexposition). La Symphonie de chambre ne repose pas sur un programme : c’est une œuvre de musique pure, à travers laquelle Schoenberg pensait avoir trouvé son style (elle restera, comme il l’écrivit dans une lettre, son « enfant chéri »). Loin de conduire pourtant à l’affirmation d’un style nouveau, l’œuvre est l’aboutissement d’une première période créatrice commencée avec la Nuit transfigurée. Les œuvres qui vont suivre seront en rupture avec le monde tonal et les formes traditionnelles.
30La Symphonie de chambre opère une double réduction : tout d’abord, en faisant appel à un orchestre de quinze instruments solistes jusque-là inédit – il garantit la clarté d’une écriture contrapuntique complexe, et situe l’œuvre entre la musique orchestrale et la musique de chambre ; puis, en condensant la forme de façon drastique, mais sans renoncer à la richesse du matériau et des relations structurelles – l’œuvre dure deux fois moins longtemps que le Quatuor à cordes opus 7 bâti sur le même schéma formel. Il en résulte une complexité accrue des textures, la combinatoire des thèmes atteignant un très haut degré de virtuosité. Cette combinatoire repose sur deux « procédés » complémentaires : d’une part, Schoenberg travaille les thèmes et les motifs (ou des parties de thèmes) de façon contrapuntique ; d’autre part, il superpose deux ou plusieurs thèmes différents, apparus comme des entités indépendantes dans un premier temps (par exemple dans la reprise du scherzo ou dans la dernière partie de l’œuvre). Par là, Schoenberg tend à supprimer la notion de voix secondaires ou de remplissage harmonique, ainsi que la délimitation tranchée entre l’exposition et le développement. « Tout est thématique », comme s’était exclamé Webern à propos du Quatuor opus 7 déjà. On pourrait ajouter : tout est développement. Les thèmes sont-ils déjà des constructions formelles complexes, à l’intérieur desquelles on peut déceler des éléments motiviques caractéristiques, des répétitions variées, et des structures rythmiques significatives, que Schoenberg exploite tout au long de l’œuvre. Ce qui se présente comme unité thématique est en réalité le résultat d’un processus. La surenchère affecte chaque mouvement. L’exposition est une construction complexe dans laquelle on relève plusieurs idées thématiques très développées, qui structurent l’introduction, la partie principale, les transitions, la partie secondaire, et la conclusion. Schoenberg pousse le développement des idées jusqu’à leur point de rupture, jusqu’à leur mutation et leur passage à un degré autre. Par là, l’œuvre échappe à ce qui est convenu ; elle vise au surgissement de l’inouï comme forme de révélation.
31La tonalité doit faire le grand écart pour intégrer l’étendue des potentialités harmoniques propres aux thèmes et aux relations entre les voix. Aussi Schoenberg ajoute-t-il aux conduites chromatiques de la tonalité élargie les structures de quartes et de tons entiers, qui sont par essence non tonales : les premiers accords, ainsi que le thème introductif qui leur fait suite (joué au cor dans la version originale), sont bâtis sur des superpositions de quartes qui trouvent leur plein développement dans le mouvement lent. Le thème principal, exposé par un violoncelle fougueux, exploite la structure de la gamme par tons entiers, laquelle entraîne des suites d’accords augmentés. Les développements, très denses, saturent vite l’espace tonal, menaçant celui-ci d’implosion : Schoenberg rétablit l’équilibre par de grandes cadences qui articulent les différentes sections, et notamment les différentes présentations thématiques (un reste, sans doute, du classicisme formel des débuts). Elles créent un effet de perspective qui accentue les principes d’articulation utilisés dans la Nuit transfigurée ; la sensibilité romantique peut s’épanouir une dernière fois dans l’immédiateté (notamment dans le mouvement lent). Ainsi se trouvent cumulées plusieurs difficultés majeures : des thèmes longs et complexes, construits de façon asymétrique ; un tissu de voix où tout est important ; une tonalité élargie où l’articulation des degrés est submergée par le mouvement des voix ; une structure formelle complexe. La dernière partie de l’œuvre est une réélaboration des thèmes du premier mouvement, auxquels s’ajoutent ceux du mouvement lent. Elle constitue une sorte de contrepoint à grande échelle, plein d’allégresse.
32D’une manière générale, les réexpositions schoenberguiennes tentent toujours d’établir de nouveaux Hens à partir du matériau existant : elles apparaissent presque toujours comme un nouveau développement, au sens d’un dépassement ou d’une sublimation, plutôt qu’en tant que simple récapitulation. On retrouve cela dans le Trio à cordes opus 45, écrit en 1946. Cette œuvre tardive restaure le climat expressif de la première période du compositeur, mais après la longue expérience du sérialisme commencée au début des années vingt. Fondée sur des ruptures et de brusques changements de climat qui, comme dans La Nuit transfigurée ou la Symphonie de chambre, détruisent toute forme d’imitation, elle enchaîne cinq sections où alternent trois « parties » et deux « épisodes ». La forme globale fait apparaître une structure en arche. La dernière partie retravaille les éléments de l’œuvre, repris de façon quasi textuelle. Toutefois, Schoenberg élide les passages de liaisons propre à la première présentation du matériau, comme si l’on sautait directement d’un passage à un autre. Cette forme de condensation, qui n’est pas sans évoquer celle du travail du rêve mise au jour par Freud, crée de nouveaux liens à l’intérieur de ce qui était connu en bouleversant les anciennes relations causales. Or cette réexposition met précisément l’accent sur l’un des aspects essentiels de l’œuvre : la juxtaposition brusque d’événements et de types d’écriture extrêmement différenciés. On retrouve là le style explosif de la troisième pièce de l’opus 11, ces passages sans transition entre temps pulsé et temps lisse, entre sonorités « normales » et sonorités déformées, entre écriture homophonique et écriture polyphonique, entre progressions harmoniques et ostinatos, etc., signalés par des ruptures de tempo et des indications dynamiques très nombreuses.
33Le Trio rejoint, dans une certaine mesure, La Nuit transfigurée, en ce qu’il consigne une expérience intérieure ; ce n’est toutefois pas un poème qui est à sa source, mais un épisode vécu : Schoenberg fut victime, en été 1946, d’un arrêt cardiaque qui le laissa dans un état de mort clinique ; on le ramena à la vie en lui faisant une piqûre directement dans le cœur. L’œuvre, selon son propre témoignage, transcrit cette expérience de la mort et du retour à la vie (une sorte de « mort et résurrection »), ainsi que les visions qui lui furent liées. S’y juxtaposent des moments d’irréalité et d’extase, et une sorte de combat pour la vie plein d’énergie et de violence. Schoenberg utilise en abondance les modes de jeu les plus variés, tels que glissandos, harmoniques, pizzicatos, jeu sulponticello, col legno tratto, col legno tratto ponticello, con legno battuto, etc., et il accumule les changements de tempo et les indications expressives. La liaison abrupte entre les différents moments, qui permet d’articuler des styles d’écriture très différenciés (et notamment les réminiscences quasi tonales), distingue le Trio du style parfois démonstratif de certaines œuvres sérielles écrites dans les années vingt et trente. Schoenberg retrouve ici l’équilibre magique entre l’expressivité subjective et la rigueur d’écriture qui avait caractérisé les œuvres de sa première période, mais dans le cadre de l’écriture sérielle. Du point de vue de la construction sérielle, justement, Schoenberg innove : l’œuvre repose sur 3 hexacordes et leurs renversements, les notes extrêmes de chacun d’entre eux (1-7,8-12,13-18 et leurs équivalents dans la série inversée) constituant une série supplémentaire bâtie sur des successions de secondes mineures qui jouent un rôle de premier plan dans l’œuvre. Comme l’a relevé Leibowitz, Schoenberg parvient à renouveler le matériel des hauteurs et la figuration thématique grâce à une liberté combinatoire beaucoup plus grande, tout en débouchant sur une organisation harmonique parfaitement fonctionnelle.
34La Sérénade opus 24 (1920-23) marque le moment où l’atonalité libre pratiquée par Schoenberg depuis 1908 est absorbée et repensée par la méthode de composition avec douze sons. Le « Lied » central fonctionne comme pivot d’une forme en arche comportant sept parties, et il est précisément le seul mouvement fondé sur une série de douze sons énoncée dès le début par la voix du baryton. C’est aussi la seule pièce de la Sérénade qui fasse appel à la voix. Par sa fougue expressionniste et sa rigueur sérielle, ce Lied écrit sur un poème de Pétrarque tranche avec les autres mouvements, lesquels sont plus légers et dérivés de formes traditionnelles, notamment des formes de danse (marche, menuet, variation, scène dansée, lied, finale). Dans le Lied, le texte détermine classiquement la forme et certaines figurations musicales.
35L’Ode à Napoléon opus 41 fut écrite en 1942 ; elle constitue l’un des rares cas (avec Un survivant de Varsovie) où Schoenberg s’est impliqué directement dans l’histoire contemporaine. Elle s’appuie sur un pamphlet écrit par Byron, ancien admirateur de Napoléon, au moment où celui-ci abdiqua à Fontainebleau (1914). Mais il faut bien évidemment lire l’œuvre de Schoenberg comme une attaque virulente contre Hitler (rappelons que Charlie Chaplin, avec lequel Schoenberg entretenait des relations amicales, venait de réaliser Le Dictateur en 1940). Schoenberg reprend la technique du Sprechgesang déjà utilisée dans les Gurrelieder, Pierrot lunaire et Moïse et Aaron (elle sera aussi employée dans Un survivant de Varsovie et dans le De profundis). Moyen direct de dénonciation qui garantit l’intellibilité du texte, le Sprechgesang est aussi une forme de distanciation qui évite toute esthétisation du discours. La relation aux textes, chez Schoenberg, est souvent ambiguë : la volonté de dépasser les formes convenues de la sentimentalité s’appuie tantôt sur l’expression d’états psychiques à l’état brut, et tantôt sur l’ironie, le second degré. Le Sprechgesang, qui repousse toute forme d’identification, contient ces deux dimensions expressives. Parole et musique, dissociées, ne coïncident que sur le plan rythmique (la notation du Sprechgesang est nettement simplifiée par rapport à celle du Pierrot lunaire où Schoenberg avait indiqué les hauteurs précises : la portée, ici, ne comporte plus qu’une seule ligne). Cette distance, par laquelle Schoenberg veut préserver la force de l’expression, trouve une équivalence dans l’indépendance entre le piano et le quatuor à cordes, qui jouent souvent en opposition (Glenn Gould a pu parler à leur propos d’un « duel stéréophonique »). Elle s’accompagne aussi d’intentions parodiques : les accords parfaits engendrés par la structure sérielle permettent d’évoquer la Cinquième Symphonie de Beethoven (sur les mots « la voix de la victoire tel un tremblement de terre4 ») ou sa Troisième Symphonie (« Héroïque »), par des allusions à la tonalité de mi♭ majeur. La musique suit le texte avec beaucoup de finesse, mais sans jamais céder à une quelconque forme d’illustration. Au contraire, tout repose sur l’exploitation très poussée des structures thématiques, qui incluent des imitations contrapuntiques, et sur des constructions harmoniques raffinées. On retrouve ce qui caractérise le Schoenberg des dernières années : la recherche d’une forme libre capable de mettre en perspective des types d’écriture différents, y compris une écriture de type tonal. Il n’est pas indifférent que Schoenberg utilise ici beaucoup les accords parfaits qui résultent du choix de la série et qui colorent fortement l’écriture harmonique, même s’ils sont constamment brouillés. On peut y voir une référence (inconsciente sans doute) aux images de la puissance illusoire des dictateurs. Mais la musique n’illustre pas ; elle recueille dans sa structure même la signification extra-musicale.
36La Fantaisie pour violon avec accompagnement de piano opus 49, écrite en 1949, est la dernière œuvre de musique de chambre du compositeur alors âgé de soixante-quinze ans (l’œuvre fut créée à l’occasion de son anniversaire), très diminué physiquement (à ses crises d’asthme et aux bronchites à répétition s’étaient ajoutés des problèmes oculaires qui l’empêchaient de lire et d’écrire normalement). Le concept de cette œuvre, écrite à la demande du violoniste Adolph Koldofsky, est inscrit dans son titre : la partie de violon fut en effet composée d’abord dans sa totalité, puis Schoenberg ajouta la partie de piano, réduite à des commentaires souvent lapidaires. Il ne faut donc pas chercher ici un dialogue entre les deux musiciens (une idée reprise dans les années soixante par Zimmermann et Carter) : le piano n’introduit aucun thème, et il ne reprend pas ceux du violon. On peut retrouver, dans l’enchaînement de parties brèves et caractérisées par leur type d’écriture, le schèma sous-jacent d’une sonate en quatre mouvements mêlé à celui d’une forme-sonate (le deuxième thème faisant office de mouvement lent, l’épisode précédant la reprise ayant tout à fait le caractère d’un scherzo). Mais la Fantaisie, comme son nom l’indique, est plutôt d’essence rhapsodique. Elle cherche son chemin dans la direction du Trio à cordes, c’est-à-dire dans la liaison d’épisodes très différenciés, articulés le plus souvent selon le principe du contraste ou de la complémentarité (et non de la progression dramatique fondée sur des relations de cause à effet), et unifiés par la série. Ce type de forme « ouverte » permet des réminiscences ou des quasi-citations, comme un passage en forme de valse ou un autre en forme de choral. Il permet aussi de varier constamment les figures thématiques, comme celle du début au violon, mais en retrouvant l’esprit de la variation propre à la technique brahmsienne. C’est le cas, notamment, dans la brève réexposition fondée sur deux idées thématiques présentées dans la première partie, et qui rappelle un peu celle du Trio. Le violon « parle » plus qu’il ne chante, dans un style tantôt déclamatoire et agité (comme dans le thème initial), tantôt intérieur ou léger.
37Schoenberg et ses élèves ont procédé à de nombreuses transcriptions au cours de leur carrière, notamment pour les concerts de la « Société d’exécutions musicales privées » que Schoenberg créa à Vienne à la fin de la Première Guerre mondiale. Celle que Webern réalisa en 1922-23 de la Symphonie de chambre opus 9 était destinée à compléter les programmes où devait être joué Pierrot lunaire : c’est pourquoi elle reprend la formation de cette œuvre (flûte, clarinette, violon, violoncelle et piano). Cet arrangement remarquable tire l’œuvre vers la musique de chambre, alors que Schoenberg, plus tard, la réinstrumenta pour grand orchestre. La version pour piano et quatuor à cordes représente une alternative possible, le second violon prenant en charge la partie de flûte, l’alto celle de clarinette. Cette version est pourtant rarement jouée ; elle homogénéise les timbres et rend donc 1’intelligibilité de la polyphonie plus difficile. Quant à la transcription du Lied central de la Sérénade opus 24, elle a été réalisée par le beau-fils de Schoenberg, Félix Greissle, auteur de nombreuses transcriptions de ses œuvres. Pour Schoenberg, une réduction ne privait en aucun cas l’auditeur de la substance même de l’œuvre ; au contraire, elle permettait de concentrer l’écoute sur l’essentiel, et le compositeur espèrait même que l’intelligence musicale progresserait suffisamment pour que l’on prenne un jour davantage de plaisir à écouter les symphonies de Mahler au piano qu’avec un grand orchestre ! Cette remarque ressemble à une provocation, mais elle révèle à quel point les relations de hauteurs et de rythmes, au travers des formes thématiques et harmoniques, constituaient pour Schoenberg l’essence même de la pensée musicale.
38Paru dans le livret d’accompagnement des disques du Quatuor Arditti chez Montaigne/Auvidis, 1995, repris sous la marque Naïve.
Notes de bas de page
1 Cité dans H. H. Hattesen, Emancipation durch Aneigung, Kassel, Bärenreiter, 1990, p. 39.
2 Arnold Schoenberg, « Comment j’ai évolué » (1949), dans Le Style et l’Idée, Paris, Buchet-Chastel, 1977, p. 63.
3 Lettre du 13. 12.1912 à Richard Dehmel, dans Arnold Schoenberg, Correspondance, Paris, Lattès, 1983, p. 29.
4 Comme l’a fait remarquer Alain Poirier, on peut déceler ici une combinaison entre le motif rythmique initial de la Cinquième Symphonie (indicatif des radios libres signifiant en morse « victoire ») et l’intervalle initial de « La Marseillaise », association qui autorise des commentaires infinis...
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