II
p. 61-103
Texte intégral
1– Comment s’est développé votre rapport avec Xenakis après la révélation d’Herma ?
2Comme je l’ai déjà dit, lorsque j’ai reçu la partition d’Herma, qui était mal écrite, je l’ai regardée puis laissé dormir dans mes tiroirs... J’avais alors beaucoup de travail, ma carrière ayant pris son envol après 1962, c’est-à-dire après le centenaire de Debussy – on me considérait comme un spécialiste de sa musique. J’ai d’ailleurs conquis mon indépendance économique à partir de là. Je suis allé en Amérique latine en 1962, puis aux États-Unis et au Canada en 1965-66. J’ai fait ma première tournée au Mexique, avec un programme tout à fait classique, pour le tour des Alliances françaises, et un autre programme pour Mexico avec des œuvres d’Amy, Stockhausen et Boulez, en 1965. Les jeunes de là-bas étaient avides de cette musique.
3C’est en 1969, pour un concert du Domaine à Barcelone, que Gilbert Amy me demanda de jouer Herma, ainsi que ses propres Inventions et Archipel I d’André Boucourechliev avec Pludermacher. Ce fut donc pour moi l’occasion de travailler l’œuvre ! J’ai étudié la partition durant tout le printemps et l’été de 1969. Je l’ai proposée à la RTF, où la responsable de la musique de chambre me disait toujours : « Ah oui, vous jouez cette musique ! » Xenakis entendit mon interprétation à la radio, et dit ensuite sa satisfaction à Mireille. Je ne me souviens plus quand nous nous sommes vraiment rencontrés.
4– Vous n’avez pas travaillé l’œuvre ensemble ?
5Non ! Xenakis aime à dire que l’œuvre est à tous, qu’il n’en a pas la propriété, quitte à faire parfois des remarques pertinentes sur les sonorités et les dynamiques. Lorsqu’on se rencontre, on parle d’autres choses : d’histoire, de civilisation, de philosophie, de la Méditerranée, des temples grecs, de la sculpture...
6– D’où vient votre intérêt pour la musique de Xenakis ?
7Eh bien ! dans un premier temps, j’étais sceptique à propos de sa musique ; je la trouvais sans forme ! J’étais encore influencé par les vieilles catégories, celles de l’exposition et du développement. Puis, lors du concert donné par Simonovitch avec Eonta, j’ai eu au contraire l’impression d’une œuvre qui existait au-delà des critères habituels. Au fond, j’ai compris que la forme pouvait venir d’autres critères que ceux de la tradition, comme par exemple pour Herma, où il existe des oppositions, des mélanges de plans sonores, de groupes de notes, de séquences et d’éléments qui ne sont pas le résultat d’un plan conventionnel, mais proviennent d’une autre forme de logique, en l’occurrence d’origine mathématique.
8En 1973, Tolia Nikiprowetzki, ancien élève de Leibowitz, incidemment ethnomusicologue au Cameroun, et dont j’avais joué autrefois à la Radio une sonate pour piano, me convoqua en tant que chargé des commandes à la Radio, et me dit qu’il aimerait faire une commande pour moi. On se mit d’accord sur le nom de Xenakis pour une œuvre concertante avec grand orchestre. La création fut ainsi programmée pour un concert au Parc Floral de Vincennes en mai 1974. J’avais demandé d’avoir la partition en janvier. Mais Xenakis n’avait pas d’idées, disait-il... À la fin février, je n’avais toujours rien. Je téléphonai à Iannis, qui me dit que la partition avançait. J’avais alors beaucoup de travail – je devais en particulier jouer l’opus 106 lors d’un récital au Théâtre des Champs-Elysées – donc j’attendis encore ; nous prîmes finalement rendez-vous : Xenakis m’accueillit triomphalement, en me disant que la partition était terminée. Et il me tendit neuf feuilles de papier millimétré remplies de dessins. Pas une note ! J’étais perplexe, car je ne pouvais rien faire avec cela. Xenakis devait encore réaliser la partition... Huit jours après, il m’envoya la partie la plus difficile, qui était écrite sur quatre portées, ce qui ne me surprit guère, car je m’attendais au pire après avoir entendu à Royan la création de Synaphai jouée par Pludermacher, une partition que j’avais trouvée tout à fait sensationnelle et où l’on trouve parfois dix portées... Par conséquent, je me suis mis au travail, non sans annuler quelques engagements, et je reçus la partition page par page, Xenakis m’apportant souvent lui-même une partie fraîchement réalisée. Il écrivit donc d’abord la partie de piano, tant et si bien que je ne pus lire la partition d’orchestre que la veille du concert !
9– Et le chef ?
10C’était Tabachnik, il prit la chose très bien ! La partition, dans son état primitif, était un collage des parties de vents, de cordes et du piano, réalisées séparément – cela allait dans tous les sens ! Les vents étaient par moment sous les cordes, le piano tout en haut... Les musiciens de l’Orchestre Philharmonique n’étaient pas très contents, comme on l’imagine, probablement à cause des glissandos que chacun devait faire individuellement, ce qui n’était pas évident pour la petite harmonie ; de même, l’extrême division des cordes exaspère souvent les musiciens qui ne peuvent entendre comment s’opère la fusion du tout. À la fin du concert, au moment où Xenakis vint saluer, le pupitre des violoncelles le hua. L’œuvre était dédiée à Claude Helffer, Michel Tabachnik et l’Orchestre Philharmonique ; après cet incident, la dernière partie de la dédicace fut effacée...
11– Xenakis vous avait-il demandé conseil pour les questions techniques de l’écriture pianistique ?
12Non, pas du tout. Dans sa présentation du concert, il avait dit à peu près ceci : « Comme Claude Helffer peut tout faire, je ne me suis pas préoccupé des problèmes techniques ».
13– Comment abordez-vous une telle partition, qu’il s’agisse d’Herma ou de cette œuvre, notamment par rapport à des œuvres comme celles de Boulez ?
14Dans les partitions de Xenakis, on se rend compte assez vite qu’il n’y a pas, comme souvent chez Boulez, un parallélisme entre la forme générale et chaque détail. On part d’une masse, d’une grande figure, d’une force primordiale. Dans Erikhthon, le piano attaque directement en faisant entendre un enchevêtrement de lignes, d’où soudain se dégage une note constante à un quart de ton du la ; des petites figures s’organisent autour de cette pédale, jusqu’à ce que se développe une figure complexe, une sorte d’arborescence qui va être transformée de toutes les manières au cours de l’œuvre. La technique des arborescences trouve son plein épanouissement dans cette œuvre précisément. Il y a des superpositions, des entrelacs où parfois on ne distingue plus la figure elle-même, alors qu’à d’autres moments on l’entend très bien. Donc, si on travaille de telles partitions en partant du détail, c’est la catastrophe, car au bout de huit jours, on arrive tout juste à jouer une page, et encore est-ce sans aucune idée d’ensemble. Il y a des passages tout à fait injouables ! Le principe est le même que dans Evryali : le compositeur a retranscrit en notes les dessins faits sur papier millimétré ; on peut ainsi voir vraiment les figures qu’il s’agit de faire entendre. Certaines parties du dessin peuvent se traduire par des notes dans des registres tellement éloignés qu’il est impossible de tout jouer. Au pianiste de donner l’impression, ou l’illusion, que le dessin est réalisé. Il y a des sauts considérables, et parfois, la même main doit jouer sur trois registres à la fois – c’est donc une technique diabolique, qui est aux antipodes de la technique ravélienne où les superpositions sont toujours calculées et certaines notes supprimées en conséquence, comme dans Ondine. Chez Xenakis, l’intendance doit suivre ! Je crois qu’il faut se lancer. C’est ce que je dis toujours à mes élèves : « Si vous travaillez cela comme une œuvre de Boulez ou de Beethoven, vous n’y arriverez jamais ! » On doit au contraire avancer petit à petit, par approximations successives, alors se dégage ce qui est véritablement important. Progressivement, on parvient à jouer des choses qui semblaient de prime abord impossibles. Lorsque j’ai joué Herma pour la première fois, je pense que j’en réalisais environ 55 %. Eh bien ! maintenant, je pense que je joue environ 85 % de la partition.
15– Pourtant, Herma se présente d’une toute autre façon que Erikhthon : il n’y a pas ici de dessin préalable...
16Oui, c’est une écriture ponctuelle, mais sous forme de nuages où des lignes doivent ressortir. Les différences de dynamique sont écrites dans ce but. Il faut donc mettre en évidence certains éléments, éviter les à-coups, rechercher une certaine fluidité. Chez Xenakis, qui note ses partitions le plus souvent à quatre temps, on risque de réduire l’écriture en marquant les temps – c’est pourquoi je fais souvent dans sa musique de faux accents, à sa demande d’ailleurs ! Xenakis m’avait dit un jour un mot que j’aime beaucoup : « Les bornes kilométriques posées sur la route ne changent pas le paysage »... Ainsi donc, les barres de mesure ne doivent pas provoquer d’accentuation.
17– Il n’y a pas à proprement parler des phrases musicales ?
18Ce n’est justement pas une musique du discours, comme celle de Beethoven ou de Berio. Ce sont des masses, des lignes. Et il est très utile, à ce sujet, de voir les brouillons, ce que Iannis n’aimait pas montrer au début : on voit comment la partition est pensée. Je montre toujours les esquisses d'Evryali à mes élèves, pour qu’ils prennent conscience de cette relation entre les notes et le dessin. Il ne faut pas s’attacher aux détails, successions de notes, d’intervalles ou d’accords que des compositeurs comme Boulez ou Jarrell trouvent parfois épouvantables dans les partitions de Xenakis. On part de la forme globale, contrairement à ce dont on a l’habitude. J’ai été préparé, en quelque sorte, à cette autre conception par les œuvres ouvertes de Boucourechliev, où l’on rencontre également des constellations très complexes. Je crois que la grande découverte de Xenakis, ce sont ces masses de sons. Et à chaque fois que je joue ses œuvres, le public réagit très bien à cette écriture. En revanche, l’orchestre a souvent des réactions d’hostilité. Il est même arrivé une fois que le chef refuse de jouer Erikhthon, prétextant la mauvaise présentation de la partition (elle n’a été refaite que l’an passé !). Quelqu’un comme Serge Baudo détestait l’œuvre, et je l’ai senti lorsque je l’ai jouée avec lui à Lyon ! Paradoxalement, l’un des chefs qui l’ont le mieux faite, c’est Pierre Dervaux, à l’époque chef de l’Orchestre Philharmonique des Pays de la Loire, qui ne devait certainement pas aimer beaucoup cette musique. J’ai joué Erikhthon une quinzaine de fois, ce qui est tout de même assez rare pour une partition avec grand orchestre. J’ai joué Herma une centaine de fois, dont une trentaine dans deux tournées des Jeunesses Musicales au cours des années soixante-dix. En 1975, à La Rochelle, j’ai joué Evryali après l’avoir d’ailleurs « rodée » dans un concert à Dublin. J’ai également souvent joué Dikhthas pour violon et piano avec Irvine Arditti. Et comme je participais aux concerts du Quatuor Arditti sans pouvoir jouer avec tous ses membres, j’ai suggéré à Michel Guy, alors directeur du Festival d’Automne, de passer commande à Xenakis d’un quintette pour piano et cordes, ce qui a donné Akea.
19– Lorsque vous reprenez des œuvres aussi complexes, est-il nécessaire de les retravailler entièrement, ou les réflexes reviennent-ils vite ?
20Hélas ! non, on ne s’en souvient absolument pas. Il faut à chaque fois tout remettre à plat. J’exagère à dessein ! La cause en est peut-être aussi que j’ai commencé à travailler la musique de Xenakis vers la cinquantaine. Ou que ces partitions ne sont pas pensées d’un point de vue morphologique, pour la main. Toutefois, j’ai joué trois fois Herma par cœur. C’est possible à cause des grands blancs dans la partition, que je trouve d’ailleurs très expressifs, très extraordinaires – ils permettent une détente de la mémoire : il y a ces plages de sons très remplies, violentes, et tout à coup des vides. En ce sens, l’exposition d’Herma me semble une merveille du genre, si l’on sollicite un peu la partition pour trouver des sonorités différentes – avec les trois groupes de sons qui sont exposés, puis leurs complémentaires.
21– Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par le terme « complémentaires » ?
22Si le premier groupe de sons A comporte vingt-cinq sons tous différents, le groupe complémentaire non-Α est formé des soixante-trois autres sons du piano. Je dis toujours, et cela fait rire Iannis, que c’est un peu comme le début du Concerto en mi bémol de Beethoven : on a d’abord l’accord de tonique, suivi d’une cadence du piano, puis l’accord de sous-dominante, avec sa cadence, et l’accord de dominante avec sa cadence ; alors le concerto peut véritablement commencer. L’exposition d’Herma exploite les quatre-vingt-huit sons du piano, progressivement, de plus en plus rapidement, en s’étendant petit à petit sur toute l’étendue du clavier, puis arrive la grande exposition avec A et non-Α, Β et non-B, C et non-C, et je trouve cela merveilleux. Un développement et une coda complètent la pièce.
23– Une œuvre qui est aussi conceptuelle, calculée par la machine, ne pose-t-elle pas un problème fondamental à l’interprète ? Comment peut-il l’intérioriser ?
24C’est une bonne question. La première chose qu’il faut dire, c’est qu’Herma fut composé à la main. Xenakis a parfois introduit des changements dans la série des calculs, parce que le résultat ne le satisfaisait pas. Il y a donc eu une liberté de choix. C’est comme dans la valse de l’opus 23, où Schoenberg a quelquefois supprimé deux notes, ce qui nous donne des séries incomplètes. Ou à la fin de l’adagio du Concerto pour piano du même Schoenberg, il y a une succession de tierces majeures qui n’entre pas dans le processus sériel. Les procédures de calcul comprennent donc de nombreuses « erreurs », souvent pour des questions de sonorités. Cela, Xenakis l’entend-il entend d’une autre manière que Boulez, il n’a pas une oreille analytique, mais il est sensible aux résonances. Puis les intensités ont été mises de façon non mécanique, ce qui est important ! Récemment, j’ai reçu une cassette de quelqu’un qui a rectifié toutes les erreurs dans Herma, et qui a réalisé l’œuvre avec un ordinateur. Eh bien ! cela ressemble peut-être à du Nancarrow, mais ce n’est plus Herma.
25– Comment avez-vous approché la musique de piano de Boulez ?
26La première fois que j’ai joué du Boulez, c’était en mars 1960 à Londres, au Morley College, sous l’étiquette du Domaine Musical. Je devais jouer la Première Sonate, et à cela s’ajoutaient la Sonatine pour flûte et piano et une œuvre de Ballif également pour flûte et piano. J’ai eu de très mauvaises critiques, l’œuvre ayant été jugée incompréhensible. Mais j’ai continué à jouer la Première Sonate, et je l’ai faite pour la première fois par cœur en 1961 à Cologne. C’était pour moi un grand pas, car je n’osais pas jouer de telles œuvres par cœur jusque-là ; j’ai d’ailleurs hésité à le faire jusqu’à la dernière minute ! Ce qui est amusant, c’est que, avec les différents rappels intervenus après l’œuvre précédente, que je jouais par cœur, je me suis retrouvé sur scène sans pouvoir retourner chercher la partition : c’est ce qu’on peut appeler du hasard dirigé ! Je m’en suis bien sorti ! Puis j’ai propagé l’œuvre dans toute la France à travers les concerts des Jeunesses Musicales, avec des accueils divers... Je me souviens qu’à Clermont-Ferrand, on a esquinté tout le concert ; à Vichy, par contre, l’œuvre a été très bien reçue : lors d’une enquête réalisée par les Jeunesses Musicales, dans une classe de collège moderne et dans une classe de lycée classique, les élèves du premier se sont montrés enthousiastes pour l’œuvre de Boulez, les élèves du second ne se sont intéressés qu’à la deuxième partie du concert où je jouais Chopin et Schubert ! Puis j’ai enregistré la pièce à Baden-Baden, avec Boulez.
27– Que disait-il sur l’interprétation ?
28Il voulait surtout que la musique sonne. À un endroit où il me demandait de laisser sonner un accord, je lui fis remarquer que celui-ci ne durait qu’une double croche : « Je m’en fous ! », lança-t-il. À la fin de la sonate, dans la coda, il y a des silences très mesurés ; il me disait : « Respire, respire ! », sans se soucier des durées exactes. C’est un trait commun à tous les compositeurs avec qui j’ai travaillé : la première fois que l’on les joue, ils ont peur que les gens s’ennuient, ils demandent de jouer toujours plus vite. Ils sont angoissés. Lorsqu’on rejoue, ils demandent de laisser sonner, ils trouvent que tout va trop vite, et ils changent au besoin les tempos. Un jour où je jouais Herma à la Radio, Xenakis me dit que mon tempo était trop rapide. Or mon minutage correspondait à quelques secondes près au minutage prévu dans la partition. Xenakis me répondit comme Boulez : « Fais durer les secondes plus longtemps ! » J’ai eu des expériences semblables avec Manoury et Jarrell.
29– Boulez ne donne jamais d’indications expressives ?
30Non. C’est plutôt le contraire. Dans l’avant-propos de la Deuxième Sonate, il est dit : « Éviter absolument ce que l’on convient d’appeler ‘les nuances expressives’ ». J’essaie pour ma part d’articuler, de phraser. Un jour, j’ai montré à Boulez que les articulations du début de sa Première Sonate correspondent exactement à celles des huit premières mesures de la troisième Ballade de Chopin. La plupart des compositeurs sont tellement près de leur texte qu’ils ne s’attachent qu’aux détails, mais rarement aux grandes lignes. Il m’est arrivé de demander à Boulez d’écouter mon exécution du formant 3 de la Troisième Sonate sans prendre sa partition – mais il n’a pas voulu, cela ne l’intéressait pas. Ce qui lui importait, c’était de corriger tout spécialement les durées et les dynamiques, selon l’idée que, si l’on joue avec précision ce qui est indiqué, la musique vient d’elle-même. Personnellement, à travers mon expérience pédagogique, je n’en suis pas tellement persuadé. Je crois qu’il faut quelque chose de plus. Le travail avec un compositeur tel que Kurtág, comme je l’ai fait pendant l’été 1993 à Salzbourg pour son Hommage à R. Sch, va au-delà des notes par tout un système d’analogies que j’aime moi-même pratiquer.
31– J’aimerais maintenant que l’on parle un peu de la Deuxième Sonate : si l’on regarde votre partition, on est saisi par le nombre d’indications que vous y avez ajoutées...
32Il faut dire que la partition a été gravée à l’économie, sans aération, et qu’elle est donc peu lisible. Nous sommes loin de la gravure du Catalogue d’oiseaux de Messiaen, qui est extrêmement lisible. Les difficultés techniques de la partition sont par conséquent exacerbées par l’édition. Il y a souvent cinq systèmes par page, et c’est vraiment écrit très serré. Je ne sais pas pourquoi Boulez a écrit cette Sonate sur deux portées et non sur trois. On pourrait d’ailleurs faire le même reproche à la Sonate de Barraqué.
33– La dimension architectonique (canons, séries, etc.) n’entre-t-elle pas en conflit avec la poétique ?
34Le fait qu’une œuvre soit admirablement construite n’enlève rien à sa beauté. C’est le cas aussi bien pour la Sonate opus 106 que pour les derniers quatuors de Beethoven ou pour Webern. J’aime pour ma part qu’il y ait adéquation entre la construction, l’écriture de détail et la sonorité.
35– N’y a-t-il pas élimination de certains aspects pianistiques ?
36Ce qui est éliminé, c’est le type de la mélodie accompagnée. L’écriture est contrapuntique : il n’y a ni voix principales, ni voix secondaires, du moins en principe. Un autre élément est éliminé : l’octave ; or toute la technique pianistique traditionnelle, et notamment celle de Liszt, était fondée sur l’octave.
37– C’est une pièce encore reliée à la tradition, contrairement à la Troisième Sonate, qui est plus inouïe...
38Par caractère personnel, j’ai toujours été amené à insister sur la continuité plutôt que sur les ruptures. Lorsqu’on entend pour la première fois une œuvre, on est frappé par les ruptures, et lorsqu’on la travaille, ce sont les continuités qui apparaissent La distance entre l’écriture de Mozart et celle de Beethoven me semble beaucoup plus considérable que celle qui existe entre Scarbo de Ravel et la Deuxième Sonate de Boulez. S’il y a rupture, c’est plutôt avec le langage de Debussy, qui est un langage de sonorités. Mais si l’on prend Miroirs ou Gaspard de la Nuit de Ravel, les ruptures sont moins évidentes.
39– Qu’y a-t-il de neuf et de spécifique dans l’écriture pianistique de cette Deuxième Sonate ?
40L’élément prédominant, je crois, c’est la violence du langage. Il ne s’agit pas d’une violence apparaissant brusquement ou, comme dans la troisième des Pièces opus 11 de Schoenberg, d’une violence passagère ; elle possède une constance : dans le premier mouvement de la Deuxième Sonate, il n’y a aucun pp ou ppp ; certains p sont écrits « percutés » (par exemple, à la mesure 174) ; tout n’est que violence. Les piano subito sont suivis de brusques crescendos. L’idée d’un piano percuté est ici très différente de celle de Bartók ou de Prokofiev ; elle est liée à des fragments contrapuntiques, aussi paradoxal que cela paraisse ; nous avons un contrepoint de lignes percutées, ce qui est très original. Dans la Deuxième Sonate, il y a peu de piano-résonance. C’est un domaine que Boulez a au contraire exploré systématiquement dans la Troisième Sonate.
41Il y a aussi un certain romantisme, qui correspond à l’attitude du compositeur dans les années quarante : sous un dehors très objectif, on sent l’homme Boulez. Il existe d’ailleurs une contradiction entre l’objectivité réclamée par la partition, notamment par les indications de jeu, et cette présence très évidente d’un je plein de violence. On pourrait la comparer à celle de Ravel disant, à propos de Gaspard de la Nuit, qu’il a voulu faire une œuvre à la manière des romantiques, mais sans être romantique ; et il confiait à Perlemuter qu’il a failli s’y laisser prendre ! Je me souviens que lors de la première audition parisienne de la Sonatine pour flûte et piano avec Gazzelloni et Boulez, j’avais ressenti l’œuvre comme très romantique, et je l’avais dit à Boulez ; il avait souri...
42– Comment était le jeu pianistique de Boulez ?
43Extrêmement violent, justement ! Ce qu’il réussissait le mieux, c’étaient ces échappées, ces traits en fusée qui caractérisent ses premières œuvres.
44– A-t-on la même liberté d’interprétation dans une œuvre comme celle-là et dans une œuvre classique ?
45Je n’ai jamais entendu la Deuxième Sonate par d’autres pianistes, sinon par Pollini, à quoi il faudrait ajouter le disque de Marcelle Mercenier qui comportait deux mouvements seulement de la sonate. En revanche, j’ai souvent entendu la Première Sonate dans les concours, et je peux dire qu’il y a dans cette œuvre autant d’interprétations possibles que pour le premier Scherzo ou la Sonate funèbre de Chopin.
46Aussi précis que soit le compositeur, il reste toujours des zones d’indécision. L’articulation des phrases, par exemple, quelque chose qui me tient à cœur, reste souvent de la responsabilité de l’interprète. Je crois qu’il est essentiel d’atteindre à la plus grande clarté d’élocution ; ce que l’on joue doit vouloir dire quelque chose. Les notes ne sont jamais alignées mécaniquement : elles ont une signification qu’il faut être capable de transmettre.
47– Ce que vous avez dégagé sur le plan de la structure, cherchez-vous à le faire entendre, ou cela reste-t-il à un niveau sous-jacent ?
48C’est le contexte qui en décide. Par exemple, dans l’introduction du quatrième mouvement, les éléments constitutifs de ce qui sera un fugato sont relativement isolés : donc je fais un effort pour les faire entendre, car le compositeur, me semble-t-il, l’a voulu ainsi.
49– Que pensez-vous de la remarque de Xenakis concernant la musique sérielle, comme quoi un certain degré de complexité rend le détail insignifiant, et que l’écoute devient une écoute de masses sonores ?
50À première vue, Xenakis a tout à fait raison. Mais c’est valable pour une première audition. Je crois que l’écoute évolue, s’approfondit. Lorsque j’étais jeune, les symphonies de Brahms étaient un magma dans lequel je ne distinguais rien ; aujourd’hui, toutes les lignes me semblent claires. Ce que moi-même je ne perçois pas dans une œuvre, mes petits-enfants l’entendront peut-être facilement. Je cite là une remarque faite par Schoenberg à Klemperer ! On peut aussi se demander s’il est important d’entendre ce qui est écrit dans la partition, ou si l’on n’entend pas aussi autre chose... Ce problème de perception est un des plus fondamentaux de la musique.
51– Comment organisez-vous, dans une œuvre aussi longue que la Deuxième Sonate, les différents plans, l’organisation des tensions ?
52Il y a des points de jonction dont il faut être conscient. On doit faire sentir les changements de sonorités, les changements de registres, ou même les changements de pédale.
53– Cette œuvre d’un jeune compositeur est curieusement une somme, un aboutissement...
54Dans l’idée de Boulez, c’était un adieu à la forme classique. Il liquide la sonate à deux thèmes, le scherzo à plusieurs trios, le rondo avec fugue, etc. L’idée la plus neuve, pour moi, c’est le second mouvement, et c’est d’ailleurs celui que je préfère. Il m’entraîne dans une sorte de paysage de forêt (j’aime énormément marcher en forêt !) où à tout moment existe un aperçu nouveau, une vision différente.
55– Est-ce qu’on sent beaucoup le piano de Messiaen dans cette œuvre ?
56Non, pas vraiment. Sauf dans l’utilisation presque abusive des canons rythmiques. Dans le second mouvement, ces canons sur des groupes de notes (deux au début) représentent en fait une extension gigantesque de l’écriture de Webern. Alors que Webern utilisait un ambitus du clavier assez restreint, Boulez utilise la totalité du clavier. L’influence de Messiaen apparaît bien davantage dans Constellation-Miroir par exemple. Dans la Première Sonate, Boulez reconnaît lui-même qu’il y a beaucoup de la technique de Scarbo : les traits en fusée, les grandes envolées, les notes sèches... Le piano de Messiaen a plutôt pour modèle, me semble-t-il, celui de Petrouchka, ce qui n’est pas le cas chez Boulez.
57– Avez-vous eu des élèves qui sont venus travailler l’œuvre avec vous ?
58Une seule fois ! Lors de master classes à la Hochschule de Stuttgart.
59Mais l’étudiant n’a joué que les trois premiers mouvements.
60– Comment expliquez-vous que l’on joue si peu cette œuvre ?
61Je crois que cette période n’intéresse plus ni les interprètes, ni les critiques, ni le public. C’est un peu navrant pour notre génération, qui s’y est beaucoup investie et qui a cru à sa musique... Mais il fut un temps où l’on ne s’intéressait pas aux dernières sonates de Beethoven ! Je n’ai jamais entendu, étant jeune, l’opus 106 en concert... Je pense que la longueur de l’œuvre est un obstacle à sa diffusion. J’ai d’ailleurs souvent joué l’opus 106 et la Deuxième de Boulez dans un même programme...
62– C’est un programme terrible...
63Pas spécialement...
64– Est-ce que la Deuxième Sonate pose des problèmes particuliers par rapport aux deux autres ?
65On pourrait presque dire que la Première Sonate est une répétition générale pour la seconde. Par exemple, là où l’on a des contrepoints à deux voix dans la Première Sonate, on a des contrepoints à quatre voix dans la seconde. Les difficultés tiennent surtout à l’accumulation d’informations : lorsqu’on n’est pas encore habitué à l’œuvre, et qu’on ne sait pas ménager des moments de respiration, la mémoire se retrouve parfois bloquée par le flot d’informations. Je crois bien avoir joué cette œuvre en public pour la première fois lors du concert d’octobre 1970 au Théâtre de la Ville. Ce jour-là, j’ai joué la Première et la Troisième Sonate par cœur, mais la seconde avec la partition. J’ai d’ailleurs mis beaucoup de temps à l’apprendre par cœur ! Mais j’étais piqué au jeu, puisque Marcelle Mercenier l’avait déjà fait. L’ordre du programme que j’ai toujours maintenu était : Première Sonate, les deux formants imprimés (Constellation Miroir et Trope) de la Troisième Sonate, puis Deuxième Sonate. Je peux ajouter maintenant les Douze Notations en début de seconde partie.
66– Les moments de respiration dont vous parlez sont-ils déterminés à l’avance, ou sont-ils le résultat d’une analyse de l’œuvre ?
67Il y a effectivement des respirations indiquées par le compositeur qu’il faut plutôt exagérer ; et il y a celles qui résultent de l’articulation entre les différentes parties de l’œuvre. Une fois de plus, j’insiste sur la notion d’articulation. J’ai fait une sorte d’analyse, mais c’est surtout l’expérience qui compte ici. Jean-Pierre Guézec, qui était alors professeur d’analyse au Conservatoire, m’avait demandé de venir dans sa classe pour présenter la Deuxième Sonate. Nous n’étions pas tout à fait d’accord sur la façon d’aborder l’œuvre ! J’avais une approche plutôt classique – un premier mouvement à deux thèmes avec développement, un second mouvement ABA symétrique, un scherzo classique et un finale... qui m’échappait un petit peu. Guézec, lui, voyait plutôt des processus de développement pour chaque idée, processus qui étaient juxtaposés. Il y avait là Michel Béroff, qui se souvient de cet exposé au cours duquel j’avais joué quelques extraits de l’œuvre.
68Lorsqu’en 1976, j’ai dû faire un atelier sur la Deuxième Sonate pour le festival de La Rochelle, j’ai téléphoné à Boulez pour le voir et travailler avec lui, d’autant que je ne voulais pas propager, au niveau de l’analyse, des idées erronées. « Je te donne dix minutes », m’a-t-il dit au début de notre rendez-vous, puis il s’est pris au jeu et a travaillé plus d’une heure avec moi. C’est ainsi qu’il m’a donné raison, a posteriori, dans ma discussion avec Guézec que nous avons évoquée auparavant : il a en effet reconnu que son modèle, ici, avait été la Sonate « Waldstein » de Beethoven – les accords n’étant plus, évidemment, des accords parfaits, mais des accords à la Boulez. Le premier mouvement n’a pas posé de problème. Pour le second, je lui ai dit avoir vu une forme ABA. « Pas du tout », m’a-t-il répondu, « c’est un thème et variation. » J’étais un peu interloqué, et je lui ai demandé combien de variations il y avait. Réponse : « Une ! » Nous avons donc analysé cette variation, qui est en réalité un trope, toutes les notes pouvant être retrouvées, à partir de la troisième page, avec des permutations et des inversions. Le scherzo était assez clair : il avait été composé en premier, la série d’origine étant employée comme chez Webern, et on pouvait le considérer comme un scherzo varié avec plusieurs trios. Les motifs constitutifs du premier mouvement ont été tirés après coup de la série du troisième. Pour le finale, sorte de synthèse des premier et deuxième mouvements, Boulez m’a confirmé l’idée d’un rapprochement entre le rondo et la fugue – un peu comme dans le finale du Quatuor avec piano de Schumann. Il m’a parlé de l’idée du palindrome autour duquel le finale s’articule, même s’il est bien difficile de l’entendre ! La fugue est en quelque sorte préparée par l’exposition d’éléments isolés, puis par la recomposition de ceux-ci. Évidemment, Boulez a évoqué à ce propos le finale de l’opus 106, dont Schumann s’était inspiré dans son Quatuor avec piano. Il faut dire que ce finale de l’opus 106, comme la statue du Commandeur, a projeté son ombre sur toute la musique jusqu’à aujourd’hui.
69– Comment avez-vous découvert la Troisième Sonate ?
70J’ai entendu le formant 3 au Domaine Musical par Marcelle Mercenier en mars 1965. L’éditeur Universal m’avait envoyé la partition. Puis Claude Samuel, qui était alors critique à L’Express, m’a demandé de la jouer au Festival de Royan dont il venait de prendre la direction. J’ai demandé l’aide de Boulez, et je me vois encore avec Pierre dans mon salon, à quatre pattes devant les neuf grandes feuilles de Constellation-Miroir déployées par terre, Boulez m’expliquant le sens des flèches...
71– La Troisième Sonate doit une partie de sa célébrité à l’idée des différents parcours que l’interprète peut emprunter pour aller d’un point à un autre. Boulez parlait-il avec vous de cette idée de parcours ?
72Non, c’est Dorel Handmann5 qui a comparé ces parcours à ceux que l’on peut faire dans une ville, en me faisant remarquer que, quel que soit le parcours emprunté pour la traverser, c’est toujours la même ville. Il le tenait de Boulez. Je crois que j’ai joué pour la première fois Constellation-Miroir à Barcelone. En France, je l’ai jouée pour la première fois au Festival de Royan en avril 1966 ; dans la salle, Michel Fano et Maurice Le Roux essayaient de suivre mes parcours sur la partition. Et je l’ai apprise assez vite par cœur, notamment grâce aux couleurs.
73– Avez-vous essayé tous les parcours ?
74De temps en temps, lorsque je retravaille l’œuvre, je reprends tout à zéro ; mais j’ai choisi rapidement certaines solutions que j’ai maintenant dans les doigts. Aujourd’hui, je pense que la vraie nouveauté de l’œuvre consiste moins dans l’idée de parcours que dans l’utilisation des possibilités de résonance du piano.
75– Le travail pianistique était-il très nouveau pour cette œuvre ?
76Oui. L’écriture très précise des harmoniques me semblait très complexe, et il fallait éviter de faire résonner les notes muettes. Il s’agit en fait, dans les parties intitulées « Points », de jouer une ligne monodique dont certaines notes sont parfois épaissies, habillées par les résonances dues à l’utilisation des harmoniques. Il y a aussi une sorte de rubato noté, un véritable temps dérobé : sur certains passages, on accélère d’abord, puis il faut ralentir ; le choix des tempos avec plusieurs solutions, le choix des enchaînements, tout cela était neuf...
77– C’est une œuvre que vous rattachez à une tradition quelconque ?
78Au départ, je trouvais qu’elle était en-dehors de la tradition, qu’elle était vraiment nouvelle. Puis j’ai pensé que dans une suite de Bach ou de Haendel, je pourrais jouer les différentes parties dans des ordres différents sans que cela change fondamentalement l’œuvre. Avec les œuvres ouvertes de Boucourechliev, j’ai eu cette idée que les œuvres qui avaient été « historiques » pendant tout le XIXe siècle (on n’imagine pas de permuter les mouvements d’une symphonie de Beethoven ou de Schumann) étaient devenues « géographiques ». J’avais entendu dans ce sens le Klavierstück XI de Stockhausen, une œuvre que je trouvais fascinante à la lecture, mais hélas beaucoup moins à l’écoute !
79– Lorsque vous avez abordé l’œuvre de Boulez, aviez-vous déjà travaillé des Klavierstücke ?
80J’ai joué les quatre premiers en 1963, donc un peu avant. À cette époque, je n’ai pas joué cette Troisième Sonate devant Boulez. J’avais travaillé avec lui la Première Sonate, dans son appartement de la rue Beautreillis, sur un piano dont seulement trois notes sur quatre fonctionnaient ! Boulez ne demande pas tellement qu’on vienne lui jouer ses œuvres, et il s’arrange, sauf exception, pour ne pas venir aux concerts où on le joue, quitte à envoyer un télégramme aimable ! De ce point de vue, c’est l’antithèse de Messiaen ! Je devais créer une amplification d’Antiphonie (le formant 1) au festival d’Aix, une pièce que Boulez me disait devoir durer vingt-cinq minutes ; j’avais ménagé du temps pour travailler l’œuvre, mais je n’ai jamais reçu la partition ; Antiphonie n’est jamais sorti de l’atelier de Boulez ! Lors du récital à Aix-en-Provence où je devais jouer pour la première fois les formants 1 et 3, Boulez m’a demandé de jouer le formant 3 – Constellation-Miroir – deux fois. J’ai par la suite beaucoup joué la Troisième Sonate notamment dans des tournées en Amérique latine, où l’œuvre produisait un effet assez extraordinaire.
81– Avez-vous toujours joué l’œuvre par cœur ?
82Oui, parce que finalement les couleurs de la partition (elle est éditée en vert et rouge) facilitent beaucoup la mémorisation. À ce moment-là, Dorel Handmann (qui avait fait des conférences et des présentations au Domaine Musical) est entré à la Guilde du Disque, et il m’a demandé de faire un disque avec des œuvres de Boulez ; j’ai choisi la Première Sonate et Constellation-Miroir, ainsi que des pièces de Webern (Variations et Pièce posthume), et une pièce qui venait de me parvenir, Sequenza IV de Berio. Je l’avais déchiffrée devant Souvtchinski, qui trouvait la pièce merveilleuse, et il m’avait convaincu de l’enregistrer (j’ai dû la travailler en trois semaines...).
83J’avais demandé à voir Boulez avant l’enregistrement ; il me donna rendez-vous début juin 1968 à Bâle et, après m’avoir fait un peu lanterner, il me reçut avant un concert qu’il devait diriger le soir même. Nous avons travaillé sur un mauvais piano dans les coulisses de la salle de concert. Comme toujours, les remarques de Boulez concernaient des détails, la précision de tel ou tel rythme, de telle ou telle dynamique, etc.
84– De ces détails, est-ce que vous pouvez tirer un sens plus général quant à la pièce ?
85Je ne peux pas dire cela, non. J’avais cru découvrir que les tempos étaient des multiples de douze nombres premiers, mais je n’ai pas l’impression que mes réflexions aient fait plaisir à Boulez ! Un jour, d’ailleurs, il m’a dit : « Il faut être comme les chats, il faut savoir effacer ses traces ». Chaque fois que j’ai travaillé avec Boulez, c’était toujours un travail ponctuel.
86J’ai donc enregistré ce disque en juillet, et c’est peu de temps après que le responsable de la Deutsche Gramophon est entré en contact avec moi, et m’a proposé, pour le mois de septembre de l’année 1970, l’enregistrement de la Sonate de Berg et de la Deuxième Sonate de Boulez. C’est ainsi que je me suis mis à travailler la Deuxième Sonate, que j’ai d’abord jouée à Paris dans une émission de radio, et que j’ai ensuite enregistrée à Munich en trois jours (ce qui n’était pas beaucoup !). Il n’était pas question que je travaille cette fois-ci avec Boulez – il n’était plus en France à ce moment-là, et il ne voulait plus y revenir. Je me souviens que j’avais un problème, car dans l’enregistrement fait quelques années auparavant par Yvonne Loriod, certains registres étaient déplacés dans les deuxième et troisième mouvements. Fallait-il garder ces changements ? Lors d’un voyage à Londres à l’occasion d’un concert, j’ai pu joindre Boulez par téléphone : « Fais ce qui est écrit » ; il était donc revenu sur ses modifications. C’est dans cette même période que Maurice Fleuret m’a demandé, pour les Semaines Musicales qu’il organisait à Paris, de jouer les trois sonates dans le même programme, ce qui ne s’était encore jamais fait. Boulez n’est évidemment pas venu, mais il avait envoyé sa sœur pour lui faire un rapport (je crois qu’il fut positif) ! C’est là que j’ai rencontré pour la première fois Michel Tabachnik.
87– Comment se fait-il que vous avez repris ces œuvres de Boulez qui avaient été créées par Yvette Grimaud ? Pourquoi cette pianiste n’a-t-elle pas continué sa carrière ?
88C’est effectivement Yvette Grimaud qui avait créé les douze Notations, la Première et la Deuxième Sonate. Elle avait très peu de sonorité ; en revanche, elle avait un style parfait et beaucoup de goût ; peut-être a-t-elle été quelque peu éclipsée par Yvonne Loriod. Elle s’est tournée vers l’ethnomusicologie, et en même temps vers un mysticisme qui m’échappe complètement. Lorsqu’on a créé le Conservatoire National Supérieur de Musique de Lyon, on lui a donné une classe d’ethnomusicologie. Elle était passionnée par les musiques de Géorgie. Mireille avait suivi chez elle des cours pour améliorer son oreille musicale au moment où elle commençait ses études d’ethnomusicologie.
89– Lorsque vous approchez des partitions nouvelles, comme les sonates de Boulez, travaillez-vous uniquement au piano, ou également à la table ?
90Je passe beaucoup de temps à la table. Je dis toujours à mes étudiants de travailler ainsi, en imaginant qu’ils doivent non pas jouer, mais diriger l’œuvre qu’ils travaillent, et qu’ils ont par conséquent à trouver des idées, y compris des idées d’orchestration. J’ai beaucoup travaillé mes partitions dans les chemins de fer (on pouvait y passer plus de temps, à une époque où, tout au moins en France, ils allaient moins vite !).
91– Comment faites-vous pour jouer les trois sonates par cœur ?
92Elles ne s’emmêlent pas, ce qui est déjà important. Le premier mouvement de la première sonate ne me pose aucun problème, même si je ne l’ai pas travaillé depuis longtemps ; en revanche, le second mouvement a toujours été difficile, spécialement les trois premières pages, qui constituent une sorte de toccata pouvant s’apparenter au Par lui tout a été fait des Vingt Regards ; à un moment donné, j’ai compris qu’il fallait séparer les parties qui composent cette toccata en amplifiant (à peine) les silences de séparation, de manière à bien faire ressortir les différentes parties ; sinon, on ne sait plus où l’on en est ! La Troisième Sonate est très différente : la musique respire énormément, elle est moins arbitraire, elle est plus liée au souffle. Les jours où je suis en forme, je change légèrement de parcours – et cela est très excitant, tout à fait merveilleux. La deuxième est difficile, comme je l’ai dit, à cause de la quantité d’informations – mais il suffit d’avoir des points de repères !
93– N’avez-vous jamais connu le trou complet au milieu d’une de ces œuvres ?
94Non, seulement de petites failles qui sont restées, je pense, imperceptibles... À force de travailler une œuvre, on la connaît plus ou moins bien par cœur. Il y a bien sûr des passages qui résistent. Alors il faut travailler ligne par ligne, mécaniquement. On mémorise chaque ligne indépendamment, mais bien souvent on a la plus grande difficulté à les enchaîner. Au bout d’une heure ou un peu plus, on parvient à fixer une page ; et le lendemain, on repart à zéro parce que l’on a tout oublié ! C’est un moyen désespéré quand on ne peut pas faire autrement ! Ceci peut s’appliquer aussi bien à Bach, Bartók, Boulez ou Stockhausen. Personnellement, je ne « vois » pas la partition. Bien sûr, je pourrais la reconstituer s’il le fallait. Je me souviens qu’en 1943, alors que j’étais à l’hôpital et privé de toute musique, j’avais essayé de réécrire la fugue de l’opus 110 de Beethoven – et j’y étais parvenu sans difficulté !
95– Comment pourriez-vous définir l’écriture pianistique de Boulez ? Quelles sont ses racines ?
96L’une des premières difficultés auxquelles on est confronté à partir de Webern, c’est la quantité de lignes supplémentaires que nous ne sommes pas habitués à lire. D’autre part, nous étions, surtout à cette époque, habitués à des mécanismes conjoints, qu’on trouve dans tous les exercices pianistiques, et aussi dans la littérature romantique ; or les sonates de Boulez obligent constamment à des dissociations. Les deux mains, chez lui, sont absolument équivalentes, elles ne sont pas dépendantes l’une de l’autre. Il en va de même pour les doigts : les cinq doigts sont à égalité – il n’y a pas d’appui sur le pouce, ou la prise en compte d’un doigt faible – et ce sur tous les registres. Dans la Deuxième Sonate tout particulièrement, on travaille sur tous les registres à la fois. Ce qui rend peut-être la Troisième plus facile en un certain sens, c’est qu’il y a une prise de conscience de la différence et de l’opposition des registres – quelque chose qui pourrait nous rappeler Beethoven, surtout dans l’Arietta de l’opus 111. Les « Points », qui sont comme je l’ai dit plus haut des parties essentiellement monodiques, sont dans un registre moyen, alors que les « Blocs », faits d’accords plaqués ou arpégés, sont tantôt dans le grave, tantôt dans l’aigu.
97– Vous avez participé à un film sur cette Troisième Sonate ?
98Oui, c’est en 1979 que Michel Fano, élève de Messiaen et grand spécialiste des musiques de film, a conçu une émission avec Dominique Jameux, centrée sur la Troisième Sonate ; son titre : « Hasard et nécessité », par allusion au célèbre livre du biologiste Jacques Monod. Il voulait avoir des versions différentes de l’œuvre, et fit donc jouer simultanément la pianiste autrichienne Käte Wittlich et moi-même. C’est à ce moment-là que Boulez m’a fait retravailler la sonate. Mais il n’avait plus la même approche qu’en 1968. Je savais alors que la partition publiée par Universal sous le titre Miroir était en fait Constellation-Miroir. On m’avait fait entendre une bande où Boulez, vers 1957, jouait lui-même les cinq formants prévus initialement : Antiphonie (dont j’ai d’ailleurs une copie de la partition primitive), Strophe, Constellation, Séquence, et Trope, J’ai compris alors que Miroir n’était pas un rétrograde exact de Constellation, mais que l’on jouait les différents fragments dans l’ordre inverse, tout simplement. Le formant 3 peut donc être joué soit sous la forme Constellation, allusion au poème de Mallarmé « Jamais un Coup de Dés... » où le mot Constellation est écrit en majuscule, ou sous la forme Constellation-Miroir. La version Constellation m’a paru plus logique, du point de vue de la progression sonore, que la version Miroir.
99Lorsque j’ai commencé à lui jouer l’œuvre, au bout de quelques secondes, Boulez m’arrêta en me disant : « C’est trop vite ! » ; je lui fis alors remarquer que je jouais dans le tempo indiqué. Réponse de Boulez : « Joue plus lentement, et change tous les tempos proportionnellement ! » Nous avons également travaillé le formant 2, Trope, chez moi. Boulez a assisté à une partie du tournage du film dans l’espace de projection de l’IRCAM.
100Peu après, j’ai réalisé l’enregistrement des trois sonates à Vevey en 1980, mais à ce moment-là, Boulez était absent. Il m’avait envoyé une lettre chaleureuse lors du premier enregistrement, mais pour celui-ci, il est resté muet... Plus tard, Boulez a fait très gentiment appel à moi pour que je fasse partie du Conseil d’Administration de l’Ensemble Inter Contemporain, et j’ai passé en outre un an au Comité de Lecture de l’Ensemble.
101– Rétrospectivement, le passage de Boulez dans le paysage musical français vous semble-t-il avoir changé la situation dans ce pays ?
102Il faut distinguer deux choses : Boulez animateur et Boulez compositeur. Les partis-pris de Boulez étaient autrefois beaucoup plus violents qu’aujourd’hui. Il avait des goûts exclusifs. En tant qu’animateur, il a eu beaucoup d’idées, et des idées neuves. Par exemple, l’organisation du concert selon la répartition entre œuvres de référence, grands classiques du XXe siècle et œuvres récentes. J’ai spécialement aimé l’année où les programmes débutaient par du Machaut, du Lassus ou du Gabrieli. Malheureusement, cela n’a pu se maintenir. Personnellement, j’ai été très influencé par ses idées dans mes programmes et mon enseignement, alors que je n’étais pas convaincu par la rupture radicale avec le passé qu’il avait proclamée à un certain moment, dans une phrase telle que : « Voici une génération qui peut carrément prendre congé de ses devanciers ».
103– Vous-même, vous êtes-vous inspiré de telles idées pour construire vos propres programmes ?
104Oui, en ce sens que j’ai toujours aimé placer des œuvres contemporaines à côté des œuvres du passé. De Casadesus, j’ai appris qu’un récital ne devait pas durer plus de soixante-dix minutes, et qu’il devait se composer de deux parties inégales, la seconde de préférence légèrement plus courte que la première. Seule l’Espagne d’avant 1970 réclamait des programmes en trois parties plutôt brèves...
105Comme je me suis toujours senti plus à l’aise dans les œuvres de longue haleine que dans une suite d’œuvres courtes, j’ai été amené à composer un programme comme une sorte de menu, avec une entrée, pour se mettre en doigts et pour que le public entre dans la musique (une Partita de Bach ou des pièces de Rameau par exemple), puis une pièce de résistance qui peut venir avant l’entracte ou au contraire constituer la totalité de la seconde partie.
106Par expérience, j’ai appris que l’ordre chronologique n’est pas absolument nécessaire et que, de toute façon, il est préférable de terminer sur une œuvre connue du public plutôt que sur une partition qui lui pose des problèmes. Par conviction personnelle, si j’ai toujours pensé qu’il fallait savoir introduire une œuvre contemporaine dans un programme de récital, j’évite de mettre cette œuvre à la fin. Par exemple, j’ai souvent proposé un programme de musique française dans l’ordre suivant : un choix de pièces de Rameau, le formant 3 de la Troisième Sonate de Boulez, puis la Première Sonate ; après l’entracte, le deuxième livre des Etudes de Debussy, et du même compositeur, Masques et L’isle joyeuse.
107– Peut-on dire de Boulez qu’il a permis une modernisation du paysage musical français ?
108Sûrement. Et les contradictions, les batailles, les polémiques qui ont eu lieu ont sans doute été très salutaires. Dans la période de l’après-guerre, il fallait être sectaire, il était nécessaire de donner un grand coup de pied dans la situation musicale, et on peut être reconnaissant à Boulez de l’avoir fait.
109– Pourrait-on dire aussi que par son sectarisme il a empêché d’autres sensibilités musicales de s’exprimer ?
110Personnellement, je ne crois pas. Nous étions après la guerre dans une période idéologiquement forte, mais je ne crois pas que cela pouvait empêcher l’existence d’autres courants, ou le travail d’autres compositeurs. Preuve en est la musique de Dutilleux.
111– Vous parlez extrêmement souvent de Boulez, qui semble avoir exercé une grande influence et une grande fascination sur vous, mais vous n’en parlez pas avec la même chaleur ou avec la même émotion que lorsqu’il s’agit de Xenakis par exemple...
112Dans ma façon de penser, l’influence de Boulez a en effet été déterminante. Sa logique et parfois son intransigeance m’ont profondément marqué. Peut-être ai-je été plus sensible à la pensée de Boulez, orale ou écrite (j’ai lu tous ses écrits), qu’à sa musique. Pourtant, plusieurs de ses œuvres ont été pour moi essentielles ; je suis très attaché aux œuvres de la première période, parce que ce sont des œuvres que j’ai vécues et avec lesquelles je me suis formé. Elles restent pour moi des sommets : je pense surtout à la Sonatine pour flûte et piano, au Marteau sans maître, au Visage nuptial (première version), à Pli selon Pli ; mais j’aime aussi beaucoup des œuvres comme Rituel ou Cummings ist der Dichter.
113– Un tel aveu est surprenant, car votre image est fortement associée à la musique de Boulez. De plus, dans les œuvres que vous dites avoir été marquantes pour vous, vous ne mentionnez pas les œuvres pour piano...
114J’aime énormément jouer les œuvres pour piano de Boulez, et je crois que je m’y implique totalement. Mais elles ne me font pas du tout la même impression lorsque je les écoute par d’autres pianistes, ou lorsque j’écoute mes propres disques !
115– Comment définir ce qui se perd à l’écoute ?
116Elles n’éveillent pas en moi une résonance profonde. À l’écoute, je trouve la musique un peu trop indifférenciée, ce qui n’est pas le cas d’une pièce comme Rituel par exemple, qui respire davantage. Lorsque je joue, les choses sont différentes, car je crée mes propres respirations, et je les vis.
117– Est-ce qu’il n’y a pas une part d’impénétrabilité à la fois dans la musique et dans la personne de Boulez, comme si la rationalité de sa démarche cachait quelque chose d’inaccessible ?
118Il est un fait que les œuvres de Boulez sont assez imperméables ; si l’on ne connaît pas certaines clés que lui seul peut fournir, il est très difficile de retrouver ses traces, que ce soit au point de vue intellectuel ou même émotionnel.
119– Par rapport aux œuvres de Boulez que vous avez beaucoup jouées, quelle place occupait la musique de Stockhausen ?
120Ce qui m’a toujours fasciné chez lui, ce sont les sonorités. Alors que je ne connaissais pas sa musique, on m’avait prêté le disque de Kontrapunkte, et je me souviens que les sonorités de l’œuvre, notamment les résonances du piano, avaient eu un effet considérable sur moi. J’ai donc suivi son évolution avec beaucoup d’intérêt, et je dois dire que son gigantisme ne m’a jamais effrayé. De plus, il a toujours été charmant avec moi ! Nous nous sommes plusieurs fois rencontrés à Paris, et ce que j’apprécie avec lui, c’est qu’on parle moins de musique que de philosophie et... de nos enfants ! C’est finalement très difficile de parler de musique avec un compositeur. D’abord, on dit trop souvent du mal des autres compositeurs, ce qui est désagréable, et on tombe très vite dans la « cuisine » interne. Mais c’est la même chose lorsque l’on est avec les ethnomusicologues !
121– Avez-vous travaillé ses œuvres avec lui ?
122Non, jamais. Je devais faire un enregistrement de plusieurs Klavierstücke, qui ne s’est finalement pas réalisé. Stockhausen m’avait demandé de venir quinze jours pour travailler avec lui, mais nous n’avons jamais trouvé de dates communes... À Salzbourg, au cours de l’été 1987, lorsque nous donnions des cours en parallèle, j’ai été frappé par la qualité de son oreille. On sait qu’il a raté son entrée au Conservatoire de Paris à cause de la dictée d’accords. Pourtant, je me souviens qu’aux répétitions de Carré qui avaient eu lieu à Paris en octobre 1970 à la salle Wagram, il contrôlait chaque accord et savait exactement ce qu’il avait écrit. Je suis très admiratif devant Stockhausen, même en ce qui concerne ses dernières œuvres.
123– Et sa dimension mystique ?
124On n’a jamais abordé le problème, mais nous ne sommes pas du tout sur la même longueur d’ondes : je suis trop rationaliste ! Pourtant, il existe en moi des zones de contemplation et d’émerveillement...
125– La distance que vous manifestez vis-à-vis de la musique de Messiaen n’est-elle pas due à des divergences sur le plan religieux, alors que vous devriez justement vous sentir proches par le lien de la foi ?
126Sûrement ! Pour Messiaen, les questions religieuses viennent d’en haut. Il existe une théologie – un grand et extraordinaire monument prêt à répondre à toutes les questions – à laquelle on adhère et que l’on ne discute pas. Je respecte infiniment ce monument ; je crois assez bien le connaître, mais il me reste extérieur. Mon approche est tout à fait différente. Pour moi, la foi est plus importante que la religion – la religion est un peu comme la vague qui nous porte, elle n’est pas intéressante en soi. C’est la foi qui nous relie à Dieu et à la transcendance. J’adhère donc, pour ma part, à ce qu’on pourrait appeler une théologie d’en bas, qui part des communautés de croyants, des textes, et où l’on cherche non pas quelque chose, mais surtout quelqu’un qui nous fasse vivre. Les commentaires qui se trouvent dans la partition des Vingt Regards de l’Enfant Jésus de Messiaen sont pour moi un peu trop naïfs, et même gênants. Ces commentaires semblent parfois venir de l’ouvrage d’un bénédictin allemand, Dom Columba Marmion, qui était assez répandu avant-guerre.
127D’autre part, ne sortant pas du Conservatoire, je n’ai jamais eu de contacts avec cette maison. Π a fallu Mai 68 pour que j’y entre : j’ai alors fait partie de certains jurys. Or Messiaen était très lié au milieu du Conservatoire ! Enfin, je n’éprouvais pas tellement le besoin de jouer Messiaen, car il l’était parfaitement par Yvonne Loriod et tout le groupe de ses élèves, alors que nous n’étions pas très nombreux à jouer Boulez, Xenakis, etc. Je me suis rapproché de ce groupe lorsque je suis devenu membre du jury du concours Messiaen. Cela dit, Yvonne Loriod, que je considère comme un merveilleux professeur, m’a parfois envoyé des élèves.
128– Mais comment se fait-il que vous n’ayiez pas eu envie de travailler des œuvres qui sont tout de même importantes sur le plan pianistique ?
129Ce n’est pas ce côté-là qui m’intéresse. J’ai été fasciné par L’Ascension et par les Petites Liturgies, mais j’avoue que le Catalogue d’oiseaux ou les Oiseaux exotiques m’ont beaucoup moins intéressé. C’est peut-être une simple question de goût. Il y a aussi le fait que son approche de la musique indienne ne repose pas sur une fréquentation de cette musique, mais sur l’idée que Messiaen s’en est faite à partir de la traduction d’un traité sanskrit parue dans l’Encyclopédie Lavignac. Cela ne favorisait pas les rapprochements... Et puis, en Mai 68, je n’étais pas du même côté que lui. J’ai tout de même joué les Oiseaux exotiques, mais sans véritable plaisir, car si j’aime bien les cadences, je n’aime pas du tout les parties concertantes ; j’ai aussi joué Le Réveil des oiseaux, avec plus de plaisir, et les Sept Haïkaï, que j’aime beaucoup. Je me suis mis plus récemment au Catalogue d’oiseaux, et j’y fais maintenant des découvertes que je ne soupçonnais pas. Par exemple, sur la juxtaposition de plusieurs langages différents : un langage tonal, un langage harmonique fondé sur les modes à transposition limitée, un langage chromatique, et un langage tiré des chants d’oiseaux. Récemment, la musique de Kurtág m’a fait réfléchir à ce problème, déjà soulevé par un collègue de Mireille, le compositeur israélien André Hajdu, élève de Milhaud.
130– Qu’est-ce que vous reprochez à l’écriture de Messiaen en tant que telle ?
131Peut-être son manque de concentration. Les musiques que j’aime présentent en général une adéquation entre l’écriture de détail et la forme, elles proviennent d’une pensée qui coordonne, alors que chez Messiaen, il y a le côté naturaliste et les juxtapositions qui ne m’attirent pas particulièrement, même si depuis peu j’y trouve quelque intérêt. Ce que j’aime par exemple chez les Viennois, c’est la rigueur de construction. Il en va de même pour Xenakis et Boulez, Manoury ou Jarrell.
132– J’imagine que c’est aussi cette rigueur de pensée qui vous a attiré vers la musique de Barraqué ?
133Comme je l’ai dit, il fut longtemps l’alter ego de Boulez, avec lequel il réagissait souvent violemment dans les concerts. Il faisait des analyses musicales dans le Guide du Concert, et je les trouvais très intelligentes. Nous avions dans les années 1957-59 une jeune fille hollandaise au pair, Rose-Marie Janzen, et elle cherchait à suivre des cours d’analyse musicale : je l’ai envoyée chez Barraqué, où venaient également le clarinettiste Hubert Rostaing, le spécialiste de jazz André Hodeir, et le percussionniste Jean-Pierre Drouet. Les cours avaient lieu chez Barraqué ; ils étaient basés sur la Cinquième Symphonie de Beethoven et sur La Mer de Debussy, dont il poursuivait l’analyse comme programme de recherche pour le CNRS. C’est ainsi qu’un jour Rose-Marie me rapporta le manuscrit de sa Sonate pour piano. Ce n’était pas très facile à lire ! Elle avait pourtant déjà été enregistrée par Yvonne Loriod. C’est bien plus tard, en 1968, pour des émissions à la BBC, qu’on me proposa de jouer la Sonate de Barraqué. Le concert devait avoir lieu à Southampton. Je me suis donc mis au travail – la partition avait été entre-temps éditée. Avant d’aller en Angleterre, j’ai joué l’œuvre à la Radio, mais je n’avais pas eu l’occasion de travailler avec le compositeur. Ce concert donna l’idée à Michel Bernstein, responsable des disques Valois, d’en faire un disque. C’est ainsi que l’année suivante, je partis à Copenhague avec Barraqué pour l’enregistrer, après l’avoir jouée plusieurs fois, notamment à Mexico et au Canada, et après avoir vu, cette fois-ci, le compositeur. Barraqué est d’ailleurs venu pour les séances d’enregistrement. Il m’avait demandé d’enregistrer par grandes sections, contrairement à ce qu’avait fait Yvonne Loriod pour le premier enregistrement, réalisé par petits bouts. Nous avions fait un quart de l’œuvre, et Barraqué était manifestement content, lorsqu’il s’est effondré victime d’une crise d’épilepsie. En attendant les soins, me souvenant qu’il avait une passion pour Schubert, je me suis mis à jouer le mouvement lent de la Sonate en la majeur opus 120, et il s’est progressivement calmé. Personne ne savait, apparemment, qu’il était sujet à de telles attaques. Il a donc été emmené à l’hôpital, et nous avons continué l’enregistrement sans lui... Mais il a pu entendre, avant que nous ayons fini, l’ensemble des prises, et il n’a demandé que d’infimes modifications. Je suis revenu avec Barraqué à Paris, et pendant le voyage, je me souviens qu’il m’a essentiellement parlé de Boulez, me demandant si je jouais ses œuvres par intérêt financier !
134C’était quelqu’un d’extrêmement sauvage. Les contacts avec lui étaient très difficiles. J’avais entendu pour la première fois une de ses œuvres en mars 1960 au Domaine Musical : il s’agissait d’Au-delà du hasard. Il avait employé des instruments de jazz pour leur sonorité, aussi tout le monde attendait des rythmes de jazz, et tout le monde fut déçu. Les musiciens de jazz, sous la direction très précise de Boulez, jouaient comme des musiciens classiques ! Je me demande d’ailleurs si ce n’est pas à cause de cette expérience que Barraqué et Boulez se brouillèrent. Boulez lui posait des questions et Barraqué était complètement décontenancé. Je me souviens moi-même lui avoir demandé des éclaircissements sur sa Sonate, mais il donnait des réponses lapidaires et pas tout à fait convaincantes.
135– Est-ce à dire que Barraqué ne contrôlait pas totalement h réalisation de l’œuvre proprement dite ?
136Je trouve que la conception de la Sonate est quelque chose de prodigieux ; mais la réalisation n’est pas toujours à la hauteur de l’idée, notamment du point de vue harmonique et sonore. Je pense que Barraqué n’avait pas suffisamment de métier ; il n’était d’ailleurs pas du tout pianiste. Il me disait que sa Sonate était du grand piano, à la manière de Liszt et Chopin, mais je ne le pense pas ! Par comparaison, Boulez avait la notion d’un accord qui sonne, il avait le sens du piano, même si l’on peut dire qu’il n’a pris vraiment conscience des problèmes de registres qu’à partir du second livre des Structures et de la Troisième Sonate. On avait un peu l’idée, à l’époque, qu’un beau plan garantissait un résultat sonore satisfaisant
137– Le résultat sonore ne l’intéressait pas ?
138Je ne sais pas ! Mais je suis frappé par le fait que lorsque j’entends une œuvre de Barraqué, je suis le plus souvent très séduit, alors que les musiciens se plaignent tous d’une écriture qui ne sonne pas très bien. Au fond, les parties individuelles semblent maladroites, mais l’ensemble finit par être convaincant. Gilbert Amy m’a souvent dit que la Sonate était mieux écrite que les œuvres qu’il avait dirigées, mais j’éprouve pourtant toujours une déception en la jouant, alors qu’en tant qu’auditeur, les œuvres de Barraqué m’apportent une grande satisfaction.
139– Comment pourrait-on définir la conception de la Sonate de Barraqué ?
140Les brouillons que le compositeur a laissés permettent de saisir très clairement ses intentions. On y trouve une distinction entre des parties « obligées » et des parties « libres ». Dans la première partie de l’œuvre, il y a alternance entre ces deux éléments. Les parties obligées sont fondées sur des imitations avec transformations rythmiques, et elles se développent progressivement – à trois, à quatre, à cinq voix – avant l’introduction de cette idée que je trouve merveilleuse, celle du silence, qui devient l’élément central de toute la deuxième partie. C’est là peut-être que l’on souhaiterait des harmonies plus fournies, alors que l’écriture est à deux voix. Cette seconde partie est une sorte de déconstruction de tout ce qui avait été développé dans la première ; on y trouve beaucoup de rappels plus ou moins textuels ou en rétrogradation. On n’a pas vraiment retrouvé le plan de l’œuvre pour cette seconde partie, et il y a des moments où j’avoue perdre pied, lorsque les silences deviennent de plus en plus longs, et les notes de plus en plus isolées... C’est à la fois difficile à comprendre et à réaliser ! Ce que je ne comprends pas, d’ailleurs, j’ai toujours du mal à le réaliser, mais je ne désespère pas d’en trouver la clé un jour !
141– Vous n’avez pas demandé à Barraqué des éclaircissements là-dessus ?
142Mais non ! Parce que, lorsque l’on joue une œuvre aussi difficile et aussi nouvelle, on ne se sent pas à la hauteur pour poser de telles questions ! Au fond, ma vie comporte beaucoup de regrets à propos des questions que je n’ai pas posées au bon moment. Évidemment, aujourd’hui, je me sentirais beaucoup plus à même de poser les bonnes questions... C’est un peu la même chose avec Boulez, d’une certaine manière. Lorsqu’il était, sur le plan compositionnel, proche de sa Première ou de sa Deuxième Sonate, je n’étais pas assez armé pour lui poser des questions pertinentes ; aujourd’hui, il dit qu’il ne s’en souvient plus, et au fond cela ne l’intéresse pas !
143– Quels sont les points sur lesquels Barraqué insistait ?
144Il ne disait rien ! Si on enregistre avec Boulez, il corrige les fautes, même les plus minimes. C’est la même chose avec Stockhausen : lorsque je lui ai amené mes élèves au cours de Salzbourg, je m’attendais à ce qu’il donne quelques explications sur ses Klavierstücke : mais on l’entendait uniquement crier : « Zu spät ! », « Zu früh ! » (trop tard, trop tôt). Au fond, ou bien le compositeur a une excellente oreille, et il s’attache aux détails, ou il a une moins bonne oreille, et il s’attache à quelque chose de plus global. Je me rappelle que la pianiste Lelia Gousseau me racontait une audition vers 1930 chez Roussel, où celui-ci lui aurait dit : « Ah ! ce n’est pas du tout ainsi que j’avais imaginé l’œuvre, mais continuez, c’est intéressant ». Là où le compositeur est désarmé, c’est sur la matérialité du texte, c’est-à-dire lorsqu’on lui fait remarquer une erreur de note ou de rythme. Bour était un grand spécialiste de cela. Quelques jours avant un concert du Domaine où il devait diriger une œuvre du compositeur québécois Gilles Tremblay, il avait demandé à ce dernier venu le voir si c’était pour l’interprétation ou pour les fautes ! C’est à ce niveau-là que l’on peut vraiment discuter, surtout lorsque l’interprète ne domine pas encore le style d’un compositeur, ce qui est souvent le cas lorsque l’on fait des créations !
145– Est-ce qu’on peut parler chez Barraqué d’un mélange de vision romantique et de recherches formelles inspirées par le structuralisme de la pensée sérielle ?
146Sa musique est en effet romantique, en ce sens qu’on y ressent tout à fait le je du compositeur ! Il faut dépasser les problèmes de l’exactitude, qui n’ont finalement pas une si grande importance chez lui, ce qui explique en partie son rejet du Stravinski néo-classique. Barraqué buvait énormément, et parfois, lorsqu’on le quittait, il avait des crises de larmes. C’était un homme très mystérieux et très complexe. Il a toujours refusé de remettre des rapports sur ses travaux au CNRS, si bien qu’il en a été renvoyé. Son analyse de la Cinquième Symphonie de Beethoven est restée à l’état de brouillon.
147J’ai emmené une fois Souvtchinski chez Barraqué, et j’ai joué ce jourlà la Fantaisie de Schumann (il voulait toujours entendre des romantiques) : il était alors parti dans de grandes considérations sur la mort, mêlant la figure de Beethoven avec la nature et la nuit... Il était extrêmement frappé par la mort de Beethoven au milieu d’un orage, et la comparait avec la mort toute récente de Stravinski, musicien dont il n’admettait plus la musique depuis Noces. Il raillait chez lui les petites combinaisons et son intérêt pour l’argent...
148– S’identifiait-il à l’œuvre de Broch qui l’a tant occupé, La Mort de Virgile ?
149Il s’identifiait en particulier à Virgile mourant à Brindisi, voulant brûler son Enéide avant de rendre le dernier soupir, et y renonçant sur l’insistance d’Octave, le futur Auguste. Il était très marqué par l’idée de l’œuvre inachevée. C’est d’ailleurs en écoutant la Symphonie Inachevée de Schubert, alors qu’il était au petit séminaire, qu’il a pris conscience de sa vocation de compositeur.
150– À votre avis, la brouille avec Boulez portait-elle sur des conceptions musicales ou sur des questions privées ?
151Pour ce qui est des questions privées, je ne sais rien. Souvtchinski, qui était le mieux placé pour en parler, m’avait dit un jour : « Ne me pose pas de questions à ce sujet, je ne te répondrai pas ». Et pourtant, il était bavard ! Du point de vue musical, Barraqué était obsédé par l’idée de prolifération des séries, alors que Boulez avait rapidement abandonné le sérialisme strict, en s’intéressant plutôt à la notion d’agrégat Or Barraqué n’avait pas une grande sensibilité harmonique.
152– Ce qui me frappe dans vos propos, c’est le rapport très hiérarchique avec les compositeurs qui y transparaît, comme s’il était impossible de les remettre en question, ou de discuter d’égal à égal avec eux...
153Mais nous sommes dans un rapport d’infériorité ! Il existe un respect énorme du créateur : imaginez que nous le jouions mal ! Nous en avons parlé souvent avec Xenakis, qui me dit au contraire que si je ne le joue pas, il n’existe pas ; pour lui, l’interprète est donc un créateur ! C’est évidemment très gentil, mais le compositeur est tout de même celui qui a les idées, et je suis seulement l’interprète ; sans le compositeur, je n’existe pas, je ne suis qu’un instrument (voir l’opinion de Ravel selon laquelle « l’interprète n’est qu’un esclave »).
154– Mais est-ce que vous intervenez auprès d’un compositeur si vous n’appréciez pas tel ou tel passage ?
155Oui, avec beaucoup de précautions ! Mais lorsque je fais part à un compositeur de ma difficulté à comprendre un passage particulier, je sens bien qu’il n’a pas envie de revenir dessus, et il élude le plus souvent la question... Si l’on fait remarquer ses fautes au compositeur, on est souvent mal reçu. J’avais envoyé une liste importante d’erreurs dans Sequenza IV à Berio, avec des questions ; il ne m’a jamais répondu. Pourtant, la dernière édition, datée de 1993, en a vraisemblablement tenu compte ; Berio y a d’ailleurs non seulement corrigé les fautes, il a également apporté toute une série de modifications dans l’écriture. J’ai envoyé aussi une liste de fautes à Boulez pour sa Deuxième Sonate, et il m’a dit l’avoir transmise à l’éditeur ; toutefois, il n’y a jamais eu de réédition de l’œuvre ! En fait, le compositeur est très fragile vis-à-vis de l’interprète, on ne doit pas en abuser ! Je me souviens qu’un jour, j’ai dit à Barraqué que si l’on jouait le do dièse écrit à un certain endroit de sa Sonate, cela produisait une octave, et qu’il s’agissait donc sans doute d’une erreur. Il m’a dit de jouer do bécarre, mais j’ai vu dans ses esquisses, après sa mort, que c’était bien un do dièse qu’il avait noté. Au début d’Evryali, j’avais envie d’ajouter une note dans un agrégat, et Xenakis l’a accepté, mais j’ai senti que cela ne lui plaisait pas. Il était prêt à changer sa partition sans en être pourtant convaincu. Finalement, je suis revenu à la version d’origine. J’ai vécu la même chose avec Jarrell. Le compositeur, même le plus sûr en apparence, doute. Il a peut-être suffisamment de mal à assumer son œuvre pour ne pas se laisser embêter par l’interprète...
156– Certains compositeurs vous ont-ils consulté pour un passage dont ils n’étaient pas sûrs ?
157Eh bien ! pour prendre un exemple récent, j’ai reçu une pièce de Joël-François Durand, pour laquelle le compositeur me demandait mon avis ; je lui ai fait une remarque en regrettant la non-utilisation d’un élément qui me gênait un peu. Il a repris la pièce en me remerciant. Mais c’est peut-être le seul cas.
158Il y a, bien sûr, des interprètes qui ont plus d’aplomb. Dutilleux raconte dans ses entretiens que Munch avait proposé des coupures absolument géniales à Roussel dans Bacchus et Ariane. Et effectivement, la deuxième suite avec la coupure de Munch dans la danse finale est beaucoup plus cohérente que la version primitive. En revanche, un compositeur comme Darius Milhaud a préféré ne pas être dirigé par Scherchen plutôt que d’accepter des coupures.
159– Le fait qu’une pièce comme Trope de Boulez contienne des passages que l’on peut jouer ou non n’amène-t-il pas des discussions avec le compositeur ?
160Absolument pas ! Ici, Boulez laisse vraiment toute liberté à l’interprète.
161– Ni la remarque souvent entendue que tel passage ou telle figuration est impossible à jouer ?
162C’est une remarque que je me suis toujours interdite. Le compositeur étant supposé avoir toujours raison, c’est moi qui dois vaincre la difficulté. J’ai peut-être un sentiment de culpabilité judéo-chrétien latent, qui me fait penser que je ne fais jamais assez bien mon travail, ou que je n’ai pas suffisamment travaillé, pour me permettre de dire : c’est impossible. J’admets l’approximation par défaut, et je pars de l’espoir qu’elle va se réduire.
163– Vous m’avez parlé de l’importance de Mai 68 ; est-ce que ce fut un grand bouleversement pour vous ?
164Oui. Mireille, en tant que chercheur au CNRS, était très engagée dans les événements et elle s’étonnait parfois que je continue de travailler mon piano presque normalement : j’avais beaucoup d’engagements à ce moment-là, notamment des enregistrements à Vienne, et il fallait que je me prépare ! J’ai tout de même passé une nuit à la Sorbonne, encerclé par les manifestations. On parlait beaucoup. Parmi les musiciens qui prenaient la parole, il y avait des gens comme Alain Louvier, Diego Masson, Paul Tortelier, Georges Léon... Dans certains cas, on nous demandait de jouer et d’expliquer des œuvres, notamment à Censier, un bastion où la police ne pénétrait pas. C’est cela qui m’a beaucoup marqué, ainsi que le tutoiement, qui s’est alors imposé, ce qui bouleversait nos habitudes (jusque-là, on se vouvoyait encore entre bons copains) ! Je me souviens que ma mère m’avait appris qu’on ne tutoyait que les filles avec lesquelles on avait eu des rapports sexuels !
165Finalement, j’ai l’impression d’avoir connu trois civilisations très différentes : celle d’avant-guerre, où je vivais dans un milieu très fermé, et où l’on se tutoyait très difficilement ; en classe, on ne tutoyait et on n’appelait par leur prénom que les très bons camarades, et on ne se tutoyait jamais entre garçons et filles. Dans la civilisation qui va de la fin de la guerre à 1968, il existait une plus grande ouverture du milieu social, mais une grande retenue entre les sexes demeurait ; dans le cercle des amis faits à cette époque, il y avait tutoiement entre garçons, mais pas entre garçons et filles, et souvent pas entre filles. Depuis 68, les rapports sont devenus beaucoup plus familiers, on se tutoie immédiatement, et on me semble beaucoup plus ouvert à toutes formes de pensée. Par conséquent, après Mai 68, il y a eu un changement radical, les compositeurs et les interprètes n’avaient plus le sentiment de supériorité que leur conférait leur position sur une estrade, ils n’étaient plus aussi coupés du public.
166– Les hiérarchies pesaient-elles si fortement dans le domaine musical avant cela ?
167Oui, la distance entre les interprètes et le public, ou entre les compositeurs et les interprètes, ou encore entre les chefs et les instrumentistes était très marquée. Au moment de Mai 68, il a été proclamé que l’écoute dans le respect inconditionnel appartenait au passé et ne reviendrait plus ! Évidemment, on a mis beaucoup d’eau dans son vin... Mais il m’est resté l’idée essentielle qu’il me faut savoir parler des musiques que j’aime à un public non spécialisé.
168– Les « Journées de Musique Contemporaine » ont coïncidé avec cette période d’effervescence...
169Oui, et elles prenaient la suite des Semaines de Musique Contemporaine, sous la direction de Raymond Lyon, ancien directeur du Guide du concert, auxquelles j’avais déjà participé. C’est Maurice Fleuret qui en avait pris la direction. Les concerts avaient lieu au Théâtre de la Ville, alors que les Semaines avaient été organisées au Théâtre des Champs-Élysées, ce qui changeait radicalement le caractère de la manifestation. C’est un peu comme lorsque j’étais jeune : les concerts Colonne, qui avaient lieu au Théâtre du Châtelet, avaient un tout autre public que les concerts Pasdeloup, qui se déroulaient à l’Opéra-Comique, ou que les concerts Lamoureux, qui étaient à la salle Pleyel ou à Gaveau. Le quartier du Châtelet amenait les étudiants du Quartier latin, qui était avant-guerre le seul lieu universitaire.
170Pour ce qui est des « Journées de Musique Contemporaine », je me souviens d’une journée Cage en septembre 1968 qui eut lieu dans les pavillons des Halles, dont on cherchait alors à éviter la destruction : c’était un happening, et il y avait une certaine tension, car on craignait l’intervention de la police. J’ai participé à une journée De Pablo et à une journée Boulez en automne 1970 ; c’est au cours de cette dernière que j’ai joué pour la première fois ses trois sonates en concert, programme que j’ai ensuite répété plusieurs fois.
171– Avait-on le sentiment à ce moment-là que la musique contemporaine représentait une forme de libération parallèle à la libération politique et sociale exprimée par le mouvement de Mai 68 ?
172Oui, c’était une forme de protestation contre une société trop hiérarchisée, dont la musique classique était l’un des symboles. Il y avait donc beaucoup de monde aux concerts de musique contemporaine !
173– C’est aussi à cette époque que le Domaine Musical a changé de lieu et d’orientation, sous la direction de Gilbert Amy. Est-ce qu’il y a eu, là aussi, un changement sociologique au niveau du public ?
174Le Domaine Musical ne pouvait plus jouer à l’Odéon, et il s’est replié sur le Théâtre de la Ville à l’automne 68. C’était tout de même à peu près la même région de Paris. Au début, le Domaine était assez mondain. Après les concerts, du moins dans les premiers temps, Suzanne Tézenas offrait de grandes réceptions où nous étions accueillis avec beaucoup de générosité ; une partie des invités avaient droit à un buffet, et un repas était réservé aux personnalités importantes ; il y avait parfois des gens bizarres... Je me souviens très bien qu’après le concert du 31 mars 1965, où j’avais créé les Cahiers d’épigrammes de Gilbert Amy, à la veille précisément de mon départ pour le Guatemala et le Mexique, on m’avait dit d’un air gourmand : « Vous allez pouvoir expérimenter les champignons hallucinogènes » ! Et puis, avec les difficultés financières, seuls certains privilégiés, ainsi que les artistes du concert, furent reçus. Les mondains qui ne pouvaient plus participer à la réception ont alors fréquenté le Domaine de façon moins régulière... C’est vrai que plus tard, Gilbert Amy a essayé de trouver un autre public ; et il y avait effectivement beaucoup plus de jeunes.
175Au fond, j’ai participé à toutes les époques du Domaine. J’ai joué au début au Petit-Marigny, puis à Gaveau (le Domaine n’allait à Pleyel que pour des concerts avec grand orchestre auxquels je n’ai pas participé). La salle de l’Odéon représentait déjà une ouverture sur les jeunes. L’occupation du théâtre en 68 mit fin à la présence du Domaine à l’Odéon. Les concerts se sont donc alors « installés » au Théâtre de la Ville, et j’ai fait partie de l’équipe du Domaine Musical pour plusieurs tournées internationales avec Gilbert Amy : Barcelone et Madrid en septembre 1969, Rome, Zagreb, Genève et Grenoble en novembre de la même année. Le Domaine a annoncé à ses abonnés qu’il cessait ses activités en août 1973.
176– Votre rencontre avec Cage est-elle liée au climat de libération de cette époque ?
177J’avais assisté au happening raté dans les Halles de Paris, à l’automne 1968, et je connaissais Construction in metal Mais je n’avais pas éprouvé une envie particulière d’approfondir le phénomène Cage, jusqu’au jour où le hasard m’a, une fois de plus, amené à la véritable découverte de Cage. Clytus Gottwald, chargé de la musique contemporaine à la Radio de Stuttgart, chef d’un extraordinaire chœur spécialisé dans la musique d’aujourd’hui, m’avait en effet invité à jouer le Concerto pour piano de Schoenberg, à l’occasion du centenaire de sa naissance, avec Michael Gielen ; mais le concert s’est transformé en un simple enregistrement, et Gottwald m’a alors proposé très loyalement un concert en guise de compensation pour l’année suivante. Il m’a parlé d’un week-end Cage qu’il voulait organiser en 1975 et pour lequel il me proposait de jouer le Concert pour piano (à ne pas confondre avec le Concerto pour piano préparé et orchestre, plus ancien). Ce sont des occasions qu’il faut saisir ; c’est souvent à travers de telles occasions que je suis sorti des sentiers battus. Toutefois, lorsque j’ai acheté la partition du Concert de Cage, partition qui était d’ailleurs fort coûteuse (Peters est le seul éditeur qui ne m’ait pas envoyé gratuitement une partition que je me préparais à jouer), j’ai été absolument affolé. J’ai immédiatement contacté le pianiste Gérard Frémy, que je savais être un connaisseur de Cage et que j’avais conseillé un peu avant à propos du Premier Concerto de Bartók. Il m’a expliqué bien des choses, et je me suis mis à « composer » mes séquences, comme la partition l’exigeait. Je me rappelle en avoir composé plusieurs par un après-midi ensoleillé à la terrasse d’un café dans un endroit de Paris que j’aime beaucoup, la place de la Contrescarpe.
178La partie de piano comporte soixante-trois pages indépendantes, à l’italienne, sur un seul côté : on peut les arranger dans n’importe quel ordre. Des séquences de longueur variée sont disposées sur une ou plusieurs pages. D’ailleurs, ce ne sont pas exactement des séquences, mais du matériau qui permet de composer à l’avance des fragments de musique plus ou moins longs. Il y en a quatre-vingt-quatre ! Ils peuvent consister en des petits dessins, ou des accords mis sur des portées avec beaucoup de lignes supplémentaires. Certains ont comme indication 4 pour 6, ce qui signifie que l’on doit placer de façon arbitraire 4 notes en clé de sol et 6 en clé de fa ; on choisit par conséquent son accord parmi plusieurs possibles. Voici un autre exemple : dans la séquence V, je dois prévoir cinquante-quatre notes entre mi et mi bémol alternativement en montant et descendant. Je devais donc écrire les différentes séquences et prévoir le temps nécessaire pour les jouer, ainsi que les temps de silence. Il faut effectivement disposer des temps de silence de durée variable. La preuve en est que certaines pages de la partition sont blanches... Enfin, il y a des sons extérieurs, c’est-à-dire des bruits dans le piano. La partie de piano, avec ses sons « in » et « out », peut d’ailleurs être jouée seule. Le chef, lui, fonctionne comme une horloge : il figure un cadran avec ses bras. Il existe treize parties différentes, qui peuvent être jouées ad libitum par le nombre de musiciens que l’on veut. Le matériel fourni comporte les parties de trois violons, alto, deux violoncelles, hautbois, saxophone et basson, flûte, clarinette, trompette, trombone, tuba. Mais on peut aussi bien supprimer des parties que les faire jouer par plusieurs instrumentistes. Ceux-ci ont une vingtaine de pages avec des sons isolés qu’ils peuvent jouer quand ils veulent. Ils doivent avoir en plus des petits instruments de percussion et des sifflets. Par conséquent, on ne sait pas ce qui va se passer, et le chef peut choisir d’aller plus ou moins vite. La répétition générale ne doit pas excéder trois minutes, afin de ne rien faire de convenu. Lors de la générale à Stuttgart, et c’est la seule fois où Cage est intervenu, je suis sorti du piano pour réaliser un son « out » en tapant sur le pupitre de Gielen. Cage a immédiatement arrêté la répétition en disant : « Vous ne pouvez pas faire cela ; nous vivons tous dans des mondes séparés, nous ne pouvons pas communiquer ! Vous pouvez faire ce que vous voulez, mais seulement à l’intérieur de votre propre sphère ». J’ai trouvé que cette incommunicabilité relevait d’une philosophie très pessimiste... Pour le reste, je me suis admirablement bien entendu avec Cage, et nous nous sommes vus plusieurs fois esuite, lorsqu’il était de passage à Paris. C’est à Stuttgart aussi que j’ai été conquis par une audition intégrale des Sonates et Interludes pour piano préparé.
179On pourrait comparer cette « philosophie » de Cage avec celle de Boucourechliev : dans ses Archipels, il s’agit tout au contraire de communiquer au maximum. Lorsqu’on s’écoute bien, il y a des moments de communication formidables. J’aime beaucoup cet esprit propre à la musique de chambre, où le dialogue est permanent, et où l’on est tantôt voix principale, tantôt voix secondaire – une disposition à laquelle la musique de Cage s’oppose radicalement ! Boulez aussi a refusé cette hiérarchie des voix dans sa Deuxième Sonate : dans le mouvement lent, il écrit qu’il n’y a pas de voix principale ou de voix secondaire, même si les accents qui font ressortir certaines notes démentent en réalité cette mise en garde.
180– Il existe une véritable antinomie de pensée entre Boulez et Cage. Comment passez-vous de l’un à l’autre ?
181J’ai appris qu’il y avait différentes sortes de musiques : une musique du discours, où l’on expose quelque chose (qu’il s’agisse de Beethoven, de Debussy ou de Boulez), et une musique fondée sur les sons, sur des masses de sons, sur l’absence de tout discours. Cage a écrit dans l’un de ses livres : « Mon intention est précisément que la musique cesse d’aller quelque part ». Or j’avais toujours enseigné que la musique allait justement quelque part ! Le temps cagien est donc un temps supprimé : chacun a son propre univers, il n’y a plus de discours. On se retrouve en présence de zones d’espace juxtaposées, d’états successifs.
182– Avez-vous exploré plus largement l’univers de John Cage à partir de cette expérience du Concert ?
183Non. Cette œuvre de Cage, que j’ai jouée une vingtaine de fois, est en réalité la seule que j’aie abordée. J’aimerais ajouter à son propos que j’ai toujours eu à cœur que l’exécution ne se transforme pas en un gag ; et mon modèle, en ce sens, a été Buster Keaton. Je reste absolument sérieux, même lorsque je me lève pour donner un coup avec un maillet sur l’arrière du piano. Jamais personne n’a ri dans le public.
184– J’aimerais revenir à la fin des années soixante : c’est à ce moment-là que vous avez travaillé pour la première fois avec Bruno Maderna...
185J’en entendais dire pis que pendre et je m’en méfiais ! J’avais rencontré sa première épouse à Venise à la fin des années cinquante, et elle m’avait dit des choses affreuses sur lui. J’entendais dire aussi que le travail avec lui était toujours extrêmement chaotique. C’est au Domaine Musical, au début des années soixante, que j’ai entendu pour la première fois une œuvre de lui : son Premier Concerto pour hautbois, exécuté lors d’un concert le 20 janvier 1965, m’avait laissé relativement froid. En revanche, lors du même concert, j’avais été ébloui par les Pièces opus 10 de Webern, que j’avais écoutées à la répétition générale puis au concert. Je me rappelle spécialement le temps que Maderna avait passé en répétition à modeler la phrase d’ouverture de la première pièce, et la façon dont au concert elle donnait une impression d’articulation parfaite, je dirais même d’évidence. J’avais aussi entendu Jeux de Debussy à la Radio sous sa direction, et j’avais trouvé cela exceptionnel. C’était lors d’un concert du Festival de Royan. Mon nouvel impresario, Sylvio Samama (il avait pris la tête du bureau de Koos qui avait été le premier bureau de concert de Boulez), s’occupait aussi de Bruno, et il a fait en sorte que nous jouions ensemble. C’est à la fin des années soixante, en juin 1969, que j’ai fait mon premier concert avec Maderna à Vienne ; nous avons joué le Concerto pour piano de Schoenberg. Lorsque, avant que ne commence la première répétition, je lui ai parlé des fautes dans la partition, j’ai rapidement senti que je l’ennuyais profondément, je lui ai donc dit qu’après la page 4, il n’y avait plus de problème ! Et nous nous sommes lancés dans la répétition immédiatement. J’ai su après, par mon impresario, qu’il avait été très content de moi : il trouvait que je ne jouais pas de façon « dogmatique », que je chantais, et que c’était exactement ce qu’il désirait. Le concert fut un grand succès. Il y avait au programme deux cantates de Webern, et les extraits de Wozzeck de Berg, qu’il dirigeait avec une telle expressivité que c’en était à pleurer. Dorel Handmann, qui était à cette époque directeur artistique de la Guilde Internationale du Disque, s’était enthousiasmé pour Maderna, et il me proposa un enregistrement avec lui, comprenant le Troisième Concerto de Bartók et le Troisième Concerto de Prokofiev. Ce n’étaient pas mes concertos favoris, mais je me suis dit qu’avec Maderna ce serait intéressant. Nous sommes donc allés à Monte-Carlo pour réaliser l’enregistrement. La salle était à environ trois cents mètres de l’hôtel, mais Maderna était tellement obèse qu’il fallait commander un taxi pour l’y conduire, et il était essoufflé rien que de monter sur l’estrade. Une fois installé, pourtant, c’était merveilleux. Avec lui, il n’y avait jamais de discussion. Il respirait la musique, qu’il faisait comme un enfant, avec un naturel et un plaisir extraordinaires. Je me souviens que dès la première séance nous avons joué tout le concerto de Bartók, et Maderna était tellement content qu’il a voulu tout de suite enchaîner avec Prokofiev ; à ce moment-là, tout le monde s’est agité dans la cabine, car il fallait bien entendu travailler Bartók, une seule prise ne pouvant suffire ! Moi qui redoutais certains aspects du Prokofiev, spécialement la partie médiane du troisième mouvement, je n’ai eu aucun problème : je regardais Bruno, et tout venait naturellement, il n’y avait plus trace de vulgarité. J’ai gardé un souvenir inoubliable de l’adagio du Concerto de Bartók, dont il tirait des sonorités de vitrail (je dis cela parce qu’un critique belge compara les tutti de l’orchestre à des fragments de vitraux).
186On devait ensuite jouer le Concerto de Schumann pour l’Orchestre de Paris, dans un programme Schumann/Stravinski, et refaire Schoenberg à Milan, mais nous avons alors appris que Bruno avait un cancer des poumons. Je l’ai tout de même revu à Paris : je lui avais demandé certains éclaircissements sur son Concerto pour piano. Il était terriblement laxiste ; il me disait : « Si tu n’arrives pas à faire tel passage, joue-le autrement ! » (il devait s’agir de pizzicatos assez malaisés à atteindre à l’intérieur des cordes). Il était aux antipodes de Boulez de ce point de vue-là.
187– Tous ceux qui l’ont connu en parlent avec une émotion très particulière et un amour incroyable...
188Maderna a en quelque sorte grandi dans le souvenir. Il y a pris plus de place que dans la vie réelle. J’ai entendu ses œuvres autrement ; mais lorsqu’on a aimé quelqu’un, on l’écoute toujours autrement... Deux œuvres de lui m’ont particulièrement frappé : le Giardino religioso et Satyricon, que j’ai entendu à Salzbourg en 1990 ; cette dernière œuvre se voulait une farce, mais elle avait quelque chose de grinçant, comme la prémonition de sa propre mort. J’ai aussi admiré son Quadrivium pour quatre percussions et grand orchestre. Mon reproche à l’égard de ses œuvres tient à la monotonie des formes, presque toujours sur le même modèle. Pourtant, il y a toujours la magie des sonorités, surtout lors des fins impalpables.
189– Tout venait en quelque sorte par son geste ?
190Oui, il ne parlait pas beaucoup, mais il était formidablement expressif. C’est le seul chef que j’ai connu capable d’ouvrir une partition et de voir immédiatement tout ce qu’il y avait dedans. La musique coulait en lui. Je me souviens de lui avoir fait remarquer qu’il dirigeait très différemment deux passages quasiment semblables dans le Concerto de Schoenberg. Il me dit : « Et l’esprit de la variation continue chez Schoenberg ? » Que répondre ? Évidemment, parfois, il partait dans des directions nouvelles au moment du concert, mais tout était toujours extraordinairement musical et inspiré.
191Il avait, lorsque je l’ai connu, une très grande admiration pour Nono, et beaucoup moins pour Berio. Il traitait ce dernier de « Génois », ce qui pour un Vénitien n’est pas vraiment un compliment. Je me souviens lui avoir demandé, en pensant à la rivalité des villes italiennes, de quelle partie (de l’Italie) il était, et il m’a répondu du tac au tac : « Du Parti Communiste, bien entendu ! »
192– Maderna vous parlait-il de ses collègues, de ses goûts musicaux ?
193Non. En vérité, lorsqu’on a travaillé de façon très intense sur une œuvre, on n’a qu’une seule idée, c’est se détendre. Alors on va boire et manger, et on se raconte le plus souvent des choses très anodines. Comme je ne suis personnellement pas du tout intéressé par la gastronomie ou par l’alcool, je me suis toujours trouvé mal placé de ce point de vue-là.
194– Comment avez-vous vécu l’arrivée de la nouvelle génération de compositeurs autour de Gilbert Amy, après celle de Boulez, Stockhausen et autres, et notamment l’orientation vers une musique plus théâtralisée ?
195Je n’ai jamais été très attiré par le théâtre musical. J’ai déjà dit que je n’avais pas du tout aimé La Passion selon Sade de Bussotti, ni les œuvres de Kagel, car l’esthétique de la dérision ne m’a jamais semblé très convaincante. La musique de Globokar, par contre, était très intéressante du point de vue instrumental, pour faire naître des sonorités inconnues.
196– À cette époque, les œuvres de Boucourechliev eurent un grand impact, et vous avez été l’un des premiers à les jouer...
197J’avais connu André Boucourechliev au Domaine Musical, en 1962, à l’occasion de la création de Signes, qui était dans le sillage de Circles de Berio, notamment par l’utilisation des wood chimes (au Domaine Musical, il y a eu l’année des wood chimes, l’année des œuvres avec trois orchestres, l’année du hasard...). D’après le livre de Jésus Aguila6 sur le Domaine Musical, l’accueil aurait été houleux. Je n’en ai pas gardé un souvenir particulier. Mais je me souviens fort bien d’une critique venimeuse de Gavoty, où j’étais particulièrement visé. J’avais été très impressionné par la profonde connaissance de la musique classico-romantique qu’avait Boucourechliev, et nous sommes rapidement devenus des amis. Il était intéressant pour moi de trouver un compositeur pour lequel la musique de nos jours n’était pas coupée du passé. Lorsque Boucourechliev nous donnait des indications de jeu pour son œuvre en disant « comme dans l’opus 109 » par exemple, c’était extrêmement parlant pour moi. Plus tard, j’ai joué ses Musiques nocturnes pour clarinette, harpe et piano à Royan, et j’ai continué à programmer ses œuvres. On discutait beaucoup à propos des livres qu’il écrivait sur Beethoven et sur Schumann.
198Boucourechliev, né à Sofia, était arrivé en 1946 à Paris avec sa mère, et suivait à l’époque les cours de Gieseking à Sarrebruck : il visait une carrière de pianiste. Plus tard, il a travaillé avec Maderna et surtout Berio à Milan. Il en a conservé l’idée que le sérialisme était davantage un style qu’un système. En reprenant dernièrement ses Archipels, j’ai été très séduit par leur dimension harmonique, par leur absence d’esprit de système. Cette série d’œuvres avait été un événement en son temps. Elle amenait un souffle de liberté dont on avait besoin. Je n’ai pas créé Archipel I, dont j’ai fait toutefois le premier enregistrement discographique, mais j’ai créé Archipel III pour les Jeunesses Musicales avec les Percussions de Strasbourg au Palais de Chaillot. Et j’ai réalisé en décembre 1969 toute une tournée en France avec Archipel IV, que je présentais et que je jouais. J’ai beaucoup poussé à la réalisation d’une intégrale des Archipels qui a eu lieu en décembre 1993 à la Maison de la Radio : j’ai trouvé que la formule ouverte permettait des réalisations sonores difficiles à obtenir avec des procédés « normaux » d’écriture.
199– En tant que compositeur, Betsy Jolas est également restée indépendante du mouvement sériel : à quelle occasion l’avez-vous rencontrée ?
200Je l’ai découverte à travers le Quatuor II avec voix, donné au Domaine Musical en mars 1966 ; c’est une œuvre merveilleuse. En réalité, j’avais joué sa musique au début des années cinquante, en accompagnant une chanteuse, Noémie Perugia, pour la première audition d’une de ses œuvres à la salle de l’École Normale, pour la Société Nationale. Le style oscillait entre Debussy et Bartók, quelque chose qui se faisait beaucoup à l’époque ! Lorsque nous avons fait connaissance plus tard, elle m’a confié que son chemin de Damas pour la musique contemporaine avait été la Troisième Sonate de Boulez, et que j’y étais pour quelque chose. C’est ainsi qu’elle a finalement écrit pour moi.
201Mis en appétit par ses Stances pour piano et orchestre, j’ai travaillé ensuite Β for Sonata, qui avait été commandé et créé par ma collègue Marie-Françoise Bucquet. Dans cette pièce assez longue, j’ai particulièrement goûté les contrepoints de la deuxième partie, qui introduisent les octaves de façon tout à fait heureuse, ainsi que toutes les superpositions d’agrégats sonnant comme des cloches, qui rappellent ceux figurant à la fin de Noces.
202– Toutes les œuvres écrites pour vous le sont à votre instigation ?
203En général, je les ai suggérées et j’ai trouvé les organismes capables de les financer. Mais cela n’a pas toujours fonctionné comme je l’espérais. Ainsi, Berio m’avait promis un Chemin à partir de Sequenza IV, ce qui évidemment m’intéressait beaucoup ; cela n’a pas abouti... Je n’ai jamais payé un sou de ma poche pour les commandes – je ne sais pas si c’est une force ou une faiblesse !
204Mais je dois dire qu’il y a souvent eu coïncidence entre les commandes et l’amitié. Xenakis a écrit Erikhthon après que nous avions passé quelques jours solitaires dans sa maison en Corse ; Betsy Jolas a écrit pour moi après nous avoir prêté pendant quinze jours sa maison de Chérence. Les liens humains ont donc été essentiels. Je ne peux pas demander une œuvre à quelqu’un avec qui je n’ai pas une relation profonde.
205Quelqu’un comme Boulez venait souvent à la maison, et Gilbert Amy, la veille de son départ en Algérie en tant que soldat du contingent pendant la guerre d’indépendance, a passé chez nous un long moment, ce qui témoigne des liens qui nous unissaient Michael Jarrell a écrit Modifications après avoir habité avec sa femme pendant six mois dans notre maison...
206– Vous avez connu Gilbert Amy très tôt au Domaine Musical...
207Je l’ai connu lors de l’exécution de Mouvement en 1958 avec Ernest Bour. Gilbert était encore très jeune, et très arrogant. Nous avons sympathisé, et j’ai créé, puis enregistré les Epigrammes, une pièce de forme ouverte composée de différentes séquences pouvant être jouées dans n’importe quel ordre. Je lui ai suggéré de faire deux versions d’Épigrammes, qui encadreraient un noyau central ; il a été intéressé par ma proposition, et il a écrit Cahier d’épigrammes, qu’il m’a dédié. Amy était alors boursier à Berlin, et je me souviens qu’il m’envoya quatre pages supplémentaires huit jours avant la création, qui eut lieu le 31 mars 1965 !
208– Il vous apparaissait vraiment dans la ligne de Boulez ?
209J’ai toujours défendu pour ma part sa filiation avec Debussy sur le plan harmonique. Je ne me suis d’ailleurs jamais posé la question de savoir si ses œuvres étaient strictement sérielles ou non, car j’ai toujours trouvé qu’elles sonnaient admirablement bien. Je lui ai donc très peu demandé d’explications ! L’aspect sonore, chez lui, m’a toujours fortement séduit On pourrait dire que Gilbert Amy est le contraire de Barraqué, de ce point de vue-là. Je dois même avouer que les œuvres de cette époque, chez lui, m’intéressent plus que ses œuvres récentes. J’aimais la conjonction de la recherche sur le plan de l’écriture et de la forme avec de belles sonorités.
210– À l’époque où Gilbert Amy dirigeait le Domaine Musical, existait-il plus de convivialité entre les musiciens, était-il possible de faire des propositions de programme ?
211Certes, nous nous connaissions tous très bien, et Gilbert n’avait pas le même prestige que Boulez. Mais c’est seulement après la création de l’Ensemble Inter Contemporain que j’ai pu faire indirectement des suggestions, notamment à propos de Jarrell.
212– Si dans le cadre des concerts du Domaine Musical vous n’étiez que pianiste, dans le cadre des concerts et des tournées des Jeunesses Musicales de France (JMF), vous assumiez également la fonction de présentateur...
213Au début, il y avait un conférencier, et je me contentais de jouer soit avec Albin, soit seul, le programme prévu. J’ai fait des concerts avec Rostislav-Michel Hoffmann, qui était d’origine russe et qui m’a beaucoup appris sur Moussorgski – c’était un excellent vulgarisateur-, et avec Maurice Fleuret, alors qu’il était fraîchement sorti du Conservatoire. Mais en 1955, pour une tournée en Algérie, le président des JMF., René Nicoly, me demanda de présenter moi-même les concerts, car le conférencier désigné ne voulait pas risquer sa peau dans un pays en guerre. C’est ainsi que je me suis lancé dans la double tâche de conférencier et de pianiste. J’ai moi-même demandé plus tard, pour deux très grandes tournées au Canada, de présenter les concerts, car j’étais effrayé à l’idée d’entendre le conférencier répéter cinquante fois les mêmes choses, en faisant les mêmes mots d’esprit aux mêmes endroits...
214– C’était une organisation très efficace à cette époque : combien y avait-il de concerts dans une tournée ?
215Environ quinze à vingt ; près de cinquante au Canada... Seules les Jeunesses Musicales organisaient des concerts valables dans les petites villes. Les vieilles sociétés musicales d’avant-guerre étaient moribondes. On avait inventé les amis des Jeunesses Musicales, qui regroupaient le public de ces sociétés défuntes ; on avait donc les jeunes aux premiers rangs et, derrière, un public « normal ». À cette époque, les lycées n’étaient pas mixtes, et les concerts des Jeunesses Musicales constituaient un des lieux possibles pour se rencontrer. Ma grande période de concerts aux Jeunesses Musicales fut entre 1952 et 1972. À partir du moment où l’on a créé la Direction de la Musique, et que des subventions ont été allouées à d’autres sociétés de musique, les Jeunesses Musicales se sont petit à petit effacées. Avec la disparition de Nicoly, leur président fondateur, qui avait un enthousiasme formidable, l’organisation a périclité ; on peut dire aussi que Mai 68 lui a été fatal.
216– Est-ce qu’il y avait après les concerts des discussions entre le public et les artistes ?
217Non. Les dialogues n’ont commencé qu’après Mai 68. Quelques jeunes filles bien sages venaient demander des autographes après le concert, c’était tout. Et nous étions invités à des dîners chez tel ou tel notable de la ville après le concert Inutile de dire que cet aspect mondain me pesait !
218– Est-ce à l’occasion d’une de ces tournées des Jeunesses Musicales au Canada que vous avez fait la connaissance de Gilles Tremblay ?
219Oui, mais j’avais auparavant appris son existence par des pièces de piano jouées lors du Festival de Royan en 1967 ; je faisais partie du jury du Concours Messiaen (l’année où Michel Béroff eut son prix), et Yvonne Loriod avait joué des pièces de lui. Peu après, Francis Miroglio, qui s’occupait des concerts de la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, m’a demandé ces mêmes pièces (c’était le 3 août 1967). Cela m’a beaucoup intéressé, et lors d’une tournée ultérieure au Canada, j’ai cherché à rencontrer le compositeur. Nous avons sympathisé très rapidement, non seulement grâce à nos affinités musicales, mais aussi grâce à nos affinités éthiques : Tremblay s’intéressait beaucoup aux questions religieuses. Chaque fois que je suis allé au Canada, je l’ai revu. Puis vers 1975-76, il a composé une pièce à mon instigation pour un concours de piano lié au festival de La Rochelle, une pièce qu’il m’a d’ailleurs dédiée. Enfin, il m’a écrit Envoi, que j’ai créé à Montréal. C’était une commande du Conseil des Arts pour le cinquantième anniversaire du compositeur. J’ai rejoué cette pièce plusieurs fois par la suite, notamment à Genève et Paris. Boulez aimait beaucoup la musique de Tremblay à cette époque.
220– Après la génération de Boulez et Stockhausen, génération composée de personnalités fortes, est-ce que vous aviez l’impression d’un certain vide ?
221La génération de Boulez fut une génération de « penseurs », au sein de laquelle il y eut beaucoup de discussions. La génération suivante, qui comporte des compositeurs comme Amy ou Tremblay, a tenté de continuer dans cette ligne. Puis il y a eu une réaction, sous la forme d’une recherche éperdue de liberté, et beaucoup se sont engouffrés dans le minimalisme, le néo, la philosophie cagienne... Personnellement, je n’ai pas marché du tout ; notamment en ce qui concerne le courant de la musique répétitive. À ce propos, j’ai un souvenir « traumatisant » : je devais donner un concert à Madrid pour le groupe Aléa avec le pianiste catalan Carles Santos (avec lequel j’avais déjà joué le Movil II de Luis de Pablo à la Fondation Maeght en août 1969). Il avait programmé une œuvre de Steve Reich au début du concert, et je devais enchaîner avec la Troisième Sonate de Boulez, puis nous devions reprendre Movil II ensemble (c’était l’hiver 1969-70). Il entama l’œuvre de Reich : après quinze minutes dans les coulisses, je commençai à m’impatienter ; mais cela ne s’arrêtait pas ; vingt minutes, trente minutes, quarante minutes... une heure ! Le public était si exaspéré que certaines personnes montèrent sur la scène et Santos dut s’enfuir précipitamment. Il était catalan, et il avait sans doute voulu provoquer les madrilènes ; prudent, il s’était fait payer la veille ! J’ai trouvé cela d’assez mauvais goût... Les œuvres répétitives, qu’il s’agisse de Terry Riley, de Phil Glass ou de John Adams ne m’ont jamais passionné. Mais je pourrais dire qu’un compositeur comme Wolfgang Rihm ne m’a pas non plus beaucoup intéressé, même si je trouve son Klavierstück V (Tombeau) très bien fait. J’aimerais évoquer à ce propos Luis de Pablo, qui était le seul à jouer à Madrid un rôle comparable à celui du Domaine Musical. Je l’appréciais comme musicien pour son imagination fertile. J’aimais parler avec lui, car il connaissait extraordinairement bien l’histoire et la poésie.
222– Le caractère d’œuvre ouverte chez De Pablo vous intéressait ?
223Ses pièces pour piano seul ne sont pas du type « œuvres ouvertes ». Dans Movil II, j’avais une partie absolument normale, et le deuxième pianiste, au-dessus du cordier avec ses mains ou des baguettes, essayait de contrecarrer, de contredire ce que je faisais. Il y avait donc une dimension aléatoire, mais ce n’était pas une œuvre ouverte. J’ai joué ses deux premiers concertos pour piano et son Cuaderno, qui sont des œuvres parfaitement écrites.
224– Est-ce que les démarches créatrices aléatoires vous ont attiré ?
225Je dois dire que je reste attaché à l’écriture. C’est pourquoi, lorsque j’étais membre du jury au concours Acanthes, à la fois pour le piano et la clarinette, j’ai tout de suite été frappé par la pièce de Michael Jarrell, Assonance I. Je ne savais pas, évidemment, qu’il s’agissait de lui, puisque les partitions sont anonymes. J’ai donc voté pour l’œuvre de Jarrell, et j’ai eu la surprise de le voir arriver pour recevoir son prix, lui que j’avais connu quelques années auparavant à Genève où il travaillait dans le cadre des concerts Contrechamps.
226– On pourrait être surpris qu’un pianiste soit juré à un concours de composition...
227J’aime beaucoup les jurys de composition, contrairement aux jurys de piano, qui ne m’intéressent guère. J’ai participé à de tels jurys à Brescia pour le concours Stockhausen, au Festival de Besançon, ou à la Fondation Gaudeamus... De même, j’ai fait partie des comités de lecture à la Radio et à l’Ensemble Inter Contemporain. J’aime tout particulièrement constater à quel point l’aspect d’une partition correspond généralement à son contenu : une partition mal écrite sonne rarement bien ! Il m’arrive aussi de participer au Conservatoire de Paris à des jurys d’analyse ou d’orchestration.
228J’ai toutefois participé à de nombreux jurys de piano, que ce soit dans les conservatoires, ou dans les concours, comme le concours Marguerite Long, le concours Casadesus à Cleveland, ou William Kapell à Washington, etc. Mon principe, lorsque je participe à de tels jurys, c’est de tout faire dans l’intérêt des candidats, quitte à en recevoir un de plus à l’éliminatoire, et de toujours essayer de leur apprendre quelque chose.
229– La rencontre avec Jarrell compositeur fut le début d’une véritable amitié...
230Oui, nous nous sommes vus plusieurs fois chez moi. Jarrell cherchait un appartement pour s’installer à Paris avec Pia, sa future femme, et je les ai hébergés, comme je l’ai déjà raconté : ce devait être pour dix jours, ils sont restés six mois ! Mais c’étaient des hôtes charmants ; nous discutions beaucoup ensemble, notamment de musique, et c’est ainsi qu’est venue l’idée de Modifications, une œuvre qui reprend la formation du Concertino de Janáček que je travaillais à ce moment-là. La seule chose que nous avons discutée sur le plan technique pour cette œuvre, c’est la question des harmoniques ; Jarrell venait les essayer sur mon piano, et j’ai attiré son attention sur les différences entre les modèles de pianos. J’avais assimilé la leçon des harmoniques, l’utilisation des registres et de la pédale grâce à la Troisième Sonate de Boulez. J’aime la musique de Jarrell parce que c’est une musique pensée. Elle est bien écrite, et elle sonne bien. Peut-être lui reprocherai-je son sens de la forme, qui va souvent des notes répétées aux sons de cloche puis à des fins évanescentes. Mais on pourrait faire le même reproche à la musique de Maderna !
231– Parmi les jeunes compositeurs que vous avez soutenus, il y aussi Frank Krawczyck...
232Je l’ai connu grâce à l’ancien professeur de piano de Mireille à l’École Normale de Musique, Serge Petitgirard. Il avait quinze ou seize ans lorsque celui-ci me l’a envoyé. Il m’a montré ses compositions, qui étaient certes un peu naïves, mais qui méritaient des encouragements. Il est revenu me voir plus tard pour un stage à Flaine où je donnais des cours. Nous avons énormément discuté de musique. Il était un peu échevelé comme pianiste – il voulait absolument jouer l’opus 106 – et nos discussions étaient passablement animées. Mais c’était un garçon très intéressant. Ce qu’il m’a montré de ses compositions me parut beaucoup plus structuré, et c’est ainsi qu’en parlant avec Joséphine Markovits, qui était en quête de jeunes compositeurs pour le Festival d’Automne à Paris en 1989, je lui ai suggéré de passer une commande à Frank. J’ai ainsi créé son Kammerkonzert avec l’Ensemble Contrechamps. J’aime cette œuvre, malgré une fin qui me semble trop facile. Plus tard, j’ai présenté Krawczyck aux éditions Durand, qui l’ont pris chez eux, et je l’ai introduit à Radio France.
233– Qu’est-ce qui vous intéresse chez lui ?
234D’abord son enthousiasme. Et il a une invention sonore remarquable, avec de très belles conduites de voix. Cela ne m’empêche pas d’avoir quelques réserves sur certains points.
235– Comment en êtes-vous venu à travailler avec Philippe Manoury ?
236Ce fut à l’occasion d’un projet de récital pour les Rencontres Internationales de Metz. Il était convenu que je jouerais le Klavierstück IX de Stockhausen, la Deuxième Sonate de Boulez et Sequenza IV de Berio – ce qui constituait mon répertoire de prédilection. Claude Lefèvre m’a alors demandé si je pouvais ajouter l’œuvre d’un jeune compositeur qu’il désirait me présenter. Et c’est lors de la création d’Erikhthon de Xenakis que j’ai fait la connaissance de Philippe Manoury, en mai 1974. Peu de jours après, Philippe est venu à la maison et, de même que l’on avait étalé dans le salon les neuf grandes feuilles de Constellation-Miroir de Boulez, nous avons posé par terre les quatre grandes feuilles de Cryptophonos. Au premier coup d’œil, la partition m’a tout de suite séduit. Et j’ai accepté d’en faire la création lors de ce concert à Metz en novembre 1974. La pièce m’a tellement plu, que depuis, je l’ai jouée cinquante-et-une fois ! Dans Cryptophonos, Philippe Manoury marie très heureusement les sonorités obtenues à l’intérieur du piano, c’est-à-dire dans les cordes, et celles réalisées à partir du clavier. Je n’ai pas joué d’autres œuvres de Philippe, mais nous sommes restés très liés.
Notes de bas de page
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