Deux moments de Karlheinz Stockhausen
p. 327-332
Texte intégral
I
1Les textes que Karlheinz Stockhausen a écrits entre 1952 et 1960, durant la période décisive d’élaboration et de développement du sérialisme de l’après-guerre, constituent une référence essentielle pour la musique de cette époque, au même titre que ceux de Boulez, Pousseur, Nono et bien d’autres. On peut s’étonner qu’ils n’aient jamais été traduits en français jusqu’à ce jour, alors qu’ils forment, à côté des textes de Boulez, le massif historique le plus important de l’après-guerre. L’investigation théorique était alors liée aux problèmes compositionnels rencontrés : en analysant la nature du son, en repensant les questions de vocabulaire et de morphologie musicale, en réfléchissant sur l’écriture du temps, de l’espace et de la forme, Stockhausen reconsidère le fait musical dans sa totalité, mais en-dehors de toute référence au passé, proche ou lointain, et aux formes préordonnées de la tradition – « ce qui est préformé ne peut être mis en ordre : il ne peut être arrangé ». Il faut donc envisager cette élaboration théorique des années cinquante en liaison avec les œuvres qui la concrétisent musicalement : « Situation de l’artisanat » avec une œuvre comme Kreuzspiel par exemple ; « ... comment passe le temps... » avec des œuvres telles que Zeitmasse ou Gruppen ; « Momentform » avec Kontakte ; etc. Cette relation entre spéculation théorique et travail compositionnel, dans les années cinquante, a son origine dans le fait que les idées ne coïncidaient plus avec le matériau et avec le style fournis par la tradition ; la tension qui en résultait exigeait non seulement une invention renouvelée et inouïe, loin des schémas d’attente éprouvés, mais aussi une réflexion théorique capable d’établir une base rationnelle à partir de laquelle la subjectivité de l’auteur puisse se déployer librement.
2Il existe une autre détermination : en 1945, non seulement l’histoire, marquée du sceau de la tragédie, mais la musique elle-même, empêtrée dans les simulacres du néoclassicisme, imposaient une mise en question radicale de leurs fondements. Que faire d’une esthétique ayant simulé l’ordre classique, alors que se mettait en place, partout en Europe, l’ordre nazi ? Comment répondre aux interrogations pathétiques d’un penseur comme Adorno sur la culture d’après Auschwitz ? Comment dépasser la fonction purement décorative d’une musique ayant régressé jusqu’à être l’ersatz de ce que fut l’art d’autrefois ? Stockhausen, avec les plus importants compositeurs de sa génération, adopta une position responsable. Mais si la démarche de personnalités comme Zimmermann, Nono ou Berio s’enracinait dans l’esprit de la résistance antifasciste (ce fut aussi, dans une certaine mesure, l’attitude de Boulez dans ses œuvres d’après-guerre sur des textes de René Char), impliquant par conséquent un travail critique sur l’héritage et sur l’histoire, Stockhausen, lui, décida de repartir à zéro. Ce fut la stratégie même des institutions musicales allemandes après la guerre, et notamment des Radios, qui favorisèrent le mouvement de renouveau dans la musique européenne – Darmstadt en est le symbole. Boulez adopta cette position de rupture vis-à-vis du passé à la fin des années quarante, bien que chez lui, l’héritage ait été révoqué, ou plus exactement dépassé, après avoir été entièrement assimilé. Elle conduisit les deux compositeurs à une exploration rationnelle du phénomène sonore et des problèmes du langage musical s’appuyant en partie sur la physique et les mathématiques, mais aussi sur les avancées de la linguistique structuraliste (et notamment de la phonologie) et l’anthropologie.
3La construction d’une grammaire nouvelle – l’utopie d’une langue nouvelle – s’élabora selon des critères quasi scientifiques d’analyse, et tout particulièrement chez Stockhausen, à l’écart des considérations esthétiques. Ainsi furent défîmes non seulement les lois du sérialisme, mais aussi les méthodes de travail sur le médium électro-acoustique. La composition, pour Stockhausen, est la réalisation d’un « ordre sonore » où le particulier fusionne dans le tout et le différent dans l’unitaire, comme il l’expose dans son texte « Situation de l’artisanat ». Il oppose clairement une telle conception à la notion d’« assemblage » d’éléments préformés. « Les critères de l’ordre sont la richesse de relations et l’absence de contradiction », écrit-il dans son premier texte. Une telle pensée implique que le compositeur ne travaille plus seulement à partir des caractéristiques sonores mises à sa disposition, mais doit en plus les composer : « chaque son est le résultat d’un acte compositionnel ». On comprend que Stockhausen ait mené de front, dès le début des années cinquante – et il est quasiment le seul dans ce cas – son travail avec les instruments traditionnels, dont il n’a cessé de repenser l’écriture et la combinatoire, et son travail dans le domaine électro-acoustique, où il fit œuvre de pionnier. Son approche du phénomène sonore et sa conception de l’ordre sonore s’appuient sur cette double recherche, menée de façon radicale, pragmatique et systématique. Les textes théoriques de l’époque en témoignent.
4En ce sens, son entreprise n’a pas seulement valeur historique, elle constitue un enjeu théorique important, par l’étude du matériau sonore, des relations entre les structures du son et les structures compositionnelles qui s’y appliquent ou qui en dérivent, et des phénomènes psycho-acoustiques. Stockhausen transpose ainsi dans la sphère musicale l’entreprise théorique d’un Paul Klee dans le domaine de la peinture, une ambition que Boulez partageait aussi à cette époque. Les cours de Darmstadt ne furent-ils pas, dans les années cinquante, une sorte de Bauhaus musical, un lieu d’élaboration créatrice et de réflexion théorique, un lieu d’échanges et de discussions ? Suivant l’enseignement du Bauhaus, mais aussi celui de Schoenberg et Webern, Stockhausen pose que la validité d’une œuvre dépend de sa cohérence interne, de son pouvoir d’unification. Micro-et macrostructure répondent aux mêmes lois, elles sont élaborées conjointement. Par là, Stockhausen s’écarte des schémas de la forme dramatisée et du primat du développement (devenu, chez Boulez, la prolifération à partir des structures premières), au profit de l’idée d’une totalité organique inscrite en chacune des parties constitutives de l’œuvre, en chacun de ses différents « moments ». La quantification qui règle les plus petites unités structurelles se retrouve donc à des échelles supérieures, comme il le démontre dans son analyse du Klavierstück I, et comme on pourrait l’appliquer aujourd’hui à son travail sur l’opéra de sept jours, Licht. En abolissant la tension entre forme globale et éléments singuliers, Stockhausen ne nous conduit pas, selon le temps horizontal et progressif de la narration, d’une idée première à son développement, à sa transformation ; l’œuvre nous aspire au contraire dans un mouvement vertical, un mouvement en spirale, qui offre non pas « le même sous une autre lumière (c’est-à-dire des formes obligées éclairées, variées de façon toujours différente), mais le toujours autre sous une même lumière (c’est-à-dire de nouvelles formes de groupes avec des propositions apparentes) ». L’œuvre tend à la révélation, à l’illumination. Son mouvement est celui de l’expansion, non de la progression. « La présence permanente de la musique organisée de bout en bout qui ne représente pas d’“évolution” peut seule provoquer l’écoute méditative ». Il ne fait aucun doute, comme l’évolution du compositeur l’a amplement prouvé par la suite, qu’une telle pensée est fondée sur une exigence morale et spirituelle, et qu’elle donne à l’œuvre une fonction transcendante dont le sérialisme est le chiffre.
II
5Karlheinz Stockhausen occupe, depuis le début des années cinquante, une position dominante dans le mouvement de la nouvelle musique. Il en a été l’une des figures les plus radicales et les plus puissamment imaginatives. Dans tous les domaines, il a ouvert des voies nouvelles, audacieuses et fécondes : au cours des années cinquante, par un renouvellement fondamental des concepts compositionnels et par son travail de pionnier dans le domaine électro-acoustique ; puis, dans les années soixante, par le développement de nouvelles conceptions formelles et par la recherche d’une synthèse stylistique mêlant des matériaux historiques et les influences de musiques extra-européennes aux moyens nouveaux ; c’est ainsi qu’il développa l’idée d’une « musique universelle » et d’une « musique cosmique » débouchant sur le vaste projet d’un opéra étendu aux sept jours de la semaine, Licht, auquel il travaille depuis 1977.
6La démarche de Stockhausen est avant tout prospective : « ... Je me suis posé des problèmes qui ne pouvaient pas être résolus sur le moment, qui étaient des problèmes du futur et qui remettaient en cause la formation des musiciens, jusqu’à la construction et à l’utilisation des instruments ». Elle est basée sur quelques principes fondamentaux qu’il n’a jamais reniés au cours de son évolution créatrice, mais qu’il a au contraire approfondis, élargis et enrichis.
7Pour Stockhausen, la musique repose sur le concept d’un ordre sonore, fondé sur un riche tissu de relations, où matériau, langage et forme sont en parfaite adéquation. Ainsi a-t-il développé toutes les potentialités du sérialisme postwébernien, dont il fut avec Pierre Boulez le théoricien le plus important : chez lui, la structure de base, cellule première ou noyau originel, contient potentiellement l’ensemble des relations structurelles et formelles d’une œuvre ou d’une série d’œuvres. Ce qui était, dans les années cinquante, la série, deviendra, à partir de Mantra (1970), la « formule ». Pour Stockhausen, ce noyau d’origine est déjà un tout, il contient toutes les virtualités de l’œuvre. L’unité entre les dimensions du microcosme et celles du macrocosme est garantie par les mêmes critères de proportions et les mêmes valeurs qualitatives.
8L’œuvre abandonne les concepts traditionnels de développement ou de variation, rejetés dès ses débuts par Stockhausen ; elle n’est pas narrative, ni même, au sens traditionnel du terme, dramatique. Elle exclut les schémas de tension traditionnels, et demeure indifférente aux notions conventionnelles de début et de fin. Forme en perpétuelle expansion, elle conduit à la méditation, selon les termes mêmes de Stockhausen dans ses textes. L’œuvre tend à un absolu – en tant qu’ordre sonore cohérent, rigoureux et nécessaire – et elle entraîne l’auditeur dans la contemplation de cet absolu. En ce sens, même si elle utilise des styles historiques (le plus souvent d’ailleurs extra-européens), des matériaux connus (comme les hymnes nationaux dans Hymnen), elle demeure toujours une écriture du présent, d’un présent élargi à l’infini, sublimé. De cette conception du moment autonome naît une conception de l’espace : la forme en croix du dispositif instrumental dans Kreuzspiel (1951), les trois orchestres de Gruppen (1955-1957), les quatre chœurs et orchestres de Carré (1959-1960), la musique cosmique et en plein air de Sternklang (1971) ou de Sinus (1975-1977) en sont des exemples significatifs. Son théâtre n’est qu’une conséquence de cela.
9Toute l’œuvre de Stockhausen, depuis sa position radicale des années d’après-guerre jusqu’à aujourd’hui, se rebelle contre les déterminations de l’histoire. Elle est tendue par l’utopie d’un langage reconstruit, renouvelé, inouï, qui a débouché, dans les années soixante-dix, sur l’idée d’un monde et d’un homme nouveaux (que Stockhausen n’hésite pas à décrire comme un « surhomme »). Tous ses textes, toute sa pensée sont obsédés par ce concept de la « nouveauté », de l’inédit, du « non encore apparu », qui est aussi celui d’une Histoire recommencée. L’opéra Montag aus Licht (1985-1988) illustre parfaitement et presque naïvement cette thématique. C’est la force des œuvres de Stockhausen – leur dimension visionnaire – et leur limite. Dans cette première journée de Licht, Stockhausen ruse avec l’Histoire et avec le récit par une sorte de bricolage mythologique tout à fait personnel. D’une manière générale, ses références ne plongent pas dans l’histoire, mais dans une analyse scientifique du matériau et dans une imagination intérieure, soutenue par une confiance illimitée dans la vérité de l’intuition.
10Ce double geste fondateur de la pensée et de l’œuvre de Stockhausen – le calcul et l’illumination – n’est pas dénué de connotations religieuses. Stockhausen a effectué une synthèse très personnelle du catholicisme et des différentes religions orientales dans une optique syncrétique ; par là, il cherche à doter la nouvelle musique d’un contenu spirituel qui dépasse le jugement esthétique et le concept de l’art pour l’art. Dès ses premières œuvres, il a voulu retrouver la dimension sacrée, voire magique, de la musique. En écrivant des pièces qui occupent le plus souvent toute une soirée, en travaillant de façon privilégiée avec des interprètes choisis, soumis aux exigences les plus élevées (comme de jouer par cœur notamment) et à un rythme de travail très poussé, Stockhausen a rejeté et dépassé le concept du concert traditionnel, cette forme qualifiée autrefois par Brecht de « culinaire ». Les concerts de Stockhausen ressemblent à des rituels où tout, depuis les notes écrites sur la partition jusqu’aux mouvements corporels, aux costumes et aux lumières, est structuré de façon homogène et réglé par le compositeur. Aussi était-il logique qu’il en vienne à la forme de l’opéra, qui s’inspire davantage chez lui des modèles orientaux, comme le kathakali indien, que des conventions occidentales.
11L’idée d’une ritualité de la musique, liée à sa nature spirituelle, met en crise toute approche dialectique ou rationnelle, fondée sur des critères esthétiques. La critique, dans le cas de Stockhausen, est problématique, car elle touche forcément les racines de sa pensée, les prémisses de l’œuvre, son cadre conceptuel. L’adhésion, elle, devient acte de foi. L’ingénuité de la conception théâtrale qui préside à son opéra de sept jours, sans lien avec l’histoire récente du genre, ou l’absurdité d’une œuvre telle que Helikopterquartett, qui s’apparente à un rêve d’enfant pour lequel sont nécessaires des moyens disproportionnés, ne peuvent être dénoncés qu’à partir d’un jugement esthétique que le compositeur réfute par principe. En évoquant ses origines extra-terrestres – il aurait pour mission d’apporter la musique de Sirius aux humains -, il se place hors de toute atteinte. Le roman familial, et les aspects les plus tragiques de l’histoire allemande, forment une constellation dans laquelle Stockhausen s’est lui-même enfermé : il est devenu un compositeur isolé, notamment dans son pays, une sorte de prophète incompris. L’œuvre elle-même est chargée de matériaux et de significations autobiographiques plus ou moins explicites, depuis Gesang der Jünglinge jusqu’à Licht ; elle cherche à briser les barrières entre son caractère d’artifice et l’immédiateté du vécu, entre son apparence esthétique et sa dimension messianique.
12Il n’est pas étonnant que Stockhausen ait été si profondément marqué, à la fin des années cinquante, par l’exemple de John Cage et par le mouvement Fluxus (voir son œuvre théâtrale Originale de 1961), ce que Boulez et Nono lui reprochèrent alors vigoureusement. Le « jeu » dadaïste de Cage a été, chez lui, doté d’un sens mystique. Le contrôle absolu de la première phase sérielle, qui visait déjà le dépassement de la subjectivité, débouche sur le concept religieux de méditation. L’œuvre met en scène l’intériorité, la sphère privée : Stimmung l’annonce déjà ; Licht déploie à grande échelle. C’est un élément central chez Stockhausen : il a signalé lui-même que plusieurs de ses œuvres étaient nées d’improvisations au piano (il en parle dans ses lettres à Boulez et Goeyvaerts), de quasi-hallucinations (comme Telemusik) ou de rêves précis (comme Trans) ; les calculs méticuleux et complexes qui président au travail compositionnel croisent chez lui l’intuition immédiate – le sérialisme rigide de Zeitmafse est indissolublement lié à la « musique intuitive » de Aus den sieben Tagen. L’œuvre cherche à capter l’inconnu, et se projette, entraînant l’auditeur avec elle, au-delà du connu, tout en utilisant un vaste répertoire d’éléments personnels qui voudraient être transfigurés par la musique. L’œuvre s’institue comme mythe. Licht est l’aboutissement monumental et la synthèse d’une telle évolution, l’opéra tout entier étant contenu dans une « formule » de base qui assimile et réordonne un vaste matériau tiré de la culture universelle et de la biographie du compositeur : les figures du conte et du mythe, comme celles de la sciencefiction, croisent les fantasmagories privées, les rôles principaux de cette vaste épopée étant tenus par les membres de la famille même de Stockhausen, qui ont été sa source d’inspiration.
13La première partie de ce texte était une introduction au numéro 9 de Contrechamps, dans lequel étaient traduits pour la première fois en français plusieurs textes tirés des Écrits, volume 1, de Stockhausen. La deuxième partie est la reprise légèrement modifiée du texte introductif au numéro spécial réalisé par Contrechamps avec le Festival d’Automne à Paris sur Stockhausen en 1988.
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