L’inconscient et le mythe
p. 73-90
Texte intégral
« Mous avons un devoir envers la musique, c’est de l’inventer. » (Igor Stravinski)
« C’est pour nous un impérieux devoir de constamment réinventer les effets de l’art sur leur cause mystérieuse. Je dis bien constamment, constamment reprendre les choses du début et les réobserver soi-même, essayer de retrouva un ordre sous un regard constamment neuf. Ne rien considéra comme donné. » (Arnold Schoenberg)
1Schoenberg et Stravinski sont généralement présentés comme les deux grandes figures musicales de la première moitié du XXe siècle ; celles, dans tous les cas, qui ont eu l’influence la plus forte et la plus profonde sur leur époque (la question de savoir pourquoi Bartόk a toujours eu une position subalterne entre deux tendances extrêmes dont il a cherché à faire la synthèse est une question qui devrait être traitée à part). Ils apparaissent encore aujourd’hui comme les deux pôles d’une modernité musicale divisée : d’un côté, le compositeur issu d’une tradition germanique qu’il parachève et dépasse, musicien de la « surenchère » comme l’a qualifié Boulez (Berg l’avait comparé à Bach) ; de l’autre, le compositeur russe, extérieur à cette tradition centrale qu’il aborde dans la distance, en s’appuyant notamment sur les légendes et les musiques populaires slaves : selon Boulez, musicien de la « simplification1 ». À l’extension du chromatisme, à la complexification et à la densification des formes mélodiques, harmoniques et polyphoniques, qui débouchent sur la suspension de la tonalité puis sur le dodécaphonisme, s’oppose un refus du chromatisme et des contraintes de la tonalité organique, au profit d’un retour aux structures modales, à une écriture mélodique resserrée, à la clarification des textures, et au développement du rythme et du timbre pour eux-mêmes. Adorno, dans le contexte tragique des années quarante, et dans l’esprit d’une philosophie qui entendait « prendre position », a opposé ces deux figures dans une dialectique restée célèbre : « Schoenberg ou le progrès », « Stravinski ou la restauration2 ». L’avant-garde de Darmstadt tenta de dépasser cette antinomie à travers l’idée de généralisation sérielle : les constructions rythmiques stravinskiennes, analysées sous un angle structuraliste, étaient intégrées à l’organisation sérielle des hauteurs. Boulez déplaça alors la critique adornienne à l’intérieur de ces deux destins compositionnels ; il opposa, chez Schoenberg, la production librement atonale à la production sérielle, et chez Stravinski, la période russe à la période néoclassique. On retrouve un jugement semblable chez Elliott Carter lorsque parlant des Viennois, il écrit qu’« en développant le dodécaphonisme, [ils] faisaient un pas en arrière par rapport à leurs œuvres “atonales” antérieures qui sont beaucoup plus riches de pensée3 ».
2Si l’on s’attache au moment qui a trouvé grâce dans l’analyse boulézienne, et qui eut en effet des répercussions décisives à travers tout le siècle, c’est-à-dire globalement les œuvres écrites avant la Première Guerre, il est nécessaire de nuancer l’opposition systématique entre Schoenberg et Stravinski, et d’en préciser la signification. C’est ce que nous aimerions tenter ici à partir de deux œuvres-clés : le monodrame Erwartung, que Schoenberg composa en 1909, et Le Sacre du printemps, ballet que Stravinski écrivit en 1911-1913. Ces deux œuvres, en effet, répondent à deux questions primordiales au début du XXe siècle : celle du concept d’œuvre musicale, qui amène à poser la question du sens musical ; et celle du statut propre au sujet, qui induit le problème de la communication. Derrière la radicalisation de l’affrontement esthétique entre modernité et tradition (une tradition au fondement de l’art officiel), qui marque le tournant du siècle, se jouent deux conflits : celui d’une forme autonome, qui produit ses propres lois, avec une forme qui s’appuie sur les structures et les conventions du passé ; et celui d’un sujet libre, issu des Lumières, avec un sujet social aliéné. Les deux conflits ne se recoupent pas exactement. Paradoxalement, le concept de « musique absolue », qui consacrait l’autonomie de l’œuvre, s’est développé à l’intérieur des formes « classiques » (la forme-sonate et la variation notamment), tandis que la « musique à programme », qui venait de Liszt et de Berlioz, s’est émancipée des anciens schémas formels (des schémas définis comme tels seulement au milieu du XIXe siècle). Le sujet « éclairé », pour sa part, a été rapidement confronté à la réalité sociale qu’il avait pensé transformer au nom de la raison : Karl Marx constatait dès 1848 que « la bourgeoisie » n’a « laissé subsister d’autre lien entre l’homme et l’homme que l’intérêt tout nu, le dur “paiement comptant” ». « La bourgeoisie », écrit-il, « a dépouillé de leur auréole toutes les activités tenues jusqu’ici pour vénérables et considérées avec une piété mêlée de crainte. Elle a transformé le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science, en salariés à ses gages4 ». Le projet wagnérien du drame musical, qui a ses racines dans l’idée romantique d’un art capable de transformer la société en s’inspirant du modèle grec, est une tentative d’opposer un idéal et une exigence révolutionnaires à cet asservissement de l’homme : l’idée du « purement-humain », qui s’incarne chez Wagner dans le recours à la mythologie, et qui justifie la rupture formelle avec le style de l’opéra contemporain, apparaît tout à la fois comme un acte de résistance et comme une tentative d’inverser le cours des choses, dans l’esprit même du romantisme allemand qui, depuis Schiller, n’envisage la réforme de la société qu’à partir d’une transformation intérieure. Mais l’idée d’une régénération grâce à un héros spontané, naïf et pur, élevé à l’écart de la civilisation – qui de Siegfried à Parsifal passe d’un monde réaliste à un monde symbolique -, apparaît insuffisante à l’intérieur même des opéras wagnériens. Le pessimisme l’emporte sur la foi dans un changement radical : Siegfried est manipulé. Nietzsche, qui renversa la foi kantienne et hégélienne dans une raison triomphante, a fait l’analyse de cette double impasse historique et esthétique, tout en maintenant à l’horizon la perspective d’une issue – son influence fut considérable dans les milieux artistiques européens au tournant du siècle. Il a décrit avec acuité la crise de la culture et la crise du sujet qui déterminent les démarches artistiques du XXe siècle, cette impérieuse nécessité d’inventer, avec des formes nouvelles, un homme nouveau (ce « surhomme » nietzschéen dont Kandinsky parle encore en 1923 dans une lettre à Schoenberg : « Nous, qui sommes si peu nombreux à pouvoir être, dans une certaine mesure, libres, [...] nous devrions plutôt aspirer à être des “surhommes”5 »). Dénonçant l’emprise du savoir historique sur les forces de la création, il a stigmatisé une conception monumentale de la tradition se développant au détriment d’une expression fondée sur le « processus intérieur » ; de façon prémonitoire, il a signalé combien le « dangereux fossé entre contenu et forme », en s’approfondissant, conduisait à rendre « insensible à la barbarie6 ».
3Erwartung est l’œuvre qui réalise au mieux cette unité du contenu et de la forme, au-delà des références historiques et des déterminations traditionnelles, même si la femme, qui est l’unique personnage de cet opéra, est enfermée dans le filet de sa propre histoire et de ses hallucinations. L’œuvre fut écrite dans un temps d’effervescence créatrice, en un peu plus de quinze jours, du 27 août au 12 septembre 1909 ; elle s’inscrit dans une série d’œuvres qui ont bouleversé le cours de l’histoire musicale (le cycle des Lieder des hängenden Garten opus 15, les Cinq pièces pour orchestre opus 16, les Trois pièces pour piano opus 11). Ces œuvres, qu’on peut qualifier d’expressionnistes, ont la particularité d’exister en dehors de la tonalité qui avait gouverné l’écriture musicale depuis près de trois siècles, ainsi que de toute référence formelle au passé. Elles doivent être perçues comme la tentative du compositeur d’exprimer ce qui échappe précisément à toute formalisation, ce qui prend sa source dans les pulsions profondes de l’inconscient individuel ; l’énergie première ne s’exprime pas à travers une forme déjà donnée, mais, en tant que force pure, elle crée sa forme par son propre mouvement (selon une analogie avec la création biblique qui déterminera la conception du génie chez Schoenberg). « L’art appartient à l’inconscient » écrit Schoenberg à Kandinsky en 1911. « Seule l’élaboration de la forme, qui se traduit par l’équation “forme = manifestation de la forme”, permet de créer de véritables formes7 ». Dans une lettre à Busoni contemporaine de la gestation d’Erwartung, il explicite sa pensée (la spontanéité créatrice, qui se réalise chez lui à travers des moments de frénésie compositionnelle où les œuvres sont jetées très rapidement sur le papier, s’accompagne d’une grande lucidité critique et d’un travail constant d’auto-analyse) :
« J’aspire à : une libération complète
de toutes les formes
de tous les symboles
de la cohérence et
de la logique.
donc :
en finir avec le “travail motivique”
En finir avec l’harmonie comme
ciment ou comme pierre à bâtir d’une architecture.
L’harmonie est expression
et rien d’autre.
Ensuite :
En finir avec le pathos !
En finir avec les partitions interminables qui pèsent des tonnes ;
avec les tours, les rochers édifiés et construits
et autre fatras gigantesque
Ma musique doit
être brève.
Concise ! En deux notes : non pas construire, mais “exprimer” ! !
Et le résultat que j’espère :
pas d’émotions stables, stylisées et stériles.
Cela n’existe pas chez les gens :
il est impossible pour une personne de n’avoir qu’une émotion à la fois.
On en a des milliers en même temps. Et ces milliers d’émotions ne se laissent pas plus facilement additionner qu’une pomme avec une poire. Elles se dispersent.
Et cette diversité, cette multiplicité, cet illogisme que montrent nos sens, cet illogisme dont font preuve les associations, que le moindre afflux de sang, la moindre réaction nerveuse ou celle des sens présentent, c’est cela que j’aimerais avoir dans ma musique.
Elle devrait être l’expression du sentiment, tel que le sentiment est en réalité, lui qui nous met en rapport avec notre subconscient, et non pas comme un monstrueux hybride de sentiments et de “logique consciente”8 ».
4De fait, Erwartung défie l’analyse traditionnelle, en ce qu’elle n’offre aucune prise : la forme se construit sans recours à des structures identifiables, à des répétitions, à une quelconque loi qui permettrait de subsumer les éléments particuliers sous un principe général. Les tentatives pour dégager des structures motiviques ou intervalliques récurrentes, qu’elles proviennent d’une analyse statistique (comme chez Maegaard) ou d’une analyse fondée sur le sens musical (comme chez Dahlhaus) ne parviennent pas à réduire la complexité des relations et à rationaliser les structures compositionnelles ; tout au plus peuvent-elles, localement, éclairer un passage9. La cohérence d’une œuvre qui s’apparente à un « cauchemar », selon les mots mêmes de Schoenberg10, résiste à une analyse qui voudrait, comme dans la psychanalyse, rapporter le désordre apparent du discours à une cohérence sous-jacente. La musique, qui résiste aux entreprises des linguistes dans la mesure où elle se présente comme une langue sans référent dans le réel, n’offre pas plus de prise aux investigations psychanalytiques : on ne sait comment transposer les notions de contenu manifeste et de contenu latent propres à l’analyse de l’inconscient à travers le langage verbal. Pour le musicien, l’inconscient s’incarne dans des figures qui ne renvoient pas à des sentiments précis ou à des pulsions définies ; Hanslick avait déjà substitué à de telles correspondances l’idée que la musique exprime le mouvement des affects plutôt que les affects eux-mêmes (l’exemple de la fameuse déploration d’Orphée dans l’opéra de Gluck est tout à fait probant)11.
5On pressent qu’il existe, dans Erwartung, un réseau de relations qui forme une série d’associations, de déplacements, de condensations et de réinterprétations voilées, mais il est difficile de le démontrer : les figures ne sont pas dérivées d’une forme première, de structures thématiques ou motiviques même cachées ; elles existent pour elles-mêmes et par elles-mêmes. Tout au plus peut-on observer à quels points les contours mélodiques et dynamiques, les accents rythmiques et la composition même des accords partent d’une déformation du vocabulaire postromantique, de son exacerbation et de sa transformation radicale. Il faut prendre au pied de la lettre la référence de Schoenberg au cauchemar, et à l’idée scénique d’une femme marchant dans la forêt au plus fort de la nuit. La musique transcrit, littéralement, le sentiment du temps et de l’espace – ces deux formes a priori de la sensibilité pour Kant – d’un sujet plongé dans les ténèbres. La perception sensorielle concrète du déroulement temporel, hors des repères qui servent à marquer le temps ou à l’ordonner architecturalement – une perception qu’il faudrait rapporter à ces expériences d’individus isolés au fond d’une grotte, et privé de lumière -, fait du temps comme essence du vécu le contenu même de la musique. Les enchaînements et les ruptures, les modifications incessantes de tempo, le rythme de cette prose musicale fluide, avec ses densités changeantes, et la force d’expression de chaque son en tant que tel, de chaque configuration harmonique et de chaque intensité, jouent en quelque sorte sur le corps récepteur comme sur un clavier aux nuances sensibles innombrables. Il en va de même pour la perception de l’espace. Si l’écriture du temps se réalise à travers la ductilité des figures, par les variations d’intensités et de déroulement temporel dans une continuité organique, l’écriture de l’espace se réalise à travers la circulation des figures dans la totalité de la tessiture, comme dans un milieu aquatique où la matière offre une résistance minimale ; on peut suivre physiquement le parcours des motifs qui forment la trame orchestrale : ils se déplacent du grave à l’aigu, se superposent et créent toutes sortes de configurations, sans jamais se laisser enfermer dans une hiérarchie, sans jamais se fixer. Il n’y a plus de voix supérieure ni de basse, et encore moins des voix intermédiaires de remplissage, mais une texture souple, qui présente des mouvements, des densités et des relations variables s’inventant perpétuellement. C’est pourquoi une analyse traditionnelle d’Erwartung est vouée à l’échec : aucune formalisation en tant que telle ne parvient à reconstituer la cohérence structurelle de l’œuvre, dans la mesure où c’est justement cette formalisation que le compositeur a rejetée. L’écoute de cette pièce, conformément à l’idée qu’avait défendue Wagner en son temps (et Erwartung pourrait être interprété comme un écho lointain de Tristan et Isolde), ne s’adresse pas à l’« entendement », mais au « sentiment » ; ce n’est toutefois pas le sentiment répertorié dans la rhétorique des passions, mais le sentiment du temps et de l’espace en tant que présence ontologique au monde. Schoenberg nous fait entendre ces intervalles de temps, cette « durée concrète » dont parle Bergson comme d’une « élaboration continue de l’absolu nouveau12 ». Le philosophe français, que le compositeur avait lu, parlait de l’évolution comme du « trait caractéristique de la vie » : « l’évolution implique une continuation réelle du passé par le présent, une durée qui est un trait d’union ». Bergson oppose ainsi le « temps pensé » au « temps vécu », le premier conduisant, par l’isolement des objets, à des « états », le second, en s’inscrivant dans un progrès dynamique, manifestant des « tendances » : « Une définition parfaite ne s’applique qu’à une réalité faite : or, les propriétés vitales ne sont jamais entièrement réalisées, mais toujours en voie de réalisation ; ce sont moins des états que des tendances13 ». La démarche de Schoenberg, qui parachève le projet romantique tout en ouvrant à des expériences esthétiques nouvelles (on peut rêver de ce qu’aurait pu tirer un compositeur surréaliste à partir de telles prémisses), cherche à sauver le sujet d’une prédétermination qui s’inscrit dans les codes d’un art adapté à son époque, et d’une abstraction qui ouvre la porte à sa manipulation. Le sujet éclairé, qui a échoué socialement, se réfugie dans cette expérience de soi et du monde, en deçà des catégories formées par la conscience sociale.
6La démarche de Stravinski n’est pas sans analogie avec celle de Schoenberg, mais elle se situe sur un tout autre plan. Elle refuse d’emblée cette dynamique temporelle et formelle qui a fondé la poétique romantique jusqu’à l’expressionnisme schoenberguien. Pour Stravinski, la musique est un ordre autoréférentiel : « les éléments sonores ne constituent la musique que par l’effet de leur organisation, et cette organisation présuppose une action consciente de l’homme14 ». Son rejet de la musique romantique, qui culmine dans sa critique de la musique wagnérienne, est lié à sa défiance vis-à-vis du pathos et de l’expression personnelle. « L’œuvre de Wagner répond à une tendance qui n’est pas à proprement parler un désordre, mais qui tâche de suppléer à un manque d’ordre. Le système de la mélodie infinie traduit parfaitement cette tendance. C’est le perpétuel devenir d’une musique qui n’avait aucun motif de commencer, comme elle n’a aucune raison de finir »... « Qu’on le veuille ou non, le drame wagnérien trahit une continuelle enflure15 ». Stravinski rejette le sujet individuel né de la sentimentalité bourgeoise – un sujet qui, en assumant sa propre division et ses contradictions, se pense lui-même ; il retourne à un sujet plus archaïque, qui se veut unitaire, et qui trouve sa « liberté dans une étroite soumission à l’objet16 » ; il est moins saisi dans le mouvement qui le constitue que dans une forme qui l’arrache aux désordres du flux temporel. Le propre de l’expression stravinskienne est la distanciation. On peut la saisir dans les détails mêmes de l’écriture. En renonçant au sujet émancipé, à l’idée de l’art dionysiaque qu’avait défendue Nietzsche, Stravinski a choisi tout au long de sa vie des cadres contraignants dans lesquels s’exerce son invention (il considérait le métier de compositeur comme un artisanat). Dès ses débuts, oscillant entre deux tendances antinomiques de la culture musicale russe, le cosmopolitisme et le nationalisme, il joue les traditions les unes contre les autres afin de les dépasser par l’objectivité de l’écriture (la tendance sérieuse et académique contre la tendance populiste, folkloriste et révolutionnaire, et vice versa). C’est ainsi qu’il entrevoit une modernité fondée sur l’immanence musicale – une modernité qui ne serait pas celle du sujet, mais de la technique de composition, de la forme en soi. Les différentes périodes de Stravinski correspondent à l’influence des différents milieux artistiques et intellectuels qu’il a côtoyés. Le Sacre du printemps, par exemple, s’inscrit dans un moment de la culture russe où l’élite vise la restauration des valeurs archaïques liées à la terre, et propres à une tradition slave qui remonte à l’époque des Scythes. Les mouvements symbolistes et avant-gardistes parlent d’une « régénération à travers l’Antiquité » et d’un « nouveau barbarisme » comme « seule voie de l’art pour le futur ». Ils opposent à la culture occidentale (la kul’tura), jugée artificielle, rationnelle, matérialiste, sans racine, et vouée à la destruction, la spontanéité élémentaire de la culture populaire (saisie à travers le mot stikhija), qui est une culture de la terre17. À travers une telle opposition s’exprime le rejet d’une culture parcellisée au profit d’un retour à l’unité primitive du savoir, de la religion, de la poésie et du mystère, à un tout qui tende vers la simplicité ; l’opposition entre la force primitive et le savoir rappelle Nietzsche. Il conduit aussi à Scriabine, à sa conception de l’extase créatrice et de l’œuvre comme mystère, liée au courant spirituel théosophique qui a marqué de nombreux artistes de la modernité avant guerre. Stravinski eut des mots très critiques vis-à-vis de Scriabine, comme il a démenti s’être inspiré de mélodies populaires précises dans ses œuvres de la période russe. Mais ses dénis sont des masques, et le symptôme de ce qu’il faut cacher ; ils ne correspondent pas à la vérité des faits. D’une part, Stravinski a subi l’influence répétée de Scriabine, lorsqu’il le côtoyait chez Rimsky-Korsakov vers 1908 (les Études opus 7 en témoignent), puis à l’occasion d’une rencontre à Lausanne en 1913 (où Scriabine lui joua ses Sonates n ° 8 à 10). L’influence des conceptions harmoniques scriabiniennes (les structures octatoniques qui se substituent aux structures tonales) apparaît notamment dans une œuvre qui précède de peu Le Sacre, et qui resta longtemps inédite : Le Roi des étoiles. D’autre part, on a finalement découvert qu’une part importante du matériel thématique du Sacre provenait d’une monumentale anthologie de chants lituaniens publiée en 1900 par le prêtre polonais Anton Juszkiewicz. Les manipulations par le compositeur de ces mélodies sont d’ailleurs fascinantes. Les mensonges de Stravinski ont une signification. Ce qu’il rejette chez Scriabine, c’est le mysticisme et le sensualisme, le pathos d’une musique qui retombe dans l’imitation – il reprochera au Schoenberg du Pierrot lunaire, une œuvre qui le marquera en profondeur, son esthétique décadente « à la Beardsley » ; par ailleurs, il ne voulait pas apparaître comme un compositeur « folkloriste », une tendance de la musique russe qu’il jugeait provinciale et amateur ; son traitement du matériau populaire, à l’inverse de Bartόk, ne tend pas à magnifier la mélodie originale, mais à la transformer structurellement, voire à la déformer par des déplacements d’intervalles, de mètre et d’accents. Stravinski utilise les éléments de langages musicaux différents sans se soucier de leur « contenu » ou de leur contexte : il ne s’inscrit dans un champ sémantique que pour en tirer un matériau qu’il traite ensuite librement. C’est pourquoi il a pu passer sans difficulté du « nouveau barbarisme » russe à l’esthétique classicisante du Paris de l’entre-deux guerres. De la même façon, il tenta de minimiser, voire d’éliminer la part prise par Nicolas Roerich dans la genèse et la conception du Sacre ; or ce peintre et critique, spécialiste de l’art païen de l’Antiquité, était l’une des têtes pensantes du mouvement néonationaliste de rénovation culturelle en Russie ; il fut à la tête de l’organisation du « Monde de l’Art », qui marqua l’esthétique des ballets russes de Diaghilev. À travers Le Sacre du printemps, Roerich voulait exprimer l’âme du peuple russe, en symbiose avec la nature, conformément aux idées qu’il avait développées dans son manifeste intitulé Joie de l’Art (publié en 1909). La force élémentaire qui doit régénérer l’art savant, et qui provient du peuple, peut être appréhendée comme celle d’une sorte d’inconscient collectif, comme l’impensé de la culture russe savante. On comprend, dès lors, que Stravinski évite le folklorisme, qui reste à la surface des phénomènes. Le Sacre du printemps, qui s’intitulait à l’origine « Le Grand Sacrifice », n’est pas un ballet fondé sur un argument, une forme mimée avec intrigue, comme le ballet classique, mais, et Stravinski insiste là-dessus, il est fondé sur la « continuité chorégraphique ». L’œuvre n’est pas l’histoire d’un rituel, ou sa représentation, mais selon les mots mêmes de Roerich, elle « doit être un rituel » ; la danse doit « donner une reproduction de l’Antiquité sans un sujet dramatique défini ». Elle ne met pas en scène le sujet individuel en proie à ses tourments, mais une communauté qui célèbre le rythme éternel de la nature. Le ton du conte et de la fable dans L’Oiseau de feu, l’utilisation d’« objets mélodiques trouvés » dans Petrouchka, allaient déjà dans ce sens : ils appartiennent à une mémoire collective refoulée par la culture savante, et que Stravinski fait remonter au niveau de la conscience. Il s’agit de reconstruire la préhistoire du folklore vivant. Contrairement à Schoenberg, chez qui l’exploration de l’inconscient individuel suppose l’élimination de tous les repères créés par la conscience pour structurer le langage musical, Stravinski s’appuie sur l’accumulation des références et leur manipulation dans une forme volontairement simplifiée. Mais après coup, Stravinski élimine les déterminations historiques, esthétiques et philosophiques, comme il élimine les éléments programmatiques de ses ballets (son attitude vis-à-vis de la partition originale de L’Oiseau de feu est à cet égard révélatrice : toutes les réinterprétations de Stravinski vont dans le sens de la musique pure, le compositeur voulant que la musique se signifiât par ses seules structures intrinsèques). À propos des Noces, il parlera d’une « suite de scènes de mariages typiques, racontées au travers de citations », qu’il compare, en tant que « recueil de clichés et de citations », à certains passages d’Ulysse de Joyce, « mais sans le fil conducteur du discours » (les personnages sont à ce point peu individualisés qu’ils sont « représentés » par plusieurs chanteurs différents, comme les textes originaux sont découpés, manipulés et recomposés en fonction des besoins du compositeur18).
7A posteriori, Stravinski a théorisé l’opposition entre le dionysiaque et l’apollinien, entre une musique de la forme, liée au « temps ontologique » et fondée sur le « principe de similitude », et une musique de l’expression, liée au « temps psychologique » et fondée sur le « principe de contraste19 » ; or, il existe dans Le Sacre comme dans Erwartung une esthétique du choc qui mène à la confrontation du sujet avec les pulsions, individuelles ou collectives, qui gouvernent l’inconscient. Mais si la polyphonie complexe d’Erwartung, qui conduit à la condensation du rêve, se présente comme l’inscription même de la subjectivité dans l’écriture et dans la forme musicales, la structuration rythmique du Sacre, l’extrême stylisation d’une violence élémentaire, appartiennent à un processus d’objectivation. La manipulation d’un matériau préexistant, déjà présente dans Petrouchka de manière ostentatoire, que l’on retrouve dans Le Sacre, même si elle est dissimulée, constitue une forme de distanciation. L’abondance des motifs brefs, réduits à quelques notes sans cesse réitérées, et des figures archétypiques qui sont présentées sans être développées, est un trait caractéristique de la musique du Sacre : le style mélodique de Stravinski est ouvertement anti-subjectiviste. Au contraire, les motifs et les mélodies, chez Schoenberg, ne se limitent pas à la superstructure, mais envahissent toute la texture musicale ; ils ne se plient à aucun modèle. Ils conservent certes un certain melos romantique dans les contours, les inflexions et les points d’appui, mais ils sont inventés à partir d’une impulsion expressive propre. Même si Schoenberg évite toute répétition, afin de garantir l’authenticité expressive de chaque moment et de chaque idée, lesquels ne doivent pas provenir d’une nécessité formelle extérieure mais se présenter comme une invention hic et nunc, on perçoit les différentes figures mélodiques comme prises dans un immense et mystérieux travail de variation – et selon la terminologie schoenberguienne, de variation développante (entwikelnde Variation). Paradoxalement, la musique de la subjectivité propre à Schoenberg s’objective dans l’écoute, à travers la médiation d’une écriture complexe, polyphonique par essence, tandis que la musique objectivée de Stravinski, par son immédiateté, conduit à une forme de fascination que l’on peut rapprocher de l’extase scriabinienne. Dans Erwartung, il existe une telle multiplicité de relations intrinsèques que chaque audition offre des angles d’approche différents : la totalité est insaisissable en tant que telle ; l’identification est difficile. En revanche, Le Sacre présente des blocs sonores imposants, articulés rythmiquement, réductibles à un tout qui oriente et conduit fortement l’écoute ; l’œuvre possède un effet magique.
8Cela provient aussi du contenu. La musique de Schoenberg déploie les figures de l’inconscient individuel, elle met le sujet en face de lui-même, en position de maîtriser son propre destin, d’atteindre à son propre dépassement. C’est pourquoi elle travaille avec des structures musicales qui se déploient dans le temps, et qui promettent, dans leur structuration, un devenir, différant le moment de leur résolution. L’instant est saisi dans le mouvement, il possède une épaisseur qui contient le monde des souvenirs et la projection de ce qui n’est pas encore. Nietzsche avait saisi la propriété de la dissonance d’exprimer, à travers la contradiction qui la fonde, ce qui est promis, cet « au-delà des sons », qui est aussi l’« envol du désir », et qui nous met en « mouvement vers l’infini20 ». La musique de Stravinski, elle, travaille à partir des figures de l’inconscient collectif, des archétypes qui s’imposent au sujet, et qui le dominent. En juxtaposant des blocs formels autonomes, contre la tradition beethovénienne qui s’était prolongée chez Wagner et ses successeurs, Stravinski invente des structures musicales arrachées au temps, qu’elles défient au nom d’un ordre immanent. Adorno a pu écrire de la musique de Stravinski qu’elle se rangeait du côté de l’oppresseur, car le sujet y est soumis à la puissance de ce qui est, alors que chez Schoenberg, le sujet tente de frayer un chemin vers sa propre libération. La conception antinomique de la religiosité que l’un et l’autre ont développée pendant et après la Première Guerre mondiale est révélatrice de cette différence de fond. Dès Jakobsleiter, qui transfère l’expression de l’inconscient dans le geste de la prière (dont Schoenberg parle dans une lettre à Dehmel), le spirituel apparaît comme le dépassement et comme l’auto-réalisation du sujet. Le pathos de l’expression demeure. Chez Stravinski, le ton religieux achève la liquidation d’un tel pathos ; il est lié à la forme du rituel, comme à une forme absolue, située au-dessus du sujet.
9En parcourant le labyrinthe de ses angoisses et de ses fantasmes, la femme d’Erwartung cherche encore une issue ; elle tente de surmonter sa propre élimination dans la folie. La jeune fille du Sacre, elle, n’a aucun moyen d’échapper à son destin, au sacrifice qui rend possible le retour du printemps. De la même façon, l’émancipation du polichinelle, dans Petrouchka, est brusquement stoppée lorsque le personnage de chiffon devient un sujet indépendant ; il est alors promptement ramené à son état initial de poupée dans les mains du bateleur. On retrouve cette impossibilité du sujet à se réaliser pleinement dans L’Histoire du soldat : la liberté d’être soi-même y fait l’objet d’une négociation, elle est constamment manipulée. Il y a dans Le Sacre, plus encore que dans certaines scènes de Petrouchka ou de L’Histoire du soldat, une forme d’angoisse et de terreur que la musique exprime dans son implacable violence. La puissance du ça excède la volonté de maîtrise formelle. Les ostinatos rythmiques, les réitérations, la pulsation terrienne qui gouvernent toute l’œuvre (à l’exclusion d’une rythmique souple et fluide), et la construction par des accumulations qui mènent au paroxysme ou par des oppositions brutales, constituent les principaux éléments techniques de la composition. Il faut y ajouter la réduction des hauteurs à des structures modales plus ou moins défectives, ou à une tonalité primitive qui a évacué les progressions harmoniques, les mouvements contraires, et l’interaction entre les voix dans le tissu polyphonique. L’expression élémentaire est médiatisée par un travail de composition raffiné, par une mise en place des rythmes et des timbres qui est d’une précision redoutable. Elle se distingue radicalement d’un primitivisme au premier degré, et d’une soumission aveugle aux lois de la nature, qui s’incarnera plus tard dans les idéologies réactionnaires et dans la musique de Carl Orff. D’ailleurs, Stravinski modifia son style après la Première Guerre, en un temps où la barbarie réelle avait rendu suspecte toute fascination pour le « barbarisme » artistique ; c’est aussi que la Révolution russe, qui coupa définitivement Stravinski de son pays, glorifiait un sujet collectif maître de son destin, en rupture avec l’esprit mythologique des symbolistes. Le néoclassicisme stravinskien déplace alors le travail de stylisation : ce sont d’autres objets, d’autres contextes culturels qui vont engendrer les œuvres particulières : L’Histoire du soldat, comme forme et comme sujet, constitue à l’évidence une transition entre les deux moments. Le style, l’écriture, l’organisation de la forme, deviennent à l’époque néoclassique le sujet même de l’œuvre ; mais en arrière-plan, demeure la communauté, pour laquelle l’histoire de la musique est tout à la fois mythe et seconde nature. On relèvera que Schoenberg a lui aussi perçu la nécessité d’une distanciation, d’un changement de style, dont il s’explique dans un texte de 1923 : « Prévoir la réaction qui se produira certainement contre l’époque qui vient de se clore, époque qui a porté jusqu’à son ultime point tolérable le pathos des sentiments subjectifs. Nous devons nous attendre à une musique plus impersonnelle21 ». C’est ainsi qu’il a imaginé la « méthode de composition avec douze sons n’ayant de rapports qu’entre eux », une structure cachée qui se présente, dans une certaine mesure, comme un substitut de la tonalité ; il réinvestit alors les formes traditionnelles comme un moyen de structurer de vastes proportions et de les faire entendre comme des formes d’expression où la subjectivité est médiatisée, mais non supprimée, par l’objectivité de la construction. Stravinski y viendra lui-même à partir des années cinquante.
10Toutes les œuvres de Schoenberg manifestent, à des degrés divers, cette tension de la subjectivité qui traverse le courant de l’histoire, et jusqu’à sa propre négativité, en vue de son émancipation, fût-ce à travers l’objectivation du dodécaphonisme et des formes traditionnelles. C’est en voulant maintenir la richesse des mélodies et de l’harmonie, et notamment leur capacité de développement en tant que tel dans le tissu de la polyphonie, que Schoenberg a brisé l’ancien ordre tonal et imaginé la « méthode de composition avec douze sons ». Le sujet résiste à l’aliénation d’une simplification radicale des moyens en prenant sur lui le chaos atonal, et en cherchant encore à l’organiser, à le maîtriser ; ce n’est pas pour rien si l’auteur d’Erwartung s’est toujours perçu sous une forme héroïque, comme une figure d’inspiré et de visionnaire, tandis que Stravinski insistait sur le métier et sur la dimension artisanale de la composition (pour lui, le terme de « génie » est « strictement « pathétique » », tout juste bon pour le « Dictionnaire des idées reçues », quand Schoenberg l’exalte à travers les figures saintes de Liszt et Mahler, et le conçoit comme « la forme future de l’humanité22 »). Avec le dodécaphonisme, Schoenberg a tenté de résoudre l’antinomie entre une pluralité des enchaînements possibles, née d’une généralisation du chromatisme wagnérien (la possibilité de créer une sorte de tissu conjonctif, une chaîne de relations complexes), et la constructivité d’une forme signifiante, qui avait son origine dans la musique de Brahms. L’idée qu’une structure sonore – un accord, un motif, une suite de notes ou d’intervalles – puisse s’ouvrir à une multiplicité d’autres structures sans être tenue de parcourir les degrés intermédiaires qu’imposait la logique tonale a été l’une des pierres d’achoppement pour Schoenberg. Elle explique ses propos sur « l’Illogique » dans la correspondance avec Kandinsky. Il avait hérité de Wagner la richesse des relations harmoniques et motiviques, cette capacité de créer une continuité organique, et cet art de la transition dont Wagner disait, dans une lettre à Mathilde Wesendonk, qu’il était « son art le plus subtil et le plus profond23 ». Mais les glissements chromatiques de l’harmonie wagnérienne, ce flux sonore qui dissout les repères, étaient devenus à la fin du XIXe siècle par trop systématiques ; ils avaient dégénéré en système, en un miroitement chromatique sans conséquence (ce dont Mahler fut pleinement conscient). Il s’agissait donc pour Schoenberg de résoudre le problème entre cette fluidité des transformations motiviques et harmoniques et une articulation formelle capable de créer des tensions et des relations à grande échelle. Il est significatif que l’expérience d’une musique totalement libre, renonçant à toute structuration formalisable (c’est-à-dire capable de généralisation), que Schoenberg tenta à partir de 1909, et dont Erwartung est l’œuvre type, ait été immédiatement suivie d’une tentative de réintégration des schémas formels issus de la tradition : d’abord dans un style ironique, avec Pierrot lunaire, dont Schoenberg parlait comme d’une « étude préliminaire » répondant à une « nécessité profonde » surtout « en ce qui concerne la forme24 » (les formes libres y alternent avec des formes strictes comme le canon ou la passacaille) ; ensuite avec la réalisation laborieuse de Die glückliche Hand, qui rétablit non seulement des éléments de symétrie parfaitement audibles dans la construction formelle, mais aussi des principes de développement motivique plus traditionnels, tels le fugato ou le canon. Contrairement à une idée reçue, Schoenberg n’a pas réutilisé les formes traditionnelles au début des années vingt pour « vérifier » les possibilités de sa « méthode », mais il a imaginé le principe sériel comme une conséquence de sa confrontation avec les exigences de la forme au sens traditionnel, d’une architecture formelle qui ne soit pas un simple schéma, mais qui puisse engendrer des tensions significatives à grande échelle (l’œuvre comme un tout représentait pour Schoenberg son « Idée »). Dans la phase de transition que constituent les années de guerre, cette conception apparaît dans l’idée d’une forme monumentale, quasi mahlérienne, où le contenu spirituel devait coïncider avec la construction, mais dont il ne reste que l’oratorio inachevé Die Jakobsleiter (à l’origine, troisième mouvement d’une vaste symphonie programmatique). Au-delà des critères formels empruntés à la tradition, mais détachés de leurs motivations tonales – ils sont là comme des formes de médiation -, Schoenberg réalise de vastes structurations temporelles dans lesquelles l’expressivité est déplacée du moment en tant que tel à la forme elle-même.
11Rien de tel chez Stravinski. Les structures musicales ne sont là que dans l’immanence du présent, comme une forme de « cristallisation ». Elles ont l’aura de ce qui apparaît sans préparation et se retire sans retour. Pour lui, la « mélodie infinie » chère à Wagner s’apparente à un art d’« improvisation » plutôt que de « construction25 ». C’est pourquoi, dans la musique de Stravinski, le motif ne se transforme pas dans le temps : il est posé, refermé sur lui-même comme une forme autosuffisante. S’il doit durer, c’est à travers la répétition ou l’ostinato, ces insistances qui l’exacerbent mais ne le développent pas. Ses possibilités d’enchaînement sont donc relativement limitées : le contraste et la rupture sont la loi formelle de la composition stravinskienne, quoi qu’il ait pu dire sur la question dans la Poétique musicale. Cette loi s’incarne à travers une forme de montage, qui crée des jeux de perspectives changeants, des miroitements formels. L’art de Stravinski, « magique » dans sa période russe, devient « illusionniste » dans la période néoclassique. Les deux termes renvoient à l’idée de jeu et de manipulation. Et ils ont une racine commune : le motif renonce à toute projection temporelle et formelle. Il ne se définit pas en tant qu’il devient, mais par rapport à un « modèle », une forme première, archaïque ou cultivée, dont il est la réélaboration. Son « contenu » n’est pas le sentiment qui l’a fait naître, ou, pour parler comme Hanslick, le mouvement qui l’anime, mais une expression stylisée, la présentation d’un archétype. La musique de Stravinski ne prend pas parti (on peut concevoir une telle attitude comme la dénonciation du sujet aliéné, ou au contraire comme son symptôme). Tandis que Schoenberg, avec le pathos du postromantisme, fouille la conscience du sujet meurtri, Stravinski fait apparaître les rapports de force dans une lumière crue et objective. Alors que tout l’effort de l’un vise à explorer les tréfonds de la conscience pour les surmonter (Erwartung est une forme d’exorcisme et d’auto-analyse), l’autre les expose comme un montreur de marionnettes, sans les investir de sa propre subjectivité. Le refus du développement, chez Stravinski, est lié à cette volonté de laisser les événements parler d’eux-mêmes. Ce n’est pas un hasard si toutes ses grandes œuvres de la période russe sont des ballets. L’expression de l’intériorité, qui à travers le romantisme était devenue le critère de vérité des œuvres d’art, est ici remplacée par l’expression corporelle ; le développement sut generis de la forme dans le temps l’est par une géométrie de l’espace où les articulations ne sont pas masquées mais au contraire soulignées, mises en évidence. Stravinski rétablit ce que la conception romantique avait en partie refoulé : l’activité motrice, les formes stylisées de la danse, l’extériorité comme forme d’expression. Si, dans la musique de Schoenberg, les relations entre les éléments sont enfouis dans le tissu musical, et donc difficiles à identifier, la musique de Stravinski les expose en pleine lumière. Tout ce qui, dans la musique de Schoenberg, se développe dans les couches « sous-cutanées » de la composition est ici reporté à la surface : des formes mélodiques clairement dessinées et cadencées, des articulations formelles données par les changements de mètre ou de tempo, des enchaînements nets, qui ne se réalisent pas sous la forme de fondus enchaînés, mais de ruptures.
12Dans les années vingt, le sujet individuel, chez Schoenberg, est remplacé par un sujet collectif – le peuple juif : mais c’est toujours un sujet victime et rebelle, le sujet qui fait l’expérience de sa négation dans la société. Chez Stravinski, l’œuvre joue avec les masques de la tradition, elle devient le miroir déformant d’une écoute qui a intériorisé les formes traditionnelles comme seconde nature. Cette attitude était intolérable au compositeur viennois. Dans ses Satires (1925), il stigmatise la position de Stravinski : « Eh, qui donc roule le tambour ? C’est le petit Modernsky ! Il s’est fait une tresse ; Quelle fière allure ! Quels vrais faux cheveux ! Quelle perruque ! Tout à fait (comme se le représente le petit Modernsky), Tout à fait Papa Bach ! ». Avec une certaine insistance, et une lourdeur démonstrative, il développe dans la troisième satire, intitulée « Le néoclassicisme », une vaste fugue qui expose la double question du rapport entre technique et inspiration, entre classicisme et modernité. Schoenberg reprendra la même idée dans l’opéra Von heute auf margen et dans les Variations opus 31 : l’esprit du passé, chez lui, doit s’incarner dans une forme actuelle. Dans son article « la musique nouvelle, la musique démodée, le style et l’idée », il approfondit sa critique du néoclassicisme26. Pour Schoenberg, le rapport au sujet et à l’histoire est aussi un rapport au langage, ce qui, dans la Vienne de Karl Kraus, Wittgenstein et Freud, n’a rien d’étonnant... : la vérité de l’expression musicale doit être conquise sur le mensonge de ses formes sociales, qui sont des formes dégradées. On peut légitimement penser que c’est en échappant à l’hétéronomie, à la réduction facile et à l’effet, que la musique parle vrai. La musique de Schoenberg réalise un tel programme par sa capacité de transfiguration dans la construction : elle atteint toujours le point le plus extrême, donnant forme à la contradiction originelle. Aussi la musique rejettet-elle toute détermination externe pour trouver en elle-même la capacité de se dépasser, de faire advenir cet autre qu’elle a promis en se posant. Les œuvres purement instrumentales, à l’image de la Symphonie de chambre opus 9, réalisent cette percée de façon intrinsèque, là où d’autres œuvres, fondées sur un texte ou un programme, s’appuient sur un élément supramusical. On retrouve cette problématique dans l’opéra inachevé Moses und Aron. Carl Dahlhaus a proposé que le « mot qui manque » à Moïse se situe moins dans le langage verbal, impuissant à transmettre le message divin, que dans le langage de la musique absolue, qui pour Schoenberg, après Schopenhauer, dit seul « l’essence du monde ». Le drame entre Moïse et Aaron se jouerait dans l’écriture et la forme musicales, au moins autant que dans le sujet de l’opéra27.
13En fin de compte, Stravinski aurait pu partager cette conception de la musique absolue, lui qui n’utilisait les textes et les arguments que comme du matériau, selon ses propres déclarations. Mais il ne l’investit pas d’une fonction transformatrice ou de révélation. Schoenberg nous conduit au seuil de la Terre Promise, nous laissant devant sa possibilité. Tout au contraire, lorsque l’âme de Petrouchka revient à la fin de l’œuvre, comme une âme damnée et comme un mauvais présage, l’histoire se referme sur elle-même : elle peut recommencer à l’identique. Les élans de la marionnette se brisent sur la dureté du réel ; elle ne modifie pas celui-ci, et ne se libère pas elle-même. La musique de Stravinski vise moins les positions extrêmes qu’elle ne souligne les limites de l’expression, limites contre lesquelles bute le sujet. La réduction des mélodies ou des configurations harmoniques interdit toute complexité psychologique, comme elle ne se prête guère à un travail intrinsèque de développement et de variation. Ce n’est pas pour autant une musique de l’extériorité, qui s’épuiserait dans la description. Elle exprime elle aussi des pulsions profondes, mais sous la forme de lois et de règles. Si les tableaux de Petrouchka sont encore assemblés comme une mosaïque (l’expression vient de Bartόk), la forme du Sacre ou des Noces repose sur des accumulations de tensions par paliers, et trouve à la fin une péroraison magistrale. La forme devient rituel : elle s’accomplit et se ferme sur soi ; elle n’ouvre pas à son autre, mais à quelque chose d’archaïque qui la sous-tend. L’élément dynamique, ici, c’est le rythme. Mais il ne peut prétendre se substituer aux fonctions motiviques-harmoniques : les variantes d’accents ou les groupements rythmiques irréguliers ne possèdent pas par eux-mêmes un potentiel de développement dynamique du point de vue de la forme : ils ont quelque chose d’arbitraire, qui tient du jeu, et qui veut que les modifications ne s’étagent pas en degrés hiérarchiques, mais demeurent sur un même plan. Stravinski doit recourir à l’alternance formelle, donc à la loi élémentaire du contraste, pour assurer la continuité du discours musical – la « danse sacrale » est un rondo. Dans beaucoup d’œuvres néoclassiques, ce principe d’alternance étant son propre objet, il tourne à vide. Le langage rythmique très élaboré de Stravinski, qui repose sur la multiplication de valeurs brèves groupées en structures irrégulières, s’inscrit dans une forme statique à l’intérieur de cadres rigides, de tableaux indépendants (les progressions qu’on trouve dans la première partie du Sacre sont très rares dans son œuvre). La démarche de Stravinski est cumulative. Le retrait du sujet, que l’auteur a exprimé dans l’idée que son œuvre ne devait pas être « interprétée », mais « exécutée », conduit à la libération des forces et des structures profondes qui déterminent l’individu et l’inscrivent dans une communauté donnée. Voulant écrire quelque chose sur la mort, le vieux Stravinski se sentit impuissant à composer une œuvre personnelle, et il orchestra deux lieder de Hugo Wolf : le sujet renonce à parler en son nom propre. Il laisse parler, à travers lui, ce que l’histoire a déposé, cette immense mémoire collective dont il utilise les gestes, les éléments codifiés, dans un artisanat de la composition qui veut rompre avec l’idée romantique de l’inspiration. En ce sens, Stravinski a mis le doigt sur une problématique fondamentale que le XXe siècle n’a cessé de travailler, et qui contredit la prétention des Lumières à un sujet libre et autonome. Ce que Schoenberg recherche dans l’inconscient, c’est une structure universelle, mais non encore formée. Stravinski, au contraire, fouille la mémoire pour en dégager les traits archétypiques, à travers lesquels (et à travers lesquels seulement) le sujet se définit, et peut laisser apparaître ses pulsions et ses sentiments ; ce sont moins des sentiments à l’état naissant, qui amènent au concept d’une « forme en formation », que des sentiments répertoriés et classés – des masques. Chez l’un, le sujet se construit (ou se dévoile) à travers l’authenticité de la sensation, saisie comme essence, et donc au-delà (ou en deçà) de ses formes conventionnelles ; chez l’autre, c’est au contraire la forme ou les formes dans lesquelles s’incarne cette sensation qui constituent le moyen privilégié d’atteindre à son essence. Il est donc logique que Stravinski ait utilisé les mythes de la Russie profonde, puis de l’Antiquité grecque et latine, et finalement de la musique occidentale (sans négliger ses aspects populaires ou triviaux, comme le jazz, la musique de cirque ou les rengaines à la mode) comme fondements de son activité créatrice : sujet et langage n’existent que dans leurs rapports à des archétypes. Schoenberg voulait croire, au contraire, à la possibilité d’une création capable de faire advenir ce qui n’est pas encore, ou qui demeure caché à la conscience, et auquel seule l’intuition, la divine étincelle du génie, est en mesure de donner forme. Les deux attitudes ne sont toutefois pas aussi antinomiques qu’elles paraissent : elles possèdent des points de recoupement, que l’on peut désigner sommairement par l’utilisation des formes traditionnelles chez Schoenberg (une sorte de néoclassicisme parallèle à celui de l’auteur du Sacre), et par la conversion au dodécaphonisme chez Stravinski. Mais elles fondent incontestablement deux visions différentes de la modernité qui n’ont cessé, tout au long du XXe siècle, de s’affronter, et qui mettent en jeu aussi bien la position du sujet individuel vis-à-vis de la communauté, via l’historicité et le mythe, que la nature d’un langage qui n’est plus légitimé socialement et historiquement. Si Schoenberg a pensé, à travers le double coup de force de l’atonalité et du dodécaphonisme, pouvoir créer les structures d’un langage musical visant à l’universel, Stravinski, comme beaucoup d’autres, s’est servi des « universaux » que l’histoire lui avait légués, pour façonner, plutôt qu’un « langage » à proprement parler, son style propre. Cette attitude a permis d’inscrire sa musique à l’intérieur d’une idée élargie de la tradition, qui reste en partie refusée à l’œuvre de Schoenberg.
14Paru dans Encyclopedia della musica I (éd. J.-J. Nattiez), Il Novecento, Turin, Einaudi, 2001, repris dans Musiques. Une encyclopédie pour le XXIe siècle, 1. Musiques du XXe siècle, Actes Sud/Cité de la Musique, 2001.
Notes de bas de page
1 Pierre Boulez, « Style ou Idée ? (éloge de l’amnésie) », Musique en jeu, 4, Paris, Seuil, 1971, p. 6. Repris dans Pierre Boulez, Points de repère, Paris, Bourgois, 1981, p. 312 sqq.
2 Theodor W. Adorno, Philosophie de la nouvelle musique, traduction H. Hildenbrand et A. Lindenberg, Paris, Gallimard, 1962. Le qualificatif appliqué à Stravinski provient d’un texte de Schoenberg datant de 1926 : « Igor Stravinski : le restaurateur ». Voir : Arnold Schoenberg, Le Style et l’Idée, traduction C. de Lisle, Paris, Buchet Chastel, 1977, p. 380 sqq.
3 Elliott Carter, « Le produit authentique d’aujourd’hui est l’œuvre expérimentale », dans Preuves, 173, juillet 1965, p. 32-33. Repris dans Elliott Carter, Écrits choisis, Genève, Contrechamps, 1998.
4 Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste, traduction E. Bottigelli, Paris, Garnier-Elammarion, 1998, p. 76-77.
5 Schœnberg – Busoni, Schœnberg – Kandinsky, Correspondances, textes, traductions E. Politi, Ph. Albèra, V. Barras, A. Courvoisier, D. Haefliger, O. Mannoni, Genève, Contrechamps, 1995, p. 194.
6 Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles II, traduction P. Rusch, Paris, Gallimard, 1990, p. 116-117.
7 Schœnberg – Busoni, Schœnberg – Kandinsky, op. cit., p. 137.
8 Ibidem, p. 35-36.
9 Voir : Jan Maegard, Studien zur Entwiklung des dodekaphonen Satzes bei Arnold Schönberg, Copenhagen, Hansen, 1972 ; et Carl DAHLHAUS, Schoenberg, Genève, Contrechamps, 1997, p. 177 sqq.
10 Voir la lettre à Ernst Legal du 14 avril 1930, dans Arnold Schoenberg, Correspondance 1910-1951, Paris, Lattès, 1983, p. 139.
11 Edouard Hanslick, DU beau dans la musique, traduction Ch. Bannelier et G. Pucher, Paris, Bourgois, 1986, p. 81 sq.
12 Henri Bergson, L’Évolution créatrice, Paris, PUF, 1991, p. 11.
13 Ibidem, p. 13.
14 Igor Stravinski, Poétique musicade, Cambridge Mass., Harvard, 1970, p. 28.
15 Ibidem, p. 82 et 80.
16 Ibidem, p. 98.
17 Pour toutes ces réflexions et pour les citations qui suivent, voir l’ouvrage fondamental de R. Taruskin, Stravinski and the Russian, Oxford, Oxford University Press, 1996, et notamment le vol. I, p. 849 sqq.
18 Igor Stravinski, Expositions and Developments, Londres, Faber and Faber, 1962, cité dans Eric Walter WHITE, Stravinski, Paris, Flammarion, 1983, p. 273.
19 Igor Stravinski, op. cit., p. 40 et 42.
20 Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, traduction C. Heim, Paris, Gonthier, 1964, p. 157.
21 Arnold Schoenberg, Le Style et l’Idée, op. cit., p. 114.
22 Igor Stravinski, « Entretien avec Robert Craft », dans Avec Stravinski, Monaco, Rocher, 1958, p. 32. Voir aussi : Arnold Schoenberg, « L’œuvre et la personne de Franz Liszt » (1911) et « Gustav Mahler : In memoriam » (1912), dans Le Style et l’Idée, op. cit., p. 343 sqq et 348. Voir aussi : Arnold Schoenberg, Journal de Berlin, traduction G. Babin Guggenheim, Paris, Bourgois, 1990, p. 23.
23 « Mon art le plus subtil et le plus profond, je voudrais pouvoir l’appeler l’art de la transition, car tout mon œuvre artistique est composé de telles transitions ». Dans Richard Wagner à Mathilde Wesendonck, Journal et lettres, traduction G. Khnopff, Paris, Parution, 1986, p. 193.
24 Voir la lettre à Kandinsky du 19 août 1912, dans Schoenberg-Busoni, Schoenberg-Kandinsky, op. cit., p. 170.
25 Igor Stravinski, op. cit., p. 82.
26 Arnold Schoenberg, op. cit., p. 93 sqq.
27 Carl Dahlhaus, op. cit., p. 284-6.
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