Κ comme Kurtág
p. 337-340
Texte intégral
1« Il existe un but, mais pas de chemin ; ce que nous appelons chemin, c’est l’hésitation ». Cette phrase du Journal de Kafka, choisie par Kurtág dans ses Κafka-Fragmente, symbolise mieux que tout commentaire la démarche du compositeur. Pour Kurtág, l’écriture n’est pas une sublimation du moi, ni une chose en soi, mais l’analyse souvent impitoyable de son propre monde intérieur ; les moments autobiographiques y sont essentiels. Les textes qu’il a utilisés, ou qu’il s’est plus exactement appropriés, dessinent avec précision cet univers intérieur. Citoyen de l’« autre » monde que fut, pendant plus de quarante ans, l’Europe de l’Est, il a développé son œuvre à l’écart des grands mouvements de son époque. Dans une solitude exigeante et inquiète. Webern fut moins, pour lui, le « seuil » d’une musique nouvelle, que le maître d’une expressivité intense ramassée dans une forme brève et concentrée.
2Découvert tardivement en Europe occidentale, Kurtág y est apparu comme un marginal volontaire, un compositeur atypique ne respectant pas les totems et tabous de nos tribus. Sa musique n’est pas sérielle ou aléatoire, minimale ou néo, réaliste ou stocchastique... Elle forme un monde miniature où l’on retrouve la trace des formules contemporaines, mais aussi la mémoire de toutes les musiques du passé, de l’Histoire, du folklore, et de sa propre vie, comme condensés. Réduits le plus souvent à un geste, à une note. Là où beaucoup de ses contemporains avaient fait des sons de simples points dans l’espace, ou le résultat de structurations prédéterminées, Kurtág a rétabli la dimension rhétorique et sa charge affective : chez lui, la note, l’intervalle sont déjà des phrases, l’essence même de son art de la composition. Souvent lapidaires, toujours caractéristiques, elles possèdent une infinité de significations et de résonnances que la notation peine à symboliser. L’extrême condensation est aussi une extrême différenciation. Toute personne ayant vu travailler Kurtág avec ses interprètes – une épreuve souvent redoutable pour ceux-ci – prend conscience de tout ce que la notation reste impuissante à signifier par elle-même. Chez Kurtág, c’est le corps qui veut parler, directement.
3À première vue, un tel langage semble traditionnel. On y retrouve les richesses du contrepoint et de l’harmonie qui symbolisent toute l’aventure musicale de l’Occident. N’étaient leur extrême densité, ses œuvres n’offriraient guère de résistance. Mais les moyens du passé ne sont pas restaurés, ou réifiés ; ils ne sont pas au service d’une construction monumentale ; ils sont recréés en tant que tels. Ils apparaissent fugitivement dans une lumière nouvelle, semblables à des noyaux de sens, à des illuminations, et retrouvent ainsi leur nécessité première. Ils nous échappent au moment où nous croyons les reconnaître, les tenir. Un mouvement de danse, un choral, un canon nous entraînent ainsi dans une direction donnée ; mais ce que nous anticipons d’une forme qui s’imposerait dans sa solidité même nous est ravi : demeure l’image d’un possible. Le mouvement, achevé, mais bien plus encore l’œuvre une fois refermée, avec ses miroitements aphoristiques, laisse en nous le sentiment d’une étrange recherche, voire d’un paysage rêvé : les images et les sons flottent comme autant de repères intangibles, comme autant de directions à la fois réelles et virtuelles. Les masques et les doubles dansent dans notre esprit aux limites diffuses du rationnel et de l’irrationnel. On retrouve cela au niveau de l’écriture proprement dite, dans l’équilibre instable de la fantaisie et du constructif, des références formelles et des formes inventées. La musique de Kurtág extrait de l’universel – la tradition – une forme d’individualité exacerbée. Les chemins balisés de la grande musique du passé ou des musiques folkloriques sont parcourus d’un pas hésitant.
4L’œuvre, souvent, relie l’immédiat et le lointain, nous faisant éprouver non seulement la dilatation et la compression maximales du temps, mais aussi la sensation d’un corps tantôt lourd, tantôt immatériel. La musique a ses moments d’envol, aussitôt suivi de reptations ou d’immobilisme pesant. L’apparition des sonorités magiques d’harmonicas dans Quasi una fantasia, ou les accords déchirants et imprévisibles des cuivres et des trompes dans Grabsteinfür Stefan, ont cette qualité de signes élémentaires qui font exploser l’écriture. On les retrouve dans l’écriture vocale, comme ces cris, ces grognements, ou le rire sardonique qui retentissent dans les Messages de feu demoiselle Troussova, adossés à des envolées lyriques qui se souviennent de Mozart ou de Schumann, et ouvrent des espaces infinis. C’est aussi la parole meurtrie de What is the Word ?, reconquise note par note, mélodie arrachée au gouffre du mutisme et de l’aphasie, au traumatisme du chant brisé, une réinvention de la musique même et de ses pouvoirs. De tels signes sont à jamais une question sans réponse ; on les éprouve physiquement, au même titre que les sonorités chargées de référence aux musiques de tradition orale.
5L’œuvre nous plonge ainsi dans l’infini de la mémoire et de l’invention. Aphoristique, elle échappe à toute idée de construction, à toute dimension narrative ou psychologique, au concept même de la forme en soi : les fragments sont reliés par des fils intérieurs et mystérieux, protégeant une force tout à la fois indomptée et fragile. La violence du geste est inscrite à l’intérieur d’un artisanat minutieux, comme le plaisir enfantin du jeu dans le travail compositionnel le plus élaboré. Rien, dans la musique de Kurtág, ne se plie aux règles et aux schémas préétablis, à l’idée d’une musique agréable et consolatrice. Ses différents moments, emboîtés les uns dans les autres, ne s’inscrivent pas dans des perspectives traditionnelles, mais créent leur propre espace. On s’y déplace comme dans un labyrinthe : l’écoute y est notre seule boussole. D’où un lien entre la forme fragmentaire et la mise en espace des sources sonores. Non seulement parce qu’il existe, entre les différents moments de l’œuvre, une distance que l’on est tenté de transposer dans l’espace physique, mais aussi parce que les différents moments sont composés comme des couches différenciées, comme une polyphonie d’événements que la spatialisation matérialise. La position de l’auditeur, pris dans les mailles de sonorités qui sont toutes des mondes en soi, éprouve ainsi réellement ce qui constitue le concept même de la composition. Les images sonores, éphémères, y sont véritablement des apparitions, mélange de merveilleux et d’effroi. On y retrouve l’utopie nostalgique de ces musiques venues du lointain et se projetant loin devant nous, que Ives, Mahler ou Schoenberg, avant lui, avaient cherché à fixer.
6L’œuvre, en explorant la totalité de l’espace, fait apparaître son extraordinaire multiplicité. Les limites d’une forme condensée à l’extrême font ressentir, plus qu’aucune autre, l’illimité. La tension entre les deux termes tend à des configurations supérieures : il arrive ainsi que Kurtág compose ses concerts, chaque pièce apparaissant, dans un jeu de miroir fascinant, comme les mouvements constitutifs d’une grande forme. C’est alors un rituel qui n’a plus rien de culinaire ou de mondain, et qui ne renvoie pas à une « logique » de programmation ou à quelque autre considération. Il invite à cheminer, à s’égarer. Le concert échappe à la formalisation en étant précisément composé. Ainsi en va-t-il de Rückblick, où Kurtág réécrit des morceaux anciens qu’il relie à des compositions nouvelles, comme si l’assemblage des fragments pouvait se rejouer à distance, rétrospectivement. Ainsi en va-t-il aussi des œuvres liées à Holderlin ou à Beckett, pièces minimales où le compositeur, comme dans toutes ses œuvres, offre un portrait intérieur de lui-même. Les structures musicales sont alors des cryptogrammes du vécu ; à l’intérieur de celui-ci, une place privilégiée est donnée aux amis, aux esprits proches – dialogues imaginaires, par-delà le temps, dans l’étincelle de ces moments fragmentaires qui instaurent un présent illimité. Les œuvres sont toujours adressées à quelqu’un. Elles adoptent souvent la forme de l’hommage ou du tombeau. La musique n’est pas seulement mémoire et don, elle est aussi communication spirituelle, victoire sur l’événementiel, transcendance. Les personnes impliquées sont composées à l’intérieur des pièces elles-mêmes, comme l’est l’auditeur attentif et sensible, impliqué dans la recherche existentielle qui fonde toute la musique de Kurtág. La multiplicité des chemins empruntés, image de l’hésitation évoquée par Kafka, est tout autant une suprême incertitude que la quête d’un absolu. « À partir d’un certain point, il n’est plus de retour. C’est ce point qu’il faut atteindre », chante encore la soprano des Kafka-Fragmente.
7Écrit à l’origine pour une série de concerts dédiés à Kurtág à Milan, et publié en italien, ce texte a été légèrement remanié pour un recueil à paraître : La Musique de György Kurtág : prespectives esthétiques et analytiques, Grégoire Tosser (éd.), Rennes, Presses Universitaires, 2008.
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