III
p. 105-143
Texte intégral
1– Quelle est la place de l’émotion, pour vous, dans la musique, et plus particulièrement dans votre pratique pianistique ?
2J’ai une méfiance instinctive de l’émotion parce que cela me fait perdre mon contrôle. Même si je suis souvent ému jusqu’aux larmes, par exemple dans la musique de Mahler, dans Tristan ou dans la mort de Boris, dans Jeux de Debussy ou dans certaines œuvres de Webern.
3– Vous ne citez pas d’œuvres contemporaines...
4Elles ne sont pas encore arrimées à des sentiments, à notre vie personnelle, aux rapports que l’on fait avec d’autres œuvres. Je suis tout de même très sensible au côté tragique de certaines œuvres contemporaines. Quand arrive l’impression de vide à la fin du Marteau sans maître, je me sens très ému, saisi. Cela m’arrive aussi dans certaines œuvres de Stockhausen. J’aime à dire que notre écoute de la musique fait appel à des séries de résonateurs en nous qui se mettent à vibrer. Lorsque je suis accroché par une œuvre, je me sens envahi par la vibration de l’ensemble de ces résonateurs virtuels. Je dis que je suis fasciné, passionné, émerveillé, que l’œuvre est extraordinaire, étonnante, etc., les adjectifs me manquent ! Le phénomène arrive parfois à me tirer des larmes. Il peut se produire lorsque j’écoute ou lorsque je joue. Il n’est pas propre à la musique, il peut être lié à la lecture, à un film, à une pièce de théâtre, à un tableau, une sculpture, une architecture... Ainsi donc, ces résonateurs peuvent être de différentes sortes : je ne me permets pas de refuser l’une de ces séries, même si ce qui résonne à l’écoute de la première phrase du Troisième Concerto de Rachmaninov n’est pas de même nature que ce qui résonne à l’écoute du début de la Deuxième Sonate de Boulez ! De plus, j’aime essayer de comprendre, et je n’ai jamais pensé que l’on pouvait vraiment comprendre sans expérimenter soi-même.
5– C’est le besoin de contrôle qui vous a poussé à une grande discipline de vie ?
6J’aime garder le contrôle de moi-même, et je me méfie énormément de l’alcool, qui me rend malade avant que j’aie la possibilité d’être gai ou brillant. L’idée d’une choucroute à la Brasserie Alsacienne ou quelque autre suggestion m’ennuie profondément. Au fond, je ne suis pas très sociable ! Il est possible que les grandes discussions sur les sujets brûlants se déroulent vers 4 heures du matin, mais je suis au fond de mon lit à ce moment-là ! Je connais mes limites. Je me sens presque constamment fatigué, par conséquent, je me ménage. Et je vis énormément dans l’avenir : je pense à ce que je dois faire le lendemain, et aux forces qui seront nécessaires pour l’accomplir. J’ai besoin de me préparer. Finalement, je n’ai annulé que deux concerts dans toute ma carrière, ce qui est très raisonnable !
7Si je ne traîne pas dans les bistrots après les concerts, cela ne provient pas d’un quelconque ascétisme, mais de mon manque de goût pour les événements mondains et les moments de détente collective. Après un concert, je préfère marcher seul. J’ai sans doute perdu beaucoup d’occasions en rentrant ainsi à l’hôtel, pendant que les autres faisaient la fête et parlaient peut-être de projets futurs !
8– Aviez-vous déjà cette attitude au début de votre carrière, ou bien avez-vous changé sur ce plan-là ?
9Vers vingt ans, j’ai eu, comme je l’ai déjà raconté, des ennuis de santé. À mon retour à Paris, j’étais encore quelquefois malade. C’est peut-être la raison pour laquelle je me suis astreint à beaucoup de précautions, spécialement sur le plan de l’alimentation et du sommeil. On me répétait alors qu’il fallait une santé de fer pour faire une carrière de concertiste. Finalement, j’ai complètement perdu le goût de tout autre excès que l’excès de travail. J’ai toujours maintenu une journée sans travail par semaine, ainsi que trois à quatre semaines de vacances absolues, pour faire de l’exercice physique, lire, regarder, réfléchir. Je passe toujours mes vacances en famille (autrefois avec les enfants et, depuis qu’ils sont indépendants, avec Mireille seulement). Mais j’apprécie les tournées, car j’aime les voyages, la découverte des pays nouveaux, j’aime marcher dans les villes et prendre les transports en commun.
10– Savez-vous l’origine de cette attitude solitaire et de ce besoin de contrôle de soi ?
11Je ne sais pas. Est-ce parce que je suis enfant unique, et que j’ai beaucoup joué seul ? En tous les cas, j’ai cela en commun avec mon épouse. Elle se fait traîner aux rares réceptions où je me rends moi-même de mauvaise grâce.
12– Y a-t-il des raisons psychologiques ?
13Je suis toujours angoissé : je pense constamment que je vais être malade et que je ne pourrai pas jouer, ou que je ne pourrai pas assumer mes engagements... Quand je suis en tournée, si je ne reçois pas de lettres de Mireille, je suis sûr qu’il y a eu une catastrophe dans la famille, et que je vais être rappelé. J’ai toujours le sentiment que je vais être insuffisant au concert, et que mon dernier concert était le pire de toute ma carrière, etc.
14– Et comment expliquez-vous de telles angoisses, qui ressemblent à de véritables cauchemars ?
15Vers les années 1956-57, Mireille se lassa de ces angoisses à répétition, et elle m’envoya chez le professeur Hubert Flavigny, un psychiatre qui était le frère de mon ami le pianiste Bernard Flavigny. Il m’a fait parler, puis m’a fait subir toute une série d’examens, pour finalement me prescrire un calmant (je me souviens du nom : le Largactyl) à prendre avant le concert. Je l’ai pris pour la première fois avant un concert qui avait lieu à Venise avec Albin, et ce concert fut décevant ; pour la première fois de ma vie, je me suis ennuyé en jouant. J’ai donc jeté les pilules dans le Grand Canal, et je me suis dit que je devrais désormais me débrouiller par moi-même.
16– Ces angoisses sont-elles liées à la mort ?
17Je pense souvent à la mort, mais avec une certaine sérénité.
18– Ce qui me frappe, c’est le contrôle permanent que vous vous imposez, à la fois dans ce que vous me dites, et dans votre approche des œuvres musicales, même si au concert vous jouez toujours de façon très inspirée...
19Je crois que mes plus grandes réussites ont eu lieu, dans la musique, lorsque j’étais associé à mon contraire : par exemple avec Albin, qui était très différent de moi, ou avec Maderna. Mon côté rationnel contrebalançait leur caractère intuitif. Ce côté rationnel, c’est pour moi la recherche d’un équilibre. Dans ma nature, il y a à la fois le désir de comprendre et le choc de l’émerveillement. J’essaie au fond de comprendre pourquoi je suis émerveillé. Les œuvres que j’ai aimées du premier coup, c’était souvent à partir d’éléments rattachés à ce que je connaissais, à ce qu’il y avait de plus faible en elles – leur nouveauté m’échappait.
20Il y a peut-être aussi mes craintes vis-à-vis de la sexualité, liées à une éducation très puritaine. J’ai vu tellement de désastres, par exemple dans la relation entre professeurs et élèves, que j’ai décidé une fois pour toutes de ne jamais me laisser entraîner dans de telles impasses.
21– Vous avez un rapport très moral aux gens et aux choses...
22Le mot « profiter » ne fait pas partie de mon vocabulaire. J’aime admirer. Je suis émerveillé non seulement par la nature, par exemple, mais par le fait que nous soyons capable de la trouver si belle. Je suis capable de contemplation devant ce qui est beau, mais je dois dire que je vis essentiellement dans l’avenir. J’ai beaucoup d’amis artistes qui vivent au contraire dans le présent, ce dont je suis incapable. C’est peut-être aussi lié à mon éducation très rigoureuse.
23– Programmez-vous vos activités sur plusieurs années ?
24J’ai tendance à accepter ce qu’on me propose, mais j’organise mon travail à l’avance. Le travail scientifique, en ce sens, m’a beaucoup aidé.
25– Votre attitude tournée vers l’avenir est-elle aussi liée à votre engagement spirituel ?
26Oui, car la foi regarde vers l’avenir. Comme le dit Teilhard de Chardin, nous allons vers un point omega qui est le Christ. Mais que veut dire le mot « spirituel » ? Vous allez voir un curé et vous lui dites que vous faites de la musique ; il vous répond que c’est une chance d’être en contact avec des choses spirituelles, avec la lumière qui vient d’en haut, etc. Quel bla bla ! Ou bien, quelqu’un vous demande à quoi vous pensez lorsque vous jouez ; je réponds à cela que je pense fa dièse, pianissimo, saut d’octave, ou... rien du tout, ce qui est encore meilleur, car lorsqu’on se met à penser, on perd sa concentration !
27– Mais on peut faire un lien entre l’activité musicale et l’activité spirituelle au-delà du moment musical proprement dit ?
28Oui, bien sûr ! En fait, je sens essentiellement que je suis dans ma voie. De plus, en m’intéressant beaucoup aux œuvres qui se créent, j’ai l’impression de participer à l’œuvre de Création continue en général.
29– Mais alors, comment reliez-vous la foi, la religion, et l’activité musicale ?
30Dans ma manière d’exister. On est pianiste comme on peut être médecin ; on essaye de faire son travail le mieux possible. Souvtchinski, dans son article sur le Requiem Canticles, parlait de la nature et du don. Mon propre don, c’est la musique et le piano, donc je dois travailler dans ce sens. La dimension chrétienne, c’est au fond de faire ce que l’on fait pour les autres et non pas pour soi. Si j’enseigne, c’est pour être utile aux jeunes que j’ai devant moi. Et ces jeunes, je les aime, j’essaie de leur donner tout ce que je peux. Un jour, une Indonésienne m’a demandé si je priais avant d’entrer sur scène. Je lui ai dit non. Après réflexion, j’ai pensé qu’elle entendait peut-être le mot prière comme le vœu de ne pas rater tel ou tel passage, telle ou telle note. Eh bien, cette prière-là, je n’en veux pas ! En revanche, ce qui me semble possible, c’est de prier pour que mon jeu apporte quelque chose aux gens qui sont venus m’écouter. Pour moi, la dimension chrétienne tient essentiellement à cela : je suis là pour les autres.
31– Le travail de Mireille sur des cultures non chrétiennes n’a-t-il pas ébranlé votre foi, remis en question certaines idées ?
32Mais si, évidemment. La foi n’est faite que de doute et, comme pour le reste de nos activités, de recherche ! La première fois que Mireille est arrivée au Népal, ce fut un choc terrible pour elle. Cela ébranlait ses propres fondements. On peut se demander si ce sur quoi on a bâti sa vie est solide ! Il y a des jours où la foi est réellement vivante, ancrée en soi, et d’autres où l’on remet tout en question. Mais à plus de soixante-dix ans, on peut difficilement abandonner ce à quoi l’on a consacré sa vie pendant plus de cinquante ans ! Au fond, cela arrive aussi à ceux qui militent dans un parti politique. On pourrait d’ailleurs se poser la question de la différence entre l’idéologie et la foi.
33Je parle de tout cela avec des amis, croyants ou non, engagés politiquement ou non. Quelle est la nature de la foi ? Peut-on utiliser ce mot pour un communiste par exemple ? Par le biais de l’Histoire et aussi d’un sens donné à la vie, je me suis toujours bien entendu avec mes amis communistes.
34– Il y a entre la foi et l’idéologie une différence fondamentale : la question de la transcendance...
35Oui. Je parle de ces problèmes avec certaines personnes, mais je me vois mal tenir ce genre de propos avec des musiciens. Je ne peux pas parler de transcendance avec Boulez, par exemple ! Avec Stockhausen, en revanche, oui !
36– Est-ce que votre formation scientifique entre parfois en conflit avec votre adhésion religieuse ?
37L’explication rationaliste ne me gêne pas. L’idée de Bergson, selon laquelle l’intelligence doit travailler dans le sens de l’utilité, me convient parfaitement. Toutes les cassures dans la science depuis que je suis né montrent que la science est une série d’approximations. Je ne place pas sur le même plan les réalités scientifiques et les problèmes existentiels. Mais je reconnais volontiers avec saint Paul que le message chrétien est folie pour les Sages !
38– Est-ce à dire que la foi fait partie du domaine des certitudes ?
39Oh, ce serait audacieux ! Disons que les théories scientifiques sont vraies dans la mesure où elles donnent un résultat. Les questions religieuses se trouvent sur un autre plan, qui n’a rien à voir avec l’utilitaire. Elles concernent le sens de ma vie. Et de ce point de vue, je dois répéter que pour moi, le point central du christianisme est le don, le fait que l’on existe pour les autres. J’ai foi non pas en des idées, mais en un certain Jésus de Nazareth, qui est mort et que je crois toujours vivant.
40– Existe-t-il pour vous une sorte d’unité entre le monde des mathématiques et celui de la musique ?
41Les rapports qui ont été faits entre mathématiques et musique me semblent souvent peu intéressants et très théoriques. Il faut en réalité distinguer deux choses : d’une part, les mathématiques et la compréhension de la musique peuvent aller ensemble, car il s’agit là d’enchaînements de la pensée ; rien n’empêche d’ailleurs de faire des comparaisons avec d’autres disciplines. Mais d’autre part, l’expérience vécue de la musique est un phénomène unique, même si ce que l’on ressent peut être d’abord reconnu consciemment. On la comparera, dans une certaine mesure, à des enchaînements mathématiques, par exemple une démonstration élégante qui possède une certaine qualité esthétique.
42– Comment avez-vous été amené à enseigner ?
43Sans le vouloir vraiment, et de façon non systématique. Je n’ai d’ailleurs jamais brigué un poste dans un conservatoire. Je me suis mis à enseigner parce qu’on me demandait de présenter les œuvres de musique contemporaine que je jouais. La première fois, c’était au Mexique, en 1965 : on avait mis un élève en face de moi comme prétexte à ma présentation de Stockhausen. Il m’est arrivé la même chose au Québec : j’ai dû faire travailler à un étudiant la sonate dite « Au clair de lune » (qu’on appelle là-bas la sonate « À la lune » !) pour une émission de télévision. Et à la suite de tournées pour les Jeunesses Musicales du Canada, on m’a demandé en 1969 de participer à un camp musical à Orford, à l’est de Montréal, près de la frontière avec les USA, pour enseigner la musique contemporaine – en réalité, c’était plutôt la musique de Prokofiev...
44Le responsable a sans doute été satisfait des cours, car il m’a fait revenir tous les étés pendant environ dix ans. J’avais de bons élèves, mais j’enseignais davantage Bach que Boulez ! Puis j’ai été invité à deux reprises à Aspen, pour la session d’été de la Juilliard School. J’ai déjà parlé de ma première venue à l’occasion d’un colloque Schoenberg... J’ai enseigné plusieurs fois en Australie à la Western Australian University of Perth, dans des universités japonaises, à l’intérieur ou à l’extérieur de Tokyo, dans des conservatoires en Espagne, Allemagne, Pays-Bas, Suisse, et même en France.
45Si j’ai enseigné ensuite plus particulièrement la musique contemporaine, cela est dû aux master classes organisées par Claude Samuel dans le cadre du festival de La Rochelle en 1976. À la fin de ces sessions, quelqu’un m’a demandé pourquoi je ne faisais pas de tels cours à Paris. Et en effet, je me suis dit que je pourrais organiser des cours chez moi. J’ai choisi de les donner le premier mardi de chaque mois, peut-être à cause des fameux mardis de Mallarmé, et aussi des cours d’interprétation de Marguerite Long. J’ai donc annoncé que je serais chez moi le premier mardi d’octobre, et une dizaine d’élèves sont venus. Depuis, je n’ai quasiment jamais manqué un cours, quitte à déplacer des tournées ou à refuser des engagements. Mon cours s’est rapidement organisé autour de trois thèmes : le répertoire depuis 1945, car je crois qu’il s’agit d’un tournant dans l’écriture de piano ; les Viennois, parce que personne ne les enseignait vraiment à Paris ; enfin, un thème choisi avec les élèves eux-mêmes, et qui change par conséquent chaque année (l’année passée, c’était Debussy ; cette année, c’est Ravel et la musique américaine actuelle ; avant, c’étaient les préludes, ou les dernières sonates de Beethoven, ou les variations, etc.).
46– Les élèves du Conservatoire viennent-ils à ces cours ?
47S’ils sont au Conservatoire, ils ne peuvent pas venir, puisque leur professeur a une exclusivité. En revanche, j’ai des étudiants de Hollande, d’Allemagne, de Genève, de Bâle, de Lyon, de Marseille, etc., ainsi que des étrangers qui vivent à Paris. Beaucoup ont passé leur certificat d’aptitude et sont professeurs dans un Conservatoire de région. J’ai aussi quelques fanatiques qui viennent depuis des années, et qui prennent toujours consciencieusement des notes !
48Je dois ajouter que Claude Samuel, qui a beaucoup fait pour moi, m’a invité plusieurs fois à donner des cours dans le cadre du centre Acanthes : en 1978, où Xenakis était compositeur invité, et de nouveau en 1985, année européenne de la musique, ce qui a valu à moi-même et aux autres professeurs de travailler quinze jours à Aix, quinze jours à Salzbourg, et quinze jours à Delphes. C’est depuis ce moment-là que Rolf Liebermann, qui était alors directeur du Mozarteum, puis ses successeurs, m’ont engagé chaque été pour une session de cours d’interprétation à Salzbourg, un cours où j’ai beaucoup d’élèves, et notamment beaucoup de Japonais, et où j’ai acquis de l’expérience dans tous les répertoires.
49C’est pour moi une grande joie chaque année de retrouver l’enseignement des grandes pièces qui constituent le fond du répertoire pianistique. En ce qui concerne les élèves venant du Japon – la majorité sont des filles – j’essaie avec encore plus d’attention de replacer les œuvres dans un contexte de civilisation. J’ai même été amené à apprendre quelques rudiments de la langue japonaise pour comprendre les difficultés de mes élèves devant la musique occidentale ; par exemple, l’opposition entre l’accentuation faible ou même nulle de la langue japonaise et le phrasé occidental, souvent né des langues allemande ou italienne ; l’opposition aussi entre une langue assez impersonnelle et le langage romantique du XIXe siècle.
50– À quel moment êtes-vous entré en contact avec la Fondation des Treilles, pour laquelle vous avez donné plusieurs années de suite des cours d’interprétation de la musique pour piano du XXe siècle ?
51J’ai fait connaissance avec les Treilles lorsqu’un comité de rédaction de l’édition Debussy s’est réuni à la Magnanerie de Villecroze. C’était en 1986. À cette occasion, la présidente de la Fondation, Madame Anne Gruner, m’a demandé de participer à un concert privé avec le quatuor Bernède : nous avons joué le Quatuor et le deuxième livre d’Études de Debussy, ainsi que le deuxième Quintette de Fauré. Puis Madame Gruner m’a demandé de donner de nouveaux concerts privés lors des colloques organisés par la Fondation. Sachant mon goût pour la musique d’aujourd’hui, et ayant fondé l’Académie musicale de Villecroze, elle m’a demandé si je ne pourrais pas y faire des cours, l’été, sur la musique du XXe siècle. La première session a eu lieu en été 1988 et, à l’exception d’une seule fois, ces cours ont eu lieu chaque année durant la deuxième quinzaine de juillet. Ils réunissent une dizaine de stagiaires et se déroulent dans des conditions idéales : tous les élèves se rassemblent le matin pour le travail pédagogique autour des œuvres choisies, l’après-midi étant réservé au travail personnel. Pendant deux heures, je me tiens à la disposition des étudiants qui auraient besoin de travailler une question particulière ou de recevoir des conseils individuels. Enfin, je les vois tous avant leur départ pour examiner leurs projets d’avenir.
52Il faut ajouter que Madame Gruner prit l’initiative, dès 1989, d’organiser un colloque sur le temps, qui réunissait des musiciens et des scientifiques sous la direction d’Ilya Prigogine (Prix Nobel de chimie en 1977). Elle me demanda de choisir et d’inviter les musiciens.
53– Pourquoi n’avez-vous jamais postulé dans un conservatoire ?
54La première raison tient au fait que je ne sortais pas moi-même d’un Conservatoire, et que je ne connaissais pas le cursus ; je ne me sentais pas capable de préparer des élèves pour des examens. La question s’est pourtant posée lorsque Monique Haas a quitté le Conservatoire de Paris après deux ou trois ans d’enseignement. Elle m’a demandé de la remplacer, et j’ai hésité à me présenter ; en effet, j’étais alors plutôt mal vu par la direction du Conservatoire à cause de mon répertoire. C’est finalement mon impresario qui m’en a dissuadé, en me faisant remarquer que j’avais beaucoup de concerts et que je devrais sans cesse me faire remplacer. Toutefois, par mon amitié avec Pierre Barbizet, qui était directeur du Conservatoire à Marseille et qui y enseignait le piano, j’ai souvent été invité à donner des cours pour le remplacer. Comme on le sait, mon travail est assez original par rapport à l’enseignement traditionnel.
55Je dois toutefois rappeler qu’en mars 1984, après la mort de Pierre Cochereau, qui était directeur du Conservatoire de Lyon, Maurice Fleuret m’a fait venir au Ministère pour me proposer de poser ma candidature, trouvant mille arguments pour m’inciter à l’accepter. Je lui demandai un délai de réflexion, et après discussion avec des amis, je lui donnai un accord de principe. Or Fleuret ne m’avait pas dit que Gilbert Amy était sur les rangs, ce qui m’embêtait beaucoup ! Je fus convoqué par Jack Lang, alors ministre de la culture, et j’exposai devant lui quelques-unes de mes idées sur le développement de la musique contemporaine, sur les relations privilégiées qu’il faudrait entretenir avec les Conservatoires de Milan et de Turin, sur la nécessité de dépasser une situation où des professeurs et des élèves de Paris viennent à Lyon pour donner ou pour recevoir des cours, etc. Mais c’est à ce moment-là qu’une loi fut votée, abaissant l’âge de la retraite des hauts fonctionnaires de soixante-huit à soixante-cinq ans, si bien que je me suis retrouvé hors concours. En fait, je me suis senti délivré ! Une telle tâche m’intéressait, mais elle aurait beaucoup compliqué ma carrière de pianiste, et si j’en crois ma fille aînée, qui est médecin, elle m’aurait probablement ruiné la santé !
56– Pouvez-vous me dire comment vous avez élaboré votre propre méthode d’enseignement ?
57Je l’ai fait de façon empirique. Comme je suis moi-même curieux des circonstances dans lesquelles les œuvres sont apparues, je me penche volontiers sur les mouvements d’idées qui leur sont liés. C’est peut-être un effet de ma formation, mais aussi à cause d’un certain Karl Marx, qu’il ne faudrait pas jeter trop rapidement dans les poubelles de l’Histoire, que je pense nécessaire de réfléchir sur les infrastructures économiques et sociales. Donc, avant de commencer à travailler une œuvre, je préconise d’avoir une vision historique minimale, de connaître certaines concordances artistiques et générales. J’insiste toujours sur quelques dates-clés : 1905, par exemple, avec la fin de la guerre russo-japonaise, la première révolution russe, la théorie de la relativité, le voyage de Bartók à Paris, la Sonatine et les Miroirs de Ravel, La Mer de Debussy, etc. ; ou 1911-1913, avec l’atome de Bohr, la tension internationale liée au « coup » d’Agadir, Jeux, Le Sacre, Pierrot lunaire, les dernières sonates de Scriabine, le passage à l’art abstrait avec Kandinsky... Il y a aussi 1815, année du Congrès de Vienne, ou 1945 qui met fin à la Seconde Guerre mondiale. À travers tous ces éléments, j’essaie de définir la question du style. J’ai en effet remarqué, surtout en Amérique, qu’on joue Schumann comme Prokofiev, Bach comme Chopin. Les élèves n’ont souvent aucune notion du style, comme si l’historicité ne les touchait pas. Je cherche donc un moyen pour leur faire comprendre la différence des styles, des contextes historiques. Ce type d’enseignement est plus facile à réaliser dans un cours collectif qu’avec des leçons individuelles. À Salzbourg, par exemple, je donne à chaque élève deux fois quarante à quarante-cinq minutes de leçons individuelles par semaine, des leçons que les autres élèves peuvent suivre bien évidemment, et deux fois un cours collectif. Si l’on traite la musique du XVIIIe siècle, je parle du passage du clavecin au piano, du style baroque, des problèmes de dynamique, des ornements, etc. J’insiste toujours, dans mes sessions salzbourgeoises, sur Beethoven, qui me paraît essentiel ; en ce qui concerne le romantisme, je divise en général mes cours entre les romantiques virtuoses, comme Chopin et Liszt, et les romantiques littéraires comme Schumann et Brahms, distinction tout à fait arbitraire, j’en conviens ; enfin, j’aborde aussi le XXe siècle selon deux axes, avec d’un côté la musique française, et de l’autre l’École de Vienne.
58Il est parfois difficile de faire comprendre à des musiciens qui ne sont pas d’origine européenne certaines notions : celle de carnaval chez Schumann, par exemple, qui semble n’avoir aucun sens pour un Japonais. Il faut aussi distinguer l’enseignement fondé sur une œuvre, et l’enseignement destiné à faire progresser un élève. Dans les master classes, je suis amené à concentrer davantage mon enseignement sur une œuvre.
59Par ailleurs, lorsque j’enseigne, j’essaie d’être le plus proche possible des élèves, de supprimer beaucoup de barrières, et de ne pas faire montre de supériorité. Par exemple, je me refuse à les tutoyer, je cherche à m’habiller à peu près comme eux. Si je fais un stage, je partage mes repas avec eux. J’aime qu’ils me posent des questions, éventuellement qu’ils marquent un désaccord ; j’essaie de ne rien avancer sans donner les raisons qui pour moi sont valables. Je voudrais qu’ils réfléchissent par eux-mêmes et non pas en disant : Monsieur Untel a dit...
60– Et la technique ?
61Je rassure toujours mes collègues en leur disant que je ne vais pas m’attacher à reprendre la technique de leurs élèves : je fais ce que leurs professeurs habituels n’ont pas le temps de faire. Évidemment, si je vois une mauvaise position des mains, je la corrige, et je donne aussi de temps en temps des indications pour les doigtés ; mais ce n’est pas systématique. J’essaie de toucher le moins possible à ce que font les étudiants, c’est-à-dire de ne pas les déstabiliser. En quinze jours ou trois semaines, on ne peut pas changer fondamentalement ce que fait quelqu’un. J’essaie plutôt d’apporter un élément positif, de leur apprendre quelque chose.
62Il faut aussi remarquer que la technique n’est pas toujours la même selon le répertoire joué : la technique des clavecinistes, où l’on ne bouge que très peu les bras, n’est pas la même que celle de Beethoven ou de Liszt. La technique de Schumann, avec les mains très proches, entrecroisées, est très différente au niveau des épaules de celle de Brahms, où l’on occupe tous les registres en même temps. Il y a aussi des questions techniques presque insolubles. Au milieu de l’Arietta de l’opus 111, lorsque les deux mains sont éloignées et jouent chacune une ligne, il est très difficile d’obtenir une sonorité satisfaisante : comment éviter le trou entre les deux voix ? La technique liée aux débuts de la musique sérielle, qui est très disjointe, pose d’autres problèmes que celle de Debussy et Ravel, qui est finalement très conjointe. Quand on a appris l’importance fondamentale de l’octave dans la musique de Liszt, et qu’elle est proscrite dans la musique sérielle par exemple, cela demande d’autres réflexes. Lorsque la musique des années soixante-dix réintègre l’octave, cela provoque à nouveau un bouleversement stylistique et technique...
63– Comment appréhender la technique : comme problème en soi, ou par la compréhension globale de la musique et du style ?
64Je pense que c’est par une compréhension plus globale. Je pense qu’il existe une technique de base qu’il ne faut pas oublier ; et si l’on joue beaucoup la musique contemporaine, il faut toujours garder en tête la technique conjointe pour la sonorité. Quoi qu’on joue, il est nécessaire d’avoir dans les doigts six Préludes et fugues de Bach et six Etudes de Chopin, idée que j’ai acquise au contact de mon ami Barbizet. Autre idée intéressante que j’ai prise aussi à Pierre Barbizet : dès que les mains sont libres, les poser à l’avance sur la partie du clavier où elles doivent intervenir ; il donnait en exemple le début des Collines d’Anacapri. Pas de mains battant des ailes, surtout pour la musique contemporaine ! Dans les vides, par exemple, des Klavierstücke de Stockhausen, on place déjà les mains au bon endroit. Au fond, il faut supprimer tout geste inutile. Pour conserver la sonorité et la sûreté des mains dans le clavier, je pratique tous les matins des exercices sur les notes tenues, les cinq doigts, la manière de laisser tomber les mains de façon contrôlée sur le clavier. Ce sont des exercices de base ! Marguerite Long racontait qu’au moment où elle travaillait le Concerto pour la main gauche de Ravel, elle travaillait parallèlement l’Étude en la bémol majeur opus 10 de Chopin, pour des questions d’équilibre. De la même façon, si l’on travaille une œuvre de Boulez, on cherchera à jouer en même temps un auteur qui utilise la technique conjointe, comme Haydn, Mozart ou Schumann. Lorsque je fais beaucoup de musique contemporaine, je joue des classiques, sinon je suis malheureux. Mais si je dois jouer des classiques, je ressens le besoin de la musique contemporaine. J’aime avoir un répertoire ouvert !
65– Tenez-vous compte, dans votre travail sur la musique ancienne, de la sonorité et des particularités des instruments d’époque ?
66Certainement : j’essaie d’éviter de tomber dans le langage du XIXe siècle, en forçant la sonorité, en faisant de grands crescendos-decrescendos... Je pense qu’il est préférable d’appliquer les nuances par paliers. Mais je dois avouer que je ne suis pas très « baroqueux » ! Pour commencer, j’ai un problème avec le diapason à 415, qui fausse tous mes repères tonaux ! C’est un des inconvénients d’avoir l’oreille absolue. Et rien n’est plus désagréable pour moi que d’entendre le sol mineur si fréquent chez Rameau sous la forme d’un fa dièse mineur un peu bas.
67Je pense qu’il faut toujours essayer de trouver la meilleure sonorité possible. J’ai l’impression que jusque vers 1780, on utilisait l’instrument que l’on avait sous la main. Lorsqu’on voit comment Bach transcrit l’adagio d’une sonate d’orgue pour flûte, violon et clavecin, on peut en déduire que le timbre n’était pas primordial. Je crois que c’est au moment de l’étude de Debussy Pour les sonorités opposées que la sonorité, pour le piano, est devenue un paramètre à part entière. En ce qui concerne les ornements ou les appoggiatures : si la règle donne un résultat anti-musical, eh bien, il ne faut pas l’appliquer ! La seule règle que l’on doit se donner, c’est celle d’obtenir le résultat le plus musical possible...
68Quelquefois, les compositeurs écrivent des suites de petites notes comme par exemple Berio dans sa Sequenza IV, ou Stockhausen dans ses Klavierstücke. Je crois que dans ces cas-là, il faut d’abord travailler sans les petites notes, pour bien enregistrer le canevas, et ajouter les petites notes ensuite. C’est aussi valable pour Bach, Haydn ou Mozart. Les ornements viennent après. On pourrait étendre cela au rubato chez Chopin ou Debussy : il faut d’abord travailler la mise en place précise, avant de prendre certaines libertés.
69– Est-ce que la pratique intensive de la musique contemporaine peut « casser », comme on le dit souvent, la technique ?
70Si l’on travaille mal, oui ! Il faut toujours conserver de la souplesse, ne jamais devenir raide. Ce ne sont pas les œuvres qui abîment la technique, ce sont les interprètes qui les jouent mal. Il y a une technique propre à chaque époque, mais je ne vois pas pourquoi dans la Troisième Sonate de Boulez on aurait une vilaine sonorité !
71– Est-ce que vous n’avez pas souffert de l’image du spécialiste de musique contemporaine qui serait incapable de jouer correctement le répertoire traditionnel ?
72Sûrement. Je l’ai ressenti dans les critiques. Je l’ai parfois senti comme un a priori. Dans certains concerts où je jouais à la fois des œuvres classiques et contemporaines, on louait mon jeu uniquement pour les œuvres contemporaines. Dans la mesure du possible, j’ai lutté contre ces classifications, et j’ai cherché à jouer les œuvres devant lesquelles j’étais émerveillé. Même si ce n’est pas forcément de telles œuvres que l’on joue le mieux ! J’ai par exemple toujours redouté de jouer Mozart ou Chopin, car je trouve cela tellement extraordinaire que je me sens plus vulnérable devant le public.
73– Comment pourrait-on caractériser les ruptures ou les bifurcations dans la façon de penser le piano ?
74On a toujours l’impression que tout a été dit, et pourtant, il existe toujours des possibilités inexplorées. Toute la tradition de Chopin à Debussy a voulu oublier que le piano était aussi un instrument de percussion. Et puis, en 1911, il y eut l’Allegro barbaro de Bartók et la Toccata de Prokofiev. C’est alors que l’on prit conscience qu’il existait deux aspects du piano : l’un où les marteaux frappent les cordes, l’autre où la pédale permet de dégager des harmoniques et des résonances. Je pense que Boulez est l’un des premiers à avoir exploité musicalement l’opposition de ces deux aspects dans sa première sonate : le premier mouvement présente deux idées (est-ce là l’idée de la forme-sonate ?) – l’une percussive, l’autre fondée sur les résonances.
75Debussy a développé les harmoniques de façon considérable par rapport à Chopin : alors que ce dernier s’arrêtait à la quatrième ou la cinquième harmonique, Debussy va jusqu’à la septième et même la onzième. Il a sans doute employé cela de façon intuitive. Dans l’étude Pour les agréments, juste avant la réexposition (mesure 41), le ré dièse harmonique 11 du la fondamental se transforme implicitement en mi bémol, harmonique 7 de la tonique fa. Au centre de la même étude, juste avant le début de la grande phrase mélodique de la main droite (mesure 32), le la qui était une sixte ajoutée de l’accord de do majeur, se transforme en harmonique 7 de la basse si. De son côté, Ravel a développé le mécanisme lisztien. Et l’on retrouve cela en écho chez Boulez et Stockhausen : le premier a ouvert de nouvelles possibilités sur le plan des résonances et des harmoniques dans sa Troisième Sonate, très loin au-delà de Debussy, tandis que Stockhausen fait sonner le piano de manière radicalement neuve par d’autres moyens.
76– Vous ne parlez jamais des compositeurs plus jeunes : est-ce à dire qu’il n’y a plus d’évolution significative après les compositeurs de cette génération-là ?
77Non, on ne peut pas dire cela. Le piano de Tristan Murail, par exemple, sonne de façon très intéressante, sur la base des résonances – il refuse en effet complètement la dimension percussive.
78– J’ai remarqué que vous parlez souvent des significations tonales dans vos cours, et que vous faites référence à des œuvres écrites dans la même tonalité...
79Travailler beaucoup de musique hors tonalité m’a amené à réfléchir sur le monde de la tonalité, et à mieux approfondir les rapports entre tonalités différentes, que je compare au monde clos de la géométrie du triangle. La théorie de Lendvai ramène les douze tonalités aux trois fonctions de tonique, dominante et sous-dominante. Cela marche très bien pour Beethoven : ainsi, toutes les œuvres de Beethoven en mi majeur ou mineur restent sur le pôle de mi, presque sans évolution. On peut se demander dans quelle mesure une tonalité donnée n’entraîne pas certaines conséquences. Plus on avance dans la musique au XIXe siècle, plus les significations des différentes tonalités me semblent importantes ; par exemple, il est évident que ré mineur est fondamental dans l’histoire de la musique, et ce n’est pas par hasard si à la fin du XIXe siècle, ré mineur devient si essentiel : que ce soit chez Fauré, Franck, Bruckner, Mahler ou Schoenberg. Il y a là une référence évidente au Don Giovanni de Mozart et à la Neuvième de Beethoven. Même chose avec si mineur, depuis le Kyrie de la Messe en si de Bach jusqu’à la mort de Marie dans Wozzeck, en passant par la Symphonie Inachevée de Schubert ou le magnifique Adagio K. 540 de Mozart. Au fond, il y a peut-être une relation entre le ton ou la note si et l’idée de la mort : Berg a su exprimer cela magnifiquement avec le fameux unisson sur le si, et la mort d’Isolde finissait déjà sur un si.
80– Une leçon se prépare-t-elle ?
81J’ai toujours constaté qu’une leçon préparée est meilleure qu’une leçon improvisée. Il est nécessaire de jouer l’œuvre pour soi avant le cours, surtout si l’on ne l’a pas à son propre répertoire.
82– Comment se déroule une leçon de Claude Helffer ?
83Imaginons un élève. Il me joue une pièce, par exemple les Poissons d’or de Debussy. Tout d’abord, il joue l’œuvre d’un bout à l’autre, sans interruption. Il a sans doute le trac ; par conséquent, il va se rendre compte immédiatement de ce qui ne va pas. Quant à moi, je prends le texte de l’œuvre à l’appui. J’essaie de lui montrer qu’il n’est pas cohérent avec le texte, parce qu’il ne respecte pas certaines indications, ou qu’il n’est pas cohérent avec lui-même, s’il joue par exemple deux passages similaires dans des tempos différents (tout le monde n’est pas Maderna !). Je soutiens que le texte est ce sur quoi nous pouvons nous mettre d’accord : c’est notre seul contact avec le compositeur. Le texte a toujours raison ! L’élève ne doit pas pécher contre la cohérence, ni contre l’esthétique ; en aucun cas une sonorité ne doit être laide, même si Debussy écrit « âpre », si Messiaen écrit « strident » ou « hurlé ». Avant tout, il faut que la mise en place des notes, des rythmes, des dynamiques soit impeccable ; cela, je l’ai appris spécialement au Domaine Musical. On ne peut s’occuper du rubato, s’il y a lieu, qu’après cette mise en place. J’insiste sur le fait que pour moi, le respect des intensités et des dynamiques est aussi important que celui des notes. J’ai ainsi appris à noter au début d’une œuvre l’échelle des intensités que je vais y rencontrer en référence avec l’échelle des intensités utilisée par le compositeur dans son œuvre en général. Sur mes partitions, je colorie en rouge les forte et les Crescendos, en bleu les pianos et les diminuendos. De même, je souligne en jaune les octavas et en orange les doubles octavos – tout cela pour faciliter la lecture !
84Ces remarques se rapportent en fait à ce qu’il faudrait appeler la partie négative de la leçon, une partie facile, même si elle réclame beaucoup d’attention.
85– Mais quelle est tout de même la part de l’interprétation ?
86Je pense qu’il faut procéder par approximations successives. Si on dit à l’étudiant : « Jouez plus fort ! Jouez moins fort ! Comme ceci ! Comme cela ! », on n’obtiendra qu’un résultat plaqué, finalement mauvais. J’ai remarqué, lors des cours collectifs, que les étudiants ne tiennent pas compte des remarques que j’ai faites à l’un de leurs camarades : ils sont victimes de leurs habitudes, et il est très difficile de les rendre conscients de ce qu’il faut faire. Cela doit venir d’eux-mêmes. Par conséquent, ma tâche – et c’est là le côté positif de la leçon – consiste à favoriser ce mouvement d’intériorisation. Je ne dis pas que parfois, pour montrer un sens expressif ou même une mise en place, je ne me mette pas à battre la mesure, ou phraser avec la main comme si j’étais un chef d’orchestre. Je me prends aussi parfois à chanter, bien que ce ne soit pas toujours très juste.
87Dans une leçon collective, j’évite toujours qu’une difficulté chez celui qui joue glisse vers l’humiliation ; j’essaie au contraire de montrer qu’il s’agit d’une difficulté d’ordre général, et que telle difficulté rencontrée chez Debussy, par exemple, se retrouve chez Beethoven ou chez Boulez.
88– Votre méthode est la même dans une leçon privée ?
89Je dois dire que je ne conçois pas de la même façon une leçon privée et une leçon collective. Dans une leçon privée, je rentre bien davantage dans les détails. Je m’attache par exemple à la question des doigtés. Je sais que Vlado Perlemuter, grand pianiste et grand professeur, donnait tous ses doigtés à ses élèves, ce qui ne marche pas forcément, parce que les morphologies diffèrent d’une personne à l’autre. Mais on peut dire, d’une façon générale, que le meilleur doigté est celui qui suscite le moins de déplacements possible. J’irais même jusqu’à dire que parfois il faut respecter la symétrie des mains ; j’ai ainsi trouvé des doigtés très utiles dans le finale de la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók. Si on joue ces doigtés mains séparées, ils paraissent mauvais, alors qu’à deux mains, ils deviennent faciles. Dans ses Exercices, Brahms exploite également ces possibilités de symétrie.
90Dans une leçon privée, je passe également beaucoup de temps à apprendre aux élèves à travailler de manière efficace ; une chose que j’ai eu à apprendre par moi-même. La plupart ne savent pas travailler. Je les entends parfois, par exemple depuis les couloirs du Mozarteum de Salzbourg : ils jouent à toute allure, puis s’arrêtent sur une erreur et reprennent à cet endroit-là, sans se rendre compte que le plus souvent, c’est le passage qui précédait l’erreur qui les avait amenés à se tromper. Il faudrait donc, en fait, travailler l’enchaînement. Je m’efforce de montrer cela, d’isoler le passage qui pose un problème, de travailler les enchaînements. D’autre part, je leur demande de jouer lentement, parfois mains séparées, et en reprenant plusieurs fois un même passage. Je travaille souvent moi-même des traits plus vite que le tempo indiqué, par exemple aux quatre tiers de la vitesse, afin de me sentir tout à fait à l’aise par la suite. Lorsqu’on n’arrive pas à réussir un trait, il faut avoir la sagesse d’attendre ; il ne faut pas s’énerver et s’obstiner sur une difficulté. Alfred Cortot préconisait des exercices autour d’une difficulté, mais on n’a pas toujours le temps de les faire. En revanche, j’insiste beaucoup sur l’importance de la main gauche, sur laquelle tout repose : si l’on sait sa main gauche par cœur, on a résolu l’essentiel des difficultés. C’est d’ailleurs un point important : se servir de sa mémoire. Il ne faut pas dire : j’apprendrai l’œuvre par cœur après ; il faut la mémoriser tout de suite. La mémoire ne s’use que si l’on ne s’en sert pas ! J’ai remarqué, en ce qui me concerne, que les œuvres apprises jusqu’à l’âge de vingt ans sont fixées en moi, et que je peux les rejouer immédiatement ; celles apprises entre vingt et quarante ans demandent quelques heures de travail ; celles apprises plus tard demandent parfois une semaine ! C’est une raison de plus d’insister pour que les jeunes se servent de leur mémoire.
91– Y a-t-il un travail spécifique pour les œuvres contemporaines ?
92J’ai parfois l’impression qu’on apprend plus facilement les œuvres contemporaines parce que l’on fait un plus gros effort. Ce sont souvent les adagios de Mozart que l’on connaît le moins bien, parce qu’il n’y a pas de difficultés techniques. J’ai aussi remarqué que l’on ne se trompe généralement pas dans les œuvres difficiles rythmiquement : dans le Premier Concerto de Bartók, que j’ai beaucoup joué, le premier mouvement est très difficile, mais je ne me suis jamais trompé, ni le chef d’orchestre ; alors que dans le troisième mouvement, où tout est quasiment à deux temps, on fait plus facilement des erreurs !
93– Comment retenez-vous des œuvres asynchrones, asymétriques ?
94Je compte énormément, et je m’attache aux schémas rythmiques (j’ai une très bonne mémoire pour cela !). Avant d’entrer sur scène, dans des œuvres difficiles comme le Premier Concerto de Bartók ou le Concerto avec orchestre d’harmonie de Stravinski, je revois mes schémas ; et dès lors, ils défilent automatiquement dans ma tête. On a évidemment aussi une mémoire des doigts.
95– Est-ce qu’on ne pourrait pas reprocher à de tels schémas d’être antimusicaux ?
96Non, parce que je les pense comme des mélodies. Je chante en comptant, je phrase, j’articule ! Il ne faut pas travailler « abstraitement ». Je dis toujours à mes élèves de tenir compte des dynamiques, par exemple, même lorsqu’ils travaillent lentement. J’ai moi-même appris, autrefois, à faire d’abord les notes, puis les nuances. Je pense que cela est faux. Les nuances sont aussi importantes que les notes, et on s’en aperçoit tout particulièrement depuis Debussy et la musique sérielle.
97Roger Albin m’avait en quelque sorte appris à travailler les passages difficiles en les affectant de différents types de rythmes (par exemple croche pointée/double croche et son contraire, ou croche/deux doubles croches et son contraire, etc.). C’est un excellent moyen pour trouver les bons doigtés, parce qu’on réalise ainsi toutes les sortes possibles d’enchaînements. Nous travaillions d’ailleurs ainsi certains passages ensemble. Et j’ai repris cette technique dans les œuvres de musique contemporaine : souvent, je les dérythme, si je puis dire, si bien que le rythme réel ne me cause plus de difficulté : il n’est qu’une variante des différentes formules travaillées. Cela convient tout à fait aux œuvres asynchrones ou asymétriques.
98– Vous m’avez parlé des relations entre les œuvres contemporaines et les œuvres du répertoire : est-ce encore possible d’établir ces relations lorsque vous faites travailler une œuvre de Xenakis ou de Cage ?
99J’essaie ! Pour Cage, chacun doit trouver ses propres repères. Aussi est-il difficile d’enseigner sa musique ! La leçon se transforme en discussion, et finalement en quelque chose d’extra-musical. Mais pour Xenakis, je peux faire des rapprochements : par exemple, en citant certains passages du premier mouvement de l’Appassionata (mesures 123-129), qui préfigurent une musique de masses. Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’une question de vocabulaire ou de syntaxe, ou d’une question purement technique, je cherche toujours à généraliser. Il faut en effet non seulement intéresser celui qui joue, mais aussi ceux qui écoutent.
100– Lorsque vous travaillez vous-même, ou lorsque vous faites travailler une œuvre, pensez-vous à des sonorités orchestrales, à des timbres non pianistiques ?
101C’est une des choses les plus importantes pour moi, surtout dans la musique à partir de Beethoven – mais c’est vrai déjà chez Bach et Mozart Je dis toujours aux étudiants de situer l’œuvre à l’intérieur d’une catégorie déterminée : même pour une fugue de Bach, on peut choisir la référence de l’orgue, d’un ensemble de cordes ou d’un ensemble vocal. Je leur demande donc de faire des propositions, car cela influe sur le tempo et sur la conduite des voix, ainsi que sur la sonorité, bien évidemment. Je demande qu’on imagine intérieurement l’œuvre chantée ou jouée sur d’autres instruments. Par exemple, si le début de la seconde Partita intitulée « Sinfonie » se réfère au style des suites pour orchestre, ce qui suit (mesures 8 à 22) évoque plutôt une sonate pour flûte et basse chiffrée... En ce qui concerne Mozart, on doit toujours se reporter à ses opéras et à ses concertos (lesquels sont des opéras dont le personnage principal est le soliste) ; pour Beethoven, ce sera la symphonie ou le quatuor, et pour Schubert, le lied. Beaucoup d’œuvres de Debussy, comme les Préludes du deuxième livre ou les Etudes, peuvent être rapportées à l’écriture de Jeux. À cet égard, les Douze Notations de Boulez constituent un exemple intéressant : on ne peut pas négliger le fait que les pièces 4 et 9 ont été transposées telles quelles dans la première version de l’Improvisation I sur Mallarmé : on retrouve alors la sonorité du vibraphone et des cloches dans le jeu pianistique. D’autre part, Boulez s’est servi du matériau de ces Notations en le développant pour écrire des Notations pour orchestre ; jusqu’ici, seules ses Notations 1 à 4 ont été réalisées ; et les mouvements métronomiques notés sur la partition d’orchestre peuvent donner une idée de ce qu’il faut faire dans la partition de piano.
102– Est-ce qu’en abordant des œuvres sérielles vous procédez tout d’abord à une analyse stricte ?
103L’analyse n’est intéressante, à mon avis, que dans la mesure où elle peut être traduite dans l’interprétation. Ainsi, les nomenclatures de séries comme les présentait Leibowitz dans ses ouvrages (voir par exemple son Introduction à la musique de douze sons7) sont rarement utiles, même si parfois cela donne des indications importantes. Par exemple, dans l’exposition du troisième mouvement des Variations de Webern, l’analyse sérielle constitue la clé de l’interprétation. Par expérience, toutefois, je m’attache essentiellement à ce qui peut s’entendre. Si je fais travailler la Valse de l’opus 23 de Schoenberg, je ne vais pas m’étendre sur le fait qu’on entend soixante-dix fois la série ; je dirai peut-être qu’à deux ou trois reprises, la série n’est pas complète, ce qui montre que Schoenberg n’était pas dogmatique, et qu’il faut jouer l’œuvre avec souplesse ; la valse reste une valse ! On peut rapprocher cette fameuse valse sérielle de la transcription pour petit ensemble de la Valse de l’Empereur de Johann Strauss réalisée par Schoenberg. C’est en s’y référant que l’on trouve le bon tempo.
104Dans la musique de Mozart et de Beethoven, par exemple, je m’attache aux groupes de mesures, et notamment aux irrégularités. En effet, non seulement c’est là que la musique échappe aux conventions de l’époque, mais c’est aussi là qu’il faut réfléchir, car si le compositeur choisit des structures irrégulières, il a une raison qu’il faut savoir découvrir. (Dans une marche militaire, qui représente pour moi la négation de la musique, il n’y a jamais d’irrégularités !) Chez Mozart, c’est souvent au moment de la jonction de deux idées ; alors qu’il raccourcit les groupes de mesures dans les transitions entre deux idées, comme pour alléger le discours, Beethoven, lui, les allonge. C’est dans le même esprit qu’il reprend souvent les dernières mesures de ses grandes phrases mélodiques, parfois en les transformant. Ceci se vérifie dans l’adagio de la Neuvième Symphonie, ou dans celui de la Sonate opus 106, ainsi que dans la cavatine du Treizième Quatuor. Autant Debussy tend à dupliquer le début de ses phrases, autant Beethoven reprend la fin des siennes.
105– Vous analysez les œuvres comme travail préalable ou après les avoir dominées techniquement ?
106Je crois que tout va ensemble. Je me souviens que certains membres de la Société Française d’Analyse Musicale voulaient inventer un statut d’analyste, comme il existe des analystes pour les situations économiques, et je n’étais pas d’accord, car je crois que les interprètes ont besoin de leurs analyses personnelles pour avancer, et qu’il ne faut pas couper cet aspect « théorique » de la pratique proprement dite. L’intérêt principal de l’analyse consiste à observer comment s’articulent les masses sonores. Ce n’est pas difficile en ce qui concerne Boulez, parce que les masses sont assez bien délimitées, qu’elles existent pour elles-mêmes, et qu’il y a une unité directrice. L’analyse est une sorte de géographie : il faut déterminer où sont les sommets et les fleuves, dans quel sens coulent ceux-ci, et, chose plus délicate, trouver les points de passages. C’est sur les transitions qu’il faut faire porter l’attention des étudiants. Ce n’est pas par hasard si Beethoven disait avoir du mal à écrire les transitions dans ses dernières œuvres ! L’analyse permet une meilleure compréhension de l’œuvre, et elle empêche un travail mécanique au clavier. J’incite mes élèves à chercher et à travailler dans ce sens. Comme je l’ai déjà dit, seuls les éléments d’analyse qui aident à l’interprétation doivent être considérés. L’analyse ne doit pas seulement être statique, mais au contraire dynamique. Quel est le point culminant de l’œuvre, son climax ? Mais par opposition, il faut envisager un anti climax, comme par exemple les structures d’attente chez Beethoven : dans les mesures qui précèdent la réexposition du thème dans le rondo de l’opus 53 (mesure 288 et suivantes). Comment équilibrer les parties ? Comment atteindre ces points si importants ?
107Il y a aussi dans l’analyse une partie esthétique. Il faut savoir s’extasier, s’émerveiller ! Lorsque Max Deutsch, un des élèves de la période viennoise de Schoenberg, faisait chez lui des cours sur L’Art de la fugue, il annonçait que sur tel contrapunctus, sujet de son cours ce jour-là, il mettrait en relief quelques « perles rares » et qu’il n’analyserait pas tout. J’aime faire cela, et je tâche de faire partager mes admirations. Lors d’un série d’émissions faites à la Radio sur « temps et musique », j’ai dit au début, en parodiant Alban Berg : « Peu importe que vous ne reteniez rien de ce qui sera dit, l’essentiel est de faire entendre des œuvres que je trouve merveilleuses ». Il faut toujours essayer d’exciter la curiosité des élèves, même si l’on n’est pas toujours payé en retour.
108– Pour les œuvres classico-romantiques, quelle est l’importance d’une analyse de la forme ?
109Là aussi, je m’y attache dans la mesure où cela aide l’interprétation. Si les mouvements d’une sonate sont vraiment indépendants les uns des autres, j’estime qu’il faut respecter cela ; mais s’il y a un enchaînement logique, comme dans l’opus 109 de Beethoven où le premier mouvement finit sur un accord de mi majeur, tandis que le second mouvement commence sur un accord de mi mineur, alors je demande qu’on travaille cette relation organique (on voit d’ailleurs sur le manuscrit que Beethoven demande de quitter la pédale au moment précis où le sol bécarre de la main droite est attaqué). Plus on avance dans la musique de Beethoven, plus les mouvements sont liés entre eux. Je demande aux étudiants de ne pas laisser tomber les mains ou de ne pas se gratter la tête entre l’adagio et le finale, mais au contraire de maintenir la tension. De toute façon, on a toujours intérêt à préparer les enchaînements entre les différentes parties d’un morceau, voire d’un programme.
110– Existe-t-il des discussions sur les différentes façons de phraser, sur ce qui relève de l’intuition d’une part, et de l’analyse d’autre part ?
111Je suppose d’abord que l’étudiant m’amène un phrasé cohérent. Si c’est le cas, même si j’ai une autre idée, je ne lui dis rien. Je pense d’ailleurs qu’il peut être dangereux de lui en faire prendre conscience. Je me souviens personnellement qu’à l’époque où je jouais avec Roger Albin, quelqu’un m’a fait remarquer que je réussissais particulièrement bien la réexposition du thème dans le finale de la Sonate en la majeur opus 69 de Beethoven. Eh bien ! je n’ai plus jamais joué ce thème aussi bien ; je n’y arrivais plus ! Et j’en ai voulu à celui qui m’avait fait cette remarque ! Toutefois, tout dépend de la personnalité de l’élève, s’il est intuitif ou non. Souvent, je demande : « Où allez-vous ? » Évidemment, il y a plusieurs réponses possibles, plusieurs solutions. Par exemple, si on se réfère à la terminologie de Messiaen pour définir la courbe d’une phrase – anacrouse, accent, désinence (plutôt qu’accent, on devrait dire point focal) – dans la première phrase de la Sonate de Berg, le point vers lequel on tend, c’est la dissonance, parce qu’elle apporte une tension expressive. Mais il y a deux dissonances possibles dans la première phrase ; laquelle choisir ? Je ne me permets pas de le dire péremptoirement. Moi, je choisis la seconde, mais je me garde de l’imposer. Si on me joue bien cette phrase avec l’accent sur la première dissonance, je suis pleinement d’accord.
112– Les œuvres contemporaines n’incitent-elles pas à relire les œuvres traditionnelles de façon différente ?
113Absolument ! Elles sont en général très précises sur le plan de la notation. Rétrospectivement, on s’aperçoit que les classiques étaient déjà extrêmement précis, et on tend à revenir au texte débarrassé de traditions plus ou moins douteuses. Dans la partie centrale de l’opus 110 de Beethoven (Adagio ma non troppo, entre les mesures 4 et 7), il y a par exemple dix-neuf indications différentes ! Lorsqu’on est familier de la musique contemporaine, on s’attache beaucoup plus volontiers à suivre ces indications, comme si c’était du Stockhausen. Si l’on fait vraiment attention aux accents ou aux petits soufflets écrits par Chopin, on a des indications précieuses pour le phrasé qui évitent un maniérisme de mauvais aloi.
114On peut aussi évoquer le problème de l’arrangement des mains pour faciliter un trait : personnellement, j’y suis opposé, sauf en cas de danger, car alors, mieux vaut un bon arrangement qu’une mauvaise exécution. Mais je suis toujours agacé lorsque les étudiants font systématiquement une autre répartition des mains que celle préconisée par le compositeur, sans l’avoir même essayée, et sans avoir cherché à en comprendre les raisons. Celles-ci pouvaient être liées à la sonorité : un pouce de la main gauche ne sonne pas comme un cinquième doigt de la main droite. Personnellement, je cherche toujours à faire ce qui est écrit. En tous les cas, il faut commencer par là, par le respect du texte – c’est mon leitmotiv ! Ainsi, dans le deuxième mouvement des Variations de Webern, où les mains se croisent sans arrêt, on laissera toujours la main gauche au-dessus de la main droite pour ne pas être déstabilisé et perdre de l’énergie ; la symétrie exacte entre les deux mains conduit à utiliser les mêmes doigts, de façon non moins symétrique. Et surtout, on respectera les alternances de mains exactement comme elles sont indiquées : c’est essentiel pour le phrasé et le rubato, comme l’indique Webern dans la partition présentée par Peter Stadlen.
115J’ai quelques principes (qui, comme tous les principes, n’existent que pour être contredits, mais seulement pour des raisons musicales) : par exemple, dans la musique de Bach, Mozart et Beethoven, je tiens beaucoup à l’unité de tempo, sauf indication contraire dans la partition. Le tempo est le carcan qui maintient l’unité. C’est moins évident chez Haydn, parce que ses idées sont souvent très contradictoires ; chez Schubert aussi, d’ailleurs. Il est très important de pouvoir déterminer quelles musiques réclament l’unité du tempo, et quelles autres peuvent s’accommoder de différences. Je n’exigerai jamais l’unité de tempo dans la musique de Brahms, par exemple, car ce n’est pas dans la nature des œuvres, et chacun de ses thèmes a sa propre individualité. Cela est encore plus vrai chez Chopin. Chez Beethoven, au contraire, tout se plie à un seul tempo. Chez lui, il y a toujours l’idée d’un combat, un combat contre son propre thème, contre son propre temps. En écoutant récemment un enregistrement de l’interprétation de la Troisième Symphonie par Furtwängler, j’ai été extrêmement gêné par le fait qu’il ralentit sur les thèmes les plus mélodiques. À l’inverse, j’ai entendu Sawallisch diriger la Symphonie « Rhénane » de Schumann, dans laquelle il plie tous les thèmes au même tempo – et je pense qu’il a raison.
116Un autre de mes principes consiste à tenir compte des groupes de mesures. Quelle que soit la partition étudiée, il faut examiner la position de l’auteur par rapport à la barre de mesure, et à la façon dont les mesures sont groupées, régulièrement, irrégulièrement, avec des nombres pairs ou impairs. Je crois bien que Schnabel est le premier à avoir attiré l’attention sur ce problème dans son édition des sonates de Beethoven. Il avait notamment pris conscience des irrégularités rythmiques que cela entraîne, en particulier dans le second mouvement de la Sonate opus 110, même si dans ce cas on peut imaginer une autre solution. Mozart, par exemple, est le compositeur qui a le plus utilisé les groupes de mesures impairs ; pour lui, la barre de mesure n’a qu’une valeur indicative, et il a souvent recours à des enjambements. Dans le premier Chopin, en revanche, les mesures sont groupées par quatre, comme dans les Scherzi par exemple, alors que dans sa dernière période, ce n’est plus du tout le cas. L’exposé du thème principal de la Quatrième Ballade est à ce propos tout à fait extraordinaire par son utilisation systématique d’un nombre impair d’unités ; l’équilibre est d’ailleurs rétabli, puisque tout de suite, le compositeur expose le thème une deuxième fois, avec de légères variantes mélodiques et harmoniques. Le style de Schumann est très ambigu : il garde des carrures régulières, mais les contredit de l’intérieur par des accents, ou écrit des superpositions d’hémioles à un temps de distance (voir la première pièce des Davidsbündlertänze par exemple). Ravel n’est compréhensible que si l’on regarde comment il regroupe les mesures.
117– Aujourd’hui, on dispose d’éditions relativement proches de l’original. Mais souvent, bien des problèmes demeurent, en raison des différentes versions dans lesquelles nous est parvenue une œuvre. Vous avez vous-même collaboré à l’édition Debussy qui est en cours : quelles difficultés y avez-vous rencontrées ?
118Notre époque est devenue plus exigeante, notamment avec la notion d’Urtext, même si des partitions portant la mention Urtext sont différentes ! Je m’en suis bien rendu compte, en effet, dans mon travail pour la nouvelle édition des œuvres de Debussy. Quelle est la version originale, quelle est la version définitive ? Le manuscrit ? La première version mise au net ? Les épreuves ? La première édition ou les éditions corrigées par l’auteur ? Il y a des divergences entre toutes ces partitions, sans parler des fautes laissées par inadvertance. À mon avis, chez Debussy, les dernières versions sont toujours les meilleures. On a par exemple deux versions de la fin de La Terrasse des audiences au clair de lune : la première édition diffère du manuscrit, mais, ce qui est troublant, c’est qu’elles ont toutes les deux le même nombre de croches et de noires pointées – elles durent toutes les deux vingt-et-une noires pointées ! On peut dire que Debussy avait un sens de l’équilibre absolument parfait ; eh bien ! pour moi, la seconde version est infiniment supérieure à la première. D’ailleurs, Debussy a souvent retravaillé ses fins. Mais pour d’autres compositeurs, les dernières versions ne sont pas forcément les meilleures : par exemple, chez Chopin, dans la Deuxième Ballade, nous avons cinq fins différentes, liées au fait que Chopin avait trois éditeurs (en France, en Allemagne et en Angleterre). Laquelle choisir ? On peut se dire que si l’on prend une édition, il faudra s’y tenir : mais ce n’est pas toujours la meilleure solution ! Ainsi Schumann a beaucoup évolué selon les éditions : on peut penser qu’il a amélioré, mais aussi qu’il a affaibli le manuscrit original. Il avait par exemple la manie d’ajouter des reprises : faut-il les faire ?
119Le problème des reprises est un exemple typique de ces dilemmes devant lesquels se trouve l’interprète. Schnabel donne une indication précieuse à ce sujet : si les reprises sont courtes, il propose de les faire systématiquement ; mais si elles sont longues, comme dans les sonates de Schubert, il regarde d’abord dans quelle mesure le secundo8 est réellement différent du primo, et décide ensuite de les faire ou non. Dans le premier mouvement de l’Héroïque, où l’exposition est déjà très longue, faut-il vraiment faire la reprise ? Ne risque-t-on pas de « casser » la forme générale ? Lorsque la reprise est inattendue, comme par exemple dans le finale de l’« Appassionata », elle s’impose. L’indication de reprise n’était-elle pas une convention de l’époque ? Personnellement, chez Haydn ou Mozart, je fais la première reprise mais non la deuxième ; dans le dernier mouvement de la Sonate opus 10 de Beethoven, je fais toutes les reprises, car le mouvement est extrêmement court : c’est une question d’équilibre.
120Chez Beethoven, nous avons le manuscrit et les premières éditions. En général, Beethoven indique le phrasé par des liaisons. Dans les premières œuvres, elles sont très courtes, divisées en nombreux petits segments, alors qu’à partir de l’opus 109, les liaisons s’étendent souvent sur une dizaine de mesures. Il existe donc une tentation : mettre dans les premières œuvres les liaisons longues propres aux œuvres tardives. Aussi y a-t-il peu d’éditions qui respectent vraiment les indications du manuscrit du compositeur. Or, l’origine des liaisons, ce sont les coups d’archet des instruments à cordes qu’à ses débuts le piano a imités (les premiers concertos de clavecin sont des transcriptions de concertos pour violon). Il faut donc essayer d’imaginer comment les cordes joueraient une phrase de piano : il ne s’agit pas de briser la ligne mélodique à chaque fois que l’on a une liaison, mais, à l’intérieur du legato, de garder la souplesse de main qu’aurait un violoniste. Schnabel avait très bien vu cela dans son édition, même s’il ne respecte pas toujours le manuscrit.
121– Existe-t-il des éditions qui trahissent carrément l’œuvre ?
122Quand je vois arriver à Salzbourg des éditions japonaises de Debussy, je suis obligé de procéder à des mises en garde, spécialement parce que l’on y trouve beaucoup d’indications de pédale alors que chez Debussy, il n’y en a pratiquement pas ! Ces indications ajoutées sont notées comme si elles provenaient du compositeur lui-même. Cela amène les étudiants à les prendre au pied de la lettre, au risque de provoquer des successions harmoniques non prévues par l’auteur. Il y a aussi des arrangements inadmissibles : Debussy savait comment jouer le piano, et il savait écrire pour cet instrument ! C’est la même chose pour Ravel. Il faut également se méfier des éditions de Bach qui comportent toutes sortes d’indications de nuances, alors que les éditions originales sont tout à fait sobres ! Mais les éditions Urtext posent aussi parfois des problèmes. Les éditions Henle, par exemple, qui sont extrêmement sérieuses, ne distinguent pas dans la musique de Beethoven les deux types de staccato qu’on trouve dans le manuscrit (et qui sont difficiles à distinguer, d’ailleurs) : le point (·) et la griffe (˅). Cela dit, personne ne sait exactement comment il faut jouer l’un et l’autre, pour autant qu’on ait pris conscience qu’il existait cette différence ! Chaque compositeur a son propre système de « signalisation ». Il est donc impératif de savoir comment les différencier. J’ai par exemple discuté dernièrement la question du signe « chapeau » (^) ; tout le monde s’accorde, pour la musique d’aujourd’hui, à dire que c’est l’accent le plus fort. Mais si l’on prend les partitions de Schoenberg, on voit que ces « chapeaux » ont une autre signification ; Schoenberg écrit : « nicht fallen lassen » [ne pas laisser tomber] ; donc, ce n’est pas un accent ! On peut se rappeler qu’on trouve le même signe chez Schumann, sur des notes pianissimo. Que signifie-t-il ? Je prétends qu’il a sans doute la même signification que chez Schoenberg. J’en ai discuté avec Boulez, puis j’ai écrit à Brendel, dont j’apprécie particulièrement l’intelligence et la musicalité, et il m’a confirmé dans mes intuitions : pour lui, le « chapeau » signale une note prééminente. En écrivant à Brendel, j’espérais qu’il me dirait : « Dans la tradition autrichienne... » ; mais il m’a répondu : « Pour moi... » Voilà des problèmes qui sont extrêmement délicats, et dont nos professeurs ne nous ont jamais parlé ! C’est la même chose pour les sforzandos et les forte-pianos. Finalement, on doit s’inventer un système, à défaut d’avoir une définition claire de chaque signe pour chaque compositeur. Mais il faut que le système soit tout à la fois cohérent, expressif et musical.
123Il est aussi très intéressant de voir comment un compositeur fait des emprunts, conscients ou inconscients, comment il « fait son miel » chez ses prédécesseurs, comme le dit Messiaen : par exemple, au début du développement de la Sonate pour piano et violoncelle opus 69 de Beethoven, on entend un thème qui est textuellement celui de la viole de gambe dans le solo qui suit la mort du Christ de la Passion selon saint Jean de Bach ; on retrouve ce même thème dans l’arioso de la Sonate opus 110. Plus volontairement, beaucoup de thèmes de la Fantaisie de Schumann renvoient à Beethoven, notamment à Fidelio ; et dans la Huitième Novelette, qui comporte un thème emprunté à Clara, le passage le plus tragique fait entendre ce que j’appellerai l’accord du Commandeur, qui représente certainement pour Schumann le père Wieck. Il est non moins passionnant de voir comment le génie d’un compositeur a pu rompre ou simplement modifier les lois d’un genre (par exemple Beethoven et la sonate).
124– Qu’apprend-on des élèves ?
125Beaucoup de choses ! On pourrait rappeler la première phrase du Traité d’harmonie de Schoenberg : « Ce livre est né de ce que m’apprirent mes élèves »9. Il existe un échange permanent entre professeur et élèves. On ne fait d’ailleurs de bonnes leçons qu’avec de bons élèves ! Si l’élève n’a aucune notion du phrasé, mes explications seront sans doute inutiles. Les élèves donnent souvent des idées par leur jeu ; je suis influencé par leurs propositions. Mais j’ai eu aussi plusieurs fois la satisfaction de voir qu’ils pouvaient résoudre un problème d’interprétation grâce aux conseils que je leur avais donnés.
126Je me pose souvent la question de savoir ce que signifie mon enseignement, la raison pour laquelle je dis ceci ou cela. Je crois que j’essaie de donner certains réflexes. Par exemple, je dis de jouer automatiquement piano lorsque l’on voit écrit crescendo dans la partition, et inversement lorsque l’on voit écrit decrescendo. Cela me vient de la formation mathématique, où l’on cultive de tels réflexes. Je crois qu’il ne faut jamais travailler mécaniquement, mais au contraire intelligemment. Nul ne peut se dispenser d’être intelligent ! Et je crois qu’il ne faut pas écarter le jugement, le plaisir lié au fait de jouer une belle chose. Il est parfois plus utile de mettre en évidence un passage qui nous paraît très significatif, qui nous parle, que de démonter une œuvre par l’analyse. Je veux dire qu’on doit rester ouvert à l’émerveillement. Je me souviens qu’une fois où j’étais juré pour la nomination d’un professeur au Conservatoire, j’ai voté pour le seul candidat qui, dans sa leçon, a parlé de musicalité !
127– Est-ce que le fait de donner des leçons amène aussi des désagréments ?
128Lorsqu’on est en période d’enseignement, on est à l’affût des erreurs. Donc, quand je me mets au piano moi-même, j’ai un esprit critique très aiguisé, ce qui me gêne ; j’ai mémorisé tous les endroits où les élèves se trompent, et je trébuche sur les mêmes difficultés qu’eux... Ainsi, lorsque je donne des cours et qu’en même temps je dois faire un concert, je ne joue jamais les œuvres que je fais travailler. On risque trop de penser à tout ce que font les autres dans tel ou tel passage, ou alors, ce qui est pire, vouloir montrer comment il faut jouer, si bien que l’on n’est plus sincère avec soi-même.
129– Pourrait-on dire que les fautes sont en grande partie un problème psychologique ?
130Oh oui ! On se raidit devant une difficulté, et c’est souvent ainsi que l’on rate un passage. De même, l’autosatisfaction vis-à-vis d’un passage bien réussi vous fait souvent tomber quelques mesures après !
131– Les doigts ne fonctionnent-ils pas plus vite que l’esprit ?
132Quelquefois oui, mais si on est en forme, on contrôle toujours ce que l’on fait.
133– Nous avons évoqué les problèmes de l’édition musicale, et notamment la façon dont Debussy retravaillait souvent la fin de ses œuvres. Il est temps, me semble-t-il, d’aborder la question de la nouvelle édition des œuvres de Debussy, à laquelle vous avez collaboré. Comment est venue l’idée de cette nouvelle édition ?
134Elle est liée au fait que Debussy est sorti du domaine public, plus tardivement d’ailleurs en France qu’à l’étranger ; si bien qu’au moment où cette édition critique fut entreprise, il existait déjà des éditions polonaise, hollandaise et allemande. Les premières sont douteuses, contrairement à la dernière (Peters), qui est sérieuse.
135C’est Souvtchinski qui m’avait demandé, peu avant sa mort, si je serais intéressé par une collaboration à la nouvelle édition Debussy. François Lesure, alors Conservateur en chef du département de la musique à la Bibliothèque Nationale, m’a contacté ; il voulait savoir ce que je désirais faire, et je lui ai répondu que les deux cycles que je connaissais le mieux, c’étaient les Préludes et les Études. En juillet 1981 s’est réuni une préfiguration du comité de rédaction qui comprenait Lesure, Boulez, Howat, Marie Rolf et moi-même. Dans l’euphorie de la réunion, nous avions imaginé que les trente-trois volumes de cette édition, à raison de trois publications par année, mettraient une dizaine d’années à paraître... Comme François Lesure avait déjà promis à Roy Howat l’édition des Préludes, il a été décidé que nous les ferions ensemble, alors qu’il s’occuperait seul des Images et des Estampes, et moi des Études.
136– Quels sont les problèmes majeurs rencontrés dans cette édition ? Est-ce que l’édition Durand, révisée par Debussy, n’était pas fiable ?
137Il ne faut pas exagérer : l’édition Durand était absolument remarquable, mais avec des points de détail qui restaient douteux. Par exemple, la rythmique des Feux d’artifice posait de difficiles problèmes. Il était donc nécessaire d’étudier les sources. Dans ce cas, on est tenté de dire que le manuscrit a toujours raison ; mais pour Debussy, ce n’est pas vrai, car dans La Terrasse des audiences au clair de lune, la fin éditée est différente du manuscrit, et elle est nettement meilleure. On est donc amené à réfléchir aux différentes sources, et au mouvement complexe qui mène de l’idée compositionnelle à sa fixation. Le compositeur commence par noter ses idées sous formes d’esquisses. Debussy les a d’ailleurs le plus souvent détruites... Puis il travaille et aboutit à un premier manuscrit. Il envoie ensuite un manuscrit au net à son éditeur. Le graveur fait une première épreuve, le plus souvent ratée, puis une seconde qui est renvoyée au compositeur. Celui-ci ajoute alors des annotations ; dans le cas du premier livre des Préludes, cela entraîne une troisième série d’épreuves, lesquelles sont à nouveau corrigées. Des fautes sont parfois réintroduites ; certaines échappent au compositeur. C’est ainsi qu’apparaît une première édition. Si le compositeur la corrige à chaque fois que s’opère un nouveau tirage, on possède plusieurs versions de cette édition originale. Pour les Images, on est arrivé à trois versions originales !
138L’édition des œuvres pour piano, chez Debussy, est beaucoup plus simple que l’édition des œuvres d’orchestre, qui posent de nombreux problèmes, La Mer notamment. Dans les œuvres orchestrales, les annotations de Debussy sont en effet souvent contradictoires, selon qu’elles ont été portées sur la partition de tel ou tel chef d’orchestre par exemple. Il est alors très difficile de choisir. Dans la Fantaisie pour piano et orchestre, il existe des annotations de Debussy au crayon rouge, au crayon bleu, et au crayon vert. Lesquelles choisir ?
139– On est toujours sûr qu’elles sont du compositeur ? On identifie facilement l’écriture de Debussy ?
140Oui, absolument. Dans les œuvres de piano, les sources sont plus claires, notamment pour les Préludes, parce qu’on a retrouvé par hasard dans les tiroirs des éditions Durand les secondes épreuves du premier livre annotées par Debussy. Ainsi, toutes les indications de nuances avaient été inscrites sur les épreuves elles-mêmes, puis reportées ensuite sur le manuscrit. Ou alors, le graveur a renvoyé à Debussy, pour une raison inexpliquée, des épreuves sans indications d’intensités. Pour le deuxième livre, on a trouvé aux États-Unis une partition annotée par Debussy avec quelques corrections intéressantes. Exceptionnellement, on a pu se référer aux enregistrements de Debussy lui-même, des enregistrements réalisés sur piano mécanique (système Welte-Mignon). Dans le cas de La Cathédrale engloutie, il a été ainsi possible de savoir ce que voulait Debussy en écrivant au début de la pièce 6/4 = 3/2 ; par là, il voulait indiquer qu’à partir de la mesure 7, où il n’y a plus que des blanches, ces blanches ont la même durée que les noires des mesures précédentes ; à la mesure 13, on revient au tempo du début, etc.
141Dans le cas des Études, il existe un brouillon presque complet, qui se trouve à la bibliothèque de l’Abbaye de Royaumont ; puis un manuscrit au net avec beaucoup de fautes gardé à la Bibliothèque Nationale. Debussy était déjà malade à ce moment-là, et il a corrigé fort médiocrement les épreuves des Etudes.
142– Il y a un moment où des choix doivent être faits...
143L’intérêt d’une édition critique, c’est qu’il y a un avant-propos qui situe les œuvres dans leur contexte, le texte musical lui-même, l’étude des sources, et un appareil critique avec toutes les variantes. Dans Les Fées sont d’exquises danseuses, à la mesure 16, le mode employé par Debussy prouve qu’à la main droite le sol est bécarre. Le bécarre doit être mis en petits caractères pour montrer qu’il s’agit d’un ajout du rédacteur. Prenons un autre exemple : dans la Deuxième Sonate de Boulez, à la mesure 88, le quintolet n’est pas indiqué ; c’est probablement une erreur. Dans une édition critique, il serait rajouté avec des parenthèses, et on indiquerait qu’il manque dans la première édition. Mais les choix ne sont pas toujours aussi simples, et pour en revenir à Roy Howat et moi, nous n’étions pas toujours d’accord. Mon principe, c’est de changer le moins possible le texte auquel nous sommes habitués, et de rejeter dans les notes les hypothèses nouvelles. Au contraire, Roy Howat voulait que cette édition nouvelle opte pour des solutions nouvelles. Beaucoup s’attachent prioritairement au manuscrit, qui est proche de l’inspiration proprement dite, alors que la première édition peut se ressentir des remarques de tel ou tel. Personnellement, j’ai plutôt tendance à choisir l’édition, que je trouve souvent supérieure au manuscrit. Toutefois, il faut admettre que le manuscrit inscrit très précisément la direction des hampes vers le haut ou vers le bas, alors que le graveur se plie aux règles qu’on lui a apprises, et qui ne respectent pas nécessairement le texte du compositeur. De même pour la place des nuances et pour certaines liaisons : le graveur intervient dans un sens plus conventionnel. Dans la deuxième page de l’étude Pour les tierces, où nous avons trois voix parallèles, le graveur n’a pas respecté la notation de Debussy qui, par la position des hampes, suggère l’idée d’une disposition pour trois instruments, par exemple deux bassons et une clarinette. Dans l’étude Pour les accords, Debussy écrit toutes les barres d’appui des hampes parallèles, ce qui est d’ailleurs très joli à voir, et souligne le mouvement rythmique par vagues successives et semblables ; et j’ai eu beaucoup de difficultés à imposer au graveur cette écriture plutôt que la reprise de l’édition primitive. En ce qui concerne les notes elles-mêmes, je préfère presque systématiquement l’édition au manuscrit. J’ai souvent demandé son avis à Boulez, lorsque nous n’étions pas d’accord avec Roy, ou lorsque j’avais des doutes ; nous avons beaucoup discuté sur de nombreux points. Il en reste des traces dans l’appareil critique.
144– Est-ce que d’autres compositeurs exigeraient, à votre avis, un même effort d’édition critique aujourd’hui ?
145Oui, Beethoven ! Car il n’existe pas de bonne édition, y compris celles qui s’intitulent Urtext Pour Chopin, par exemple, il existe une édition critique d’origine polonaise, dite édition Paderewski, qu’elle plaise ou non.
146– Vous diriez pour Chopin la même chose que pour Debussy : les différentes solutions ont peu d’importance ?
147Oui, dans une certaine mesure ! Sauf lorsqu’on s’aperçoit, en écoutant le rouleau de Debussy, que pendant longtemps beaucoup de pianistes ont erré dans les différents tempos de La Cathédrale engloutie, comme je l’ai déjà dit.
148On pourrait également souhaiter une édition critique de Ravel, car il reste dans ses partitions des erreurs. Nous avons aujourd’hui le souci des sources originales, et cela me choque de voir l’édition Paderewski se référer à l’édition Mikuli, et Schnabel citer Czerny.
149– Est-ce que ce travail sur l’édition Debussy a modifié profondément votre interprétation des œuvres et votre vision du compositeur ?
150Cela m’a permis d’abord de regarder le texte avec une attention exceptionnelle. On voit par exemple que dans Feux d’artifice, et je ne crois pas que l’on me l’ait fait remarquer durant mes études, Debussy utilise pour l’édition, et non dans le manuscrit, quatre grandeurs différentes de notes (dans l’étude en la bémol de Chopin, il y en avait deux : les arpèges en petit, et les notes thématiques en format normal).
151On a ainsi :
- le format moyen pour les notes en triples croches du début, ainsi que pour toutes les notes très rapides constituant un fond sonore par la suite ;
- le format normal pour les notes piquées à l’aigu et pour les notes thématiques (par exemple mesure 3 et suivantes, ou mesure 27 et suivantes) ;
- un petit format pour la cadence à la Petrouchka (mesure 67) ;
- un format encore plus petit pour les glissandos qui précèdent cette cadence (mesures 61-64) ;
- et, à un moment donné, nous avons les quatre formats ensemble (mesures 57 à 67).
152Cela implique évidemment une idée de plans sonores différents. La même idée se retrouve dans l’étude Pour les sonorités opposées, où il s’agit d’aller du lointain au proche.
153– Debussy est souvent revenu dans notre discussion, et c’est à l’évidence l’un de vos compositeurs privilégiés : mais de quand date votre rencontre avec sa musique ?
154Dans mon enfance, à la fin des auditions de piano des élèves de tante Rosette, Casadesus venait par gentillesse jouer quelques minutes ; et souvent, il jouait des Préludes de Debussy. Dès mon premier récital, Casadesus m’a fait jouer du Debussy. Je suivais aussi régulièrement les concerts de Gieseking, et je le trouvais incomparable dans Debussy. Marguerite Long m’a peu poussé dans ce sens, disant toujours qu’il fallait aborder les Préludes avec précaution. Pendant l’été 1959, j’ai commencé à travailler systématiquement les Préludes, et à les apprendre par cœur. Nous étions en vacances, j’allais m’exercer sur un mauvais piano droit dans une petite institution religieuse : c’était à Saint-Jacut, pas loin de Saint-Malo en Bretagne. Quand je rêvais d’un prélude, le lendemain matin, je savais qu’il était mûr pour être su par cœur. Ainsi ai-je procédé par paliers, sans difficulté. Puis Capdevielle me proposa d’enregistrer les grands recueils du compositeur, excepté les Études qui étaient réservées à Yvonne Loriod, en vue du centenaire de Debussy en 1962. J’ai également joué En blanc et noir, Lindaraja et les Épigraphes antiques à deux pianos avec Yvonne. En 1962, par conséquent, il y eut toujours une partie Debussy dans mes récitals, en particulier dans ma première tournée outre-Atlantique. L’un de mes premiers concerts à Vienne lui fut entièrement consacré. Puis ce fut l’intégrale pour Harmonia Mundi, enregistrée au Conservatoire de Genève en 1971. À ce moment-là, j’avais la réputation d’être un « spécialiste » de la musique de Debussy !
155– Est-ce que la découverte de Bartók a été parallèle à celle de Debussy ?
156J’avais été séduit, comme je l’ai déjà dit, par l’audition du deuxième Quatuor à cordes entendu à la radio, et par l’intégrale des quatuors par les Vegh après la guerre. C’est dans la boutique Amphion, qui se trouvait au pied du Théâtre des Champs-Elysées, que je découvris la partition du Premier Concerto de Bartók ; je ne l’avais jamais entendu, mais après l’avoir lu, je l’ai acheté. En 1959, Maurice le Roux me demanda un concerto ; il venait d’être nommé à la direction de l’Orchestre National ; je lui proposai le premier de Bartók, que nous avons joué, puis rejoué à l’Orchestre Lamoureux l’automne suivant. À tout hasard, pendant les vacances, j’écrivis à Bour pour le lui proposer, et ce fut avec succès : nous fîmes six séances d’enregistrement au Südwestfunk, puis nous le jouâmes à Strasbourg en janvier 1963. Il fut repris par la Radio française sous la direction de Martinon, qui m’a ensuite invité à Düsseldorf et Chicago. Après l’avoir joué à Mexico, je fus engagé pour jouer les trois Concertos de Bartók l’année suivante. Entre-temps, je découvris le livre Bartók, sa vie et son œuvre, avec en particulier l’article de Lendvai sur l’utilisation de la section d’or. Je lus ensuite un ouvrage plus développé du même auteur, en anglais, qui a orienté toutes mes conceptions sur la tonalité. J’ai eu la chance de jouer le Deuxième Concerto successivement à Londres, avec Boulez, et à Paris avec Bour. Ce dernier concert a été gravé sur CD. Il y eut aussi un projet d’intégrale des pièces pour piano pour Harmonia Mundi, mais seuls furent enregistrés les Mikrokosmos et un disque comportant diverses pièces majeures.
157Nous avons brièvement évoqué vos relations parfois conflictuelles avec Roy Howat au sujet de l’édition Debussy ; avez-vous travaillé avec d’autres pianistes sur des questions d’interprétation ?
158J’ai toujours rêvé que l’on se mette à plusieurs pianistes autour d’une œuvre, par exemple un grand classique, pour tenter de l’approfondir. Mais cela n’a jamais eu lieu ! Il y a deux pianistes auxquels j’étais très lié, Bernard Flavigny et Pierre Barbizet : on se jouait parfois les œuvres que l’on travaillait, et on s’accompagnait dans les concertos. Évidemment, on en parlait. J’ai aussi travaillé avec Marie-Françoise Bucquet, qui avait organisé des concerts à deux pianistes, si bien que l’on était amené à confronter des points de vue relatifs à l’interprétation. Et j’ai souvent joué, tout de suite après la guerre, les œuvres de Wyschnegradsky avec Yvette Grimaud. L’ultra-chromatisme ne m’a toutefois pas beaucoup attiré, car je trouvais cela un peu informe, mais j’étais intéressé par les sonorités obtenues grâce aux quarts de tons. Il faut dire, de ce point de vue, que les œuvres de Wyschnegradsky sont géniales comparées à celles de Carillo ; j’ai d’ailleurs sans doute compromis ma carrière au Mexique le jour où j’ai refusé de jouer du Carillo car je trouvais cela trop mauvais ; son fils était ministre des Affaires étrangères, et sa fille était toute puissante pour trouver des crédits !
159– Nous avons évoqué à plusieurs reprises le nom de Pierre Barbizet, avec lequel vous étiez très ami...
160Pierre Barbizet était un merveilleux pianiste ; c’était un élève de Marguerite Long, et il avait juste un an de plus que moi. Je l’ai connu en 1948, lors d’un des seuls concours auxquels j’aie jamais participé, sans succès d’ailleurs : c’était à Scheveningen, près de La Haye. Il fut ensuite répétiteur aux débuts du Festival d’Aix-en-Provence : il connaissait à fond tous les opéras de Mozart et savait montrer leurs liens avec les œuvres de piano. Avec le violoniste Christian Ferras, il formait un duo qui m’a servi de modèle dans mon travail avec Albin. Puis il est devenu directeur du Conservatoire de Marseille, tout en restant un extraordinaire professeur de piano. Je me souviens qu’il me demanda de l’accompagner au second piano lorsqu’il eut à jouer le Deuxième Concerto de Bartók ; cela l’aidait à mieux comprendre l’œuvre, et cela m’a moi-même servi, car un an après, j’ai justement dû jouer les trois Concertos de Bartók à Mexico. Pierre Barbizet était à la fois extraverti, inspiré, brouillon, emporté et cultivé. Dans son enseignement, il était vigilant sur les détails et tout à fait inspiré. Il avait une nature très expansive de méridional. Nous étions très intimes ; il venait souvent chez nous, parfois même au milieu de la nuit, et assistait toujours à mes concerts, après lesquels il me faisait des remarques très pertinentes. Il avait une approche enthousiaste, instinctive, et en même temps raisonnée. J’ai ressenti sa mort en 1990 avec une immense tristesse.
161– Avez-vous analysé le jeu d’autres pianistes ?
162Non, pas tellement. Je me suis toujours intéressé davantage aux œuvres qu’aux interprètes. C’est l’œuvre qui me fascine, et non la façon de la jouer.
163– C’est un rapport quasiment idéal ?
164Oui, et d’ailleurs j’ai plus d’amis chez les compositeurs que chez les exécutants. J’ai écrit trois notes comme tout le monde, mais on m’a fait remarquer assez vite que je n’avais pas grand chose à dire...
165– Y a-t-il en revanche pour vous des contre-modèles parmi les pianistes de renom ?
166Bien sûr, mais c’est évidemment difficile à dire. Il m’est arrivé une fois d’être juré à un concours, et d’avoir mis une mauvaise note à un candidat qui avait joué très brillamment, du point de vue technique, la Toccata de Schumann, mais qui l’avait terminée fortissimo, alors que l’œuvre finit par un diminuendo bien marqué. J’ai alors demandé au pianiste pourquoi il avait changé le sens de cette fin, et il m’a répondu : « Rubinstein le joue ainsi ». C’est le type même du mauvais argument ! Imaginons la fin de Tristan et Isolde jouée fortissimo. C’est absurde ! Je me méfie aussi beaucoup de Glenn Gould, malgré ses réussites indéniables dans l’œuvre de Bach. Certaines de ses interprétations de Mozart ou Beethoven sont véritablement affreuses. Ses Variations de Webern sont atroces. La façon dont il met les pédales dans Schoenberg me gêne aussi beaucoup. Il agit comme si le compositeur n’avait fait qu’écrire les notes avec leurs hauteurs, et que tout le reste était laissé à la libre disposition de l’interprète ; comme si celui-ci était en quelque sorte co-créateur ! J’ai pour ma part une conception beaucoup plus modeste de mon rôle...
167– Avez-vous conscience, pendant un concert, de ce que vous faites, ou vous laissez-vous emporter par l’inspiration ? Découvrez-vous des possibilités de jeu nouvelles à ce moment-là ?
168Oui, comme le disait encore une fois Barbizet : « Quand on joue, on a des idées ! » Lorsque l’on est en forme, on a l’impression que l’on invente l’œuvre en la jouant. Dans des œuvres ouvertes, on peut réaliser certaines fois de nouveaux parcours, ce qui peut être très dangereux. Dans la Troisième Sonate de Boulez, par exemple, toute exploration nouvelle est périlleuse car on ne doit ni répéter ni omettre un fragment (c’est d’ailleurs une vieille formule mathématique : sans omission ni répétition). On est évidemment sur le qui-vive. Mais partir sur un chemin que l’on n’avait jamais emprunté pendant le concert est vraiment quelque chose d’exaltant. Pour le phrasé, dans une œuvre plus classique, c’est la même chose : les mains se libèrent, la souplesse devient totale, on a le sentiment de pouvoir tout faire...
169– C’est davantage vrai pour certaines œuvres ?
170Oui, pour le répertoire romantique surtout, parce qu’il fait appel au rubato, et qu’il laisse donc plus de marge d’interprétation qu’une œuvre contemporaine extrêmement stricte. Au fond, le rubato est un exemple de liberté contrôlée. Comme il s’agit de temps dérobé, ce que l’on dérobe à un moment, il faut le rendre à un autre moment. Chopin disait que la main gauche devait être comme le maître de chapelle qui indique les pulsations de façon régulière – ce qui vaut en fait pour des groupes de deux ou quatre mesures. Tel jour, on réalise cela d’une certaine façon, tel autre, d’une autre façon. Mais c’est toujours sur la scène que l’on a des idées. Ce qu’il y a de pire, dans un concert, c’est justement de ne pas avoir d’idées, de ne pas se sentir porté par une vague ! Dans l’enseignement, je crois que toutes les comparaisons sont bonnes, qu’elles soient littéraires, artistiques, picturales, etc., pour que des idées germent dans le cerveau des élèves.
171– D’après ce que vous me dites, les œuvres prennent leur véritable dimension au concert...
172Oui. Je suis parfois émerveillé par une œuvre au moment où, dans un concert, j’arrive à la fin. Cela m’est arrivé souvent avec le deuxième livre des Préludes de Debussy, comme dans une sorte de gratitude vis-à-vis du compositeur. Je suis systématiquement en admiration devant les Variations de Webern, à chaque fois que je les joue, et d’ailleurs c’est vrai pour toutes les œuvres de Webern que j’entends lorsqu’elles sont bien jouées.
173– Est-ce que vous avez gardé le même émerveillement dans les pièces que vous avez beaucoup jouées, comme les Sonates de Boulez par exemple ?
174Oui, et c’est indispensable, sinon on joue mécaniquement. Si une œuvre ne me tient pas dans cet émerveillement, je ne la joue plus.
175– Vos interprétations ont-elles beaucoup changé au cours de votre carrière ?
176Certainement. Par exemple en ce qui concerne les Variations de Webern, l’édition de Stadlen a provoqué un véritable bouleversement. Il ne faut pas garder des vues a priori toute sa vie !
177– Nous avons parlé, au cours de ces entretiens, de tout ce que vous avez fait, mais pratiquement pas de ce que vous n’avez pas réalisé. En d’autres termes, pourriez-vous dire si vous avez à ce jour des regrets ?
178Je regrette de n’avoir pas rencontré certains compositeurs, ou de n’avoir pas interrogé des personnalités qui avaient connu de grands compositeurs. J’ai aussi des regrets par rapport à la musique de chambre, mais nous en avons déjà parlé.
179– Vous n’avez jamais cherché à créer une formation dans ce domaine ?
180Non. Lorsque notre collaboration a pris fin avec Albin, j’étais tellement déçu que je n’ai plus joué de musique de chambre pendant de nombreuses années. Et même pendant cette période, nous avions essayé de faire du trio, une formation à laquelle j’étais très attaché, mais cela n’a jamais bien marché. Nous avons essayé avec Jarry, puis Devy Erlih ; nous avons même enregistré quelques disques (Beethoven, Ravel)... Finalement, j’ai fait de la musique de chambre de façon occasionnelle, à mon grand regret. Il faut dire qu’avec Albin, nous travaillions tous les jours ; comme je l’ai dit, il a même habité un temps chez nous ! Je savais donc ce que voulait dire travailler le répertoire de la musique de chambre, et je n’avais nullement envie de procéder comme beaucoup de musiciens réputés qui montent une œuvre en quelques heures !
181Pour en revenir aux regrets, je dois encore dire qu’il existe beaucoup d’œuvres que j’aurais aimé jouer. Je regrette par exemple de n’avoir jamais donné en concert le Klavierstück X de Stockhausen.
182– C’est trop tard ?
183Oui, je pense. Pour se donner pleinement à une œuvre, je crois qu’il faut être sûr de la jouer plusieurs fois. Les œuvres qu’on ne joue qu’une fois, on se donne beaucoup de mal pour elles, on les travaille rapidement, et on ne parvient jamais à les approfondir. C’est l’un des problèmes de la musique contemporaine. J’ai pour ma part réussi à jouer de nombreuses fois les œuvres que j’aimais.
184– Est-ce que des œuvres lourdes comme la Deuxième Sonate deviennent plus difficiles à jouer avec l’âge ?
185Jusqu’à maintenant, je n’ai pas ressenti le moindre problème. Ni du point de vue musculaire, ni en ce qui concerne le souffle ou le cœur, ni du point de vue de la mémoire. Mais je me souviens que les premières fois où je jouais le Premier Concerto de Bartók, j’avais mal ; cela s’est amélioré en le jouant plusieurs fois. Je ressentais une grande fatigue musculaire au cours de l’œuvre ! J’hésiterais maintenant à refaire le Deuxième Concerto de Bartók, car je ne l’ai plus joué depuis longtemps.
186– Qu’est-ce que le souffle pour un pianiste ?
187C’est tout ! Le souffle commande toute la raideur ou la souplesse du jeu. Avec Albin, nous avions beaucoup réfléchi aux questions de respiration à prendre ou non ensemble pour articuler les phrases. C’est très important. Au début d’un concert, il est souvent difficile de trouver la bonne respiration, celle qui permet d’être pleinement dans le morceau. Il faut être maître de son souffle. Il m’est arrivé de mal commencer le Concerto de Schumann, à cause du trac, parce que je ne trouvais pas la bonne respiration, et que j’étais crispé.
188– J’ai toujours été fasciné par le fait que lorsque vous entrez sur scène, vous semblez déjà complètement dans la musique, comme inspiré par ce que vous allez jouer. Cela demande une préparation particulière ?
189Je me prépare dix ou quinze minutes avant d’entrer en scène. En général, je suis déjà angoissé l’après-midi du concert. C’est en me rasant, en m’habillant, en me coiffant avant le concert que je commence à me détendre un peu. Avant d’entrer en scène, je fais des exercices digitaux sur table, ainsi que des exercices de respiration. Cela n’empêche pas des moments de panique : je me souviens qu’à Luxembourg, il m’est arrivé de ne plus savoir comment commençait le morceau que je devais jouer (c’était le Deuxième Concerto de Brahms)... Boulez m’a raconté une fois une histoire semblable qui se déroulait à Londres : il devait diriger une symphonie de Haydn en deuxième partie de programme. À l’époque, il dirigeait par cœur. Or Boulez ne se concentre pratiquement pas avant d’entrer en scène, contrairement à moi ! Il monte sur le podium et voit en face de lui un buste de Beethoven. Tout à coup, il se demande quelle symphonie de Beethoven il doit diriger, mais ne sait plus du tout ! Il baisse le bras, et se retrouve dans la symphonie de Haydn !...
190– Vous qui avez vécu la vie musicale de l’après-guerre, trouvez-vous que la situation musicale a beaucoup changé, qu’il s’agisse des institutions, du niveau de l’interprétation, de la façon dont la musique est vécue, de la mentalité des musiciens... ?
191J’ai l’impression qu’il y a aujourd’hui une plus grande professionnalisation. Les orchestres de province sont devenus infiniment meilleurs qu’autrefois, quand des amateurs étaient encore encadrés par des professionnels. Je me rappelle avoir joué avec l’Orchestre de Nice il y a vingt ans, ce n’était pas comparable avec aujourd’hui.
192Du point de vue de la mentalité, je crains que les choses n’aient pas beaucoup changé, même s’il existe des règles plus strictes. Je me souviens qu’étant jeune, j’avais fait des remplacements à l’Orchestre de l’Opéra de Paris. J’ai ainsi joué la partie de deuxième piano de Jeanne au bûcher, sans avoir jamais répété, ni vu un instant le chef d’orchestre ; et je ne connaissais l’œuvre que pour l’avoir entendue une fois ! Il arrivait que le remplaçant de Ginette Martenot aux ondes Martenot fût Pierre Boulez. C’était le cas lors d’une représentation pour les Jeunesses Musicales présentée par Bernard Gavoty, qui était la bête noire de Boulez. Naturellement, ce dernier faisait du mauvais esprit pendant les explications, et la moitié de la fosse était pliée en deux de rire ! À l’époque, les musiciens de l’Opéra quittaient leur place pendant les représentations lorsqu’ils n’avaient pas à jouer... Je me souviens d’un tuba, excellent musicien par ailleurs, avec lequel je discutais derrière la scène, et qui me dit tout à coup : « Bah, je n’y vais pas, j’ai seulement deux notes à jouer ! » Avant la guerre, il faut rappeler qu’il existait des orchestres, notamment à la Radio, qui jouaient le répertoire avec un effectif très réduit ; on le voit très bien dans le film de Bunuel, L’Age d’or, où un orchestre incomplet joue le prélude de Tristan et Isolde.
193– Et la place de la musique contemporaine ?
194Elle est beaucoup plus grande. On estimait, à l’époque, qu’il suffisait de se débrouiller, et on se donnait rendez-vous au point d’orgue ! Boulez a certainement beaucoup fait à travers les concerts du Domaine Musical pour que cette situation change ; il critiquait Leibowitz, mais Leibowitz représentait déjà un progrès dans la mesure où il exigeait que l’on joue ce qui était écrit ! Car il se souvenait de l’époque où il était instrumentiste et où les créations étaient systématiquement sabotées... Il faut dire que la politique de Landowski, comme directeur de la musique, a permis un progrès substantiel, qui s’est encore accentué grâce au travail de Maurice Fleuret. Mais on peut être inquiet, aujourd’hui, de la disparition de plusieurs festivals de musique contemporaine, comme Angers ou Metz...
195– Est-ce que les compositeurs d’aujourd’hui vous semblent suffisamment intéressés par l’écriture pour piano ?
196J’ai écrit dans les années quatre-vingt, dans un Que sais-je ? sur le piano, que cet instrument demeurait très employé dans la musique contemporaine ; à preuve, lorsque l’Ensemble Inter Contemporain fut créé, on engagea trois pianistes, ce qui est tout de même beaucoup. J’ai l’impression que je n’écrirais plus exactement la même phrase. Le piano n’est plus l’instrument à tout faire qu’il a pu être au XIXe siècle. On ne déchiffre plus à quatre mains la dernière œuvre de Stockhausen, mais on l’écoute sur disque. Même si cela ne permet pas de pénétrer aussi profondément dans l’œuvre qu’un déchiffrage au piano. D’autre part, les compositeurs du début du XIXe étaient très liés aux facteurs de piano. On sait les liens qui unissaient Liszt et Érard, Chopin et Pleyel. A l’heure actuelle, les compositeurs se regroupent plutôt autour d’institutions électro-acoustiques comme l’IRCAM ou l’Université de Stanford, et ils sont tout particulièrement intéressés par les possibilités des ordinateurs, surtout en ce qui concerne les transformations en temps réel. Le synthétiseur va-t-il prendre la place du piano ? On peut se poser la question, lorsqu’on voit que le Klavierstück XV de Stockhausen est écrit pour synthétiseur...
197– Ce serait le passage du mécanique à l’électronique ?
198Oui. J’essaie de ne pas porter de jugement sur une telle évolution.
199– Pourtant, il y a les cahiers d’Études de Ligeti, les sept volumes de Játékok de Kurtág, les œuvres de Murail, la série des Miniatures de Stroppa ; certaines œuvres pour ensemble de Holliger ou de Ferneyhough donnent au piano un rôle important...
200Ce sont des compositeurs tout à fait confirmés, qui sont déjà des classiques, et qui avaient déjà écrit pour le piano. Certains compositeurs plus jeunes écrivent toujours pour le piano, mais moins que leurs devanciers. On ne trouve pas aujourd’hui l’équivalent des Sonates de Boulez, des Klavierstücke de Stockhausen, ou des pièces de Messiaen. Ni les œuvres néo-classiques, ni les œuvres néo-romantiques, et encore moins les œuvres minimalistes ne me semblent apporter quelque chose de neuf à la littérature du piano.
201Un tel sentiment provient-il du fait qu’ayant vécu, travaillé et joué maintes et maintes fois les œuvres d’une génération donnée, des œuvres que je continue à apprécier, je ne suis pas capable de voir ou d’apprécier les nouvelles tendances d’écriture pour piano qui surgiraient à l’heure actuelle ?
202Il existe aujourd’hui un rejet vis-à-vis des musiques que j’ai défendues avec passion tout au long de ma carrière.
203– N’est-ce pas faire le procès des pianistes de haut niveau qui ne jouent pas et ne suscitent pas d’œuvres nouvelles ?
204Il faut en tous cas excepter Maurizio Pollini qui, au faîte de sa carrière, n’hésite pas à introduire une œuvre contemporaine dans ses programmes. L’exemple du Quatuor Arditti montre comment une formation spécialisée dans la musique de notre temps peut susciter tout un répertoire nouveau. Un pianiste se lançant aujourd’hui avec enthousiasme dans cette direction pourrait-il faire la même chose ?
Notes de bas de page
7 René Leibowitz : Introduction à la musique de douze sons, Paris, L'Arche, 1949.
8 Précisons qu'au moment d'une reprise, on a parfois le choix entre une ou plusieurs mesures qui permettent de revenir au début de la reprise (primo), et d'autres mesures qui enchaînent avec la suite (secundo).
9 Traduction de G. Gubisch, Paris, Lattès, 1983, p. 16.
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et autres textes
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L'Atelier du compositeur
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Fixer la liberté ?
Écrits sur la musique
Wolfgang Rihm Pierre Michel (éd.) Martin Kaltenecker (trad.)
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