Klaus Huber à travers ses écrits
p. 353-358
Texte intégral
1Les écrits des compositeurs constituent toujours un document de première importance : ils dévoilent le monde sous-jacent d’idées et d’images à partir duquel l’œuvre s’est développée, et que l’audition seule est impuissante à révéler. Or, à une époque où les contraintes contextuelles sont passées sous la responsabilité du compositeur, happées par le monde de la subjectivité individuelle, l’effort de verbalisation pour celui qui crée, de même que l’effort de compréhension rationnelle pour celui qui écoute, sont devenus nécessaires. Ils font partie intégrante de la pratique musicale, du moins de celle qui résiste au double péril de l’académisme et des impératifs du marché (où tout discours est considéré comme superflu). Compositeurs et auditeurs ont besoin de points de repères, fussent-ils mobiles, s’ils ne veulent pas être enfermés dans de fausses certitudes, ou dans les limites d’une subjectivité qui se retourne contre elle-même.
2Les textes de Klaus Huber sont en ce sens exemplaires : ils s’adressent au public le plus large en replaçant les problématiques musicales dans un cadre très général, et en évitant les discussions esthétiques aussi bien que le jargon musical technique. Avant tout, il s’agit pour le compositeur d’interroger le sens et la fonction de la musique aujourd’hui, et pour cela, il n’hésite pas à s’aventurer dans les domaines de la philosophie, de la théologie et de la politique. Comme la plupart des textes de compositeurs, ceux de Huber n’ont pas d’autonomie réelle : il faut les lire en relation avec les œuvres elles-mêmes, dont ils constituent un commentaire et un éclaircissement. « Fin ou tournant : où est l’avenir ? » est lié à... inwendig vollerfgur... ; « De temps en temps » au second quatuor à cordes, qui porte d’ailleurs le même titre ; « Au nom des opprimés » à Erniedrigt-Geknechtet-Verlassen-Verachtet..., etc. Dans les notices sur ses œuvres, Huber précise l’arrière-plan de ses compositions, situant leur position et leur enjeu dans sa trajectoire créatrice ; dans l’introduction et l’analyse de Protuberanzen, destinées à l’origine au chef d’orchestre qui créa cette œuvre, Huber met au jour les structures musicales de la pièce. C’est le seul texte où le compositeur nous autorise à entrer dans son atelier. Cette réserve à l’égard des problèmes techniques de sa musique – comme de celle d’autres compositeurs – est significative de sa démarche. Pour Huber, en effet, l’œuvre n’est pas une fin en soi, elle ne saurait épuiser sa force d’expression dans la mise à nu de ses propres structures. Elle ne répond pas davantage aux schémas conventionnels, et se situe au-delà du jugement de goût. Elle vise davantage.
3Pour Huber – il ne cesse de le répéter dans ses textes – l’œuvre a une fonction de miroir : « critique » vis-à-vis du réel, « morale » du point de vue spirituel. D’une part, elle révèle un monde que nous ne voulons ni voir ni affronter, d’autre part, elle cherche à « ébranler » notre conscience. Mais elle se garde de véhiculer une idéologie quelconque : en écrivant une musique d’« expression », Huber cherche à provoquer des émotions et non à forger des opinions. C’est par la nature même de ces émotions – choc, surprise, éblouissement, mais aussi angoisse, pitié, révolte, vision – qu’est rendue possible et souhaitable ce que Huber appelle, avec les penseurs de la théologie de la libération, une « conversion », c’est-à-dire un « retournement radical de la pensée et de la sensation, un renversement de l’action ». Huber parle au nom de l’éthique. Il refuse que la musique soit enfermée dans une sorte de réserve naturelle où elle pourrait se développer « librement » à l’écart des grands problèmes de la société. Il est violemment opposé à l’idée de « l’art pour l’art », qui débouche selon lui sur une subjectivité refermée sur elle-même, « narcissique », où surgissent les spectres du culte de la personnalité et des « mythologies privées ». Or, pour Huber, l’activité créatrice suppose un dépassement du moi dans deux directions complémentaires : d’une part, la solidarité avec ceux qui sont démunis et opprimés ; d’autre part, la méditation, une recherche intérieure par laquelle l’individu se fond dans la totalité du monde sensible à la recherche du « Royaume de Dieu ». C’est pourquoi la musique de Huber, qu’il définit lui-même comme « profession de foi », a pour contenu aussi bien l’élément spirituel que l’élément politique et social. Elle tente avec ténacité d’englober le monde de l’intériorité la plus profonde et celui de la réalité.
4Huber n’a pas visé d’emblée une telle articulation entre un réel tangible, que l’on peut nommer, décrire, dévoiler, et le monde insaisissable des vérités ultimes, qui n’est que pressenti. Lorsqu’il choisit, après quelques hésitations et certaines résistances familiales, le métier de musicien, la plupart des compositeurs de sa génération ont formé une avant-garde musicale turbulente, radicale et intransigeante : leurs œuvres, comme leurs déclarations, font scandale, et ils cherchent par tous les moyens à promouvoir ce que l’on appelle alors la « musique nouvelle ». Jeune homme timide, issu d’un milieu conservateur et 355 pieux, Klaus Huber reste à l’écart de ce mouvement rénovateur, sans pour autant adhérer aux courants néoclassique ou néobaroque qui dominent dans le contexte suisse alémanique. Il s’appuie sur quelques références très éloignées dans le temps – la polyphonie primitive du Moyen Âge, les œuvres tardives de Webern et Stravinski -, sur la méditation et la lecture des mystiques chrétiens. Au plus fort de la pensée structuraliste, ses préoccupations sont anachroniques ; sa Partita pour violoncelle et clavecin ou ses Six vocalises, contemporaines du Marteau sans maître, semblent appartenir à une autre époque. Le style s’enrichit progressivement des différents apports de la modernité : l’Oratio Mechtildis, puis les cantates Engels Anredung an die Seele et Auf die ruhige Nacht-Zeit constituent les étapes les plus importantes de cette démarche solitaire où l’élément religieux prédomine. Pour Huber, dans les années cinquante et au début des années soixante, la « beauté intérieure » constitue une sorte de refuge vis-à-vis du réel, une sublimation du moi individuel. La forme musicale est le reflet d’un monde divin, harmonieux et serein. Elle ne renvoie pas à elle-même, dans l’esprit de la « musique absolue », mais se charge de multiples significations symboliques, souvent mises en abîme. Au début des années soixante, alors que l’avant-garde musicale éclate en de multiples tendances, Huber approfondit son style personnel. Ses œuvres marquent à la fois un aboudssement et un premier dépassement : avec Moteti-Cantiones, Soliloquia, Alveare Vernat, Huber introduit progressivement des figures expressives et des techniques compositionnelles plus audacieuses. Il prend conscience, à travers les mouvements sociaux et politiques des années soixante, des limites de sa position. Le réel va faire irruption de façon violente dans sa musique, et engendrer une expression tragique jusque-là écartée. La belle harmonie est définitivement brisée. Huber s’identifie à la souffrance du Christ sur la croix (Psalm of Christ, Tenebrae), il crie son angoisse devant les menaces d’apocalypse (... inwendig vollerfigur...). L’œuvre ne reflète pas seulement la violence et l’injustice qui règnent dans le monde, elle nous indique la voie d’une possible émancipation, elle est porteuse d’utopie. Loin d’échapper au monde, elle s’y plonge dans l’espoir de le sauver ; elle adopte le ton de la prophétie. L’œuvre vise une nouvelle totalité : non plus celle, idéale, de la pure intériorité, mais celle plus complexe et plus vaste du vécu. L’engagement se situe à la fois au niveau de l’écriture musicale – aucun retour aux modèles du passé, aucune concession à la mode, aucun compromis avec les conventions d’usage – et au niveau de la communication sociale. En même temps qu’il radicalise son style, Huber s’attaque de façon provocatrice aux institutions musicales : l’opéra (Im Parodies oder Der Alte vom Berge et Jot), l’orchestre (Turnus), la musique de chambre (Ein Hauch von Unzeit, Ascensus ou Schattenblätter), et jusqu’à la musique religieuse (... Ausgespannt...). Sur un plan plus pragmatique, il crée en 1969 le séminaire de Boswil, afin de susciter des rencontres créatrices entre compositeurs et interprètes ; puis il organise à l’intérieur de la Hochschule für Musik de Freiburg im Breisgau, dès 1973, un Institut fur neue Musik qui demeure le modèle d’un enseignement de la musique adapté à notre époque. Huber s’attaque aussi aux pesanteurs de l’Association des Musiciens Suisses, dont il est le président contesté entre 1979 et 1982. Cette dialectique entre le réel et l’idéal va trouver forme dans toute la série des œuvres écrites depuis la fin des années soixante-dix, et elle culmine dans une œuvre monumentale terminée en 1982, basée pour une grande part sur des textes du prêtre et poète révolutionnaire nicaraguayen Ernesto Cardenal : Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet [Humiliés – Asservis – Abandonnés – Méprisés].
5Cette œuvre est le symbole du lien profond entre les dimensions humaine et musicale dans le travail du compositeur : d’une part, les réalités du tiers monde y sont articulées à une critique radicale de l’impérialisme et de la domination des classes défavorisées dans les pays riches ; la spiritualité y est mêlée à l’engagement politique, l’intériorité aux faits les plus concrets ; la « théologie de la libération », dont Ernesto Cardenal est un des représentants les plus importants, inspire ce mélange de marxisme et de messianisme chrétien qui caractérise la démarche de Huber. D’autre part, l’œuvre utilise de larges moyens vocaux, instrumentaux et électroniques, et tente une synthèse entre des processus musicaux « avant-gardistes » et des références au passé qui sont transfigurées. Erniedrigt... représente bien cette conscience du temps présent que le compositeur, comme « témoin » de son époque, nous rappelle avec insistance. Y règne l’idée que tout est lié à tout – une sorte de principe d’interdépendance généralisée – que Huber a exprimée dans l’un de ses textes les plus récents (« De temps en temps »), mais qui existait déjà dans ses premières œuvres sous une forme différente. On retrouve là quelque chose de la pensée sérielle (et l’on comprend que Huber ait pu intégrer certains aspects fondamentaux de celle-ci dans son travail, malgré le gouffre esthétique entre ses œuvres et celles du sérialisme), mais il ne s’agit pas d’une interdépendance purement musicale et structurelle aux seules fins de créer un ordre ou une cohérence en tant que tels : l’ordre, chez lui, est le reflet du « Royaume de Dieu », qui joue le rôle d’un contenu supra-musical. Il est inséparable d’une quête de la totalité.
6Dans un premier temps, celle-ci s’était manifestée dans un repli sur soi-même où le sujet se transcende dans la méditation – une recherche de la vérité et de la beauté dans l’intemporel ; dans un deuxième temps, elle se confronte au monde dans toute sa complexité, avec ses différentes couches historiques, sociales, temporelles et « idéelles ». Dans les deux cas, il s’agit pour le compositeur de ne jamais dissocier la forme du contenu. La recherche intérieure et l’engagement sociopolitique sont les deux faces – d’abord successives, puis simultanées – d’une même totalité où le moi individuel est transcendé. Les personnages de ses œuvres sont ainsi débarrassés de toute psychologie, de toute contradiction, de toute ambiguïté, et l’on pourrait dire, de toute complexité. Ils sont montrés dans une lumière crue et partiale, comme des figures représentant une situation donnée, une typologie expressive. Ces figures renvoient à la douleur et à l’angoisse intérieures, à l’amour et à l’éveil de la conscience, aux processus de répression et de réification, de révolte et de libération : elles sont la forme sensible, concrète, d’une idée. L’écriture musicale les incarne dans ses structures mêmes : le « cantus firmus » qui se développe en arrière-plan dans le premier mouvement d’Erniedrigt est sans cesse menacé d’étouffement ; la « machine » orchestrale symbolise, à travers ses pulsations rythmiques et ses superpositions de tempi, l’aciérie qui broie l’individu Knobloch : « C’est la musicalisation d’une condition sociale inhumaine et fondée sur la violence, avec le stress qui en résulte. Ces notions sont exprimées concrètement par la fébrilité constante de la musique et jusque dans la manière dont les voix et les instruments sont traités : tous courent vers l’épuisement et l’effondrement. » À la fin de ce mouvement, le chœur chante un hymne à la liberté dans un style homophonique, et avec un grand crescendo expressif. Cette conclusion « positive » s’articule à l’ensemble du mouvement, qui décrit de façon très réaliste l’aliénation de Knobloch, auquel ne reste plus que le cri comme moyen d’expression. L’homophonie et l’homogénéité de l’écriture chorale s’opposent ainsi de manière radicale à une écriture qui superpose des couches d’instruments et de tempi différents. Dans le septième mouvement de la même œuvre, ce caractère hymnique est repris et amplifié : toutes les forces instrumentales et chorales chantent la promesse d’un monde meilleur ; la mélodie du choral de la résurrection Christ lag in Todesbanden sert de cantus firmus à la construction et renforce sa signification. On y retrouve une écriture puissamment homogène qui, à l’échelle de la forme globale de l’œuvre, acquiert une fonction semblable à celle de la conclusion de la première partie. On ne peut s’empêcher d’interpréter de tels moments comme résolution idéale des conflits ; la promesse d’un monde meilleur n’est pas tant dans le mouvement tendu vers ce qui n’est pas accessible immédiatement que l’image anticipée, presque réelle, de celui-ci. Plane alors quelque chose comme un aboutissement, une réconciliation avec soi-même ; la foi triomphe du doute. Au temps brisé de l’aliénation, Huber oppose l’épiphanie d’un temps où passé, présent et futur sont rassemblés idéalement. Dans les parties conclusives de ses œuvres, Huber fait souvent appel à des éléments du passé : les mélodies archaïques de Hildegard von Bingen, à la fin des Cantiones de circulo Gyrante, le « Tombeau de S. L. Weiss » à la fin d’Erinnere Dich an G ou les chorals sous-jacents qu’on retrouve dans de nombreuses œuvres sont comme des images réactualisées d’un monde dominé par la métaphysique et la morale : elles viennent recouvrir celui de la modernité, qu’elles voudraient englober, et auquel elles voudraient donner un sens nouveau, une finalité différente. Mais par là, elles entrent en conflit avec lui. L’élément positif, dicté par la foi, tel qu’il est manifesté par la musique de Huber, est précisément ce que la modernité avait depuis plus d’un siècle interprété comme mensonge. « Dans les conditions actuelles, la musique en est réduite à la négation déterminée », écrivait Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique. Huber cherche une voie capable de surmonter une telle affirmation. Sa musique n’évoque pas l’instant de bonheur comme ce qui est fugitif (un mot dont on se souvient qu’il entrait dans la définition par Baudelaire de la modernité), et moins encore comme nostalgie. Les éléments du passé et les images utopiques ne renvoient pas à une conscience déchirée, comme on la trouve chez Zimmermann par exemple. Ils sont au contraire au cœur de la construction, ils constituent sa poutre maîtresse. Ils opposent leur solidité, leur détermination, aux éléments chaotiques et déstabilisateurs mis en œuvre par ailleurs. Ainsi, jusque dans le monde sensible, Huber reste soumis au primat de l’idée et d’un sens transcendant. L’élément subjectif, générateur d’angoisse et de désordre, est finalement dominé, restructuré, finalisé (il n’est pas étonnant que Huber, dans cet esprit, attaque la théorie freudienne).
7C’est toute l’ambiguïté, la singularité et l’originalité de la démarche du compositeur : cet alliage fragile entre la position théologique et l’engagement politique, cette conception de l’œuvre qui s’enracine dans l’esprit du Moyen Âge aussi bien que dans la modernité musicale. L’articulation entre une pensée religieuse qui pose le « Royaume de Dieu » comme vérité première et ultime, et la réalité complexe, troublée, chaotique, dont l’œuvre se veut le reflet critique, s’exprime par des tendances contradictoires à l’intérieur même de l’œuvre. Elle touche à l’essence du travail de Huber, à cette dialectique très particulière chez lui de la structure musicale et du « programme » qui est à la fois caché et manifeste. Pour une part, ce programme trouve une formulation musicale précise, qui touche à une forme d’expressivité directement empruntée à la grande tradition de la musique religieuse (ainsi les instruments de l’orchestre, dans Tenebrae, décrivent littéralement la mort du Christ sur la croix) ; pour une autre part, il apparaît comme un champ de possibles que l’auditeur est appelé à explorer grâce à l’œuvre, une manière de transcender sa dimension purement esthétique. Ainsi est posée une question fondamentale que l’antinomie entre modernité et postmodernité esquive. Car il s’agit moins, dans ce cas, de définir des critères esthétiques à partir de la dialectique un peu usée de l’innovation et de la tradition, que de déterminer des critères de sens pour l’art d’aujourd’hui. Vue sous cet angle, la démarche de Huber devrait échapper aux jugements simplificateurs qui n’envisagent qu’un aspect de la question. Sa tentative de créer, dans le microcosme de l’œuvre, un chemin d’existence possible, une forme d’« accomplissement de soi » ouvert aussi bien aux autres qu’à ce qui nous est autre, la synthèse utopique, dans la forme musicale elle-même, entre les aspects contradictoires du réel et l’aspiration à la totalité, représentent un moment de vérité auquel nous sommes nous-mêmes confrontés.
8Paru dans Klaus Huber, Écrits, Genève, Contrechamps, 1991.
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