Schoenberg par Dahlhaus
p. 413-417
Texte intégral
1Cet ouvrage du grand musicologue allemand Carl Dahlhaus, disparu en 1986, n’a pas été constitué comme tel par son auteur ; son titre même n’est pas de lui. Les différents textes que le musicologue allemand a consacrés à la musique d’Arnold Schoenberg, depuis son premier essai, « Prose musicale » (1964), jusqu’à l’article intitulé « Arnold Schönberg : Drittes Streichquartett, opus 30 » (parution posthume, 1988), sont en effet regroupés ici pour la première fois dans leur totalité.
2Les spécialistes de Schoenberg connaissaient déjà l’ouvrage allemand paru à Mayence en 1978 sous le titre Schönberg undandere, dans lequel l’éditeur Schott avait recueilli divers textes de Dahlhaus sur le compositeur, ainsi d’ailleurs que quelques-unes de ses principales contributions portant sur la musique du XXe siècle1. Il existe toutefois de nombreux autres essais consacrés à Schoenberg par Dahlhaus qui méritaient d’être réunis et rendus accessibles au lecteur français. Et le fait qu’ils aient été écrits tout au long d’une période couvrant près de vingt-cinq ans et sans qu’existât un plan d’ensemble explicitement prévu par leur auteur n’enlève rien à leur cohésion, bien qu’au premier regard ils paraissent être de nature assez diversifiée. On pourrait en effet les diviser en trois grandes catégories thématiques : analyses musicologiques au sens traditionnel du terme – par exemple celles des Variations opus 31 ou du Troisième Quatuor -, essais traitant des rapports de l’œuvre de Schoenberg avec la musique, mais aussi avec la culture et l’esthétique de son temps – sont ainsi abordées aussi bien la « théologie esthétique » du compositeur, ses divergences latentes avec Béla Bartok, que la façon dont Thomas Mann le représente dans le Docteur Faustus -, et enfin, partie sans doute la plus importante, analyses de la pensée musicale de Schoenberg à travers un certain nombre de notions-clés – la prose musicale, la série, la variation développante, l’idée et sa représentation, l’émancipation de la dissonance, la musique à programme...
3Or, suivre ces textes dans l’ordre de leur parution – tel est en effet le principe pour lequel nous avons opté – permet d’une part de comprendre comment Dahlhaus, au fil du temps, n’a cessé de chercher à cerner d’aussi près et aussi complètement que possible l’unité de l’œuvre et de la pensée de Schoenberg, qui représentait à ses yeux une pierre de touche de l’ensemble de l’histoire de la musique occidentale, mais aussi d’observer le développement d’une approche tout à fait spécifique qui se déploie dans diverses directions.
4Dahlhaus procède à partir d’une clarification sous le double plan de la technique compositionnelle et des conceptions musicales : la première s’incarne dans les structures et les formes propres aux œuvres ; la seconde dans les ouvrages théoriques et les essais du compositeur. La méthode dahlhausienne consiste à retracer l’histoire d’une technique et d’un concept, après en avoir cerné la problématique (dans le corps même des œuvres, dans leur style compositionnel ou dans leur réception), en liaison avec une analyse intrinsèque fondée sur l’étude fouillée des œuvres. En plaçant l’histoire au centre même de la réflexion, et en démontrant comment celle-ci, dans chacun de ses moments, procède de cellelà, Dahlhaus se distingue de la démarche plus exclusivement philosophique, mais aussi plus subjective, d’Adorno – auquel il est impossible de ne pas se référer s’agissant de Schoenberg – comme des approches des compositeurs de Darmstadt (et plus particulièrement de Boulez), liées au contexte de l’avant-garde musicale des années de l’après-guerre. Son point de vue prend appui sur une mise à distance préalable ; il n’est pas prédéterminé par la nécessité de défendre une position esthétique ou philosophique, par une idéologie ou par un engagement particulier, par de quelconques préjugés. Il s’agit d’aborder l’œuvre et la pensée de Schoenberg pour tenter de la comprendre en soi, dans le déploiement de sa cohérence et de ses contradictions, en évitant – faille musicologique majeure des défenseurs ou des détracteurs du compositeur – toute téléologie, tout placage anachronique de concepts sur une œuvre et une pensée abstraites de leur contexte. L’appui sur l’histoire – mais une histoire polymorphe, dont le musicologue possède une connaissance exceptionnelle : histoire d’une technique, histoire d’un fait ou d’un principe compositionnel, histoire d’une idée, histoire de la réception – est le moyen qui permet de légitimer cette objectivation. Il s’agit bien de dépouiller les faits de leurs faux-semblants, mais l’objectivité recherchée n’est pas celle qui viserait à exposer l’objet en soi ; bien plus, elle s’attacherait à en souligner l’historicité même.
5C’est sur cette base que Dahlhaus combat les appropriations douteuses, les condamnations de la musique de Schoenberg au nom de tel ou tel principe, de telle ou telle approche. Le caractère scientifique, systématique, de ses approches, qui s’incarne dans une langue précise et dense, tend à réduire la marge entre les faits dans leur phénoménologie propre, et leur interprétation a posteriori : tout simple jugement de goût est ici écarté. La perspective historicisante adoptée ne signifie toutefois pas, pour Dahlhaus, éloignement, voire indifférence face à l’objet traité. À l’inverse d’une musicologie académique stérilisante, il ne s’agit pas ici de réduire les faits esthétiques à des faits objectifs, mais bien de les saisir en tant que faits de conscience, qui nécessitent d’être saisis et pensés dans leur rapport, tout relatif soit-il, avec la vérité. Lui-même, sujet de son époque, n’exclut pas de sa démarche une position militante, d’où une parenté profonde avec Adorno, en dépit de leurs divergences d’approche. C’est ainsi que Dahlhaus refuse de légiférer à partir de catégories absolues, hors du contexte musical où elles prennent sens. On le perçoit clairement dans sa polémique avec Fedenhofer et Welleck (lesquels, selon lui, ne font que créer un nouveau contexte, non organique, pour juger des faits), ou encore dans sa virulente et définitive réfutation des thèses d’Ansermet.
6On l’aura compris, quelle que soit la façon dont il aborde Schoenberg, Dahlhaus se démarque fortement d’une grande partie des travaux consacrés à ce compositeur depuis plus de cinquante ans, en particulier de ceux que le public francophone a eu l’occasion de connaître jusqu’ici. Dahlhaus est très loin des propos exégétiques des compagnons de la première heure, mais aussi du prosélytisme engagé d’un René Leibowitz après 1945. Il tient ses distances d’avec les partis-pris de ceux qui, comme Boulez ou d’autres acteurs importants de la vie musicale de l’après-guerre, voire dans une certaine mesure Adorno, se sont essentiellement appuyés sur Schoenberg pour développer leurs propres idées. Il est évidemment encore plus loin de ceux qui l’ont combattu, que ce soit à travers des théories philosophiques, psychologiques, sociologiques ou musicales. Sa rigueur de pensée et d’analyse, son souci de l’exactitude scientifique ne l’empêchent d’ailleurs pas de signaler avec verve et parfois férocité tels désaccords, quand ils ne constituent pas l’objet même du texte. En d’autres termes, ici, la musique de Schoenberg n’est enfin plus le moyen pour une « théorie » nouvelle, mais le but même de la recherche et de la réflexion : une réflexion qui, dans cette mesure, vaut pour la pratique musicale d’aujourd’hui et est tout à la fois une approche qui peut passer pour un modèle méthodologique en sciences humaines.
7La langue de Dahlhaus, nourrie de concepts de la grande tradition allemande de la philosophie, est d’une haute densité, et en même temps d’une extrême précision : elle fait usage de très fines nuances dans sa construction syntaxique même, d’où, notamment, des phrases souvent très longues. Plus que jamais, l’effort de traduction s’affronte ici aux habituelles questions du transfert de l’allemand vers le français. Il ne s’est toutefois pas agi pour nous de simplifier, au nom de la soi-disant clarté française (mythe qu’une démarche dahlhausienne permettrait de déconstruire), une langue dont la valeur stylistique consiste précisément à circonscrire exactement une idée, avec toutes ses nuances. Un des points délicats (preuve de plus des manques d’une certaine musicologie francophone) est également d’ordre terminologique. Il n’existe souvent pas d’équivalences françaises ratifiées par l’usage à des termes qui – au moins depuis Schoenberg – expriment en allemand des nuances importantes. Par exemple, on ne peut saisir les relations et les différences entre une Gestalt, une Struktur ou une Form sans se référer à toute une tradition philosophique et linguistique ; ou encore l’idée contenue dans le fait que les sons « sonnent ensemble » (Zusammenklang) ne se retrouve pas totalement dans les termes « accord » ou « agrégat sonore ». La distinction, bien réelle en allemand, entre un Klang et un Ton est difficile à appréhender en français.
8Ces considérations nous ont amenés, dans un certain nombre de cas, à modifier la terminologie en usage en français : pour traduire par exemple le concept schoenberguien central d’entwickelnde Variation, nous avons préféré le terme de « variation développante », plus exacte que la traduction habituelle de « développement par variation ». Par ailleurs, les traductions existantes de textes de Schoenberg cités ont été systématiquement vérifiées, notamment celle, souvent imprécise, des écrits théoriques regroupés en français sous le titre Le Style et l’Idée, auxquels Dahlhaus se réfère constamment. Nous avons toutefois choisi de conserver le titre des articles tel qu’on les trouve dans l’édition française, afin de ne pas brouiller le lecteur, même dans les cas où ils nous semblaient problématiques (c’est le cas de « Opinion et perspicacité » pour « Gesinnungoder Erkenntnis », ou de « Comment j’ai évolué » pour « Rückblick »). De façon générale, nous avons également indiqué, lorsqu’elles existaient, les éditions françaises des ouvrages cités par Dahlhaus (même s’il s’agit parfois d’ouvrages épuisés, comme les traductions des textes de Richard Wagner ou de Robert Schumann), et dans la mesure du possible, nous avons tenté d’identifier les citations dont l’original allemand ne mentionnait pas la source.
9Pour constituer ce volume, nous nous sommes essentiellement fondés sur la bibliographie réalisée pat Thomas Seedorf dans l’ouvrage collectif Das musikalische Kunstwerk, paru à l’occasion des soixante ans du musicologue en 19862, ainsi que sur nos proches recherches. La traduction se base sur le texte original des essais, parus dans divers ouvrages ou revues, à moins que celui-ci ne figure dans le volume Schönberg und andere.
10Ce livre, dont le difficile travail de traduction a pris plusieurs années, est le résultat d’une collaboration étroite entre les traducteurs proprement dits, que nous tenons à remercier vivement, et les éditeurs. H nous plaît que, dans un pays où les publications musicologiques sont si rares et trouvent si peu de soutien, il soit possible de proposer ce recueil de textes écrits par l’un des penseurs les plus stimulants de la musique de son temps, un recueil qui n’existe pas en tant que tel dans sa langue originale.
11Texte rédigé avec Vincent Barras, paru dans Carl Dahlhaus, Schoenberg, Genève, Contrechamps, 1997.
Notes de bas de page
1 Il existe une traduction anglaise par Derrick Puffett et Alfred Clayton qui regroupe un certain nombre de ces articles (ainsi que six autres essais non recueillis dans l’édition allemande) : Schoenberg and the New Music, Cambridge, Cambridge University Press, 1987.
2 Dos musikalische Kunstwerk. Festschrift Carl Dahlhaus zum 60. Geburtstag, Hermann Danuser, Helga de la Motte-Haber, Silke Leopold et Norbert Miller (éds), Laaber, Laaber-Verlag, 1988.
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