La rencontre entre Cage et Boulez
p. 135-142
Texte intégral
1John Cage et Pierre Boulez ont longtemps représenté deux moments antinomiques et inconciliables de l’histoire de la musique, entraînant des commentaires exclusifs et passionnés, des prises de position tranchées, des déclarations de principe et des condamnations sans appel. La publication en 1990 de la correspondance échangée entre les deux compositeurs, révélation d’une amitié intellectuelle d’une rare densité, devait bousculer les positions1. Quoi ? Les deux « ennemis » avaient fait route commune ? L’histoire du sérialisme devait désormais s’écrire en intégrant la figure de celui qui provoqua l’explosion de l’« école » de Darmstadt à la fin des années cinquante ? Et la question du hasard, sur laquelle se focalisèrent les discussions d’alors, s’était jouée en 1952 déjà et à huis clos ?
2Il existe différents niveaux de lecture de cette correspondance qui se déploie, pour l’essentiel, de la fin 1949 à la fin 1952, avec quelques résonances plus tardives. On commencera avec les faits : c’est tout d’abord la rencontre entre les deux hommes, à l’occasion du séjour parisien de Cage en 1949, et la naissance d’une véritable amitié ; Boulez a vingt-quatre ans, il s’intéresse formidablement aux travaux de son aîné, trente-six ans, et notamment à ses œuvres pour le piano préparé et pour la percussion ; il les présentera au public parisien à plusieurs reprises. Cage, âgé de trente-sept ans, va se passionner quant à lui pour la Deuxième Sonate de son cadet, qu’il cherche à tout prix à faire jouer en Amérique (c’est David Tudor qui en assurera la création). S’en suit le sentiment de la plus grande proximité de pensée conduisant à un échange d’idées extrêmement substantiel où s’élaborent, au fil des lettres, des concepts inédits et l’idée d’une musique nouvelle. Enfin, après une tentative de rencontre avortée à l’occasion d’une tournée de Boulez en Amérique latine (avec la Compagnie Renaud-Barrault), ce sont les retrouvailles à New York où Boulez loge dans l’appartement de John Cage ; ce qui devait être alors un sommet dans cette passion intellectuelle (« J’ai hâte de te revoir. Et quand je pense qu’après trois ans de séparation, il ne reste qu’une semaine, je suis comme un cheval qui sort d’écurie, et je voudrais – à l’inverse de Josué – raccourcir les jours » (228/221), écrit Boulez début novembre 1952 depuis Montréal) se renverse brutalement, faisant place à une immense désillusion dont témoigne le ralentissement saisissant de la correspondance. C’est après six mois sans échange que Cage envoie une lettre où il évoque la rencontre du mois de décembre : « C’était une telle joie pour nous tous que tu sois là – et en espérant que bientôt ça se renouvellera n’est-ce pas ? » (232/229). Boulez, lui, ne reprend la correspondance qu’en septembre et joint à sa lettre le volume des œuvres complètes de Mallarmé récemment paru dans la collection de la Pléiade. Il faudra attendre juillet 1954 pour la lettre suivante...
3Le divorce est consommé. Différents documents témoignent a posteriori de la déception de Boulez : si, dans sa lettre du 30 décembre 1950, il pouvait écrire à Cage : « Quand j’ai lu ta lettre, tu ne peux pas te figurer comme j’étais heureux de voir que nous marchons, sur le plan des découvertes, dans un même rythme » (161/138), dans un courrier du 23 février 1953 (donc peu après la rencontre à New York), il confie à Stockhausen : « Je sais, par Strobel, que Cage vient à Donaueschingen. Moi non plus, je n’en attends pas grand-chose. C’est fini » ; et une année plus tard, dans une lettre du 18 novembre 1954 au même Stockhausen : « J’aime beaucoup Tudor, mais je peux de moins en moins supporter une certaine atrophie glandulaire chez Cage. Tout ce bazar, comme vous dites ». Stockhausen, « jeune compositeur allemand, très remarquable », selon les mots de Boulez à Cage dans une lettre d’octobre 1952, va prendre la place du compositeur américain comme interlocuteur, et il faudrait lire la correspondance échangée entre les deux têtes pensantes du sérialisme de l’après-guerre comme une suite de celle entre Boulez et Cage (les lettres sont actuellement déposées à la Fondation Sacher ; mais une part importante des lettres de Stockhausen est pour l’instant perdue, comme tout un ensemble de documents bouléziens). Comme Boulez le mentionne dans sa lettre de juillet 1954, « Stockhausen est de plus en plus intéressant ! C’est le meilleur de tous en Europe ! Intelligent et doué ! J’ai grand plaisir à discuter avec lui – même âprement s’il le faut – sur tous les problèmes actuels. C’est un véritable interlocuteur » (242/237). La dernière phrase est cruelle : Cage n’est plus, en effet, l’interlocuteur qu’il fut durant trois ans. Pourtant, lorsque Boulez rédige un texte pour la nomination de son ancien ami au rang de Chevalier des arts et lettres en 1982, il lui rend un hommage affectueux : « Il fallait bien qu’un prestidigitateur, venu de lointains horizons, nous montre le vide de nos catégories. [...] Nous avons eu tous, à un moment ou à un autre, besoin de toi. Si tu n’avais pas été là, il aurait fallu t’inventer » (251). Cage, dans certains de ses textes, évoque Boulez de façon allusive, et sur un ton plutôt ironique où se ressent toutefois une certaine amertume. Ainsi, dans « 45’for Speaker » (45’pour un orateur), de 1954, intégré ensuite dans Silence, il dialogue à distance avec Boulez, utilisant même l’extrait d’une de ses lettres repris sans guillemets. Pour l’anecdote : « Quelqu’un demandait à Debussy/N’avez-vous pas perdu votre ami ? » (le gras indique que la phrase doit être dite plus fort ; la citation de la lettre de Boulez intervient juste après) (Silence, 188). Pour le partage des rôles dans l’histoire : « Comme la musique contemporaine continue de changer de la manière dont je la change, on fera en sorte de libérer de plus en plus complètement les sons » (172). Pour le fond : « Les notes privilégiées qui restent sont disposées en modes ou gammes ou de nos jours séries & commence un processus abstrait appelé composition. Exprimer une idée » (179-180) ; ou : « La structure n’a pas d’importance, toutefois, je continue de l’obtenir par hasard » (170). Ou encore : « La meilleure écoute se fait dans un état de vide mental. On dit des compositeurs qu’ils ont l’oreille musicale ce qui généralement signifie que rien de ce qui est présenté à leurs oreilles ne peut être entendu d’elles. Leurs oreilles sont murées par les sons de leur propre imagination (166).
4Au moment où ils font connaissance, Cage et Boulez appartiennent à deux contextes culturels et politiques bien différents, mais sont dans une même adversité vis-à-vis du conservatisme ambiant : Cage déplore dans ses lettres l’absence de tout milieu intellectuel, Boulez répète qu’il ne se passe rien à Paris que de très désolant. L’un et l’autre ont autour d’eux un petit cercle d’amis combatifs. En mai 1951, Boulez confie à Cage qu’il lui donne du courage, car « il en faut pour soutenir constamment la lutte de l’honnêteté avec soi-même et entretenir la combativité vis-à-vis de l’idiotie, de la mauvaise foi. Je pense qu’heureusement nous sommes quelques-uns à avoir une certaine solidarité dans cet arc-boutement ». (167/146) Cette alliance contre un ennemi commun masque des différences profondes. Avant que Boulez fustige le « réflexe d’un homme qui est traqué par le vide de son écriture » (lettre à Robert Craft du 10 avril 1957)2, il ne cesse de répéter combien Cage lui est précieux : « Laisse-moi te dire, à ce sujet, que tu es le seul à m’avoir apporté une inquiétude supplémentaire à propos du matériau sonore que j’emploie. Ta rencontre m’a fait terminer une période “classique” avec mon quatuor... Il nous reste à aborder le vrai “délire” sonore et à faire sur les sons une expérience correspondant à celle de Joyce pour les mots... Il nous reste à atteindre une “alchimie” sonore (voir Rimbaud)... » (lettre de janvier 1950, 92/73) Cage n’est pas en reste : en avril 1950, ayant reçu la Deuxième Sonate de son ami, il lui confie : « Chaque note me parle du page. Je suis dans un état de l’extase et de la sentimentalité » (116/92). Le point culminant de cette apparente convergence de vues apparaît dans la réception, par Boulez, de Music of Changes de Cage : « Merci pour la Music of Changes. Que j’ai beaucoup aimé, et qui m’a fait tellement plaisir à recevoir. J’ai été absolument enchanté par cette évolution de ton style. Et j’y adhère tout à fait. C’est certainement ce que je préfère dans tout ce que tu as fait. » (lettre du 1er octobre 1952) (221/211). Boulez avait noté dans une lettre précédente : « Tout ce que tu dis sur les tableaux de sons, de durées, d’amplitudes, utilisés dans ta Music of Changes est, comme tu vas le voir, exactement dans la ligne où je travaille moi aussi actuellement » (193/181). À quoi Cage avait répondu : « Je suis plein d’admiration pour la façon dont tu travailles et tout particulièrement pour le procédé que tu as imaginé afin de généraliser le concept de la série et la correspondance que tu as établie entre la fréquence et la durée dans ton Étude pour un son seul. Je suis fasciné par la correspondance entre les rangées des différents sons. » (218/209-210)). Mais c’est aussi à propos de Music of Changes que Boulez soulève la question du hasard, inacceptable pour lui, et qu’il se dit « effrayé » par l’écriture automatique, car il y voit surtout un « manque de contrôle ». (194/181-182). Le sujet provoquera à New York des discussions que Boulez qualifiera dans une lettre ultérieure d’« animées »...
5Passé l’évocation des faits, il s’agit toutefois de s’interroger sur les sources d’un tel malentendu. Il est ici difficile de séparer les dimensions techniques des questions esthétiques, tant elles sont imbriquées dans ce moment historique où s’opère un véritable renversement des valeurs. D’une part, Cage et Boulez entérinent puis radicalisent l’évolution du matériau : la dissonance émancipée, commune à l’atonalisme viennois et à l’ultramodernisme américain, puis le principe sériel, ont provoqué l’effondrement du système tonal, et par conséquent l’abolition des catégories traditionnelles de mélodie, d’harmonie et de contrepoint. Une nouvelle conception du phénomène sonore s’impose : elle n’est plus fondée sur des sons purs, mais sur des sons complexes dans lesquels le timbre, les intensités, les attaques et les durées acquièrent un rôle constitutif. Boulez, dans sa conférence sur les Sonates et interludes pour piano préparé donnée chez Suzanne Tézenas le 17 juin 1949 (premier document de cette correspondance), utilise le terme de « complexes de fréquences », qu’il rattache aussitôt à la musique de sanza africaine. La conclusion, abrupte mais décisive, est : « L’éducation traditionnelle que nous avons reçue – ou subie – nous priverait-elle d’une sensibilité acoustique plus affinée ? » (69/43) Ce passage des sons purs aux sons complexes, Cage l’étend aussitôt aux bruits, bouleversant les conceptions musicales établies (au moment où Boulez fait connaissance avec ses travaux, il a transformé le piano dans un sens bruitiste, écrit pour des ensembles de percussions à hauteurs de sons indéterminées, et travaillé avec les sources sonores produites par des postes de radio). Boulez, lui, cherche à étendre les conceptions sérielles héritées de Schoenberg et de Webern aux nouvelles dimensions sonores, et il signale d’emblée, à propos du piano préparé de Cage, la tension dialectique entre des sons individualisés qui ne changent pas tout au long d’une pièce, et des sons neutres que le contexte renouvelle à chacune de leurs apparitions (ce sera une constante de la pensée boulézienne). Il s’agit donc pour les deux compositeurs de trouver un mode d’organisation adéquat au matériau nouveau : les différents paramètres sonores, réduits à des chiffres et à des courbes graphiques, sont mis en relation à travers des tableaux de correspondance qui ressemblent à des échiquiers : ce sont les grilles sérielles ou les charts cagiennes. Les catégories anciennes sont écartées a priori, comme par une réaction épidermique et violente au néoclassicisme qui avait régné en Europe depuis les années vingt, et s’était développé en Amérique, au début des années trente, sous la forme du populisme. Leurs références sont exclusivement modernes, ou puisées hors du « cercle d’Occident » : L’Orient va ainsi marquer leur conception du timbre, du rythme, de l’espace et du temps, pour devenir même, chez Cage, une philosophie. Dans cette démarche, tous les deux se défient de l’expression subjective, des archétypes psychologiques liés aux configurations mélodiques, rythmiques ou harmoniques provenant de la musique traditionnelle ou de ses masques néoclassiques. L’un et l’autre explorent les constructions purement formelles, et pourrait-on dire, impersonnelles, liées au matériau. S’il y a là une dimension morale, une forme d’exigence spirituelle vis-à-vis de la musique que l’on trouvait déjà partiellement dans le manifeste « Jeune France » de 1936 élaboré notamment par Jolivet et Messiaen, et qui se manifestera également dans la démarche solitaire d’Elliott Carter aux États-Unis, il y a aussi un désir d’universalisme qui s’oppose aux anciennes « valeurs », dont le désastre à la fin des années quarante est patent.
6Toutefois, cette convergence initiale entre Boulez et Cage masque une divergence profonde, qui n’apparaîtra pas tout de suite aux deux protagonistes. Elle est déjà visible à travers leur trajectoire. Si Cage n’entend rien à l’harmonie, comme il l’avouera à un Schoenberg médusé, Boulez en assimile le principe très rapidement (en même temps que les règles du contrepoint), acquérant brillamment un métier prolongé plus tard dans l’activité de chef d’orchestre ; aussi s’oppose-t-il au bricolage cagien tel que le compositeur l’a lui-même revendiqué. Cage se tourne vers les matériaux nouveaux par défaut, échappant aux principes qui lui sont étrangers ; il opère un déplacement radical qu’il mènera jusqu’à ses extrêmes conséquences. Boulez, lui, assume l’héritage, tout en refusant de s’y soumettre : il le traverse en le transformant de l’intérieur. Cage pose comme principe les agrégats sonores dans lesquels la dimension harmonique disparaît au profit d’une dimension acoustique où le timbre joue un rôle essentiel ; partant, il développe les structures rythmiques en tant que principal moyen de construction (c’est, dit-il, le seul élément commun au son et au silence). Le terme de construction, chez Cage, ne doit pourtant pas être perçu dans l’optique d’un discours musical, mais plutôt comme un ordre objectif dans le temps (il compare ses grilles compositionnelles à celles des jours, des mois et des saisons qui accueillent une multiplicité d’événements). Boulez est encore, jusqu’à sa Deuxième Sonate pour piano, dans un ordre rhétorique qu’il n’abandonnera en réalité jamais, mais qu’il va élargir avec des notions telles que les incises, les parenthèses, les parcours multiples, etc. ; son écriture rythmique est toute aussi constructiviste, notamment sous la forme de contrepoints indépendants des hauteurs, mais repose encore sur des principes motiviques. Lorsqu’il prend connaissance des Sonates et interludes pour piano préparé de Cage en 1949, Boulez semble avoir la révélation d’un renversement possible des hiérarchies, ou en tout cas, de possibilités nouvelles, notamment à partir des complexes de fréquence utilisés par Cage. Il passe ainsi d’une conception encore globalement « thématique » de la série à une conception « structuraliste » fondée sur les caractéristiques internes du phénomène sonore, et notamment sur l’exploitation fonctionnelle des dimensions du timbre et de l’intensité. Ses lettres à Cage constituent le document, en temps réel, d’une telle élaboration.
7L’échange entre les deux compositeurs est en effet dominé par la recherche d’un « système » d’organisation déduit des caractéristiques du matériau lui-même. Tandis que Cage établit des tables de correspondance entre les divers composants sonores, puis utilise dans cet esprit le livre des mutations chinois, le I-Ching, finissant par laisser au hasard le soin de décider de la position des sons et de leur organisation temporelle (il utilisera notamment les imperfections du papier en guise de grille structurelle a prion), Boulez échafaude le principe du sérialisme intégral où les différents paramètres du son répondent à une même série de proportions et se déploient en des polyphonies complexes, voire, comme il l’explique dans une lettre, à des « polyphonies de polyphonies ». Si Cage s’avoue redevable, vis-à-vis de son cadet, d’une introduction de la mobilité à l’intérieur de ses schémas statiques (sur laquelle il reviendra dans « 45’for a Speaker » pour dire qu’il ne s’intéresse plus à la question...), il est aussi conscient que ses travaux ont toutes les chances d’être mal reçus par lui (Boulez ne ménage guère, dans cette correspondance, les proches de Cage comme Wolff et Feldman) ; ainsi craint-il de lui montrer son quatuor à cordes, avec sa « collection de sons statiques (registre, timbre) formant une ligne sans superpositions » et sa « continuité (méthode) non contrôlée et spontanée partout » : « Je serais terrifié te montrer cette œuvre. Néanmoins je l’aime » écrit-il début 1950 (112/90). L’utilisation du hasard, qui s’annonce ici dans l’expression de « continuité non contrôlée », va être le révélateur des divergences fondamentales jusque-là masquées par la recherche d’une organisation nouvelle. Alors que Boulez recherche une dialectique entre la déduction systématique des structures sérielles, une certaine forme d’automatisme où le compositeur suit la logique des schémas construits à partir des caractéristiques initiales, et leur manipulation selon des critères esthétiques ou personnels qui renvoient à l’invention proprement dite, à l’imagination, Cage se livre entièrement aux procédures de hasard. Boulez lui en fera le reproche à propos de Music of Changes, tout en admirant la pièce. Le souci de dépasser la personne, les réflexes du goût, de la culture acquise, des typologies conventionnelles inconscientes, de toute forme de psychologie musicale, partagé par les deux compositeurs, conduit pourtant à des conséquences opposées : pour Boulez, il renforce l’importance des choix à chaque instant du processus compositionnel – il insistera sur la dimension critique du travail créateur, qui débouche sur un travail sans cesse repris, repensé, réélaboré, et dont le noyau se trouve déjà dans l’interprétation des structures sérielles premières ; pour Cage, il nécessite une dissociation entre artisanat compositionnel et résultat sonore : « Je me libère de ce que je croyais être liberté mais qui en fait n’était qu’accumulation d’habitudes et de goûts », écrit-il à Boulez en mai 1951 (170/150). « L’idée essentielle sous-jacente est que chaque chose est elle-même, que ces relations avec les autres choses émergent naturellement et non pas en raison d’une volonté “artiste” abstraite » (173/154). Boulez ne cesse de complexifier, d’approfondir sa vision des choses (révélateur, à cet égard, son intérêt pour Wozzeck de Berg, présenté fin 1950 à Cage comme d’une « complexité inextricable, labyrinthe sans fil d’Ariane ») (143/123) ; Cage, au contraire, simplifie l’acte compositionnel en le réduisant à un lancer initial de dés, sous des formes toujours renouvelées. L’accord sur la phase préparatoire au travail de composition ne résiste pas à la réalité de celui-ci, que Cage escamote à travers l’idée du hasard absolu. La discussion à propos de Mondrian, dont Boulez se méfie précisément à cause de la simplification qu’il opère entre les aspects constructif et poétique de l’œuvre (lui opposant la richesse des peintures de Klee), est à cet égard significative.
8Cela renvoie à un point essentiel mais rarement abordé en tant que tel : celui de l’écoute. Pour Boulez, si la construction théorique sert à baliser les territoires nouveaux, la résultante sonore doit encore s’intérioriser à travers une écoute qui constitue son ultime synthèse, sa fin véritable (tout en étant aussi une intuition première). Boulez corrige, au fur et à mesure de son évolution, les inévitables divergences entre l’élaboration « abstraite » des schémas d’organisation a priori, pensés hors temps, et la réalité sonore concrète, qui se manifeste dans le temps vécu. C’est ainsi qu’il retire Polyphonies X, abandonne de nombreux projets repris ensuite sous d’autres formes, et après avoir exploré une voie jusqu’à ses conséquences ultimes, effectue des revirements autocritiques qui désarçonnent ceux qui le suivaient mécaniquement, oubliant, précisément, d’entendre. En ce sens, la démarche de Cage, qui joue d’abord le rôle d’un formidable stimulant, finit par révéler sa propre absurdité en s’abandonnant à des déductions systématiques où l’acte de composer est nié : c’est pour Boulez une impasse, un fourvoiement, un non-sens. Car Cage, rétif à toute forme d’intériorisation du phénomène sonore, ne fait qu’appliquer des procédures formelles sans chercher à en contrôler le résultat. L’écriture musicale ne provient pas d’une forme éprouvée intérieurement, c’est un phénomène en soi : Cage invente des procédures abstraites destinées à produire une musique aléatoire qu’il découvre en même temps que ses auditeurs. Il veut laisser les sons être eux-mêmes, fustigeant les compositeurs qui cherchent, à travers eux, à exprimer des idées. Mais peut-on encore parler d’œuvre ? N’y a-t-il pas quelque part un abus dans la position de celui qui reconnaît son droit d’auteur sans en assumer les contraintes ? Les contradictions sont résolues avec une certaine nonchalance : « j’écris afin d’entendre ; jamais ne j’entends pour écrire ensuite ce que j’entends » (Silence, 180). Autrement dit, tandis que Boulez s’ingénie à dégager des lois internes du matériau une logique compositionnelle capable de s’incarner dans des formes spécifiques, concrètes, sensibles, reprise au fond du projet esthétique de la grande musique européenne dans son ensemble, Gage applique aux sons des formules d’ordre extérieures qui échappent à toute intentionnalité et remettent en cause le fondement même du sens musical. L’opposition entre l’esprit jacobin (ou si l’on veut, léniniste) de l’un et l’anarchisme de l’autre, qui s’incarne dans le concret des situations musicales par l’opposition entre professionnalisme et amateurisme, pose la question du rapport entre l’individu et la collectivité via l’œuvre d’art. On en retrouve l’effet dans la conception d’œuvres qui s’apparentent à des rituels, et pour lesquels le Boulez du Marteau sans maître, de Pli selon pli et de Répons doit quelque chose au Cage des Sonates et interludes et de Music of Changes. La dimension politique et idéologique des positions propres aux deux compositeurs irriguera les nombreux commentaires sur eux. Boulez, traité une fois de Führer par un journaliste réactionnaire, et dont l’exigence est souvent assimilée à un puissant désir de pouvoir, a stigmatisé la contestation cagienne en la comparant à celle de fou du roi, « le fou d’une société » qui donne à celle-ci « un prétexte pour être une société fermée et à tendance fascisante3 ». Comme on le voit, cette relation est riche de conclusions qui touchent non seulement à la généalogie de la musique moderne après la Seconde Guerre mondiale, mais aussi à ses fins, à ses significations profondes, à son rôle dans la société d’aujourd’hui, et à l’heure d’une culture de masse hyperindustrialisée, à l’heure des débats biaisés entre modernité et postmodernité, les questions qu’elle soulève restent très actuelles.
9Paru dans Cité Musiques, revue de la Cité de la musique, Paris, 2006.
Notes de bas de page
1 Les références renvoient, sauf autre indication, à la Correspondance, successivement dans l’édition originale de 2002 et dans celle de 1990. Il existe en effet deux publications de la Correspondance entre John Cage et Pierre Boulez. Celle, première en date, réalisée par JeanJacques Nattiez pour la Fondation Sacher, publiée aux Éditions Bourgois dans une version intégralement en français (1990), alors que les deux correspondants utilisent l’anglais et le français ; puis, celle que la Fondation Sacher a fait paraître en 2002, sous la responsabilité de Robert Piencikowski, édition définitive, plus complète, corrigeant certaines erreurs, et reproduisant les lettres dans leur langue d’origine (elle est publiée par Schott, Mayence).
Si les textes de Boulez ont fait l’objet de plusieurs publications aux Éditions Bourgois, sous la responsabilité de JeanJacques Nattiez, depuis le recueil initial réalisé par Paule Thévenin au Seuil, Relevés d’apprentis (1966), ceux de Cage n’ont pas toujours été édités de façon très scrupuleuse : Silence a connu une première version française lacunaire avant d’être édité au complet, en respectant sa typographie, par les Éditions Héros-Limite et Contrechamps, en 2003 (traduction de Vincent Barras).
2 Citée par Robert Piencikovski dans sa préface à l’édition complétée de la correspondance : voir ci-dessus.
3 Pierre Boulez, Par volonté et par hasard, Paris, Seuil, 1975. p. 111.
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