I
p. 11-60
Texte intégral
1– Comment êtes-vous venu à la musique ?
2Par ma mère, qui avait été auditrice au Conservatoire dans la classe de composition de Xavier Leroux, où elle avait notamment côtoyé Arthur Honegger, Darius Milhaud et Robert Casadesus : elle jouait bien du violon et elle avait travaillé la composition. On pratiquait beaucoup la musique à la maison, et on raconte que je me mettais parfois sous le piano pour écouter. Lorsqu’elle était encore au Conservatoire, Robert Casadesus lui avait promis que si elle avait un fils, il lui apprendrait le piano. Mais il ne s’occupait pas des débutants, et lorsque j’eus cinq ans, sur son conseil, on m’envoya chez sa tante Rose, qui l’avait d’ailleurs elle-même formé. C’est comme cela que j’ai commencé le piano, vers quatre ou cinq ans. Robert Casadesus venait m’écouter de temps en temps, et quand j’ai eu dix ou onze ans, c’est lui qui a repris les leçons, au rythme d’environ toutes les trois semaines, tante Rosette servant de répétitrice. Il y eut un tournant au moment où je suis entré en seconde. Pendant les vacances de 1935, j’étais dans le même hôtel que Lazare Lévy, professeur de piano au Conservatoire de Paris ; j’allais l’écouter travailler, et il est venu lui-même m’écouter ; c’est ainsi qu’il m’a conseillé d’entrer dans sa classe au Conservatoire. Je me suis donc présenté au Conservatoire à l’automne 1936, où j’ai passé l’examen éliminatoire sans difficulté. Pour l’examen d’entrée proprement dit, le morceau de concours était de Saint Saëns, Thème varié, et je le détestais. Je ne sais pas si c’est un acte manqué, mais je me suis alors gravement coupé le pouce, si bien que je n’ai pas pu travailler pendant au moins deux semaines, et que je n’ai pas été reçu.
3Il y avait à cette époque une lutte d’influence entre mon père et ma mère. Mon père avait été officier d’active ; peu après son mariage, il avait démissionné pour entrer dans l’industrie. Il voulait que je fasse les études conduisant au baccalauréat, et comme j’étais doué en mathématiques, il me destinait à l’École Polytechnique, tandis que ma mère était favorable à des études musicales au Conservatoire.
4– Comment avez-vous travaillé avec Robert Casadesus ?
5Il ne s’intéressait pas tellement à la technique en tant que telle. C’est pourtant lui qui m’a fait travailler les Exercices de Brahms, lesquels, contrairement aux autres cahiers d’exercices parfaitement insipides tels que Hanon ou Philippe, sont pleins de musique. Et je remarque après coup que ces Exercices supposent une technique où il faut enfoncer les doigts dans le clavier, travailler l’extension et les notes tenues, par opposition à la technique très perlée et légère de Marguerite Long, autre grand professeur de piano de l’époque1. Il n’était pas content, évidemment, lorsqu’un trait n’était pas propre, mais il s’attachait avant tout à l’idée du texte, à la plus grande honnêteté de l’interprétation, sans effets, sans trop se soucier des traditions plus ou moins douteuses. Il était féroce pour les mains qui ne jouaient pas ensemble, alors qu’à l’époque beaucoup de pianistes jouaient parfois avec un léger décalage entre les deux mains (c’était le cas de Cortot, de Marguerite Long, et même de Bartók).
6– Cet intérêt de Casadesus pour le texte musical le conduisait à utiliser certaines éditions plutôt que d’autres ?
7Les éditions Urtext n’existaient pas encore. Mais il n’aimait pas les éditions qui comprenaient beaucoup d’ajouts, et recherchait au contraire les éditions les plus fidèles au texte original. C’est lui, par exemple, qui m’a appris à travailler les concertos sur la partition d’orchestre. Il pensait que je devais connaître et travailler beaucoup de musique, contrairement à d’autres professeurs qui préconisent de rester six mois sur la même œuvre. Aussi renouvelait-on le répertoire pour chaque leçon, à moins que je joue particulièrement mal un morceau. C’était pour moi une grande joie quand, à la fin du cours, il me donnait le programme du mois suivant. Je me souviens que mon premier morceau de Debussy fut Poissons d’or, ce qui était assez original. Et lorsqu’après l’avoir entendu jouer en concert le Deuxième Concerto de Brahms en hiver 1937-38, je lui ai dit que j’aimerais travailler l’œuvre, il fut tout à fait d’accord. Cette œuvre avait été pour moi une grande révélation.
8– Brahms n’était pas beaucoup joué en France à ce moment-là...
9Non. On n’entendait guère sa musique symphonique, sinon quelquefois la Deuxième Symphonie ; j’en redoutais l’adagio, à cause de sa longueur. Mais à la maison, on jouait parfois le Quintette opus 35, et avec ma mère, j’avais déchiffré la troisième Sonate pour violon et piano opus 108.
10– Faisait-il aborder le répertoire du XXe siècle ?
11Chabrier, Debussy et Ravel, c’est tout. Il ne m’a jamais fait travailler ses propres œuvres. À l’intérieur du répertoire classico-romantique, il évitait les œuvres les plus conventionnelles. Par exemple, il ne m’a pas fait travailler la Sonate funèbre de Chopin, mais celle en si mineur. Chez Chopin, il m’a donné le goût des Ballades, surtout la quatrième, de la Fantaisie, de la Polonaise-Fantaisie, ou du quatrième Scherzo. Il faut reconnaître que je ne savais pas vraiment les apprécier à cette époque.
12– Est-ce que durant cette période d’apprentissage, vous considériez certains pianistes comme des modèles ?
13À vrai dire, j’allais surtout aux concerts symphoniques. Mais je me souviens tout de même du Concerto de Schumann avec Yves Nat, qui m’a laissé une forte impression. Chez Casadesus, on n’appréciait pas beaucoup le style de Cortot ou de Marguerite Long. En revanche, il m’avait envoyé écouter Horowitz au Châtelet, dans le Cinquième Concerto de Beethoven. J’ai aussi un merveilleux souvenir du Concerto en mi bémol de Liszt avec Gieseking. Ma mère m’emmenait systématiquement aux concerts où Casadesus jouait avec les orchestres parisiens, car ces concerts avaient lieu l’après-midi ; en effet, il était hors de question que je sorte le soir, à cause de mes études. Toutefois, ma mère me parlait des concerts auxquels elle assistait le soir, notamment les concerts donnés par Toscanini et Bruno Walter. Quand j’avais six ou sept ans, on ne suivait pas les concerts jusqu’au bout, ils étaient jugés trop longs pour moi. C’est à l’occasion d’un concert dirigé par un chef d’orchestre portugais, Freitas Branco, que j’avais insisté pour rester jusqu’à la fin du concert ; je devais avoir huit ou neuf ans. Plus tard, ce fut mon grand-père maternel qui m’emmena parfois aux concerts. Il choisissait en général des programmes comportant des œuvres de Wagner et de Berlioz.
14– Quelles sont les œuvres symphoniques qui vous ont particulièrement marqué à ce moment-là ?
15Dans les programmes de l’époque, il y avait toujours une ouverture (Beethoven, Schumann, Weber, Berlioz...), un concerto, et pour terminer une pièce brillante du type L’Apprenti sorcier de Dukas ou Espana de Chabrier. On jouait aussi beaucoup les Russes, particulièrement Rimski-Korsakov (Shéhérazade, Capriccio espagnol) ainsi que les Danses polovtsiennes de Borodine. On jouait évidemment les symphonies de Beethoven, quelques symphonies de Haydn et de Mozart. Il y avait au-dessus de chez nous une dame qui faisait partie d’une chorale, et on m’emmenait lorsqu’elle chantait, si bien que j’ai entendu plusieurs Neuvième de Beethoven, et la Messe de Gran de Liszt, qui ne me plaisait pas particulièrement. Puis j’ai commencé à aller seul au concert ; je me souviens qu’en 1937, il y eut toute une série de concerts monographiques sur Ravel qui venait de mourir : je les ai tous suivis, et il m’en est resté une prédilection pour Daphnis et Chloé, La Valse et le Concerto en sol.
16Quand la radio est apparue – notre premier poste fut acquis en 1932 –, je me mis à écouter les œuvres que je ne connaissais pas. Il y avait des concerts provenant des différentes stations (Limoges, Nice, etc.) où des orchestres de quinze ou vingt musiciens jouaient le répertoire classique – le piano remplaçait les instruments manquants. Ces concerts avaient lieu à midi. À travers un périodique que ma mère recevait, le Guide du Concert, j’avais appris qu’un certain Bartók avait composé une Sonate pour deux pianos et percussion, et cela m’avait paru tout à fait extraordinaire comme combinaison instrumentale, mais je n’ai pas entendu l’œuvre, qui fut présentée aux concerts du Triptyque. De même, j’ai entendu parler du Roi David de Honegger, mais je ne l’ai entendu que plus tard. Quant à Schoenberg ou Webern, c’étaient des noms qui n’existaient pas pour moi. Il faut dire que dans ma famille, le Prélude à l’après-midi d’un faune passait encore pour une œuvre très avancée. D’ailleurs, au début, j’ai détesté l’œuvre, jusqu’au moment où, par un enregistrement, j’en ai eu la révélation. Il s’est passé le même phénomène avec la Valse de Ravel et avec la Quatrième Symphonie de Brahms. Je devais avoir treize ou quatorze ans lorsque ma mère m’a emmené à l’Opéra pour voir Siegfried de Wagner, qui était chanté en allemand. On allait plus souvent à l’Opéra-Comique, dont les représentations avaient lieu le dimanche après-midi, mais je n’aimais pas tellement cela : Mignon, Lakmé, etc. Je n’ai jamais été séduit par Carmen, que ma mère adorait et qu’elle chantait parfois à la maison. Je dois ajouter que vers 1938, j’ai commencé à suivre les concerts que dirigeait Charles Munch à la Société des Concerts du Conservatoire le dimanche à 15 heures, et cela m’a tout particulièrement fasciné.
17– Bien que vous ayez manifesté des dons pianistiques évidents et un goût précoce pour la musique, en ce qui concerne vos études, vous avez opté pour les mathématiques...
18Pas exactement ; on avait choisi pour moi la section latin, sciences, anglais. Et à partir de la seconde, je réussis bien en mathématiques grâce à d’excellents professeurs qui surent me donner de bons réflexes de ce côté-là. Comme je devais consacrer au piano deux à trois heures par jour, ma famille m’a fait suivre des cours privés et en particulier, à partir de la seconde, le cours Hattemer qui, grâce à des horaires très concentrés, me laissait du temps pour travailler le piano. Nous étions moins nombreux par classe qu’au lycée, soit environ une quinzaine d’élèves. Le niveau y était excellent, et j’ai passé mon bac avec une mention « bien » à la fois en mathématiques et en philosophie. J’ai été reçu en juillet 1939 ; en septembre, c’était la guerre.
19– À ce moment-là, vous n’envisagiez pus du tout une carrière de musicien ?
20Non, pas du tout. J’aimais les études, j’étais passionné par la philosophie, les mathématiques, l’histoire, mais j’avais beaucoup de mal à rédiger. Je lisais Bergson, les ouvrages non techniques d’Henri Poincaré, Louis de Broglie, Albert Einstein... Je dois dire que depuis la troisième, toutes les études que j’ai entreprises dans quelque matière que ce fût m’ont passionné, et je m’y suis toujours donné à fond. Je lisais aussi quelques romans. En revanche, j’allais assez peu au théâtre et très rarement au cinéma.
21– Comment avez-vous vécu, dans votre milieu, l’arrivée du Front Populaire ?
22Eh bien ! nous n’étions pas très rassurés, il faut le reconnaître, parce que de l’autre côté de la Seine, le drapeau rouge flottait sur les usines Citroën ! Ma famille était à droite. Ma mère était abonnée au Figaro ; mon grand-père maternel lisait Le Temps, et ma grand-mère maternelle L’Écho de Paris, puis L’Époque, qui tirait à boulets rouges sur le gouvernement Blum. Mon père avait été Croix de Feu et appartenait au Parti Social du Colonel de la Roque. Dans ma famille, il était de bon goût d’aller voir des pièces comme Coriolan de Shakespeare, qui stigmatisaient la démagogie envers le peuple.
23– Vous-mêmes, vous adhériez aux opinions politiques de votre famille, ou vous aviez déjà une certaine indépendance d’esprit ?
24Je m’étais inscrit aux Fils des Croix de Feu, qui ont été dissous peu après avec l’ensemble des Ligues. Je ne discutais pas avec mon père de questions politiques ; d’ailleurs, on ne discutait pas, de manière générale, avec les générations précédentes. Je lisais les journaux, surtout pendant les vacances...
25– Étiez-vous au courant des débats qui agitaient le monde musical, comme par exemple l’attaque du groupe Jeune France contre le néo-classicisme ?
26Non, pas du tout. J’étais très loin de tout cela. J’avais des informations uniquement à travers Le Guide du Concert.
27– À travers les séances de musique pratiquées à la maison, est-ce que vous vous êtes familiarisé avec la musique de chambre ?
28Pendant les longues vacances d’été que nous passions chez mon grand-père maternel près de Loudun, nous jouions les trios de Haydn, Mozart et quelques Beethoven ; j’accompagnais mon grand-père, qui était un fort médiocre violoncelliste, dans des morceaux comme l’Élégie de Fauré. J’ai un souvenir très fort du Trio opus 70 n° 1 de Beethoven, notamment de l’adagio, même si mon grand-père avait beaucoup de peine à attraper les notes aiguës et à jouer en mesure.
29Pendant le reste de l’année, à la maison, nous faisions de la musique de chambre au moins tous les quinze jours. Nous jouions souvent en trio, ma mère tenant la partie de violon, et un ami de la famille celle de violoncelle ; comme je déchiffrais bien, je m’intégrai petit à petit à ces séances. Quelquefois, notre formation s’étendait au quatuor ou au quintette : nous avons même joué une fois La Truite de Schubert avec deux violoncelles, et le Septuor de Saint-Saëns. L’ami violoncelliste venait avec des partitions, et nous choisissions les œuvres que nous voulions déchiffrer. Nous nous sommes ainsi attaqués à Schubert, Mendelssohn et Schumann, mais aussi à Chausson, d’Indy et Saint-Saëns ; on a même essayé le Trio de Ravel, qui était très difficile pour moi. Avec ma mère, nous jouions tout le répertoire des sonates, depuis Mozart jusqu’à Debussy, en passant par Schumann, Grieg, Franck et Fauré. Par ailleurs, ma mère travaillait avec un quatuor d’amateurs dont l’altiste seul était professionnel (il avait été l’un des créateurs de la Sonate pour flûte, alto et harpe de Debussy). Ma mère jouait également dans un orchestre d’amateurs, dont elle prenait en charge l’administration ; cet orchestre se lançait dans des œuvres tout à fait hors de sa portée, comme la Symphonie « Rhénane », l’ouverture de Tannhäuser ou le Capriccio espagnol (je me souviens avoir tenu une fois la partie de triangle dans cette œuvre). J’ai l’impression que cette façon de jouer en amateur, en déchiffrant beaucoup, m’a facilité plus tard l’approche de la musique contemporaine, et qu’elle m’a surtout permis de franchir allègrement les difficultés en me jetant toujours à l’eau.
30– Ces séances de musique de chambre avec votre mère ont dû créer un lien privilégié avec elle ?
31Oui, d’autant que mon père et ma mère avaient été séparés pendant un temps ; par conséquent, je me sentais très proche d’elle. Comme elle jouait aussi du piano, nous déchiffrions des symphonies à quatre mains, surtout Mozart, Haydn, Beethoven, Schumann, l’Inachevée de Schubert (on ne connaissait pas les autres), et la Symphonie de Franck.
32Il faut dire que j’étais fils unique ; on considérait que j’avais une petite santé, à cause d’une broncho-pneumonie contractée à l’âge d’un an environ, et qui avait failli m’être fatale. On s’occupait beaucoup de moi ; j’étais très surveillé dans mes distractions et mes relations, ce qui ne m’a pas empêché d’avoir d’excellents copains. Mais ma vie était facile : j’habitais un grand appartement dans le seizième arrondissement de Paris, et pendant l’été, je passais un mois à la mer ou à la montagne, le reste des vacances dans la maison de mon grand-père. Il n’y avait pas de problèmes d’argent, même si je n’ai pas été un enfant gâté.
33– Est-ce qu’il existait une même intimité entre vous et votre père ?
34Mon rapport avec lui était très lointain. Il ne s’intéressait pas à la musique. Il était le type même du père classique, avec lequel on ne discute pas. Au fond, je ne le connaissais pas. Il s’était brouillé avec ma mère, non pas à cause d’un problème de vie conjugale, mais pour des questions d’argent ! Ma mère était assez riche, grâce à ses parents, alors que mon père sortait du rang. Leur mariage avait été plus ou moins arrangé par la famille (on craignait qu’elle restât vieille fille !). Mais il ne s’entendit jamais bien avec sa belle-famille, qui le soupçonnait tout à fait à tort d’avoir épousé ma mère pour sa fortune : ainsi ne venait-il jamais en vacances avec nous chez mon grand-père maternel.
35Au moment où il s’est brouillé avec ma mère, mon père est parti habiter chez son frère ; j’avais alors quatre ans. Il est revenu dans l’appartement en 1933. Après coup, c’est-à-dire après sa mort, j’ai eu le sentiment que cette absence de relation avec mon père m’a pesé ; ce sentiment de manque est resté douloureux. Je me rends mieux compte, maintenant, combien il était timide ; c’était un être de valeur, mais qui ne s’exprimait pas. Évidemment, il considérait que le métier de musicien n’était pas digne de moi. Le choix d’une telle carrière, de même que mes idées politiques, représentaient une sorte de trahison pour lui ; je me retrouvais en conflit avec lui. Je ressens encore maintenant comme une brûlure ce manque de contacts et de compréhension entre nous, et je ne me suis pas consolé de sa mort.
36– Est-ce que vous vous confiiez à votre mère, à ce sujet-là ou sur d’autres sujets personnels ?
37Non, pas du tout ! Je ne me suis jamais confié à quiconque avant mon mariage ! Et ma mère ne se confiait pas elle-même. Elle était terriblement liée à sa famille : c’est ma grand-mère maternelle qui décidait presque tout.
38– La guerre a bouleversé cette existence relativement tranquille et extrêmement studieuse...
39Oui, c’est à ce moment-là que j’ai découvert la peinture, si je puis dire. J’étais en vacances dans l’Isère, à Tignes, et on m’a emmené voir la collection du Prado qui, pendant la guerre civile espagnole, avait été mise en sécurité à Genève. Je n’avais pratiquement jamais vu de peinture : Goya, Greco, Velasquez m’ont fait une impression considérable, ainsi qu’un tableau de Dürer.
40À cause de la guerre, les classes de préparation aux grandes écoles avaient été éloignées de Paris ; on avait appris qu’il y avait une classe de mathématiques supérieures (familièrement : « hypotaupe ») à Poitiers. On m’y envoya ; j’avais une chambre dans une famille, en même temps qu’un bon camarade des années précédentes, et je pouvais disposer d’un piano droit. Il m’était donc possible de travailler un peu, et c’est là que j’ai probablement dû apprendre la Sonatine de Ravel et Méphisto-Valse. Le dimanche, quand j’avais le cafard, je déchiffrais de la musique : c’est ainsi que j’ai découvert un jour l’adagio de la Sonate opus 106 de Beethoven. Mon père avait été remobilisé, et il fut envoyé plus tard sur la ligne Maginot. Ma mère, elle, se trouvait chez son père, où je me rendais un dimanche sur quatre. Casadesus était resté aux États-Unis, et je n’ai donc plus suivi de cours de piano.
41En juin 1940, la débâcle est arrivée ; mon père a été fait prisonnier, et à l’automne 1940, je suis retourné à Paris. Je suivais la filière normale pour préparer Polytechnique. Après les mathématiques supérieures, je rentrai en mathématiques spéciales (familièrement : en « taupe ») au lycée Jeanson, dans une classe très forte et avec un professeur de mathématiques très redouté. J’éprouvai les plus grandes difficultés pour être au niveau, et je n’avais guère de temps pour la musique : pourtant, je faisais à peu près une heure de piano par jour, et je participais de temps en temps à des séances de musique de chambre. Toute la famille se cantonnait dans les deux pièces qu’on pouvait chauffer ; heureusement, nous avions une cuisinière originaire de Bretagne, qui recevait de temps en temps quelques colis supplémentaires, même si le rôti était parfois un peu avarié... J’avais surtout une envie extraordinaire de retourner au concert : j’y allais souvent le dimanche après-midi. L’un des premiers auxquels j’ai assisté, au mois d’octobre, fut la première française de la Danse des Morts de Honegger ; c’était d’ailleurs un concert entièrement consacré à ce compositeur ; si je me souviens bien, il était placé sous la direction de Munch. À partir de là, je me suis mis à suivre régulièrement les concerts de la Société des Concerts du Conservatoire, qui se produisait à Chaillot. C’est aussi dans cette période que j’ai découvert le Sacre du printemps, qui fut un tel choc que j’en ai fait une otite (c’est du moins mon interprétation a posteriori !). L’audition du Roi David et de Jeanne au bûcher de Honegger m’avait également frappé. Je crois que le texte de Claudel y était pour beaucoup.
42– Honegger avait une place considérable dans la vie musicale de cette époque...
43C’était le seul musicien contemporain que l’on jouait avec Poulenc. Munch dirigeait également beaucoup Roussel, qui m’intéressait. Je me souviens qu’une fois, à la radio, je suis tombé sur un quatuor à cordes qui m’avait passionné jusqu’à la dernière note : c’était le Second Quatuor de Bartók.
44– Comment se fait-il que le Sacre ait été un tel choc ?
45Bien que j’aie connu l’Oiseau de Feu, j’ai été terriblement frappé par les superpositions du début du Sacre, et par la Danse de la terre, d’autant que Munch avait le génie du crescendo : j’en suis resté le souffle coupé. Je me souviens aussi de l’atmosphère envoûtante du début de la seconde partie.
46– Comment avez-vous vécu le déclenchement de la guerre ?
47Dans l’idée qu’il était impossible que les Allemands triomphent. Même avant mes études d’histoire en faculté, je connaissais assez bien l’histoire des guerres maritimes (or la guerre sous-marine avait échoué en 1917) et celle des campagnes de Russie (Charles XII de Suède, Napoléon) pour être persuadé de l’échec allemand. J’écoutais énormément la radio de Londres. J’avais d’ailleurs capté, à Poitiers, les premières émissions de la BBC qui suivirent l’appel du Général de Gaulle. Je m’étais disputé avec le père d’un ami qui était pétainiste, et je dus lui présenter mes excuses... Je suis donc devenu un gaulliste fervent, persuadé qu’on serait sauvé grâce à lui. Quand mon père est rentré de captivité en décembre 1941, il était plutôt favorable à Pétain, mais nous en discutions peu. Il avait été envoyé en captivité près de Stettin où, en tant qu’officier, il continuait à percevoir une solde ; c’est ainsi qu’il me fit envoyer plusieurs partitions de musique de chambre – c’est la première fois qu’il eut une réaction positive à l’égard de mes activités musicales.
48J’ai suivi pendant toute la guerre l’évolution des armées anglaises, surtout près de la frontière égyptienne, ainsi que l’issue des batailles ; je comparais la progression des Allemands en URSS à celle des troupes de Napoléon ; en voyant le retard pris par Hitler, je fus persuadé que les Allemands allaient s’enliser dans l’hiver soviétique. Dans la classe, nous étions divisés entre gaullistes et pétainistes.
49– Et l’antisémitisme ?
50Bien que mes parents aient aidé des amis juifs, mon père, qui avait servi en Tunisie et au Maroc, était d’un antisémitisme viscéral. Il ne constituait pas une exception. Au moment de la grande rafle du Vél’ d’hiv’, je passais mes examens à Polytechnique, et même si je l’ai su, je n’ai pas bien réalisé ce qui se passait ; il m’en reste un goût très amer. Est-ce que je me bouchais les yeux pour ne penser qu’à mes études ? C’est possible...
51– Est-ce que vous ressentiez l’influence intellectuelle et politique du courant maurassien ?
52Paradoxalement non. Les Croix de Feu étaient anti-maurassiens, et il y avait à la maison un refus des idées de Maurras, sans doute aussi du point de vue religieux – ma mère était très pratiquante (elle l’était devenue après une opération subie en 1936) et, bien que royaliste, elle était contre l’Action Française. Mon père, lui, se fichait un peu de la religion avant la guerre, mais en revenant de captivité, il y fut plus sensible. Quant à moi, comme je n’ai pas été élevé dans une école confessionnelle – mon père s’opposant à ce que je sois élevé chez les Jésuites –, j’ai pu rester croyant ! Au lycée Jeanson, j’ai connu un aumônier qui avait des idées très ouvertes au point de vue philosophique, ayant été mêlé à la crise moderniste ; elles m’ont beaucoup influencé.
53– C’était pour vous un sujet de préoccupation important ?
54Je lisais, je réfléchissais, disons que je n’étais pas indifférent à la religion, même si la vie de paroisse me cassait les pieds.
55– Vous préfériez l’atmosphère des études...
56Pas exactement ; c’étaient vraiment des cases séparées. D’ailleurs, comme je n’avais pas assimilé correctement les cours, je fus recalé à l’entrée de Polytechnique en 1941, ce qui était d’ailleurs normal à l’époque (on était rarement reçu la première année). Je refis une année de mathématiques spéciales, toujours à Jeanson, et je devins l’un des meilleurs de ma classe. Je fus donc reçu en août 1942.
57– Vous saviez à ce moment-là à quelle carrière vous vous destiniez ?
58Absolument pas. Je savais seulement que je ne voulais pas entrer dans l’industrie comme mon père. Je visais vaguement l’histoire, l’économie politique, peut-être la diplomatie. Après mes examens, je suis retourné chez mon grand-père maternel à la campagne, et je n’étais pas peu fier d’avoir été reçu à Polytechnique. À l’époque, on n’hésitait pas à faire cinquante kilomètres pour participer à un pique-nique ou pour aller voir des amis de son âge : j’ai donc fait beaucoup de bicyclette ! À la campagne, je lisais énormément : j’ai notamment dévoré Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains ; j’ai aussi beaucoup lu Valéry (tant sa prose que sa poésie), Claudel, Péguy ; parmi les romans : Giraudoux, Maurois, Georges Duhamel, François Mauriac... En revenant à Paris, avant mon entrée définitive à l’École, j’eus un mois de liberté complète, et j’ai parcouru la ville dans tous les sens, en prenant des métros au hasard, un peu à la manière des deux héros de Jules Romains, Jerphanion et Jallez.
59– Paris était occupé...
60Oui, mais au début, on ne voyait pas grand-chose. C’est à partir de l’hiver 1942-43 que l’occupation est devenue très pesante. Auparavant, on voyait quelques officiers au concert, mais ils étaient discrets. Dans mon quartier d’Auteuil, par exemple, on ne voyait pas d’Allemands. J’allais donc aux concerts et au théâtre, un peu au cinéma, mais suivant une règle implicite, nous n’allions pas à l’Opéra. Karajan était venu y diriger Tristan et Isolde : je me suis contenté d’en écouter la retransmission à la radio, car il était hors de question d’aller entendre un chef allemand ! De même, on ne serait pas entré dans un restaurant où se trouvaient des Allemands.
61– Vous évoquez Les Hommes de bonne volonté : est-ce que, comme les deux personnages du livre, vous partagiez vos explorations parisiennes avec quelques amis ?
62Non, j’ai exploré la ville seul. En revanche, lorsque j’allais au concert, j’essayais toujours d’y entraîner des camarades. Il faut dire que dans ma classe, nous étions quatre seulement à avoir été reçus ; je me retrouvais donc assez seul, puisque mes camarades habituels avaient repris le chemin du lycée. Je me souviens pourtant d’un ami dont les parents avaient l’enregistrement de Pelléas et Mélisande réalisé durant la guerre par Desormière, et nous écoutions l’œuvre très souvent. Il y avait une vingtaine de disques qu’il fallait retourner sans arrêt !
63– Vous n’alliez pas au cinéma ?
64Assez peu. Je ne suis pas sûr d’avoir vu à l’époque Les Enfants du Paradis. J’ai dû voir des films de Clouzot, comme L’Assassin habite au 21. Mais on était surtout centré sur la musique, et encore, c’était la musique classique : dans ma famille, il n’y avait guère d’intérêt pour le théâtre, la peinture, ou le cinéma.
65– Vous n’avez pas cherché à travailler le piano avec quelqu’un d’autre durant toute cette période ?
66Je suis allé voir deux fois Yves Nat. Mais c’était trop épisodique. Il avait des théories un peu alambiquées sur la coïncidence de l’axe de la main avec l’axe du doigté, ce qui pour un mathématicien était un peu fumeux. Il avait composé une œuvre qui s’intitulait L’Enfer et qui était effroyable.
67– Pourquoi êtes-vous parti ensuite dans les chantiers de jeunesse ?
68On y était obligé ! Comme l’École polytechnique s’était repliée à Lyon – on ne voulait pas que les Allemands mettent la main dessus – et que la menace d’entrée des Allemands en zone sud se précisait, il avait été décidé qu’on ferait un service civique (à défaut de service militaire) avant d’entrer à l’École. Donc je dus me préparer à faire huit mois de chantiers de jeunesse.
69Ils avaient été créés par le gouvernement de Vichy à l’automne 1940 pour embrigader la jeunesse de la zone libre, puisqu’il n’y avait plus de conscription. Les jeunes étaient répartis dans des camps, particulièrement dans la montagne (les Alpes ou le Massif Central). Une des activités principales était la coupe des arbres. Les chantiers de jeunesse étaient très « maréchalisés », mais j’y ai bien résisté ! Le jour où je suis parti dans la zone sud, le 11 novembre 1942, elle fut occupée par les Allemands ! Je suis d’abord allé près de Bourg-en-Bresse, puis j’ai demandé à être envoyé dans un camp qui avait une bonne réputation dans le Vercors, au-dessus de Villars-de-Lans ; de plus, j’avais un oncle retraité à Grenoble avec lequel j’avais de bons rapports. Et là, je suis tombé malade, sans doute en partie par réaction psychologique : j’ai commencé par faire une hépatite, puis après convalescence, alors qu’on allait couper des arbres dans la forêt, je me suis réveillé un matin avec une forte fièvre – j’avais une primo-infection. Mais il a fallu près de quinze jours pour qu’on reconnaisse la maladie : personne ne comprenait l’origine de mes fièvres ! On m’a descendu à l’hôpital civil de Grenoble, où un grand professeur a diagnostiqué un problème cardiaque ou bien des rhumatismes, et c’est finalement un étudiant de première année qui eut l’idée de me faire une cuti qui s’est avérée positive. On m’a soigné avec des piqûres de calcium et on m’a prescrit de nombreuses heures quotidiennes de repos. Pendant mon séjour de huit semaines à l’hôpital, j’ai demandé à mes parents de m’envoyer les partitions des Quatuors à cordes de Beethoven, ainsi que celles des troisième et neuvième Symphonies ; et pendant toute cette période, je les ai lues avec passion.
70– Vous aviez entendu les quatuors en concert ?
71Non, jamais. C’est de cette façon que j’ai appris à lire des partitions. Je suis sorti de l’hôpital en juillet, et j’ai passé l’hiver 1943-44 à Villars-de-Lans, où l’on m’avait conseillé, pour des raisons climatiques, de rester un an (Villars-de-Lans, dans le Vercors, est situé à mille mètres d’altitude et à trente kilomètres de Grenoble). Mon oncle, soucieux de ne pas me voir perdre mon temps, avait insisté pour que je m’inscrive à Grenoble en première année de droit et en histoire moderne et contemporaine. On me passait des cours. J’allais quelquefois à la faculté, mais très rarement et en rasant les murs, car la ville était extrêmement dangereuse. Je m’étais fait de bons amis, plus ou moins dans la clandestinité, dont Georges Berthoin, qui était en deuxième année de droit, et qui eut plus tard de hautes fonctions dans la Communauté Européenne. Nous avions un excellent professeur, Jean-Marcel Jeanneney, qui m’a fait découvrir le marxisme par des cours remarquables. À la même époque, grâce à une amie, j’ai également découvert Van Gogh... C’est alors que j’ai commencé à penser entrer dans la Résistance. J’en ai pris la décision en allant à Cavaillon pour être démobilisé. Être démobilisé signifiait que je ne dépendais plus des Chantiers de Jeunesse ; on me donnait donc des papiers civils avec une carte de travail portant la mention « réformé », ce qui devait me permettre d’échapper, en principe, au Service du Travail Obligatoire, et de retourner à Villars-de-Lans. Je me souviens très exactement que c’est en rentrant de Cavaillon, en janvier 1944, dans le train entre Valence et Grenoble, que je me suis dit : « Je m’inscris dans la Résistance ».
72– Vous avez pris cette décision seul ?
73Absolument, sans rien demander à personne. J’étais dans un wagon de troisième, le train brinquebalait, les vitres étaient bleuies pour que les avions ne puissent pas nous repérer et il y avait une lumière pâle qui vacillait. J’ai donc pris contact avec la Résistance, et ma première leçon, sur un chemin dans la forêt, fut un cours sur le maniement des explosifs ! C’était un peu farfelu ! J’étais en relation avec le maquis, qui nous prévenait de l’éventuelle arrivée des Allemands. Une fois, on m’a demandé de passer toute une nuit dans la chambre d’une ferme pour guetter, sur la route de Grenoble, un passage éventuel de la milice ou des Allemands. Donc, tout en me reposant et en travaillant mon droit et mon histoire, j’attendais ! Puis est arrivé le débarquement. Sur ce plateau du Vercors, qui d’un côté descend vers Grenoble et qui de l’autre côté est si abrupt qu’il est quasiment imprenable, les maquisards ont déployé un drapeau français à Saint-Nizier, au-dessus de Grenoble, ce que les Allemands n’ont guère apprécié ; après de violents combats, les Allemands s’installèrent solidement à Saint-Nizier, et on les sentit décidés à occuper tout le Vercors. Tous les jeunes Français de Villars-de-Lans en âge de combattre et prêts à le faire furent mobilisés ; pour ma part, j’ai rejoint le sixième bataillon de Chasseurs Alpins. Je me suis rapidement retrouvé caporal-chef. Il s’agissait de créer une sorte de plate-forme dans le dos des Allemands en attendant le débarquement sur la côte méditerranéenne. On a commencé à préparer un terrain d’aviation pour recevoir des avions alliés. Mais les Allemands nous ont attaqués en juillet, à la fois avec des planeurs et avec deux divisions qui nous ont encerclés. Nous avons été rapidement enfoncés. Sur le Belvédère de Valchevrière, j’ai perdu plusieurs camarades. Avec un petit groupe, nous avons alors marché de jour et de nuit pour éviter d’être pris dans la nasse, puis nous avons été recueillis par des FTP qui nous ont conseillé un passage pour lequel nous avions l’aide d’un paysan du coin. C’était au bord de l’Isère, et il fallait passer la rivière à la nage. Or je ne savais pas nager ! Comme le commandant du détachement ne voulait pas abandonner l’un de ses hommes, nous avons tenté le passage du pont de Saint-Lattier ; de façon inexplicable, il n’était pas gardé par les Allemands ! Je me dis toujours que j’ai eu la vie sauve grâce au fait que je ne savais pas nager, la plupart de ceux qui ont voulu traverser l’Isère à la nage s’étant noyés à cause des courants. On m’a alors conseillé de retourner chez mon oncle à Grenoble, en attendant les ordres. Mais mon oncle n’a pas voulu que je dorme chez lui : il trouvait cela trop dangereux, et il m’a envoyé chez un autre oncle médecin à Meyzieu, près de Lyon – un oncle qui était d’ailleurs pétainiste ! Je suis donc parti à vélo, et quelques jours plus tard, comme deux automitrailleuses allemandes s’étaient postées sur la place de Meyzieu, mon oncle m’a dit de partir. À ce moment-là, il s’agissait de ne pas être pris ! Je suis à nouveau entré en contact avec le centre de la Résistance, qui était chez des Jésuites de Lyon, et je suis parti vers l’est, à Pont-de-Chéruy, où j’ai atterri dans une ferme. Je restais en contact avec la Résistance, qui m’a demandé d’attendre, jusqu’à l’arrivée des Américains à Grenoble. Puis j’ai participé à la libération de Lyon. Entre-temps, j’avais été reçu, en mai 1944, au certificat d’histoire moderne et contemporaine. Démobilisé après la libération de Lyon, je suis allé à Paris pour passer ma première année de droit et entrer à Polytechnique, qui était alors située me Descartes.
74– Cette confrontation avec la dure réalité de la guerre a été un choc pour le jeune homme relativement bien protégé que vous étiez alors ?
75Je dois dire que cette expérience du maquis, avec son brassage social et son utopie de reconstruction du monde, a été un moment très important pour moi. Cela dit, on avait une vision très inexacte de la réalité : on savait, bien sûr, que si l’on était pris, on risquait d’être fusillé, mais on ignorait par exemple complètement l’existence des camps de concentration.
76– À votre retour à Paris, vous avez retrouvé le piano et la musique, ainsi que les études à Polytechnique.
77J’ai repris le piano, mais en amateur, et je me suis retrouvé comme interne à Polytechnique. Nous avions deux sorties possibles par semaine, le mercredi de midi à minuit, et du samedi midi au dimanche minuit, ce qui était assez dur. La reprise des cours m’a été difficile, d’autant que je ne suis pas tombé sur les meilleurs professeurs, à l’exception d’un excellent professeur de littérature – si bien que j’ai beaucoup lu dans cette période. D’autre part, je suis devenu délégué des Jeunesses Musicales. C’est ainsi que j’ai rencontré un jour de décembre 1944 une autre déléguée, celle du lycée Molière, qui s’appelait Mireille de Nervo : en janvier 1945, nous étions fiancés ! Mireille était alors en classe de philosophie, elle avait seize ans.
78Comme j’avais été dans le maquis, on m’a nommé officier à titre rétroactif. J’ai donc eu beaucoup plus de liberté, et j’ai passé ma deuxième année comme externe en 1945-46. Mireille était à la Sorbonne, où elle étudiait l’Histoire moderne et contemporaine : on se retrouvait pour travailler à la bibliothèque Sainte-Geneviève.
79J’obtenais des permissions pour aller au concert, si bien que durant toute cette période nous y sommes beaucoup allés, au moins trois fois par semaine ! Je n’ai pas fait grand-chose à l’École durant ma première année ; en revanche, la seconde année, j’ai beaucoup travaillé. J’ai également organisé, sous l’égide des Jeunesses Musicales, deux concerts à l’École, l’un avec, pour conférencier, Bernard Gavoty, qui commençait à être très connu comme critique du Figaro sous le pseudonyme de « Clarendon ». Il était de plus organiste aux Invalides, et au moment de notre mariage, il nous a gentiment proposé de jouer de l’orgue. Comme il nous demandait ce que nous voulions entendre, nous avons répondu d’une même voix : « Messiaen ». Mais à ce moment-là, Gavoty n’était pas encore converti à Messiaen, et nous en dit pis que pendre. Pour des raisons administratives, propres à l’Église de Passy, cela ne s’est pas fait, et l’organiste local nous a joué du Bach. Nous nous sommes mariés civilement le 3 juin 1946, j’ai passé ma deuxième année de droit le 4 juin, et nous nous sommes mariés religieusement le 5. Ce furent des journées bien remplies !
80– Et le voyage de noces ?
81Notre destination avait été tenue secrète jusqu’au dernier moment : en effet, après la cérémonie religieuse, nous sommes partis à pied jusqu’à Chartres. Ce fut notre voyage de noces ! Il dura trois jours, suivi quand même d’une semaine à Saint-Jean-de-Luz !
82– Comment avez-vous accueilli le gouvernement de Gaulle avec les communistes ?
83Je m’en suis réjoui, bien sûr, trouvant normal que ne soient pas exclus les représentants d’une partie de la population. Mon oncle de Grenoble, féru d’histoire, m’avait toujours mis en garde contre l’exclusion d’une couche de citoyens.
84– Finalement, votre carrière musicale ne s’est décidée qu’après la guerre ; pouvez-vous raconter comment ?
85En retrouvant pendant l’hiver 1945-46 l’appartement de mes parents comme externe, à un moment où je fréquentais assez peu l’École, j’ai retrouvé notre vieux Pleyel, et j’ai pu recommencer à jouer. Mais à ce moment-là, j’avais plutôt l’idée d’entrer dans la diplomatie. Puis, à la fin de mes études, comme on me demandait ce que je voulais faire, et que je n’avais pas envie d’aller aux Eaux et Forêts ni dans les télécommunications, j’ai donné ma démission. Il faut rappeler qu’à l’entrée à l’École, on s’engageait à donner dix ans de services à l’État, en vertu de quoi les études étaient gratuites. Si l’on démissionnait, il fallait payer un dédit ; dans mon cas, ce ne fut pas un grave problème, car le dédit était libellé en francs 1942, qui ne valaient plus grand-chose ! Je me suis préparé au concours de l’École Nationale d’Administration (ENA), qui venait de naître en octobre 1946. Mais je n’ai pas été reçu ; je me suis donc inscrit à des cours du soir à l’École des Sciences Politiques (Sciences-Po) pour présenter le concours suivant. Je commençais toutefois à avoir quelques problèmes financiers, et par l’entremise d’un parent de Mireille, je suis entré au Crédit Lyonnais en janvier 1947. Il y eut, peu après, les grandes grèves de 1947, pendant lesquelles j’ai fait beaucoup de musique. Et c’est à ce moment-là, paradoxalement, que je me suis rendu compte de l’importance que la musique avait pour moi ; je me suis alors décidé à écrire à Casadesus, qui était revenu à Paris, pour lui demander conseil. Casadesus me répondit aussitôt et me demanda de venir le voir en juillet avec le programme suivant : Deuxième Partita de Bach, Sonate opus 101 de Beethoven, Fantaisie opus 17 de Schumann, Concerto en ut mineur de Mozart. Il était alors directeur du Conservatoire Américain de Fontainebleau, et c’est là qu’eut lieu mon audition, le 14 juillet 1947. Nous y avons passé toute la journée. Casadesus refusa de se faire payer, « en souvenir de tante Rosette » me dit-il, et il m’engagea à donner un récital en avril 1948 ; il ajouta au programme que je venais de lui jouer, évidemment sans le Concerto de Mozart, quatre Préludes de Debussy. Dès le lendemain, j’ai demandé un congé sans solde au Crédit Lyonnais, où je ne suis jamais retourné, et j’ai travaillé le piano avec acharnement. Mes parents ont décidé de m’aider financièrement – il faut dire que notre premier enfant, Laure-Hélène, venait de naître le 1er juillet, et que notre situation n’était pas très brillante !
86Par mon père, j’avais fait la rencontre d’un de ses anciens camarades de lycée, Marc Pincherle : il était directeur artistique de la maison Pleyel, spécialiste de la musique de Vivaldi et critique musical des Nouvelles Littéraires ; c’est lui qui me conseilla de m’adresser à un jeune impresario, Gabriel Dussurget, fondateur du festival d’Aix-en-Provence. Celui-ci organisa mon premier récital dans la vieille salle du Conservatoire. Mais auparavant, Gaston Poulet m’avait proposé de faire le Quatrième Concerto de Beethoven à Besançon (ma mère le connaissait, elle avait pris quelques leçons chez lui). Il faut se souvenir que Gaston Poulet avait créé avec Debussy lui-même la Sonate pour violon et piano2. À ce même concert consacré à Beethoven, Christian Ferras, âgé de quatorze ans, avait joué le Concerto. Ce fut mon premier concert public, en janvier 1948. Le récital au Conservatoire, par miracle, rapporta de l’argent. C’est ainsi que Dussurget me prit dans son bureau et que ma carrière débuta !
87– C’est à ce moment-là que vous avez pris la décision d’être musicien ?
88J’avais pris ma décision dans le train qui me ramenait de Fontainebleau à Paris le 14 juillet 1947 ! C’était une décision irrévocable, et j’étais sûr de l’accord de Mireille ainsi que de l’appui de mes parents.
89– Vous ne craigniez pas d’avoir un niveau technique insuffisant pour aborder une carrière professionnelle, vous qui n’étiez pas passé par le Conservatoire ?
90J’ai l’impression que la conception du musicien était différente de celle d’aujourd’hui. Nous vivions à une époque où l’on écoutait moins de disques ; la sensibilité primait sur la réalisation technique. Cela a permis mon insertion plus facile dans le monde musical. Toutefois, pendant la préparation du récital, j’avais travaillé très sérieusement la technique, en me servant paradoxalement des exercices de Cortot que possédait Mireille (elle avait fait du piano à l’École Normale de Musique). La technique est une chose qui m’a toujours manqué, car je n’avais pas étudié de façon conventionnelle. Je me suis d’ailleurs fait sermonner par Dussurget sur cette question après le deuxième récital, qui avait été un peu moins bon. Casadesus, qui n’aimait pas beaucoup, au fond, l’enseignement, me disait toujours qu’il s’était débrouillé tout seul au début de sa carrière, et que je devais en faire autant ! Il m’avait vaguement conseillé d’aller à Genève travailler avec Dinu Lipatti, mais, jeune marié, je n’ai pas sérieusement envisagé cette éventualité.
91Les conditions de vie n’étaient pas encore faciles : nous étions toujours rationnés, aussi bien pour la nourriture que pour le chauffage. Mireille s’était inscrite en Sorbonne aux cours d’histoire de la musique de Paul-Marie Masson, grand spécialiste de Rameau, et ce sans doute à cause de moi. C’est là qu’elle a connu Michel Philippot. Il était étudiant comme elle, il était par ailleurs professeur de chant choral pour les écoles de la ville de Paris. Avec quelques-uns des étudiants de Paul-Marie Masson, il faisait chanter les chœurs de Didon et Énée de Purcell. Elle l’a invité à la maison, et Philippot m’a montré ce qu’il écrivait. J’avais alors acheté sur les quais la Suite opus 25 de Schoenberg, que j’essayais de jouer, sans rien connaître de la musique de l’École de Vienne ; j’avais aussi trouvé la transcription par Busoni de l’opus 11 n° 2. On trouvait très peu de partitions et très peu de livres à ce moment-là : il fallait saisir ce qui arrivait au compte-gouttes. C’est alors que Philippot m’a amené chez Leibowitz, pour jouer la Sonate qu’il venait de composer. À la suite de cette rencontre, j’ai commencé des études d’harmonie et de contrepoint avec Leibowitz, sur la base des traités de Schoenberg et de Fux. Un jour, il m’a fait écouter le disque du Pierrot lunaire dirigé par Schoenberg lui-même. Cela m’a énormément impressionné, notamment la pièce 14. Il m’a persuadé de jouer la Sonate de Berg à mon récital suivant, et m’a montré la partition du Concerto pour piano opus 42 de Schoenberg qu’il venait de recevoir.
92– Comment était Leibowitz comme professeur ?
93Il avait peu d’oreille – d’oreille externe en tous cas, car il avait sûrement une excellente oreille interne si l’on en juge par ses œuvres pour piano, qui sonnent très bien. En réalité, j’ai beaucoup appris avec lui, et il m’a paradoxalement permis d’acquérir une très bonne oreille ! Je faisais partie de la « seconde » génération de ses élèves, si je puis dire, avec Philippot, Prodromides, Duhamel et Jacques Monod, qui est ensuite parti aux États-Unis et qui a édité les dernières œuvres de Schoenberg. La première génération avait été celle de Boulez, Nigg, Martinet, Loriod, Grimaud. J’allais chaque semaine rue de Condé pour prendre des leçons particulières. Cela me paraissait surprenant qu’il vive avec une amie tandis que Madame Leibowitz était avec un ami, tout cela dans le même appartement. Il a ensuite déménagé quai Voltaire. Nous travaillions l’harmonie selon les principes du Traité de Schoenberg, c’est-à-dire en écrivant des successions d’accords pour apprendre leurs enchaînements avec interdiction d’utiliser le piano. J’écrivais aussi à la table mes devoirs de contrepoint. C’est Leibowitz qui les jouait lors de la leçon. Le Traité de Schoenberg n’était pas traduit à l’époque, mais Leibowitz en avait l’édition allemande, et il m’en traduisait l’essentiel.
94– Comment était-il comme personne ?
95On peut dire que c’était une personnalité très brillante, très séduisante, à l’opposé du ton de ses articles, où il démolissait les « mauvais » compositeurs comme Tchaïkovski, Sibelius ou Fauré, et où tout ce qui sortait de la plume de Schoenberg et de ses disciples était systématiquement génial. Il distribuait les bonnes et les mauvaises notes, défendant les premières œuvres de Stravinski, jusqu’à Noces, mais rejetant toutes ses œuvres néo-classiques. De même, il y avait le bon et le mauvais Bartók – le mauvais étant le Bartók folkloriste. Pourtant, je ne me cachais pas d’aimer le dernier Fauré, en particulier la Deuxième Sonate pour violon et piano, ou le Deuxième Quintette avec piano. De Mozart, il m’a fait découvrir les petites pièces séparées, notamment le Rondo en la mineur K. 511, l’Adagio en si mineur K. 540, la Gigue en sol majeur K. 574, et le Menuet en ré majeur K. 355. Il organisait des concerts qui avaient été quasi clandestins pendant la guerre et qui sont restés ensuite limités à un petit cercle. C’est ainsi que j’ai entendu le Quintette à vent de Schoenberg et le Concerto opus 24 de Webern. Les musiciens étaient en général ceux de l’Orchestre National de la Radio Française, qui venait d’être reconstitué. Il est parti en 1949 voir Schoenberg à Los Angeles, et il est revenu avec l’exclusivité du Survivant de Varsovie pendant un an.
96– Vous l’appréciiez comme chef ?
97Il avait un énorme respect du texte ; il cherchait toujours à retrouver les tempos d’origine. Il m’a aussi fait découvrir Mahler, notamment les Kindertotenlieder, qu’il avait dirigés à ce moment-là. Pour un concert public de la Radio, j’ai joué avec lui le dernier concerto de Mozart, ainsi que la partie de piano de la Musique d’accompagnement pour un film imaginaire de Schoenberg ; j’avais trouvé assez difficile de le suivre ! Et puis Leibowitz a voulu s’attaquer au Pierrot lunaire, jamais monté en France, disait-il, depuis Darius Milhaud en 19223. Nous avons beaucoup travaillé chez lui avec la chanteuse Gabrielle Dumaine, qui avait déjà chanté les Harawi de Messiaen avec le compositeur au piano. Les autres musiciens venaient du National, si je me souviens bien.
98– Étiez-vous désarçonné par l’œuvre ?
99Oui, c’était vraiment une autre planète, notamment sur le plan harmonique. Je ne comprenais pas comment l’œuvre fonctionnait, mais j’étais absolument fasciné. Nous avons joué à la salle de Géographie en juin 1949 ; il y faisait une chaleur épouvantable. Dans le public se trouvait Boulez, accompagné de Pierre Souvtchinski, dont je reparlerai. J’ai eu des échos du concert ultérieurement par ce dernier (à l’époque, je ne le connaissais pas encore) : Boulez et lui avaient trouvé l’exécution épouvantable, et considéraient que l’on ne pouvait pas jouer plus mal ! Le programme comportait aussi les Trois Poèmes de Mallarmé de Ravel et les Trois Poèmes de la lyrique japonaise de Stravinski, une combinaison qui allait devenir classique par la suite.
100– Vous aviez des contacts avec les élèves de Leibowitz ?
101Toujours avec Philippot, un peu avec ceux de sa génération que j’ai déjà cités. J’étais notamment lié à Prodromides, qui n’habitait pas très loin de chez moi, et qui possédait une importante discothèque : je me souviens que nous nous étions passionnés pour les symphonies de Brahms, surtout pour la quatrième. Lorsque j’ai commencé à travailler avec Leibowitz, il était brouillé avec Boulez mais, en revanche, très lié à Barraqué : on ne pouvait pas les voir l’un sans l’autre.
102– Et vous n’avez jamais eu l’envie d’aller dans la classe de Messiaen ?
103Non, je ne sais pas pourquoi, alors que j’étais très admiratif des œuvres que j’entendais au concert. En vérité, je n’avais aucun contact avec le Conservatoire et j’avais dépassé la limite d’âge pour y travailler.
104– Est-ce que vous apparteniez toutefois à d’autres cercles musicaux ?
105Non, pas vraiment. À l’époque, Philippot avait de bons amis à Reims, qui se passionnaient pour la musique baroque italienne, notamment celle de Vivaldi. Ils avaient formé une Société de musique italienne, et organisé en mai 1949 un petit festival où j’ai amené à la fois Marc Pincherle et mon ami le violoncelliste Roger Albin, dont il sera longuement question plus tard. Au cours de ce festival, on me demanda de tenir la partie de clavecin : en fait, nous mettions des punaises sur les marteaux d’un vieux piano pour donner l’illusion du clavecin. Ce fut là ma période baroque ! Ces amis de Reims avaient aussi déniché un concerto de Schobert que j’ai joué avec eux puis avec l’Orchestre de Chambre de la Radio.
106– Leibowitz vous montrait-il ce qu’il écrivait ?
107Non, absolument pas. C’est seulement après sa mort, par exemple, que j’ai découvert qu’il avait composé une pièce qui m’était dédiée. Je l’ai jouée à ce moment-là. Je me souviens d’une pièce qu’il avait présentée à l’un de ses concerts, L’Explication de la métaphore, une œuvre qui n’avait pas suscité chez moi un grand intérêt, contrairement au Concerto opus 24 de Webern exécuté dans le même concert, et qui m’avait particulièrement frappé.
108Leibowitz prétendait avoir travaillé avec Webern, mais une de ses épouses m’a confié plus tard que ce n’était pas vrai ! On ne sait même pas s’il a rencontré Schoenberg avant la guerre – en réalité, on ne connaît pas vraiment ses origines. Il me racontait qu’il avait été second violon à l’Orchestre Pasdeloup, où il trouvait la musique contemporaine jouée en dépit de tout bon sens.
109– Vous avez plus tard repris le Pierrot lunaire avec lui ?
110Oui, vers 1950-51, avec la nouvelle épouse de Leibowitz, Helen Adler, qui ne chantait pas, mais « disait ». C’était à la salle de l’Ancien Conservatoire, où j’avais donné mes premiers récitals ; je me souviens qu’il y avait beaucoup de monde. L’interprétation était bien meilleure que la première fois. À la sortie, quelqu’un est venu me serrer la main pour me féliciter : c’était Pierre Boulez. C’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. J’avais déjà entendu parler de lui à l’occasion d’un concert dans une petite galerie située rue du Petit-Musc, où Leibowitz m’avait envoyé jouer, et où d’ailleurs j’ai failli être asphyxié par un brasero (le chauffage normal n’ayant pas encore réapparu). Mon programme comportait les Variations de Webern, la Sonate de Berg et la Pièce opus 33a de Schoenberg. On m’avait prévenu que Boulez, qui habitait tout près de la galerie, viendrait certainement. Je ne le connaissais pas à ce moment-là, mais il avait déjà une forte réputation de provocateur – on ne savait jamais ce qui allait se passer lorsqu’il était présent dans un concert. Ainsi, j’avais suivi l’intégrale des œuvres de Stravinski présentée par Manuel Rosenthal à la tête de l’Orchestre National en 1945-46 : le Sacre ou Petrouchka suscitaient des hourras dans le public, mais après Jeux de cartes ou Pulcinella, il y avait une dizaine de personnes au deuxième balcon – c’était aux Champs-Elysées – qui sifflaient avec véhémence ; et l’on savait que le maître du jeu était un certain Boulez. Donc, ce jour-là, pendant que je jouais les Variations de Webern, j’avais entendu un bruit effroyable, et j’appris par la suite que Boulez avait insulté une dame qui manifestait sa désapprobation, qu’il avait renversé violemment sa chaise et était sorti, suivi de Barraqué.
111Nous avons enregistré plus tard, sous la direction de Leibowitz, un disque du Pierrot lunaire pour une marque américaine (c’est Rampai qui jouait la flûte). Et puis Leibowitz m’a fait travailler le Concerto pour piano, et nous l’avons joué pour un concert en studio de la Radio, diffusé en direct, le 1er juin 1952. Le lendemain, on en réalisait un disque en même temps que Leibowitz enregistrait le Survivant de Varsovie : ce fut l’un de mes premiers disques. Mes rapports avec Leibowitz se sont ensuite complètement distendus. Je l’ai revu peu de temps avant sa mort, lors d’un récital que j’avais donné à la salle Gaveau ; il écrivait dans l’Express et il en fit une très bonne critique.
112– Aviez-vous des contacts avec le courant existentialiste auquel Leibowitz était lié ?
113À travers Leibowitz, j’ai rencontré Francine Camus, qui m’avait demandé de lui donner quelques leçons de piano ; j’ai été invité une fois chez elle : nous avons écouté Don Giovanni de Mozart avec les commentaires d’Albert Camus – mais ce fut plutôt agaçant, principalement à cause du ton pontifiant qu’il avait adopté ! J’ai rencontré aussi Pierre Jean Jouve.
114– Vous étiez le seul pianiste à jouer le répertoire de l’Ecole de Vienne et les œuvres contemporaines à Paris ?
115Il y avait Yvonne Loriod et Yvette Grimaud, qu’on appelait les sœurs Lissac, nom d’un opticien qui faisait beaucoup de publicité, à cause de leurs lunettes ! À part elles, il n’y avait pas de pianistes connus qui jouaient ce répertoire. J’avais joué avec Yvette Grimaud au cours de concerts d’œuvres de Wyschnegradsky à plusieurs pianos, concerts auxquels Boulez participa également ; mais je n’ai pas joué avec lui...
116– Vous jouiez à l’époque uniquement le répertoire contemporain ?
117Absolument pas. J’ai suivi pendant plusieurs années le mardi après-midi les cours d’interprétation de Marguerite Long, où je n’ai d’ailleurs pas appris grand-chose, excepté quelques phrases que je redis parfois, telles que : « Il n’y a de bonne improvisation que longuement préparée à l’avance » ; ou : « Je crois aux œuvres sues ou pas sues ». Des quelques leçons particulières prises avec elle, j’ai appris que, dans l’intérêt des élèves, il est préférable de couper le téléphone. J’ai tout de même pris quelques leçons avec Jacques Février, très musicien, qui m’ont certainement enrichi. Π avait été choisi par Ravel pour faire la création française du Concerto pour la main gauche, et j’ai travaillé l’œuvre avec lui, ainsi que des œuvres de Beethoven et Schumann.
118À cette époque, Dussurget m’a mis en rapport avec Roger Albin, qui était violoncelle solo à la Société des Concerts du Conservatoire, et qui était un merveilleux musicien. Lors de notre premier récital ensemble, nous avons joué la Sonate de Debussy par cœur, ce qui a fait beaucoup d’effet. C’est avec lui que j’ai appris vraiment le sens du travail professionnel, par opposition avec le travail amateur. Pendant deux ans, il a habité avec sa famille dans notre appartement, et nous travaillions tous les jours, comme un quatuor à cordes. Notre répertoire était très large, spécialement enrichi par les demandes des radios allemandes. J’ai fait à ce moment-là beaucoup de réalisations de basses chiffrées et de sonates baroques : Marcello, Bréval, Piper, etc. Notre répertoire n’était composé que de sonates, pas de petits morceaux où j’aurais joué le rôle d’accompagnateur. Cela allait de Bach à Webern, en passant par Beethoven, Mendelssohn, Brahms, les pièces de Schumann, Fauré, Debussy, Stravinski, Honegger, Hindemith, Martinů, Petrassi. Le tout systématiquement par cœur ! Avec Albin, j’ai essayé de voir le parti que l’on pourrait tirer, sur le plan de l’interprétation, des groupements irréguliers de mesures que j’avais découverts dans l’édition des Sonates de Beethoven réalisée par Schnabel. Nous avons fait beaucoup de tournées ensemble. Notre duo a cessé à la fin de l’année 1957, au moment où Albin s’est mis en tête de diriger, alors qu’il était certainement moins doué pour la direction que pour le violoncelle...
119Ce qui est amusant, c’est que j’étais considéré comme le pianiste qui jouait l’Ecole de Vienne, alors que j’avais très peu d’expérience dans ce domaine – je jouais régulièrement Berg et Webern, mais pratiquement pas les grands Schoenberg. Je me suis donc progressivement mis à jouer le répertoire dont on me disait spécialiste.
120Albin s’étant brouillé avec Dussurget, je suis entré chez Marcel de Valmalète, qui ne s’intéressait pas tellement à la musique contemporaine. J’ai eu par lui beaucoup de tournées dans le cadre des Jeunesses Musicales, d’abord en duo avec Albin, puis seul. C’est là que j’ai connu comme conférencier Maurice Fleuret, qui fut plus tard Directeur de la Musique.
121– On a l’impression que ces années d’après guerre sont des années d’effervescence, de renaissance culturelle, et qu’elles sont marquées par une avidité de découvertes extraordinaire...
122Il faut préciser qu’il y avait un contexte de boulimie tous azimuts, non seulement musicale, mais aussi littéraire. C’était une époque de recherche ; on était extrêmement ouvert à tout ce qui était intellectuel, avec en plus la gêne de ne trouver que difficilement les livres qu’on désirait lire. Nous allions, Mireille et moi, écouter des conférences de Nadia Boulanger à la Sorbonne, à la fin des années quarante : son cercle était le véritable soutien à Stravinski. À la Sorbonne, nous avons suivi toute une série de cours sur le jeune Marx. Il y avait aussi des conférences publiques de très haut niveau au Collège Philosophique, que ce soit dans le domaine de la philosophie avec Jean Wahl ou Emmanuel Levinas, de l’économie politique, de la musique avec René Leibowitz, ou de la théologie avec notamment Marie-Madeleine Davy... Elles avaient lieu dans une petite salle qui donnait sur la rue Cujas, et lorsqu’on sortait, on pouvait aller voir, juste en face, une exposition des œuvres de Serge Poliakoff. Ces années furent extraordinaires, parce qu’on découvrait toutes sortes de choses essentielles, dans tous les domaines.
123Sur le plan pictural, je me rappelle le premier Salon d’Automne, en 1944, après la Libération : il y avait une exposition Picasso, l’exposition Matisse l’année d’après, la petite exposition Poliakoff déjà mentionnée, et beaucoup d’autres expositions qui nous faisaient aimer la peinture. Je me souviens aussi des cours de Bernard Dorival sur la peinture actuelle et de la parution de trois volumes chez Skira sur les peintres depuis les Impressionnistes.
124Nous allions également beaucoup au TNP, qui nous faisait découvrir ou redécouvrir tout un répertoire théâtral, et nous lisions pêle-mêle Proust, Gide, Martin du Gard, Stendhal, Flaubert, Balzac, Zola, auxquels il faut ajouter Hemingway, Faulkner, Thomas Mann, Musil, Joyce, Kafka, Durrell, sans oublier le courant existentialiste, en partant de Kierkegaard, jusqu’à Sartre, Camus et Simone de Beauvoir. Je suivais un peu Les Temps Modernes, mais je Usais surtout Critique, où dominait l’influence de Georges Bataille. J’allais oublier Le Pèlerinage aux sources de Lanza del Vasto, qui nous a un peu aiguillés sur la philosophie de l’Inde. Plus tard, j’ai continué à lire beaucoup, avec une prédilection aussi bien pour Le Carré que pour le Nouveau Roman, sans compter un intérêt constant pour la poésie, surtout allemande (Hölderlin, Rilke, George, Trakl)...
125– Faisiez-cous alors essentiellement référence à la modernité de la première moitié du siècle ?
126Oui, mais pas seulement : la redécouverte de l’art roman et des primitifs a aussi joué un rôle important. On découvrait les masques noirs. On partait de l’actuel pour retourner au passé lointain, et petit à petit, on redécouvrait les moments intermédiaires.
127– Y avait-il une dimension morale dans cette idée de reconstruction ?
128Oui, bien sûr. On avait envie d’hommes nouveaux, à l’abri des compromissions. On avait l’impression de pouvoir reconstruire le monde, et de dire au revoir à la IIIe République. Mais il faut avouer aussi qu’il y a eu des déceptions, après la Libération comme après Mai 68 ou après 1981... Toutes les restaurations sont pénibles ! Du point de vue musical aussi...
129– Toute cette activité et cette boulimie culturelles incluaient bien sûr la fréquentation des concerts...
130En effet, j’allais beaucoup au concert. J’avais repéré qu’on pouvait entrer au Théâtre des Champs-Elysées le samedi matin par la petite porte, et j’ai ainsi assisté à de nombreuses répétitions générales. J’ai par exemple le souvenir du Concerto pour violon et des Trois Pièces pour orchestre tirées de Wozzeck de Berg sous la direction de Roger Desormière ; je me souviens aussi d’une exécution en concert de Wozzeck sous la direction de Jasha Horenstein ; et plus tard, de Déserts de Varèse. C’est lors de la création de Déserts, le 2 décembre 1954, que j’ai vu pour la première fois Hermann Scherchen. Le concert a fait scandale. La majeure partie du public était venue pour la Pathétique de Tchaïkovski, jouée après l’entracte. Je me suis d’ailleurs demandé si les effets de sirène de la partie électronique de Varèse n’avaient pas réveillé quelques souvenirs cauchemardesques, ceux des alertes aériennes de la guerre. Comme j’avais assisté à la répétition générale, j’avais pu entendre l’œuvre de Varèse dans de bonnes conditions ; quant au concert proprement dit, je l’ai écouté à la Radio, où il était retransmis en direct.
131Nous étions aussi abonnés à la Société des Concerts du Conservatoire, dirigée par Charles Munch, un chef qui nous fascinait, et dont les programmes sortaient souvent des sentiers battus. Parmi quelques autres souvenirs marquants, je compte l’intégrale des quatuors de Bartók par le Quatuor Vegh, ainsi que la série de « L’Œuvre du XXe siècle » en 1952, ou les Petites liturgies de Messiaen (dont je connaissais déjà L’Ascension, dirigée par Munch, et qui m’avait enthousiasmé).
132– Le développement du disque, à ce moment-là, a-t-il modifié l’écoute des œuvres, et inhibé la découverte des partitions anciennes ou nouvelles par le déchiffrage ou la pratique du piano à quatre mains ?
133Il est un fait que dans la période dont nous parlons, nous avons commencé à acheter pas mal de disques. C’était le début des trente-trois tours, qui permettaient une écoute plus facile, grâce à la longueur des faces. On achetait des disques pour confirmer nos goûts vis-à-vis des œuvres aimées, comme les Brandebourgeois par exemple, ou pour découvrir des œuvres qu’on ne jouait pas, comme le Double Concerto de Brahms, ou la Symphonie de Psaumes de Stravinski. Mais on ne demandait pas au disque la perfection que l’on connaît aujourd’hui. Dans le disque de la Symphonie de Psaumes, dirigé par Stravinski lui-même, il y avait des fautes grossières, un manque d’aplomb invraisemblable, mais cela ne nous dérangeait pas tellement. Dès lors, on est devenu plus paresseux pour déchiffrer les œuvres nouvelles, et on préférait acheter un disque plutôt que de jouer des œuvres classiques à quatre mains, comme je l’avais fait dans mon enfance.
134– L’œuvre de Messiaen, dont vous parliez tout à l’heure, apparaissait-elle alors comme quelque chose de totalement nouveau ?
135Oui, absolument. J’avais le sentiment de découvrir un continent nouveau, comme ce fut le cas plus tard avec Xenakis. Après coup, je dois reconnaître que j’avais été séduit par ce qui était le plus facile dans l’œuvre – les lignes mélodiques, les harmonies et les sonorités chatoyantes, ainsi que la violence du discours ; j’ai moins de souvenir, curieusement, de l’écriture rythmique, qui était si originale. Pourtant, je ne me suis pas intéressé aux œuvres pour piano de ce compositeur, peut-être à cause de ma distance avec le Conservatoire et aussi parce qu’elles étaient défendues de façon exemplaire par Yvonne Loriod.
136– Est-ce que vous aviez des contacts avec des jeunes compositeurs, notamment ceux des classes de composition du Conservatoire ?
137Dans le cadre des cours de Marguerite Long, on demandait parfois des pianistes pour jouer les œuvres des classes de composition du Conservatoire ; je m’y inscrivais toujours, mais curieusement, j’ai oublié le nom de ceux que j’ai joués ! Je me souviens seulement que les œuvres sonnaient comme du pseudo-Bartók, avec les trois ou quatre mouvements traditionnels de la sonate, et des constructions classiques inexorables, quelques ostinatos, quelques bizarreries harmoniques... À ce moment-là, les jeunes compositeurs n’étaient pas joués au Conservatoire même.
138Il y avait également le Club d’Essai de la rue de l’Université, placé sous la direction du poète André Tardieu, où Pierre Capdevielle, directeur de la musique de chambre à la Radio, dirigeait un comité de lecture comprenant notamment Marcel Mihalovici. On avait besoin d’un pianiste capable de déchiffrer des partitions nouvelles ; j’y suis donc allé très régulièrement, si bien que je voyais beaucoup de partitions contemporaines. Je me souviens d’œuvres de Ginastera et de Rodolfo Halffter. On jouait ensuite en concert les pièces sélectionnées. Le style n’était pas marqué par l’École de Vienne, mais c’était tout de même plus avancé que ce qui se faisait au Conservatoire.
139Il y avait des séances intitulées « La Tribune des Jeunes Compositeurs », qui étaient liées au Club d’Essai, et qui avaient lieu au 37 de la rue de l’Université. L’œuvre présentée était attaquée par un « procureur » et défendue par un « avocat ». J’ai dû participer à une telle émission à l’automne 1948, avec deux pièces de piano du compositeur hollandais Alphonse Stallaert. Pour la première fois, j’y ai rencontré Yvonne Loriod, qui défendait une pièce de Jean-Étienne Marie, un jeune compositeur qui allait devenir comme Philippot metteur en ondes à la Radio. Le ton était courtois, sauf lors des quelques interventions violentes de Pierre Boulez.
140– Quels étaient les enjeux de ces débats ?
141Les questions qu’on se posait à ce moment-là tournaient autour des concepts de tonalité ou d’atonalité, de forme classique ou de forme inventée...
142– Vous suiviez les travaux du Groupe de Recherche autour de Pierre Schaeffer ?
143Bien qu’il fût mon « Ancien » – il était entré en 1929 à l’École Polytechnique –, je ne l’ai pas rencontré à l’époque. Je savais qu’il existait, mais je n’ai pas suivi son travail. Je n’ai jamais tellement aimé les sons sortant des haut-parleurs, à l’exception d’une œuvre, Gesang der Jünglinge de Stockhausen. J’ai en revanche apprécié les mélanges de sons réels et de sons enregistrés faits par Berio.
144– Vous parlez souvent de vos concerts et enregistrements à la Radio : j’ai le sentiment que cette institution a joué un rôle important tout au long de votre carrière...
145Oui, la Radio française m’a aidé à tous points de vue. Lorsque je me suis lancé dans la carrière, j’ai appris que la Radio organisait des auditions d’admission, auditions parfaitement anonymes d’ailleurs. J’ai même dû en passer deux, puisque je ne venais pas du Conservatoire. J’ai joué l’Adagio et fugue de Mozart, et la Fantaisie opus 17 de Schumann. Je me suis introduit un peu plus tard à la BBC de la même façon, et avec la même Fantaisie de Schumann. Je suis entré ainsi au service de la musique de chambre, et j’ai franchi petit à petit toutes les catégories (C, Β, A, hors catégorie, et discussion libre sur le cachet). Le responsable de ce service était Pierre Capdevielle, que je rencontrais au Club d’Essai ; j’ai failli me brouiller avec lui parce que j’avais refusé de jouer son Concerto pour piano avec l’Orchestre Lamoureux, œuvre qui me déplaisait par son côté néo-romantique (je n’ai jamais aimé les « néos » !). Sa secrétaire toute-puissante était Madame Herscher, belle-sœur du chef d’orchestre Manuel Rosenthal.
146– Comment êtes-vous arrivé au Domaine Musical ?
147Sur un coup de téléphone de Boulez ! Π m’avait entendu dans le Pierrot lunaire à deux reprises lorsque je l’avais joué avec Leibowitz, et il me demanda de le jouer avec Hermann Scherchen. C’était l’un des tout premiers concerts du Domaine. Notre premier rendez-vous avec Scherchen eut lieu chez Suzanne Tézenas4 où nous avons travaillé ensemble la partie de piano. Les répétitions, dans la petite maison des Parrenin à Auteuil, occupèrent toute une semaine. Les musiciens étaient ceux du Quatuor Parrenin, Guy Déplus à la clarinette, et Jacques Castagner à la flûte.
148J’ai beaucoup appris en travaillant avec Scherchen, notamment en ce qui concerne l’importance des plans sonores. Je crois d’ailleurs que c’est lui qui avait proposé l’idée des Hauptstimme et Nebenstimme (voix principale et voix secondaire) aux Viennois. Dans ma mémoire, cela s’est mêlé au souvenir du travail avec Albin, où nous avons appliqué les mêmes principes pour faire de notre duo un instrument de dialogue. Pour Scherchen, la voix secondaire était toujours trop forte. Aussi, lors des répétitions, il avait placé la chanteuse Ethel Semser derrière le piano, et si on ne l’entendait pas, nous nous faisions fortement réprimander. Un matin, Scherchen se mit dans une colère épouvantable, nous reprenant constamment comme si nous ne savions pas jouer ; et puis, au moment de la pause, alors que la répétition s’améliorait, il envoya Jacques Parrenin acheter du champagne, disant qu’il n’avait jamais entendu des musiciens aussi remarquables ! C’était un homme de contrastes et tout à fait imprévisible !
149Sa direction était d’une exactitude très impressionnante : il suffisait de regarder sa baguette pour savoir ce qu’il fallait faire ! Avec Boulez, il fallait regarder tout le bras ! Avec Maderna, c’était le poignet ; mais avec Scherchen, c’était le bout de la baguette. Pourtant, j’étais parfois choqué lorsqu’il se permettait de légères modifications dans le texte de Schoenberg. Je me souviens que dans l’Ode à Napoléon, que nous devions jouer au même concert, il ajoutait des points d’orgue et faisait des respirations qui n’étaient pas dans la partition. Chacun savait qu’à la répétition générale, il ne prenait jamais le même tempo qu’au concert, et cela créait une tension énorme. Il reste pour moi une des personnalités les plus exceptionnelles que j’aie rencontrées.
150– Dans le contexte du Paris de l’après-guerre, comment recevait-on l’École de Vienne ?
151Un compositeur comme Maurice Ohana laissait entendre que c’était la revanche des Allemands. Il faut dire que vers 1922, Schoenberg avait eu une phrase malheureuse au sujet de la suprématie de la musique germanique grâce à la découverte de la série... Mon ami Pincherle, que je voyais encore à ce moment-là, disait pis que pendre de cette musique, prétendant qu’il était stupide de postuler l’égalité des douze demi-tons alors que le violon était accordé en quintes. C’était alors un argument courant, fondé sur le caractère essentiel et élémentaire de la quinte et de l’octave – un argument qui a été repris ensuite par Ansermet. Je dois dire que moi-même, élevé dans la musique classique, où l’octave est un élément fondamental de la technique pianistique, j’étais un peu choqué que tout d’un coup cet intervalle soit prohibé.
152La musique des Viennois avait un public très restreint. On a vu que les concerts de Leibowitz, par exemple, avaient lieu devant une assistance presque privée, et notre concert avec Scherchen eut lieu au Petit Marigny, qui est une salle minuscule. Mais il fut répété deux fois. Mes parents me disaient que je gâchais ma carrière avec de tels concerts ! Lors de mon deuxième récital, où j’avais inscrit la Sonate de Berg, je me souviens qu’une amie de ma mère m’avait dit : « Comment peux-tu jouer ces horreurs ? » H y avait beaucoup de préjugés.
153– Aviez-vous des contacts avec Scherchen en dehors de la répétition proprement dite ?
154Je me souviens qu’une fois il me prit par l’épaule et me dit : « Vous savez, mon cher Helffer, être chef d’orchestre, c’est beau ! » « Oui, Maître », répondis-je. Alors Scherchen ajouta : « Mais être compositeur, c’est beaucoup mieux ! Et procréer, c’est encore mieux ! » Il avait eu des enfants un peu partout... Il m’avait confié qu’il ne mettrait pas ses enfants à l’école (il s’agissait des enfants qu’il venait d’avoir de son dernier mariage, et qu’on voyait parfois aux répétitions), parce qu’il désirait les ouvrir aux cultures du monde à travers les langues qu’il connaissait ; et il en connaissait un certain nombre : chinois, russe, allemand, anglais, espagnol, français, italien... Il avait aussi une curiosité mathématique qui l’avait conduit à soutenir Xenakis. On savait qu’il avait joué un rôle de pionnier entre les deux guerres, mais il n’en parlait pas.
155On a fait un peu plus tard Noces de Stravinski, ainsi que le Concerto pour quatre pianos de Bach – avec Yvonne Loriod, Pierre Maillard Verger, Roger Blanchard (qui était le chef de la chorale) et moi. C’est là qu’il nous raconta que pendant la guerre de 14-18, où il se trouvait en Russie à l’occasion de sa première tournée, il avait été mis en résidence dans un village russe, ce qui expliquait qu’il sentait si bien la dimension populaire de Noces. C’est à la fin de cette captivité, lors de la Révolution Russe, que Prokofiev avait présenté Scherchen à Souvtchinski, qui plus tard m’en parla très souvent.
156L’une des particularités de Scherchen consistait à expliquer des phrasés avec des mots. Ainsi, dans le mouvement lent du Concerto de Bach, j’ai un souvenir inénarrable de Scherchen se penchant sur le piano d’Yvonne Loriod pour lui indiquer le phrasé en lui disant : « Aimez-moi, aimez-moi ! » en accentuant la deuxième syllabe ! Maderna racontait qu’un jour, en nageant avec lui dans les eaux du Lido, Scherchen lui expliquait qu’articuler « Napoleone » permettait de trouver le phrasé juste d’un des motifs de l’« Héroïque » !
157J’ai revu Scherchen lors d’un de ses derniers concerts – il dirigeait Terretektorh de Xenakis à Royan (c’était en avril 1966) ; j’ai gardé l’image de ce vieillard massif qui tournait sur lui-même de façon régulière, au centre du public et des musiciens, puisque dans cette œuvre les musiciens sont dans le public : il était d’une beauté sublime. Je l’ai aussi entendu diriger ce même soir les trois pièces tirées de Wozzeck de Berg, qu’il avait créées ; je crois savoir que c’était lui qui avait suggéré à Berg d’isoler ces trois pièces pour les jouer en concert et faire connaître l’existence et la beauté de l’opéra. C’est lors de ce concert qu’il eut un malaise ; il n’est pas revenu saluer, mais je l’ai vu ensuite à la réception. Je l’ai encore vu diriger sa version de L’Art de la Fugue de Bach – une version très intéressante – à l’église Saint-Roch à Paris, et il est mort quelque temps après.
158– Par rapport à Leibowitz, comment vous apparaissait Scherchen ?
159C’était le jour et la nuit ! Scherchen avait une compréhension et une vitalité extraordinaires. On savait qu’il avait fait toutes les répétitions pour la première tournée avec Schoenberg – il connaissait donc l’œuvre à fond. Il était d’ailleurs plus convaincant dans le Pierrot lunaire que dans l’Ode à Napoléon. Je n’ai jamais retrouvé par la suite une telle impression.
160– Comment faisait-il travailler la chanteuse : en exigeant les hauteurs exactes, ou en favorisant le parlando ?
161Mes souvenirs me feraient plutôt pencher vers le parlando ; alors que Leibowitz prenait au pied de la lettre les indications de Schoenberg dans la préface de la partition du Pierrot, ce qui revenait à opérer un glissando vers le bas. Il n’a jamais fait de remarques devant nous à propos du Sprechgesang. On s’arrêtait avant tout pour des questions de justesse rythmique et de rapports sonores entre les différentes voix, mais pas pour la chanteuse, avec laquelle il avait travaillé auparavant, et avec laquelle, par ailleurs, il ne se montrait guère aimable ! Il n’a jamais évoqué non plus d’anecdotes à propos de Schoenberg, du genre « Schoenberg me disait... » Il ne parlait pas non plus de ses idées politiques. Il avait une très haute idée de lui-même. En réalité, on ne parlait pas beaucoup, ni pendant les répétitions, ni après. Cela dit, il était très compréhensif. Il avait même déplacé des répétitions pour que Luben Yordanoff, qui tenait la partie de violon dans la Sérénade de Schoenberg, inscrite au même programme, puisse jouer le Concerto de Beethoven à Rouen, où on lui avait demandé de remplacer au pied levé un soliste malade. Scherchen avait dit : « C’est peut-être la chance de votre vie ! » J’avais trouvé cela très sympathique.
162– Entendait-on beaucoup de musique contemporaine à l’époque en dehors des concerts du Domaine Musical ?
163Il faut distinguer entre les différentes sortes de musique contemporaine. La Radio faisait un véritable effort : elle produisait plusieurs concerts par an, notamment sous la direction de Leibowitz. Dutilleux y était joué, ainsi que Messiaen, Jolivet ou Ohana. On créait aussi des œuvres contemporaines académiques, que j’appellerais volontiers de la mauvaise musique contemporaine. Dans ce sens, les concerts du Domaine étaient un vrai bain de jouvence ! Avant les concerts du Domaine Musical, il y avait eu les concerts de la Pléiade ; mais j’ai surtout entendu leurs retransmissions à la radio. J’avais particulièrement remarqué la Symphonie en trois mouvements de Stravinski, ainsi qu’une œuvre de Serge Nigg pour piano et ensemble qui m’avait séduit. Une semaine de concerts autour de la musique viennoise m’avait particulièrement intéressé.
164– Le Domaine représentait-il un bouleversement dans la vie musicale parisienne ou était-il confiné à un petit groupe marginal ?
165Si au début le Domaine était encore confidentiel, il s’est tout de même assez vite établi à la salle Gaveau. Non seulement c’était un lieu reconnu, mais il y eut rapidement pas mal de monde. Je n’ai pas tout suivi, notamment à cause de mes voyages, mais j’ai assisté à beaucoup de concerts, et j’ai participé à quelques-uns. Je devais notamment reprendre le Pierrot lunaire avec Maurice Le Roux, ancien camarade de Boulez dans la classe de Messiaen, mais il y eut une brouille entre lui et Boulez, parce que Maurice Le Roux avait dirigé Le Marteau sans maître à Bruxelles et que, n’ayant pas de guitare, il l’avait remplacée par... un clavecin ! C’est donc Ernest Bour qui est venu, et ce fut ma première rencontre avec ce grand chef. Helga Pilarczyk tenait la partie de chant. À ce moment-là, je faisais partie des musiciens habituels du Domaine. Au programme, il y avait également une œuvre de Earle Brown, Penthatis, où j’eus à chercher pour la première fois de ma vie les harmoniques dans les cordes du piano. Il y avait encore un Concerto pour piano et petit ensemble de Pierre Janssen, qui fut connu plus tard pour ses musiques de film, et une œuvre de Gilbert Amy, Mouvements. C’est là que j’ai fait la connaissance d’Amy.
166– Comment travaillait-on avec Bour ?
167Pour moi, ce concert fut une expérience passionnante ; on travaillait toute la journée dans les salons de la maison Heugel, rue Vivienne, et Bour faisait quatre répétitions par jour, de 9 heures du matin à minuit. Je jouais dans toutes les œuvres ! Bour était un musicien merveilleux. Contrairement à Scherchen, qui nous terrorisait lorsqu’il y avait une difficulté, Bour venait à côté de l’instrumentiste, et il lui expliquait discrètement comment faire. C’est lui qui m’a appris à diviser, ou à « monnayer », comme disait Messiaen, les valeurs longues, à trouver dans une mesure difficile le meilleur système pour compter intérieurement. Avec lui, tout se mettait en place calmement Il fut mon meilleur professeur de solfège !
168– Sa vision de l’œuvre était-elle très différente de celle de Scherchen ?
169On travaillait beaucoup plus les détails. Mais de tels chefs n’expliquent pas leur vision : Bour expliquait tout au plus le texte musical. L’exécution précise devait conduire au sens et au style de l’œuvre. C’est la même chose avec Boulez. Mais peut-être aussi ne nous jugeait-on pas dignes de grandes confidences. Pour moi, les répétitions avec Bour étaient un modèle de travail ; on avait l’impression que sans explications, la musique venait naturellement. On était très à l’aise pour jouer, car Bour était d’une clarté absolue, et il était extrêmement gentil. D’ailleurs, lors de ce concert (le 13 décembre 1958), il y eut un incident parce que Madame Pilarzyck avait coincé la fermeture éclair de sa robe : Mireille avait été appelée pour arranger la chose ; c’est alors que, juste avant l’entrée en scène, Bour est venu me dire : « Demandez à votre femme de vous tourner les pages, parce que si c’est Boulez, je ne pourrai pas diriger » !
170– Comment se fait-il qu’un chef comme Bour ait pu craindre d’avoir un jeune musicien comme Boulez en face de lui ?
171Bour était terriblement traqueur. Les concerts étaient d’ailleurs souvent moins bons avec lui que les générales, lesquelles étaient toujours éblouissantes. Et tout le monde craignait les réactions de Boulez.
172– Combien de répétitions avez-vous faites pour ce Pierrot ?
173Je pense que nous en avons fait au moins sept ou huit. On ne se sentait pas capable, à l’époque, de faire le Pierrot sans chef, ce qui ne semble pas poser de problème aujourd’hui. De même, au Club d’Essai, vers 1948, nous avions monté la Sonate pour deux pianos et percussion de Bartók avec Serge Baudo comme chef d’orchestre ; et les percussionnistes réclamèrent un troisième percussionniste pour jouer les timbales (je crois bien qu’il n’y avait pas de timbales chromatiques). Pour nous, ce répertoire était très difficile. Nous étions très en retard du point de vue technique et sur le plan du matériel.
174– Quels étaient les rapports entre interprètes : est-ce que vous parliez des œuvres ?
175Non ! J’étais au Domaine Musical comme Fabrice à Waterloo : au centre de la bataille, mais ne voyant qu’un général qui papote, des gens qui courent en tous sens... On ne dominait pas les œuvres qu’on jouait. Personnellement, j’étais surtout gêné par le fait que je ne saisissais pas la forme, ni la rythmique des œuvres ; mon éducation m’avait plutôt porté à confondre rythme et périodicité. Or, cette notion de périodicité semblait avoir disparu. En revanche je n’étais pas du tout choqué par les agrégats sonores. Toutefois, intuitivement, nous pouvions très bien distinguer les œuvres de qualité des œuvres médiocres. Et je dois dire que j’étais vraiment passionné par ce répertoire.
176– Vous ne faisiez jamais des propositions de programmes ?
177De ce point de vue, nous n’avions rien à dire. C’est Boulez qui décidait seul. Nous étions des tâcherons ! Que cela ne m’empêche pas de rappeler le souvenir de mes collègues musiciens : les Parrenin (à ce moment-là, Jacques Parrenin, Jacques Charpentier, Serge Collot et Pierre Pénassou) ; le flûtiste Jacques Castagner, le clarinettiste Guy Déplus, le harpiste Francis Pierre, les percussionnistes Jean-Pierre Drouet et Jean-Claude Casadesus, et plus tard, le trio à cordes Jarry, Collot et Tournus.
178– Avec les Parrenin non plus, il n’y avait pas de discussions ?
179Non, nous étions le plus souvent au ras du sol. On ne se sentait pas assez fort pour critiquer les choix effectués. On se demandait avant tout si les pièces étaient jouables ou non ! J’ai un souvenir de la première répétition de Mouvements d’Amy où Francis Pierre dit qu’il fallait deux harpes au lieu d’une ; et à la pause déjeuner, j’ai vu Francis Pierre et son collègue harpiste Gérard Devos se partager les notes de la partition. On ne pouvait pas imaginer de « saboter » une œuvre : nous étions tous très humbles, et d’une conscience à toute épreuve. J’ai d’ailleurs toujours enseigné à mes étudiants que la première chose à faire devant une œuvre que l’on joue, c’est d’écrire en lettres capitales devant soi : « La partition que je joue est un chef-d’œuvre ». La discussion vient après.
180– Comment étiez-vous payés à l’époque ?
181Bizarrement, je ne m’en souviens plus. J’étais tellement content de participer à ces concerts que je n’y pensais pas. Nous avions des contrats à travers le bureau de concerts Kiesgen, et je pense qu’ils étaient corrects. Le Domaine Musical était une organisation très sérieuse. Ce n’était pas le cas pour tous les concerts de musique contemporaine : j’ai le souvenir de l’un d’entre eux, dirigé par Kagel à la salle Gaveau, où je n’ai jamais été payé – Kagel n’y étant pour rien. Hors le Domaine Musical et la Radio, l’organisation était souvent chaotique, et l’on était mal ou pas payé. Mais au Domaine Musical, cela n’arrivait jamais.
182– Est-ce qu’il fallait souvent rajouter des répétitions ?
183De ce point de vue, l’organisation était parfaite. On suivait un plan, et on ne rajoutait jamais de répétitions. Avec Boulez, on travaillait de la première à la dernière seconde ; s’il restait deux minutes, on peaufinait un équilibre, on vérifiait un passage... Il connaissait toujours parfaitement ses partitions. Gilbert Amy, plus tard, fut aussi extrêmement précis. L’un et l’autre avaient une excellente oreille, ils assuraient une mise en place impeccable et le plan de répétitions était tout à fait au point.
184– Vous parlez des chefs d’orchestre, mais non de vos collègues pianistes...
185Les chefs m’ont toujours davantage intéressé et attiré, car ils ont une vue globale de la partition. Je me souviens d’ailleurs que petit, j’ai demandé qu’on m’offre en cadeau une baguette de chef d’orchestre. Mais on ne me l’a pas donnée ; pourquoi, je n’en sais rien. À la maison, il y avait quelques partitions de poche, et dès avant la guerre, j’ai toujours aimé qu’on me donne des partitions d’orchestre...
186– C’est à travers l’expérience du Domaine Musical qu’est née votre amitié avec Boulez ?
187À partir d’un moment donné, on s’est tutoyé, ce qui à cette époque était un signe d’amitié important (mais au Domaine, on se tutoyait entre musiciens). Il ne faut pas oublier que je n’étais pas le seul pianiste : il y avait Paul Jacobs, qui avait notamment joué le Kammerkonzert de Berg, et Yvonne Loriod, qui avait joué la partie de piano d’Au-delà du hasard de Barraqué. Il y avait aussi Marcelle Mercenier, qui avait joué le Klavierstück XI de Stockhausen et Constellation-Miroir de Boulez. Pierre Boulez venait parfois à la maison, ou il nous invitait au restaurant ; il était intéressé par le travail de Mireille, qui était à ce moment-là au Musée Guimet. Au hasard de la conversation, il sortait des piques. C’était pour nous le patron du Domaine, et nous savions qu’il était la tête de file de sa génération. C’est ainsi qu’une fois, je lui ai dit mon désir de travailler l’une de ses œuvres ; il m’a parlé de sa Première Sonate, que je me suis mis à étudier. À l’époque, il expliquait encore volontiers ses œuvres ! J’ai joué aussi sa Sonatine pour flûte et piano avec Jacques Castagner, lors d’un concert de la Radio qui avait lieu à la salle de l’École Normale, et où il y eut une altercation avec Madame Jolivet – une affaire qui s’est terminée par un procès où je fus témoin ! Puis le Domaine a été invité à Donaueschingen (17-18 octobre 1959), avec Mouvements d’Amy, Rimes de Pousseur, dont le matériel n’est pas arrivé à temps, une œuvre de Kotonski et l’esquisse de ce qui allait devenir Tombeau, sans oublier la Suite opus 29 de Schoenberg dont la partie de piano était tenue par Yvonne Loriod. C’est là que Boulez a dû remplacer Rosbaud malade et qu’il a dirigé par cœur Le Mandarin merveilleux. Je me souviens l’avoir rencontré l’après-midi avant le concert, lui demandant s’il n’était pas trop tendu, et il m’a répondu : « Oh, Le Mandarin, ce n’est rien du tout, il suffit de vérifier les changements de mesures avant d’entrer sur scène » ! Le concert fut un triomphe. Boulez avait déjà des gestes coupants et une précision exceptionnelle.
188Au cours de ce festival, j’ai assisté comme auditeur à un concert de l’intégrale des lieder de Webern pour voix et ensemble instrumental, et ce fut pour moi une révélation.
189Nous avons redonné le concert de Donaueschingen à Düsseldorf, et avant de reprendre le train de nuit pour rentrer à Paris, l’ensemble des musiciens a soupé au buffet de la gare avec Boulez, et c’est là que j’ai fait la connaissance de Karlheinz Stockhausen.
190Au fond, ces concerts en Allemagne furent mes premiers concerts sous la direction de Boulez. L’année suivante, je fis un autre concert avec lui – un concert pour l’UNESCO – où je jouais la partie de piano des Improvisations sur Mallarmé ; Boulez était au piano lors de la création à Hambourg, sous la direction de Rosbaud, et il connaissait parfaitement cette partie ! Il pestait toujours parce que les harmoniques sortaient moins bien sur les bons Steinway que sur les mauvais ! En deuxième partie, il y avait Le Marteau sans maître, et c’est la première fois que j’entendis cette œuvre. André Schaeffher, qui était un peu un touche-à-tout de la musique (il avait écrit aussi bien sur Debussy que sur Stravinski, avait créé le département d’ethnomusicologie au Musée de l’Homme, et avait une vocation rentrée de chef d’orchestre), lui avait prêté certains des grands gongs chinois de la collection du Musée de l’Homme pour cette exécution.
191– De quoi parliez-vous avec Boulez ?
192On n’impose pas une discussion à Pierre : c’est lui qui lance les idées. Il ne parle ni de philosophie, ni de métaphysique, ni de religion, en tous cas pas avec moi, mais plutôt d’artisanat, faisant des remarques sur certaines partitions, lançant des pointes contre telle ou telle personne. C’était aussi un bon vivant. Avec Mireille, il se renseignait sur les musiques indiennes qu’elle connaissait bien. Mais on ne parlait pas des grandes questions musicales liées aux turbulences de l’époque. Moi-même, je ne me sentais pas à niveau pour cela. À vrai dire, dans une œuvre comme Mouvements de Gilbert Amy, je ne comprenais rien, et j’étais surtout préoccupé par mes propres interventions pianistiques !
193– Que pouvez-vous dire sur Boulez comme chef d’orchestre ?
194Ah ! Comme chef, c’était extraordinaire. Avec lui, on ne pouvait pas se tromper. Il connaissait tellement bien chaque partie qu’on avait l’impression qu’il jouait à notre place ! Il se trouve que j’ai joué sous sa direction une pièce d’Arrigo que j’avais jouée un peu auparavant sous la direction de Kagel : j’ai vu la différence ! Je n’avais rien compris la première fois, alors qu’avec Boulez, c’était d’une absolue clarté. C’est d’ailleurs lors un concert où nous aurions dû jouer Pierrot lunaire, mais Helga Pylarcsyk était tombée malade peu avant, et nous avions dû changer le programme. Nous avions pourtant fait les répétitions sans la chanteuse, et l’on savait que Boulez n’était pas d’accord avec l’interprétation de Pylarcsyk parce qu’elle ne respectait pas suffisamment les hauteurs indiquées. Il était déjà en faveur d’une version plus chantée que parlée. Il m’est arrivé d’être appelé une fois à Londres, bien plus tard, pour jouer de nouveau le Pierrot avec Boulez aux concerts-promenades au Royal Albert Hall, et la version était très chantée.
195J’ai revu Boulez plusieurs fois par la suite, notamment à Baden-Baden où je l’ai eu comme metteur en ondes. À l’époque, il préparait Poésie pour pouvoir et j’ai enregistré sa Première Sonate avec lui, ainsi qu’une suite de Couperin et les Épigrammes de Gilbert Amy – c’était en 1963. Mais à ce moment-là, Boulez était officiellement interdit en France parce qu’il avait signé le manifeste des 121, lequel, dans son opposition à la guerre d’Algérie, prêchait l’insoumission. La première fois qu’il fut rejoué, ce fut à la télévision, dans une émission de Gavoty, lequel avait accepté qu’au milieu d’un programme allant de Rameau à Ravel je joue le premier mouvement de la Première Sonate ; il l’a qualifiée d’« œuvre étrange » !
196– Est-ce que vous avez vous-même signé ce manifeste des 121 ?
197Non, je n’étais pas d’accord avec certains aspects du manifeste, bien que j’aie été tout à fait opposé à la guerre d’Algérie. Nous avons d’ailleurs hébergé à ce moment-là un Algérien qui était recherché. Je me souviens que mon père m’avait dit : « Vous démolissez tout ce que nous avons construit ». Il y avait en moi l’idée d’une lutte contre toute oppression et toute occupation (comme durant la dernière guerre), mais il y avait aussi le fait que mes études d’histoire, spécialement sur le mouvement des nationalismes au XIXe siècle, me faisaient voir comme inéluctable l’indépendance des colonies.
198– Vous n’avez plus rejoué par la suite avec Boulez ?
199J’ai encore participé au concert hors abonnement du 16 novembre 1966, qui avait lieu à l’Odéon, et j’y tenais la partie de piano d’Éclats, donné en création française ; j’en garde un souvenir extraordinaire. Le chef, comme on sait, organise par ses gestes les différentes résonances des instruments, et comme j’étais juste devant lui, je le voyais comme suivre des yeux l’évolution des résonances avec une prodigieuse intensité. Cette œuvre est terrible à jouer, parce que le chef décide sur le moment quand on doit jouer et dans quel ordre on joue les séquences inscrites sur la partition ; on ne sait donc jamais ce qui va se passer ! En plus de l’ordre dans lequel les instruments interviennent, le chef indique, par la main positionnée en haut ou en bas, le système d’intensités que l’on doit adopter. Il y a donc une tension considérable, mais je trouve que l’œuvre est une très grande réussite. J’ai enfin joué une dernière fois avec Boulez en 1972 à Londres (le Deuxième Concerto de Bartók).
200– Partagiez-vous l’esthétique du Domaine, la haine du néo-classicisme, l’exclusion de certains compositeurs ?
201On ne discutait guère d’esthétique ! Mais comme l’a fort bien dit un jour Jean-Louis Barrault, lorsqu’on avait entendu le type de musique qui était défendue au Domaine, il y avait des musiques qu’on ne pouvait plus entendre. C’était aussi vrai pour les interprètes : il y avait des œuvres que nous n’avions tout simplement plus envie de jouer ! Mais on ne discutait pas beaucoup des pièces, et nous respections les choix de Boulez. Il s’agissait souvent de pièces déjà montées à Darmstadt, où je n’ai jamais été invité. Il y avait des exclusions majeures, comme celles de Dutilleux et Jolivet notamment. J’ai découvert Dutilleux beaucoup plus tard. En ce qui concerne Jolivet, je pense que Boulez refusait essentiellement ses œuvres d’après guerre ; en effet, lorsque je suggérai à Heinrich Strobel, directeur artistique du Südwestfunk de Baden-Baden, de programmer Mana de Jolivet, Boulez, qui était présent, eut un air approbateur. Je considère qu’il y a dans Mana des passages extraordinaires, spécialement La Princesse de Bali, qui a sans nul doute influencé certaines des Etudes de rythme de Messiaen.
202– Lorsque vous étiez au Domaine Musical, vous ne connaissiez pas la musique de Xenakis...
203Je l’ai pourtant découverte au Domaine ! Je me rendais à une répétition à l’Odéon, pour le concert du 24 avril 1963 où je devais jouer les Inventions de Gilbert Amy pour piano, célesta, claviers, flûte et harpe, lorsque j’ai entendu, de l’extérieur de la salle, une musique de piano qui me parut assez extraordinaire : c’était Herma que Georges Pludermacher répétait. J’avais déjà rencontré Xenakis chez Boucourechliev, lors d’un pot organisé après la création de Signes (le 31 janvier 1962) : il m’avait alors parlé d’Herma qui venait d’être créé au Japon, et m’en envoya même une photocopie, mais elle était si mauvaise que je n’ai pas eu le courage de la travailler ! Plus tard, sous la pression d’articles de Goléa qui fustigeait le Domaine parce qu’on n’y jouait pas la musique de Xenakis, Boulez a commandé et programmé Eonta pour piano et cinq cuivres (concert du 16 décembre 1964). Il avait doublé les cuivres, parce qu’il considérait que la partition était injouable ; mais l’année suivante, Konstantin Simonovitch l’exécuta telle qu’elle était écrite, avec deux trompettes et trois trombones ! C’est avec ce concert que j’ai été tout à fait convaincu du génie de Xenakis et que j’ai désiré jouer sa musique.
204– Malgré la confiance accordée à Boulez, vous aviez sans doute votre opinion sur les différentes pièces jouées au Domaine ?
205Oui, bien sûr ; j’étais très séduit par les pièces de Berio, j’avais beaucoup aimé une pièce de Tremblay également ; par contre, je me souviens avoir détesté une pièce de Kotonski que Boulez défendait pour des raisons stratégiques, parce que c’était un compositeur de l’Europe de l’Est... J’ai aussi admiré des partitions comme Refrain ou Zyklus de Stockhausen, ainsi que Construction in metal de Cage, et une pièce de Peter Schat, Signalement, qui m’avait intéressé. En revanche, j’ai détesté la Passion selon Sade de Bussotti et Match de Kagel. En fait, l’esprit de Kagel m’a toujours exaspéré. Lorsque le festival de La Rochelle a organisé une rétrospective de sa musique, je suis allé à tous les concerts : malheureusement, je n’ai pas changé d’avis ! L’humour de Kagel ne me fait absolument pas rire. J’avais aussi été intéressé par la musique de Jean-Pierre Guézec, prématurément disparu, et auquel je reprochais de ne pas écrire pour le piano.
206Au Domaine Musical, j’ai surtout appris à connaître les classiques du XXe siècle : les Viennois, naturellement, mais aussi Varèse, ainsi que des œuvres peu connues de Bartók comme les deux Sonates pour violon et piano, sans oublier toutes les créations de Messiaen.
207– Et Nono ?
208Je n’ai pas entendu le concert – l’un des premiers du Domaine – où ses Incontri avaient été joués, et ensuite, je n’ai jamais rien entendu de lui ; on ne le jouait pratiquement pas. En tous les cas, au moment où j’étais assidu du Domaine, on n’y jouait plus Nono. Je l’ai découvert beaucoup plus tard, avec la création française de Prometeo, à Paris, en 1987.
209– Connaissiez-vous des compositeurs comme Carter, Ligeti, Kurtág ou Zimmermann dans les années cinquante ?
210J’avais entendu parler de Carter à travers les Parrenin, car ils avaient joué l’un de ses quatuors et ils trouvaient l’œuvre fort intéressante. Je l’ai connu plus tard à Aspen, dans le Colorado, en 1974. J’avais été invité là-bas pour enseigner, donner deux récitals, et participer à un colloque sur Schoenberg à l’occasion du centenaire de sa naissance. Carter était compositeur en résidence. Je me souviens qu’il m’avait fait des compliments à propos de mon interprétation de l’opus 25 de Schoenberg : je jouais l’œuvre, me dit-il, comme lui-même à l’époque où il l’avait découverte (c’est-à-dire vers 1925 !). Plusieurs œuvres de lui furent jouées à Aspen, notamment par le Quatuor Juilliard. Je n’aimais pas ses œuvres du début, marquées par le style néo-classique défendu par Nadia Boulanger. Mais la femme de Carter, Helen, a eu la bonne idée de m’envoyer des disques, et je suis resté béat d’admiration devant les quatuors, comme devant le Double Concerto et le Concerto pour piano. Mais je suis surtout venu à sa musique par les quatuors.
211– On ne le jouait pas au Domaine...
212Non. Il y était complètement inconnu. Je n’ai pas eu de chance avec Carter, car j’ai travaillé ses Night Fantasies pour un concert qui a finalement été annulé, et à deux reprises, j’ai été engagé pour jouer son Concerto pour piano, mais le concert a été annulé les deux fois... En revanche, j’ai joué en concert le Double Concerto, la Sonate pour violoncelle et piano, et le Duo pour violon et piano dans les années quatre-vingt. Je dois dire que j’aime beaucoup Carter comme personne et comme musicien.
213– Cela m’amène à poser la question de l’absence, dans la programmation du Domaine Musical, de la musique de Charles Ives...
214On ne parlait pas du tout de Ives au Domaine. On prétendait que Boulez ne connaissait pas sa musique. Je crois bien que le premier à s’intéresser à lui en France fut Marius Constant : il a programmé plusieurs fois ses Tone Roads. En ce qui me concerne, je suis arrivé à Ives par le hasard des circonstances, comme souvent : un conseiller de l’ambassade américaine m’avait demandé, en avril 1969, de monter la Concord Sonata en quelques semaines pour un concert. J’ai ensuite joué cette œuvre plusieurs fois, souvent d’ailleurs en la présentant. Elle me plaît, même si elle est mal écrite par moments – c’est encore pire que la Sonate de Barraqué de ce point de vue ! Il y a des platitudes effrayantes, mais on marche ! C’est une œuvre que j’ai beaucoup fait travailler, notamment au Japon.
215– Et Ligeti ou Kurtág ?
216Ils n’existaient pas. Ce sont les anti-bouléziens qui ont commencé à parler de Ligeti au début des années soixante. Un compositeur comme Ivo Malec, par exemple, m’a montré des partitions, et j’ai entendu à cette époque le Requiem, qui m’a beaucoup impressionné, ainsi que Volumina pour orgue, que j’ai trouvé inouï au sens étymologique du terme. J’avais aussi entendu Atmosphères, joué en 1966 au Domaine Musical. Quant à Kurtág, je n’ai découvert sa musique qu’au début des années quatre-vingt, à travers les Messages de feu demoiselle R.V. Troussova. Je ne me rappelle plus ce qui m’avait frappé dans l’œuvre, mais je sais que le nom de Kurtág s’est inscrit dans mon cerveau dans la case des compositeurs à réentendre. L’œuvre m’a semblé d’une valeur égale à celle du Marteau sans maître.
217– Ce n’est pourtant pas la même esthétique...
218Oui, mais je parle ici de la réussite sonore. Il faut dire qu’au Domaine Musical, comme ailleurs à Paris, Kurtág n’avait jamais été joué. Moi-même, je l’ai joué pour la première fois très récemment, à Salzbourg, où il était compositeur invité.
219– Kurtág mêle lui aussi des styles différents, ce que ni Boulez ni vous ne semblez accepter à priori...
220Certes, j’ai toujours été méfiant à l’égard des mélanges stylistiques. Mais c’est une méfiance qui provient du raisonnement ; il faut lui opposer la conviction née de l’impression spontanée, la réalité d’une œuvre réussie ! C’est exactement le cas dans la musique de Kurtág. Chez lui, l’écriture est très elliptique. Et ce qui m’a intéressé dans l’Hommage à R Sch., que j’ai travaillé avec lui à Salzbourg, c’est précisément la relecture de Schumann à travers le principe de la concentration. L’œuvre s’est imposée à moi sur un plan artistique, presque immédiat, comme cela avait été le cas autrefois pour Le Marteau sans maître.
221– Avez-vous jamais utilisé les Játékok dans votre enseignement ?
222Je les ai lus et je les ai beaucoup préconisés, mais je ne les ai jamais travaillés avec des étudiants (en fait je ne m’occupe que d’étudiants déjà formés).
223– La réception de Zimmermann en France pose d’autres problèmes : il a été joué au Domaine Musical, mais sa musique a mis également beaucoup de temps à s’imposer...
224Oui, on jouait ses œuvres au Domaine. Je me souviens même d’une pièce que j’ai détestée, Monologues pour deux pianos. Il y avait de nombreuses citations, et je me souviens qu’au concert, au moment où apparaissent des bribes de Feux d’artifice de Debussy, quelqu’un a complété la phrase en la chantant ! À cette époque, Boucourechliev travaillait à ses Archipels, et je lui ai dit : « Tu vois ce qu’il ne faut pas faire ! » Il m’a fallu entendre Die Soldaten à Paris en 1994 pour être convaincu du génie de Zimmermann. La citation m’a toujours gêné, même dans la Suite lyrique de Berg.
225– Mais c’est encore pire chez Ives ?
226C’est différent, car fait d’une façon totalement enfantine !
227– Il est intéressant de penser que l’on écoute à partir d’un cadre donné, et que dans les années cinquante ou soixante, certaines musiques étaient quasiment « inaudibles ». Quels étaient pour vous les critères à partir desquels une œuvre était ou non valable ?
228Il ne s’agissait pas pour moi de critères raisonnés, mais ce sont mes oreilles qui me guidaient. Pour moi, il fallait qu’un compositeur ait un style cohérent et je n’arrivais pas à comprendre les juxtapositions de style ; un accord tonal introduit dans une œuvre atonale sonnait comme la plus horrible des dissonances, et je comprenais très bien le refus des œuvres à tendance folklorique ou à la rythmique néo-classique. Or la musique hongroise, par exemple, était friande de tels rapprochements : elle cherchait l’intégration des éléments populaires. Les accords parfaits me gênaient aussi beaucoup dans le Catalogue d’oiseaux de Messiaen, par exemple dans Le Loriot !
229– Dans cet ordre d’idées, la démarche de Berio ou de Maderna, plus ouverte à des styles hétérogènes, ou l’évolution du style de Stockhausen, par exemple dans Hymnen, auraient dû également vous gêner ?
230Peut-être Stockhausen est-il le premier à avoir ouvert une brèche dans ma conception de la cohérence, notamment à l’occasion de la première à Paris de Kurzwellen, qui était particulièrement réussie et inspirée ; il y avait à un moment donné un indicatif radio qui s’intégrait parfaitement à la composition.
231– On peut se demander comment était alors perçue la musique de Chostakovitch à l’époque héroïque du Domaine...
232J’ai beaucoup joué le Concerto pour piano et trompette, qui me plaisait peut-être parce qu’il est très amusant du point de vue pianistique. Je pouvais interpréter l’œuvre, mais je ne parvenais pas à écouter la musique de Chostakovitch, notamment ses symphonies. Cela n’a été possible qu’à partir des années quatre-vingt. Est-ce une conséquence de l’importance prise alors par Mahler, dont Chostakovitch me semble le véritable descendant ? Je ne sais pas. C’est aussi à ce moment-là que j’ai pu écouter les symphonies de Sibelius. Il m’est arrivé souvent d’aller écouter les répétitions des œuvres de Mahler ou de Chostakovitch mises au même programme que le concerto pour piano que je jouais, et c’est peut-être de cette façon que je suis véritablement entré dans l’univers de ces compositeurs.
233– Comment avez-vous vécu le départ de Boulez ?
234Boulez s’était déjà installé à Baden en décembre 1958, après qu’avait avorté le projet de lui confier la direction de la Société des Concerts du Conservatoire. Mais ce premier départ était passé quelque peu inaperçu ; à ce moment-là, nous étions surtout préoccupés par l’arrivée au pouvoir du Général de Gaulle et par la poursuite de la guerre d’Algérie. À partir de cette époque, on sentait qu’il n’avait plus grande envie d’être présent. Je le revoyais à Baden. C’est d’ailleurs là qu’un soir, m’accompagnant à la gare de Baden, il m’a demandé si Xenakis était sérieux du point de vue mathématique – et je lui ai répondu oui, évidemment ! Je l’ai par la suite beaucoup revu à Londres où j’allais souvent donner des concerts.
235Lorsque Boulez a quitté le Domaine Musical en 1966, j’étais persuadé qu’il y aurait continuité ; par ailleurs, j’étais très lié à Gilbert Amy, et je n’ai donc pas ressenti le départ de Boulez de façon trop négative.
236– Nous avons parcouru, à travers l’histoire du Domaine Musical, de nombreuses années. J’aimerais maintenant que nous revenions à la période de l’après-guerre, et que nous parlions un peu de l’homme Helffer.
237Eh bien ! la première chose que l’on peut dire, c’est que le métier de Mireille s’est mis à beaucoup interférer avec ma carrière. Mireille avait suivi des cours sur l’histoire de la musique, puis un jour, elle s’est inscrite au certificat d’études indiennes et s’est mise à apprendre le sanskrit. Cela m’a d’ailleurs un peu étonné, mais elle n’a jamais pu dire exactement la raison de cette décision. Elle a suivi des cours d’esthétique, puis s’est inscrite en ethnologie, où elle a rencontré André Schaeffner, ainsi que Gilbert Rouget, qui dirigeait le département d’ethnomusicologie au Musée de l’Homme. À la fin de son certificat d’études indiennes, Philippe Stern, conservateur en chef du Musée Guimet, homme très cultivé et féru de musique indienne (il avait publié le premier article en français sur les râgas indiens, avait participé au Congrès de musique du Caire en 1932, et collaboré aux enregistrements réalisés lors de l’exposition coloniale), cherchait quelqu’un pour reprendre la discothèque du Musée Guimet, et c’est Mireille qui fut choisie. Je dois dire que la découverte des musiques extra-européennes m’a ouvert des horizons insoupçonnés. Mireille, en raison de ses fonctions au Musée, a présenté le premier concert à Paris de Ravi Shankar, puis ceux de Vilayat Khan, Ram Narayan, etc. ; je me souviens que quelques jours après le concert de Vilayat Khan, le joueur de tabla Nikhil Gosh est venu chez nous, et il me demanda de lui jouer quelque chose : ce fut la Sonate de Bartók, qu’il trouvait formidable, et il insista pour que nous improvisions ensemble à partir de cela, puis que nous partions faire une tournée aux Indes ! J’étais malheureusement démuni devant l’improvisation... L’hiver 1954-55, nous avons vu pour la première fois les ballets de Bali au Théâtre Marigny, et je sais que Boulez y avait passé quelques après-midi à essayer les instruments. Jean-Claude Éloy, qui était joué au Domaine, et dont Équivalence nous avait beaucoup frappés, était aussi passionné par ces musiques.
238Nous avions alors quatre enfants ; le dernier, né en 1954, était handicapé physiquement. Cela nous a encore plus rapprochés. L’éducation des enfants s’est effectuée finalement sans problème majeur, et nous pouvons dire après coup qu’ils ne nous ont donné que des joies.
239– Comment vous organisiez-vous entre des charges de famille relativement lourdes et des activités professionnelles aussi exigeantes ?
240J’ai du mal à le réaliser ! Nous n’avions pas beaucoup d’argent, mais nous avions tout de même l’aide d’une jeune fille au pair. Nous vivions grâce à une aide financière de mes parents, mais j’avais exigé qu’elle ne soit jamais augmentée, malgré l’insistance de ma mère ; elle s’était donc fortement dévaluée au fil des ans, les francs de 1947 valant à peu près dix fois moins en 1955 ! Je pense que notre excellente entente dans l’organisation des charges, notamment le fait que je travaillais à la maison, nous a beaucoup facilité les choses. Et il faut croire que nous avions une excellente santé, car nous n’étions jamais malades !
241– Avez-vous continué à suivre la vie politique de façon active ?
242Oui, cette époque fut celle d’une grande ouverture politique pour moi. J’étais très séduit par l’option neutraliste défendue par Le Monde au moment de la guerre de Corée. Je me souviens bien de ce moment, en 1951, parce qu’il coïncide avec un concert de Desormière où m’avait entraîné le pianiste Bernard Flavigny, et où fut créé Le Soleil des eaux de Boulez ; après l’audition de cette œuvre, le Divertimento de Bartók nous sembla sonner comme du Haydn !
243Du point de vue religieux, j’ai opéré une grande mutation en adhérant au mouvement Vie nouvelle, qui ne s’intéressait pas seulement aux problèmes religieux mais aussi aux questions politiques. Notre adhésion à ce mouvement, Mireille et moi, remonte à l’hiver 1948-49. Nous cherchions quelque chose qui dépasse nos problèmes individuels. C’était après la naissance de notre deuxième enfant, et nous voulions nous rendre utiles à l’extérieur, au départ sur le plan religieux. De fil en aiguille, nous avons rencontré ce mouvement d’inspiration personnaliste communautaire (influencé par le philosophe Emmanuel Mounier) qui nous a séduits parce qu’il prenait en compte tous les aspects de notre vie. Sur le plan religieux, c’était la dure période d’avant Vatican II, et nous avons été en contact avec certains des futurs théologiens du Concile. Le mouvement se composait de petites cellules se réunissant sur le plan local, avec de temps en temps des sessions de travail plus spécialisées au niveau régional et national. Ainsi y avons-nous découvert le retour à la Bible, la liturgie, la psychanalyse, et finalement l’engagement politique. Un des animateurs du mouvement s’appelait Jacques Delors, et à l’époque je l’ai bien connu.
244La guerre d’Indochine, un peu plus tard, m’a complètement révolté, et j’ai ressenti l’arrivée de Mendès-France comme une libération – j’ai d’ailleurs mal compris l’attitude du Parti Communiste à ce moment-là. Je lisais Combat, L’Observateur. Je ne votais plus MRP comme en 1945, mais je me sentais encore assez proche de ses dissidents comme l’abbé Pierre. Claude Bourdet avait alors quitté Combat pour des raisons idéologiques, et lorsqu’il a fondé, avec Gilles Martinet, L’Observateur, devenu ensuite France-Observateur, puis Le Nouvel Observateur, nous l’avons suivi. C’est par cette filière que j’ai connu la nouvelle gauche, qui est ensuite devenue le PSU : je m’y suis inscrit, et je suis allé à la première réunion de la section du XVIe.
245– Quelle était votre activité de militant ?
246Je collais des affiches, je distribuais des tracts, et je vendais Tribune socialiste sur les places de mon arrondissement. Je me souviens d’ailleurs que certaines personnes de Vie Nouvelle passaient devant nous et changeaient de trottoir ! En réalité, le PSU était un parti d’intellectuels et non un parti de masse ; on y allait parce qu’il était impossible d’exprimer ses propres idées à l’intérieur du Parti Communiste, où la situation était complètement bloquée. Il y avait aussi une contradiction notoire à l’intérieur de la SFIO entre les idées qui y circulaient et l’exercice du pouvoir par Guy Mollet. Et au moment de la guerre d’Algérie, des gouvernements Guy Mollet et autres, je fus vraiment choqué dans mes convictions les plus profondes. Je connaissais bien la situation algérienne, parce que depuis 1953 et jusqu’en 1961, j’allais tous les hivers en Afrique du Nord pour des concerts. Je manifestais et j’étais arrêté à Paris, mais j’obtenais toujours mon visa pour Alger. J’étais reçu là-bas par des colonialistes forcenés, mais grâce à Vie Nouvelle, j’avais des contacts avec des anticolonialistes. De sorte que je connaissais bien les deux côtés !
247D’une certaine manière, je considérais qu’il fallait être en recherche dans les domaines politique et religieux, et par conséquent aussi dans le domaine musical. Je ne voulais plus subir des conceptions imposées ; je pensais que la vie devait être une recherche perpétuelle.
248– Avez-vous accompagné Mireille dans ses premiers voyages ?
249Absolument pas, car nous avons toujours maintenu une sorte de séparation entre nos deux carrières. Mireille ne m’accompagne presque jamais dans mes tournées, sauf si elle a un prétexte de travail là où je vais. À travers elle, j’ai toutefois beaucoup entendu de musiques extra européennes, et j’ai beaucoup discuté avec les ethnomusicologues. En raison des contraintes matérielles qui résultaient de l’état de notre fils handicapé, il n’était pas simple de partir en même temps. C’est ainsi que je ne suis jamais allé au Népal ! À vrai dire, Mireille a fait son premier voyage en été 1965, et sa première mission, d’une durée de cent jours, eut lieu en 1966.
250– Vous m’avez parlé à plusieurs reprises de Pierre Souvtchinski : comment l’avez-vous connu ?
251Aux débuts des concerts du Domaine, nous nous voyions souvent ; je lui demandais parfois son avis, et il me demandait aussi le mien, mais nous n’avions pas de relation d’amitié. Cette amitié est née au moment de Mai 1968 ; j’allais alors chez lui pour lui raconter ce qui se passait à la Sorbonne ou au Conservatoire. C’est probablement à ce moment-là qu’il m’a proposé le tutoiement H avait un goût très sûr et m’a souvent conseillé pour des programmes. Π m’a par exemple poussé à enregistrer la Sequenza IV de Berio ; plus tard, il m’a demandé un article sur le Concerto pour piano de Stravinski, qu’il m’avait fait inscrire à mon répertoire, et m’a probablement introduit au Comité de rédaction de l’édition Debussy. Réconcilié avec Stravinski après la guerre – il avait passé un mois avec lui à Los Angeles, et était devenu son exécuteur testamentaire –, il a été influent pour le rapprochement de Stravinski avec le Domaine Musical.
252Pierre Souvtchinski, né en 1892, avait été élevé à Saint-Pétersbourg, où il avait travaillé le piano et le chant. Ce qu’il racontait de sa vie était passionnant. J’ai déjà dit comment Prokofiev lui avait amené Scherchen, libéré de sa captivité par la révolution russe. Favorable à cette révolution, tout au moins au début, ami de Lunatcharski, il avait pourtant émigré, passant par Sofia, Istanbul, Berlin, où il avait beaucoup fréquenté Furtwängler. Il était aussi très lié au linguiste Troubetzkoï ; finalement, il s’était établi à Paris dans les années vingt, et il y était très proche de Stravinski ; il se brouilla avec le compositeur au moment du Concerto pour violon. Pendant la Seconde Guerre, il était resté à Paris, et était très ami avec Munch. Il assistait à tous les concerts du Domaine Musical, et à presque tous les concerts de musique actuelle.
253– De quoi discutiez-vous ?
254Nous avions des conversations à bâtons rompus, et de temps en temps, il avait des aperçus extraordinaires sur des personnages qu’il avait rencontrés dans sa longue vie d’errance. Il me faisait le récit de la révolution russe, où il fut commissaire aux Beaux-Arts en Ukraine, relatant toutes les batailles liées à la prise du pouvoir à Kiev. Il avait la mémoire d’une civilisation que je ne connaissais pas. C’était pour moi comme un phare ; il savait voir ce qui était intéressant, il savait distinguer les œuvres importantes de ce qu’il appelait des « sous-produits ». Il vivait dans plusieurs mondes séparés, voyant des gens qui ne s’aimaient pas comme Xenakis, Boulez, ou Barraqué (je l’ai emmené chez ce dernier à deux reprises). Il parlait de ses idées, et notamment de sa distinction entre la nature et le don. Il participait à de nombreux salons : il avait une conversation très brillante. Je ne sais pas dans quelle mesure il a pu influencer Boulez... Il m’a fait connaître les enregistrements de la pianiste russe Maria Yudina, et lorsque je suis allé en Union Soviétique, j’ai rencontré des gens par son intermédiaire, comme la femme de Prokofiev, ou la fille du poète Balmont. Il était toujours là-bas l’objet d’une haute considération.
255– Est-ce que vous entreteniez de bons rapports avec les critiques, y compris ceux qui n’étaient pas très favorables à la musique contemporaine ?
256Oui ; d’ailleurs, l’un d’eux me demandait souvent mon avis : c’était le critique du Monde Robert Siohan, qui n’était pas spécialiste de la musique contemporaine – avant-guerre, il avait été chef d’orchestre, et il y eut pendant un temps des concerts Robert Siohan dans une salle aujourd’hui disparue, la salle des Agriculteurs (peut-être ces concerts sortaient-ils des sentiers battus, car j’y ai entendu Fonderies d’acier de Mossolov, qui représentait la jeune musique soviétique). Le Monde était plutôt favorable à la musique contemporaine, alors que Le Figaro la démolissait systématiquement sous la plume de Gavoty, avec exceptionnellement quelques critiques favorables d’Olivier Alain. De même, Pincherle, dans Les Nouvelles Littéraires, était un opposant, si je puis dire. En revanche, Claude Rostand faisait de bonnes critiques dans Le Figaro Littéraire, de même qu’Antoine Goléa dans Carrefour ou Marcel Schneider dans Combat.
257– Est-ce qu’il existait parmi les arguments critiques un reproche de trahison vis-à-vis des valeurs typiquement françaises ?
258Je n’en ai pas le souvenir, même pas chez Gavoty, qui défendait beaucoup la musique de Honegger en ce temps-là. On trouvait cela dans le groupe de Ohana. Un compositeur comme Poulenc assistait régulièrement aux concerts du Domaine ; il aurait dit avant-guerre que les Variations opus 27 de Webern étaient comme une « soupe de cailloux », et lorsqu’on lui rappelait ces propos, il s’en justifiait en disant qu’entre les deux guerres, le soleil Stravinski empêchait de voir autre chose.
259– Sa musique vous intéressait-elle ?
260J’ai joué une fois le Concerto champêtre, et son cycle de mélodies La Courte paille que j’ai créé à l’Abbaye de Royaumont le 1er juillet 1962 avec Colette Herzog, épouse de l’influent Antoine Goléa. Je suis allé chez lui : c’était un monsieur charmant et passionnant, il nous racontait beaucoup d’anecdotes de l’entre-deux-guerres, et je me souviens qu’il demandait de mettre beaucoup de pédale dans sa musique, même lorsque c’était écrit sec. Il parlait souvent de Chabrier, sur lequel il écrivait un livre à l’époque. On m’a plusieurs fois demandé de jouer sa musique, ce que j’ai fait, mais sans éprouver le même plaisir qu’en jouant du Stockhausen. C’était une musique bien faite, agréable, mais sans plus.
261– Vous m’avez parlé de votre travail sur les Mélodies de Poulenc : avez-vous travaillé par ailleurs avec des chanteurs ?
262Ce travail sur les Mélodies de Poulenc m’avait été demandé par le chanteur Doda Conrad, qui était le fils de Josef Conrad et de Marya Freund, et qui organisait des concerts à Royaumont. J’avais eu un début de collaboration avec lui : nous avons fait ensemble Le Voyage d’hiver de Schubert à Royaumont. J’ai découvert grâce à lui les grands cycles de Schubert, de Schumann et La Belle Maguelonne de Brahms. C’était un remarquable musicien, avec lequel j’ai beaucoup appris. Mais je n’ai pas continué avec lui, peut-être parce que le milieu dans lequel il évoluait ne m’attirait pas. Je craignais aussi d’être relégué au rôle d’accompagnateur, qui était alors mal considéré : on avait le sens de la hiérarchie, et un soliste était mal perçu s’il jouait comme accompagnateur !
263Pour des raisons que je n’arrive toujours pas élucider, toute la musique vocale, à l’exception des opéras de Wagner, de Pelléas et de Boris m’a longtemps échappé. Mireille, au début de notre mariage, aurait probablement aimé faire du chant, mais elle a certainement senti que je l’aurais mal supporté...
264– Quelles sont les raisons d’une telle réticence vis-à-vis du chant ?
265Je ne sais pas. J’avais gardé un très mauvais souvenir du timbre de voix de ma mère lorsqu’elle s’essayait à chanter. D’ailleurs, je ne garde pas un meilleur souvenir de ce qu’aimait chanter mon grand-père. Mais peut-être la raison plus décisive fut mon dégoût pour ce que l’on nous faisait chanter aux Chantiers de Jeunesse.
266– Vous ne m’avez guère parlé d’autres compositeurs plus âgés comme Auric ou Milhaud, bien qu’ils fussent les représentants d’une esthétique fort différente de celle du Domaine...
267La musique d’Auric me rebutait. Lorsqu’on se rencontrait au Domaine ou chez Suzanne Tézenas après un concert, on se disait bonjour, c’est à peu près tout. Quant à ma rencontre avec la musique de Milhaud, elle eut lieu à l’occasion d’un enregistrement du Carnaval d’Aix qu’on m’avait demandé de faire pour un disque chez Deutsche Gramophon en 1963. Milhaud était en Amérique, je ne l’ai donc pas connu à ce moment-là. Mais j’ai joué plus tard au Théâtre National Populaire, à l’instigation de Claude Rostand, les Cinq Études pour piano et petit orchestre, que j’aime bien, et le Premier Concerto, qui m’avait été demandé par Strobel, directeur de la musique au Südwestfunk (la Radio de Baden-Baden). J’ai envoyé à Milhaud la bande d’un programme analogue réalisé en Hollande ; il en fut enchanté, et je l’ai finalement rencontré. Nous avons vraiment fait connaissance à Rome où je participais à un concert de ses œuvres. Je me rappelle aussi avoir visité une exposition sur la Chine au Petit-Palais en poussant sa chaise roulante, car il était handicapé. Mais j’ai surtout sympathisé avec son épouse, Madeleine, qui est une femme extraordinaire. En réalité, c’est surtout elle qui évoquait leurs souvenirs, et ce avec une verve extraordinaire ; Milhaud était béat d’admiration devant elle. Il parlait peu, et pas de musique : il en écrivait !
268Je savais par ses élèves, comme Betsy Jolas, Gilbert Amy ou Paul Méfano, qu’il était extrêmement ouvert. J’ai toujours beaucoup de sympathie pour sa musique, même si je reconnais qu’elle est irrégulière. Π y a par moments une joie de vivre qui m’enchante, comme dans Le Carnaval d’Aix. Il y a aussi des mouvements lents très réussis, comme celui du Premier Concerto pour piano, par sa poésie, ou celui du Quatrième Concerto pour piano, par son tragique. Et j’ai eu beaucoup de plaisir à enregistrer un disque de ses œuvres pour piano et orchestre à l’occasion du centenaire de sa naissance.
269On voyait aussi quelquefois aux concerts du Domaine Henri Dutilleux. C’est en écoutant au Théâtre des Champs-Elysées son concerto pour violoncelle, Tout un monde lointain (joué par Rostropovitch), que je me suis ouvert à sa musique ; j’y avais été amené par Pierre Souvtchinski.
270– Les représentants du néo-classicisme français de l’entre-deux-guerres n’étaient-ils pas agacés par une avant-garde qui les avait rejetés avec véhémence ?
271Non. Poulenc allait à tous les concerts du Domaine Musical. Milhaud recevait Stockhausen, et il admirait beaucoup Berio, qu’il considérait comme le plus grand compositeur de sa génération. Pourtant, les « jeunes » n’étaient pas toujours tendres avec lui. Madeleine m’avait raconté qu’un jour, Stockhausen discutait à Mills Collège avec Milhaud ; on apporta à ce dernier les épreuves de sa dernière œuvre ; Stockhausen, en jetant un regard sur la partition, lui dit : « Vous écrivez encore de la musique comme cela ? » Il était très gentil. Comme c’était un homme très arrangeant, il essayait de surmonter les conflits, de ne pas envenimer les querelles qu’on lui faisait.
272– Et Stravinski : quelle place avait-il pour vous, et quels souvenirs vous a laissé son passage à Paris ?
273L’Orchestre National avait réalisé, durant l’hiver 1945-46, une intégrale de ses œuvres : je l’avais suivie très attentivement, soit au concert, soit à la radio. Dans mon éducation d’avant-guerre, je savais que Stravinski avait composé trois œuvres : L’Oiseau de Feu, Petrouchka, que l’on jouait très rarement, et Le Sacre du printemps, que l’on ne jouait jamais. Lorsque j’ai entendu le Sacre en 1941, je ne savais même pas que Stravinski était encore vivant ! Par conséquent, les concerts de l’après-guerre furent très importants pour moi : je pus me faire une image un peu plus complète du compositeur, et surtout, je me rendis compte qu’il avait continué d’évoluer...
274Je me souviens aussi des concerts de l’« Œuvre du XXe siècle », qui eurent lieu à Paris en 1952, et où Stravinski était présent. Je suis allé écouter beaucoup de concerts. Mais j’étais très critique sur le Stravinski néo-classique, à l’exception de la Symphonie en trois mouvements que j’avais entendue à la radio, où j’avais cru retrouver le Stravinski du Sacre. En revanche, Orphée ou Apollon Musagète m’avaient laissé complètement indifférent – et je suis aimable ! Souvtchinski tentait de me persuader que j’avais tort ! Il me poussa à étudier le Concerto pour piano et orchestre d’harmonie, ce que je n’ai jamais regretté. Mais je n’ai jamais connu personnellement le compositeur. Le jour où Stravinski est venu avec le Canticum sacrum et plus tard avec Threni, après avoir lu et assimilé tout Webern, la jeune génération s’est passionnée à nouveau pour lui.
275– Vous avez aimé ses œuvres sérielles ?
276Oui, j’ai beaucoup aimé Mouvement pour piano et orchestre, par exemple, même si l’œuvre est un peu tombée à plat. J’ai d’ailleurs relu les œuvres néo-classiques à la lumière de ses dernières œuvres. Et mon jugement est devenu plus nuancé...
Notes de bas de page
1 Il y avait à l’époque au Conservatoire quatre classes de piano : celles de Yves Nat, Marguerite Long, Lazare Lévy et Armand Ferté.
2 Avant guerre, il existait un orchestre Gaston Poulet, dont les concerts avaient lieu le dimanche après-midi au Théâtre Sarah Bernhard (aujourd’hui Théâtre de la Ville) ; pendant la guerre, Poulet avait repris les concerts Colonne, rebaptisés Gabriel-Pierné (car Colonne était juif), et il avait fondé les Concerts Symphoniques de la ville de Besançon.
3 En réalité, Schoenberg avait entre-temps dirigé lui-même une exécution du Pierrot lunaire à Paris, à la Sorbonne.
4 Suzanne Tézenas, présidente du Domaine Musical, qui avait été mise en rapport avec Boulez par Pierre Souvtchinski, avait organisé le mécénat qui assurait des arrières à la société.
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