Le son et le sens
p. 11-20
Texte intégral
1La musique a-t-elle besoin des mots ? La question peut sembler abrupte, mais elle doit être posée, et pesée, par celui qui s’adonne au commentaire sur elle. Et tout particulièrement dans un contexte intellectuel où elle occupe une position de plus en plus marginale. À l’intérieur d’une culture avant tout historique, dans laquelle l’historicité n’est guère pensée en tant que telle, on ne peut aborder l’ensemble des œuvres comme si elles formaient un tout homogène. Les critères de sens doivent être perçus à l’intérieur du champ qui les détermine. Si le passé peut être vu à travers le présent, et il le doit, comme le réclamait déjà Nietzsche en son temps, l’inverse n’est guère productif : l’histoire musicale est jalonnée des formes d’incompréhension qui proviennent d’une telle démarche ; c’est pourtant, dans une large mesure, la hiérarchie imposée par les formes dominantes de la diffusion et par l’enseignement musical. La continuité de la tradition est un leurre ; et depuis le XIXe siècle, elle est rompue.
2La transmission du savoir, dans une civilisation fondée sur l’écrit, est conditionnée par le langage : les musiciens ont besoin des mots pour communiquer. Derrière la terminologie purement technique, derrière des indications instrumentales ou vocales qui semblent n’avoir qu’un but pratique, il existe un substrat esthétique, un fond théorique plus ou moins conscient, des significations générales qui appartiennent aux différents domaines de l’esprit et de la sensibilité d’une époque. Si l’imitation joue un rôle, elle ne saurait suffire. Certes, les mots ne parviennent jamais à atteindre concrètement le phénomène musical, à définir le sens d’une œuvre, à toucher même sa réalité profonde. À peine a-t-on engagé le commentaire que l’on ressent ses insuffisances et que s’impose à l’esprit le caractère irréductible du fait musical. C’est aussi vrai des approches analytiques, souvent d’une austérité glaçante, que des commentaires qui reposent sur des métaphores. Si l’analyse peut rendre conscient de certaines données, aidant à la compréhension des structures et à la perception de la forme, elle ne peut saisir, à travers les seules procédures techniques, le sens même de l’œuvre, alors que certains commentaires, lorsqu’ils sont inspirés, comme c’est le cas par exemple lorsque Baudelaire parle de Wagner, peuvent être éclairants. Faut-il étudier les conditions historiques qui on vu naître les œuvres, afin d’en dégager un sens plus authentique, en les rapportant aux pratiques et aux théories de leur temps ? Mais l’histoire et les circonstances sont-elles pertinentes pour la compréhension des œuvres qui les transgressent ? Doit-on ne s’attacher qu’au texte musical, oublier l’histoire et les idées qui proviennent de la tradition, pour atteindre plus directement la pensée du compositeur telle qu’elle a été fixée sur le papier ? Mais la partition ne contient pas toutes les informations nécessaires, il faut donner aux signes musicaux un sens souvent lié à des savoirs partagés dans une époque donnée, plus tard perdus. Faut-il enfin que l’imagination s’empare d’une musique en fonction de ses besoins propres, se moquant de la vérité historique, des idées mêmes du compositeur, et interprétant le texte de façon partiale ? Réfléchir une œuvre en la tirant à soi ou la saisir à travers des problématiques qui lui furent postérieures, et qui en sont les conséquences, lui rend bien souvent davantage justice que des commentaires appliqués, fondés sur des critères qui renvoient presque inéluctablement à des périodes antérieures.
3Ces différentes voies, à vrai dire, sont toutes complémentaires, et aucune n’épuise le rayonnement d’une musique qui a laissé des traces dans l’histoire. En son essence, elle est insaisissable, n’existant totalement que dans le moment vécu où elle est traversée de part en part. En elle subsistent cette part d’imaginaire qui émet un signal persistant et des potentialités que plusieurs générations tenteront de mettre au jour. « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves », a dit René Char. « Seules les traces font rêver. » Tout regard porté sur les œuvres d’art est une reconstruction a posteriori à l’intérieur du champ de significations qu’elles offrent, un champ qui s’élargit à mesure de la conscience que l’on en a et de l’histoire qui s’accumule en elles. N’est-ce pas justement l’intérêt des grandes œuvres que d’ouvrir à une telle multiplicité d’approches ? Mais dans ce cas, quels sont les critères de jugement ?
4Depuis l’époque romantique, le discours esthétique est tributaire d’un vocabulaire en provenance de la philosophie, et d’une philosophie conçue au sens hégélien comme le dévoilement de la vérité. L’art devenu autonome s’est emparé des valeurs autrefois définies par la religion. Mais alors que le texte, dans la musique vocale ancienne, permettait de fixer le sens de l’œuvre, ou du moins son sujet, et la rattachait à tout un horizon spirituel qu’il était ensuite possible de reporter sur la musique instrumentale, seconde par rapport à elle, l’émancipation de cette même musique instrumentale, à l’époque du style classique, provoqua un questionnement fondamental sur le sens de l’œuvre et sur celui de la musique en soi, faisant vaciller les concepts du Beau et du bon goût. Dans un premier temps, la rigueur formelle parvint à combler cette perte de signification précise ; mais en implosant sous les coups de boutoir beethovéniens, elle fut de plus en plus réduite à se signifier elle-même dans un esprit rétrospectif. C’est pourquoi la génération romantique, et plus particulièrement les tenants de la « musique de l’avenir », qui avaient jugé les formes classiques dépassées, se tournèrent vers une musique poétique dans laquelle un programme devait aider l’auditeur à saisir le sens d’une forme libre. L’esthétique de la vérité s’imposa au détriment de la belle apparence, devenue une forme de complaisance, voire de mensonge. Parallèlement, l’idée qu’une musique ne contienne que des significations vagues, en deçà ou au-delà de celles plus précises engendrées pas les mots, apparut comme un avantage, le moyen d’atteindre à une vérité supérieure, comme le démontre la préface de Berlioz pour son Roméo et Juliette. Même là où l’expérience semble avoir été la plus intrinsèquement musicale, la plus sensible et en même temps la plus profondément pensée en tant que telle, chez Debussy et chez les trois Viennois, la musique s’entoure d’éléments « textuels » qui servent de pont entre l’inouï du phénomène sonore et son interprétation : ce sont des mots poétiques, évocateurs, ou des prises de position esthétiques et théoriques, directement en prises avec le langage musical. Dans le contexte de la modernité, l’œuvre absolue, en se retournant sur elle-même, interrogera le principe même de la création, l’idée de genèse, le sens comme production du sens. La vérité se révèle dans le langage ; l’œuvre est à elle-même son propre objet. Face à la culture de masse qui s’est développée à l’insu de cette modernité, comme les formes distinguées de divertissement, celles de la valse viennoise et de l’opérette, s’étaient déployées parallèlement au mouvement romantique, l’idée de l’art pour l’art ne pouvait qu’élargir la faille sociale de l’expérience artistique, et devenir un refuge de l’esprit. Sa dimension autoréflexive, indissociable d’une dimension critique, conduisit à un certain hermétisme, au rejet du plaisir insouciant et d’un échange social harmonieux. C’est bien parce que la vérité de l’œuvre ne coïncide plus avec le réel dans lequel elle s’inscrit qu’il faut introduire la dimension sociale dans l’approche des faits esthétiques. On ne peut négliger le fait que Mallarmé chercha une langue radicalement séparée de celle de tous les jours, position souvent reprise au cours du XXe siècle. A contrario, certains artistes tentèrent de faire dialoguer des niveaux de langage et d’expression différents, où le trivial et le sublime se côtoient – on pense évidemment à Ives et à Mahler, qui transportent dans la sphère musicale une esthétique que la poésie – notamment chez Baudelaire – avait déjà mise en œuvre. Dans tous les cas, c’est au commentaire de faire apparaître les significations cachées sous une présentation plus ou moins déroutante.
5La théorie n’est pas en reste. Elle intervient déjà au moment de l’invention, comme un complément nécessaire, le langage ne se développant plus à partir du legs de la tradition, dont il serait la continuation, mais dans une interrogation de ses propres fondements, de sa logique intrinsèque, et de la construction de sa propre cohérence au-delà des lois préétablies. La réflexion théorique est alors fondée de retrouver ces déterminations premières, de rattacher la forme esthétique telle qu’elle apparaît aux processus qui l’ont fait naître, même si demeure, entre les deux moments, un espace que les mots ne peuvent combler. Cette réalité, dans le domaine musical, est devenue « banale » depuis Schoenberg et la tradition qu’il a ouverte, quand bien même elle suscite toujours d’âpres résistances. À ce point, la musique s’impose non seulement comme un fait esthétique, mais aussi comme un fait de pensée, et comme un problème de société.
6Si les mots, jusqu’à un certain degré, pénètrent le langage musical, celui-ci demeure une forme de pensée en soi. Et les mots, impuissants, restent sur son seuil. Paradoxalement, plus la musique utilise un langage inhabituel, et plus les mots doivent venir au secours de l’interprète ou de l’auditeur, comme en témoignent les instructions placées en tête de certaines partitions et les explications des compositeurs eux-mêmes. Dans la musique nouvelle, le son, comme phénomène, est aussi le résultat d’une pensée. Il ne suffit pas au compositeur de l’imaginer, puis de le noter, pour que l’instrumentiste sache le réaliser, et pour que l’auditeur en saisisse la signification : il faut encore la médiation des indications techniques qui permettent de le produire et des images qui cernent sa réalité acoustique, comme celle du sens que le son acquiert dans un contexte donné. On ne comprend pas spontanément ce qui n’a pas été situé ; ce qui n’a pas été nommé reste dans le flou de la perception sensible. Dans la musique tonale, les fonctions harmoniques, pour être reconnues, ont été désignées en tant que telles. Le sens de la musique, évidemment, ne se réduit pas à de tels faits. Les définitions se présentent comme des entités figées : elles permettent de reconnaître un objet, de l’identifier, mais elles ne peuvent atteindre sa signification dans le temps et l’espace où il se manifeste – les structures sonores ne sont pas quelque chose d’immobile, mais des formes en mouvement. S’il est un point où l’analyse échoue, c’est bien dans la saisie des relations diverses qui les déterminent et les traversent, les rendant tout à la fois multiples et ambiguës. Paradoxalement, un discours esthétique plus général peut ici reprendre l’avantage, dans la mesure où il parvient à faire la synthèse d’une telle complexité et à la présenter en tant que telle. Le commentaire peut alors servir de pont entre la pensée musicale, l’œuvre en tant que telle, et le monde des auditeurs potentiels ou réels. Pour l’honnête homme de notre temps, en effet, la situation musicale apparaît en partie chaotique : comment peut-il s’orienter dans l’écheveau d’une création où se côtoient les esthétiques les plus antinomiques et des langages ésotériques situés loin des références acquises au temps des études ? La musique parlant avant tout à l’homme sensible, elle heurte plus que toute autre forme artistique ce qui fait l’identité profonde des individus. Ouvrir cette sensibilité à des messages qui peuvent dérouter dans un premier temps, c’est l’une des fonctions du commentaire : il permet de rapatrier des formes nouvelles apparemment désordonnées, ou perçues comme absconses, à l’intérieur d’un champ signifiant. En cela, il s’oppose à la forme dégradée du journalisme qui prévaut aujourd’hui, où l’on se contente d’amplifier ce qui a déjà conquis les foules, et de réagir de façon épidermique à certains événements, comme si l’on parlait au nom d’un sens commun situé au plus bas de l’échelle des possibles.
7Le commentateur n’a pas plus à se substituer à celui qui compose, avec lequel il doit entretenir un dialogue contradictoire, qu’à celui qui écoute, dont il n’a pas à préjuger des réactions d’adhésion ou de résistance. H arrive en seconde, voire en troisième position, derrière le compositeur et l’interprète ; son outil est bien imparfait, presque inadéquat. Est-ce à dire que l’interprète y voit plus clair en étant à l’intérieur du phénomène musical lui-même ? Mais alors, pourquoi lui faut-il, à lui aussi, la masse des mots qui se sont accumulés autour des œuvres et en elles pour en éclairer les significations ? Que serait une interprétation du texte musical sans les éléments du savoir qui lui sont sous-jacents, et qui, transmis en grande partie à travers les mots, permettent de le lire ? Il existe certes des compositeurs qui refusent de s’exprimer à propos de leur travail. Dans ses très rares interventions, Kurtág dit constamment : « Peut-être », « Je ne sais pas », comme si les mots ne permettaient pas d’approcher ce qu’il veut dire à travers les notes ; mais dans ses cours d’interprétation, à l’aide de telles approximations, il conduit l’interprète jusqu’au cœur de la musique, jusqu’à sa vérité propre. Comment mettre en mot la sensation physique du temps et de l’espace, le monde des résonances intérieures et celles, purement musicales, qu’une œuvre peut déclencher ? Comment dire ce que l’on éprouve en écoutant une musique ? Les notes parlent à plusieurs voix, et les modifications à partir d’une idée, qu’il s’agisse d’un thème ou d’un timbre, d’un noyau structurel ou d’un bloc sonore, donnent du même phénomène des représentations différenciées et multiples, que le langage verbal peine à restituer avec sa logique sommaire fondée sur le principe de non-contradiction.
8Pourtant, l’écoute doit être formée, orientée, enrichie. Elle ne peut être déchargée de ce qui la nourrit, réduite à une simple sensation. C’est un triste héritage de la division du travail et de l’académisme du XIXe siècle que la formation des musiciens ait été coupée d’un riche contexte d’idées et de pratiques artistiques diverses, au moment même où les compositeurs les plus importants tissaient des liens privilégiés avec les écrivains, les poètes, les peintres et les philosophes. La vox communis veut qu’un bon musicien soit un être d’instinct, point trop cultivé, comme si une certaine forme d’intelligence prétéritait sa capacité expressive et que l’essence de la musique n’avait rien à voir avec l’esprit. À l’aune des biographies romancées du XIXe siècle, dans lesquelles la musique exprime les joies et les malheurs de l’artiste (une vision qui a sa source dans certains programmes de la musique romantique, à commencer par la Fantastique de Berlioz), Schoenberg est apparu comme l’homme du tableau noir, un non-musicien par excès d’intellectualité – on n’a pas traité Boulez autrement après la Seconde Guerre mondiale. Dans notre culture en apparence sophistiquée, demeure quelque chose de l’esprit magique de temps plus reculés, cette croyance dans la capacité qu’auraient certains à capter les forces élémentaires par un don surnaturel, inné. La théorie du génie, au sein de la pensée rationaliste, est venue actualiser une telle vision. Mais la réalité de l’acte compositionnel ne relève pas d’une telle immédiateté, et le chemin qui mène aux forces élémentaires est bien plus complexe. Les puissances occultes que tant de créateurs ont cherché à convoquer tout au long du XXe siècle supposent les moyens conjugués d’une suprême lucidité et d’un dérèglement de tous les sens, pour reprendre l’expression de Rimbaud. L’aventure est périlleuse, elle se situe à un tout autre niveau. Les formes de primitivisme qui ont marqué le siècle écoulé, et qui furent liées à une réflexion, à une recherche sur le langage, lorsqu’elles furent libérées de toute pensée et saisies au premier degré, ont donné des résultats esthétiques d’une pauvreté affligeante ; transposées socialement, elles ont débouché sur l’hystérie propre aux cérémonies fascistes ; on les retrouve, canalisées, dans les rituels de la culture de masse, où l’extase se paie à bon marché. Chez les interprètes qui entretiennent la mythologie de l’artiste inspiré au détriment de la réflexion (loin de nous d’exiger des artistes qu’ils ne soient pas inspirés !), ce sont souvent les routines et les gestes conventionnels qui sont donnés en pâture à des fidèles conquis d’avance. L’idéologie de l’immédiateté fait beaucoup de dégâts dans la sphère artistique, où elle renvoie souvent à un certain dilettantisme. Elle a accompagné le passage d’une culture musicale centrée sur le compositeur, entouré d’un cercle de connaisseurs, à une culture fondée sur l’interprète, entouré de managers. Cette idéologie qui s’autojustifie a posteriori, en évaluant le succès qui a motivé ses choix, conduit aux pires désillusions lorsque les compositeurs s’y laissent prendre, et qu’à travers tel ou tel mouvement de régression, s’exprime le désir d’une harmonie restaurée, d’un consensus retrouvé.
9Mais l’exigence d’une société moderne se voulant réellement démocratique devrait échapper à la maudite opposition de l’élitisme et du populisme. Il ne s’agit pas d’enfermer les productions de l’esprit dans des zones réservées, ni de les galvauder en trahissant leur signification, mais d’offrir les médiations intellectuelles et sociales qui permettent de les approcher et de les faire exister socialement. C’est à travers un tout signifiant, c’est-à-dire dans les relations complexes qu’elles entretiennent avec le réel, que les œuvres d’art peuvent parler. Le résultat de l’immédiateté dans le domaine artistique conduit non seulement au rejet de la création, mais aussi à une réduction dramatique du répertoire dans la musique du passé, lequel s’épuise dans les morceaux les plus accessibles et les plus frappants, ceux que rabâchent les organisateurs de concerts et les producteurs de disques. L’œuvre devient un simple produit. Une telle situation s’accompagne d’une régression de l’écoute qui n’est pas seulement patente chez les jeunes éduqués à travers la musique industrielle que les moyens technologiques mettent à leur portée en toute circonstance, grâce à la miniaturisation, mais aussi chez les mélomanes qui se recrutent de plus en plus dans une classe d’âge élevée – il suffit d’observer ses voisins au concert ou à l’opéra pour s’en convaincre. La musique tend à devenir, indépendamment de sa nature, un décor sonore ; si les machines à rythmes, implacables, annihilent toute velléité de penser – elles tuent son propre espace et toute forme d’individualité non mimétique -, les musiques classiques utilisées comme fond sonore vident les œuvres de leur substance, d’une expressivité à travers laquelle se construisait une certaine image de l’individu et son rapport avec la communauté. On voudrait sauver cette régression de l’écoute par différents expédients, dont le spectaculaire, et notamment par les différentes formes de métissage, de cross-over ou de mixité, qui sont bien souvent des faux-semblants. Le problème n’est pas nouveau, mais il acquiert une acuité nouvelle. Décontextualisée, la musique, en tant que phénomène sonore plus ou moins utilitaire, perd toute signification et toute nécessité.
10Ce qui, dans les temps anciens, était lié à la mythologie, à la religion, et d’une manière générale au sacré, a pris la forme, après l’âge des Lumières, d’une pensée critique pour laquelle le moment rationnel est primordial, même s’il reconduit, in fine, à des formes de transcendance. Car ce n’est qu’un moment à l’intérieur de l’activité artistique, et il serait caricatural d’en faire le principal, celui qui subsume tous les autres (même si c’est peut-être le rêve secret de certains théoriciens). Wagner lui-même, tout en ressuscitant le mythe au temps de la modernité, s’appuya sur un vaste corpus théorique et fit appel à Nietzsche pour formuler ses idées d’un point de vue philosophique. On ne peut toutefois aller jusqu’à dire que les œuvres de la modernité dépendent d’une vision théorique préalable, dont elles seraient la concrétisation sensible. Ce serait méconnaître les processus de création là où ils sont les plus riches : cette dialectique entre moments irrationnels et rationnels dont l’œuvre est la synthèse, où les contradictions sont portées au plus extrême de la tension. En éliminant le moment rationnel dans une pratique musicale aveugle à elle-même, on réduit le phénomène musical à une fonction mimétique élémentaire, on le prive des significations multiples qu’il renferme. Mais en voulant réduire la dimension irrationnelle de l’œuvre, on n’obtient pas de meilleurs résultats. Qu’il suffise de penser à ce qui se passe dans le travail compositionnel entre l’esquisse et la forme achevée, cette mutation de l’idée première dont certains éléments, et souvent les moins aboutis, deviennent le germe de la réalisation finale, comme on le voit dans les processus de composition chez Beethoven par exemple : il existe un saut qualitatif incommensurable entre cette idée initiale et sa forme définitive, un saut dont nous ne pouvons pas reconstituer l’ensemble des médiations, et qui conserve à l’œuvre, quelle que soit l’investigation menée à son endroit, un caractère d’énigme. C’est peut-être là, tout autant que dans des significations apparentées, que se loge la dimension sacrée de l’art. Une approche qui nie cette puissance d’inconnue enclose dans l’œuvre et dégagée par elle, réduit l’art à quelque chose de prosaïque. Or si, dans le passé, le mystère de l’œuvre n’était que le reflet d’un mystère plus vaste, comme dans les civilisations plus anciennes, les lois de la musique renvoyaient à celles du cosmos, dans l’œuvre contemporaine, qui a enregistré l’effondrement des visions globalisantes et des croyances religieuses, l’énigme du monde est chiffrée dans sa structure et sa forme mêmes. On comprend alors que la remise en question des notions traditionnelles, celles de l’espace et du temps, de la rhétorique et de la forme, jusqu’aux constituants les plus fins du langage, ébranlent non seulement la pensée musicale en soi, mais aussi la vision du monde qui s’y rattache. L’œuvre accomplie comporte nécessairement une dimension critique tout en réalisant l’utopie d’une réalité autre.
11L’une des difficultés majeures de la situation contemporaine provient du fait que les compositeurs sont obligés de construire eux-mêmes leur propre espace de référence, celui qui autrefois – mais pas toujours – était donné par la tradition et/ou la société. La subjectivité ne s’inscrit plus dans un consensus, à l’intérieur de l’usage commun, mais crée son propre niveau d’universalité, dans lequel des éléments de la tradition subsistent. De cette condition moderne, et n’en déplaise aux nouveaux philosophes qui prônent le dépassement de la modernité, il n’est guère possible de s’échapper : elle constitue une donnée objective. Elle a conduit à bouleverser les équilibres anciens, aussi bien au niveau du langage musical que des rapports entre le subjectif et l’universel. Dans cet effort de construction qui précède l’œuvre, il n’est guère possible d’échapper au moment rationnel et aux exigences d’une véritable pensée musicale, laquelle, dans le domaine artistique, est inséparable des manipulations empiriques, du métier. La spéculation est liée à l’expérimentation. Même si l’on peut considérer, aujourd’hui, qu’un vaste répertoire de types et de structures sonores constitue un héritage commun, le moment critique, associé au moment spéculatif, reste nécessaire pour les compositeurs qui ne veulent pas produire de simples simulacres, ou des œuvres épigonales. Dans un contexte où l’œuvre a perdu, dans sa réalité immédiate comme dans ses fondements, ce degré d’évidence qu’elle a eu dans le passé pour un cercle d’auditeurs avertis, et socialement privilégiés, la tâche du commentateur consiste à dessiner les contours du réseau de significations à partir desquelles on peut appréhender l’œuvre singulière, ou à rendre évidents ses nœuds, tels que le compositeur les a lui-même disposés. Ces significations sont avant tout musicales ; mais en elles se reflètent, sont travaillées et sont transformées des significations qui touchent à tous les domaines de la pensée et de l’expérience, ainsi qu’à la perception même du passé, qui se tient tapi à l’intérieur des sons. Il existe trop de différenciations dans les démarches musicales actuelles pour que des critères généraux puissent être utilisés. Quand bien même certaines conceptions musicales antinomiques se croisent et interagissent, fût-ce dans un mouvement de rejet mutuel, elles ne peuvent être abordées à partir des mêmes catégories, des mêmes références. Dans le ciel de la musique, chaque œuvre fait partie d’une constellation autonome. Certaines d’entre elles se ressemblent, d’autres sont extrêmement différentes ; certaines œuvres semblent appartenir à la même constellation, bien que provenant de compositeurs différents, alors qu’à l’intérieur d’une trajectoire individuelle, on peut toucher à des constellations divergentes. Présupposer un consensus esthétique qui renverrait forcément à celui de la société dans ses différentes composantes, c’est projeter une image idéalisée du passé dans un présent autrement plus complexe ; c’est finalement démissionner d’une certaine responsabilité historique, et c’est renoncer au défi que posent les sociétés démocratiques.
12Car si les mots sont nécessaires pour appréhender le fait musical dans toute sa complexité, c’est que les auditeurs potentiels ne se recrutent plus dans une classe sociale formée pour le recevoir, le décrypter et l’apprécier. Il n’y a plus guère de salons où le goût se forme à travers l’échange ; les lieux de la musique qui s’y substituèrent se sont transformés, dans une période récente, en des formes de production qui misent davantage sur la publicité, sur l’attrait pour l’événement, sur une certaine forme de snobisme – les mots, ici, restent à la surface des phénomènes, et servent avant tout à aiguiser la curiosité. La culture a été cloisonnée. Ce n’est pas l’exercice de style qui consiste à écrire un livre sur Mozart en profitant du tapage médiatique circonstanciel lié à une célébration du compositeur qui rapproche le monde des lettres de celui de la musique. En France, la musique n’a aucune réalité à l’intérieur des autres domaines artistiques, les intellectuels ne prennent guère position vis-à-vis de la création, à l’exemple cité plus haut de Baudelaire. L’espace occupé par les différentes stratégies de communication, qui ont pour fonction de vendre, ne remplace pas celui qu’une société démocratique responsable devrait inventer pour que les arts aient une réelle place sociale et intellectuelle. Faire en sorte que les idées qui président aux démarches artistiques soient accessibles au simple citoyen est devenu un rêve ; les médias ont éliminé purement et simplement les espaces déjà fort réduits qui existaient encore il y a un certain nombre d’années. On voudrait que la musique parle un langage universel que tout le monde soit à même de comprendre immédiatement. Dans cette situation, il faut insister, encore et toujours, sur la nécessité d’une médiation sociale qui permette à des publics nouveaux un accès à l’art, non comme des objets que l’on regarde ou que l’on écoute distraitement, et qui se réduisent à des effets de surface, mais comme des formes élevées qui mettent enjeu des questions existentielles touchant aussi bien les individus que les relations qu’ils entretiennent à l’intérieur de la communauté. Mettre en rapport les structurations internes de la musique avec ses significations plus générales est une tâche centrale, et pas seulement pour la musique de notre temps.
13Si l’écoute, au sens plein du terme, « est désarmée sans l’écoute », comme l’a avancé Lachenmann, elle l’est non moins sans la réflexion menée avec les mots qui l’habitent qu’on le veuille ou non. Il ne s’agit pas de traduire le phénomène musical à travers le médium verbal, tâche éminemment désespérée, que ce soit sous la forme d’une analyse rigoureuse ou d’un poème inspiré, mais de dégager les éléments rationalisables autour de l’œuvre et en elle, qui permettent une écoute éclairée, et de projeter sur elle les questions essentielles de son temps. Ce qui a été rationalisé épuise moins le mystère de la musique qu’elle ne l’accroît, et l’imagination critique trahit moins la vérité des œuvres que le fantasme de l’immédiateté sensible, arme générale de la régression sociale. Le commentaire est une étape dans la prise de conscience de ce que la musique communique : il donne Heu à la discussion, au partage, sans gommer les différences. En cherchant à penser l’œuvre, il favorise sa diffusion sociale. Le moment de l’écoute, moment individuel en soi, n’est pas transmissible, ni traduisible, sinon sous des formes fragmentaires. Mais le chemin qui mène à une véritable écoute, lui, peut être balisé, chaque auditeur étant libre ensuite d’inventer ses propres parcours. Face à l’œuvre accomplie, le commentaire qui a rempli sa fonction s’efface de lui-même.
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