Une conversation avec Elliott Carter
p. 9-85
Texte intégral
Note that... delight,
Since the imperfect is so hot in us,
Lies in flawed words and stubborn sounds.
Wallace Stevens, The Poems of Our Climate
1– Avant d’aborder de manière détaillée les questions purement esthétiques et techniques propres à la musique contemporaine en général, j’aimerais que vous nous décriviez quelles furent les grandes lignes de votre évolution.
2Mes parents n’étaient pas réellement musiciens, mais ils possédaient un piano mécanique. J’étais en troisième ou quatrième année primaire lorsqu’ils décidèrent de me faire prendre des leçons de piano. J’ai donc commencé à apprendre à jouer Chopin, à faire des gammes, etc., tout ce que j’ai détesté fort longtemps. Ce n’est qu’à partir des années de collège que j’ai eu un véritable intérêt pour la musique, notamment grâce à la rencontre de personnes qui s’intéressaient essentiellement à la musique contemporaine.
3Parmi eux, il y avait Eugène O’Neill jr (le fils du dramaturge) et Clifton Furness, qui enseignait la musique à la Horace Mann School de New York et qui connaissait Charles Ives. Nous avons assisté ensemble à bon nombre de concerts de musique moderne (cela se passait pendant les années vingt) et nous rendions souvent visite à Ives (il habitait alors près de Gramecy Park, au 120 East 22nd Street). C’est ainsi que j’ai fini par connaître suffisamment bien Ives pour qu’il prenne l’habitude de m’inviter à le rejoindre dans sa loge à l’occasion de certains concerts que le Boston Symphony Orchestra donnait le samedi en matinée au Carnegie Hall. John Kirkpatrick, l’exécuteur littéraire du fonds Ives, a même trouvé il y a peu une lettre que je lui avais écrite lorsque j’étais étudiant au collège pour le remercier et pour lui dire combien j’appréciais sa musique ; selon Kirkpatrick, Ives avait inscrit quelques remarques à mon propos dans son journal, mais je ne les ai pas encore lu.
4Le fait de me rendre à ces concerts avec Ives et Furness a suscité chez moi un intérêt spontané pour la musique moderne ; jusqu’alors, n’ayant jamais entendu de musique moderne, je n’avais éprouvé qu’un profond ennui à l’écoute des différents types de musique,. Je me souviens avoir invité mon père à venir écouter le Sacre du Printemps et l’avoir entendu dire que « seul un fou » avait pu commettre une telle œuvre. Rétrospectivement, je dois néanmoins reconnaître que mes parents ont eu une patience infinie et qu’il leur a fallu beaucoup endurer. Lorsque je pris goût à la musique contemporaine, je savais bien sûr déjà jouer plus ou moins bien du piano et ils ont dû subir des heures durant mes efforts pour apprendre les œuvres tardives de Scriabine. J’imagine qu’ils trouvaient cela difficile à supporter – encore qu’ils ne l’aient jamais dit.
5Scriabine était un des compositeurs modernes dont j’avais, à ce moment-là, appris à connaître les œuvres : ce sont celles qui me captivaient le plus. J’y avais été initié par Kathrine Ruth Heyman, un personnage mystique qui connaissait par cœur presque toutes les pièces pour piano de Scriabine ; elle s’intéressait aussi à la théosophie et à l’anthroposophie de Steiner (j’étais moi-même un lecteur assidu des ouvrages de Steiner à l’époque). Elle avait été une amie d’Ezra Pound, qui lui avait dédicacé son « Scriptor Ignotus (Ferrara 1715) » dans A Lume spento. Elle était en outre l’auteur d’un petit livre intitulé The Relation of Ultramodern to Archaic Music (Le rapport de la musique ultra-moderne avec la musique archaïque) et donnait, le dimanche, des matinées au 14th and 3rd Avenue, fréquentés par Ives et d’autres personnes, dont moi-même. Ces rencontres existaient déjà depuis plusieurs années lorsque j’y ai été introduit. Dans son livre Charles T. Griffes, Edward Maisel cite ces propos du compositeur au sujet de Miss Heyman, datant de 1916 : « Elle m’a joué la Sonate n° 8 de Scriabine ainsi que d’autres pièces brèves et elle nous a donné des précisions intéressantes sur les gammes exotiques ». Au début des années vingt, elle continuait en effet de militer en faveur des œuvres tardives de Scriabine et avait ajouté à son répertoire le mouvement « Emerson » de la Concord Sonata, Ravel, Cyril Scott, Emerson Whiterhorne, Griffes et l’opus 11 de Schoenberg. En compagnie de ce petit groupe d’adeptes de la musique avancée qui se réunissait souvent chez Miss Heyman, je suis allé écouter tout ce qui se faisait alors dans le domaine de la musique nouvelle à New York, entre autres la plupart des créations de Varèse. Je me souviens plus spécialement de la première d’Intégrales donnée au Wanamaker Auditorium sous la direction de Stokowski, en présence de Varèse. Autre souvenir marquant mes rencontres occasionnelles avec Varèse à Greenwich Village, dans ce que l’on pourrait appeler un café – le « Romany Marie’s » à Sheridan Square (ceci se passait pendant les années de la prohibition ; il existait alors avec l’alcool le même rapport qui existe aujourd’hui avec l’« herbe »).
6Tout au long de cette période du début des années vingt, je m’intéressais néanmoins davantage à la musique d’avant-garde de l’époque qu’à n’importe quoi d’autre. J’en étais donc venu à connaître surtout la musique de Ruggles et de Ives, celle de Bartók, de Stravinsky et des trois Viennois – tout ce qui se composait et se jouait à l’époque en fait de musique nouvelle à New York. Ce fut une période des plus prolifiques.
7Je ne voudrais pas omettre de mentionner aussi que j’avais beaucoup appris sur la musique et les cultures extra-occidentales par le biais de personnes dont j’avais fait la connaissance. L’une d’entre elles était Laura Williams, une interprète de musique moyen-orientale. J’avais une fois passé un été dans sa maison de Douar-Chott en Tunisie et noté la musique arabe jouée par différents musiciens que le baron Erlanger avait invités dans sa maison du voisinage (il travaillait à son ouvrage monumental, La musique arabe, comprenant des traductions de textes rédigés par des théoriciens de la musique arabe ancienne, une histoire de la musique arabe et un volume de musique récente en notation occidentale). Cet été-là, il était à la recherche de musiciens spécialistes du style arabe « classique » qui était en voie de disparition, un processus accéléré par l’impact des disques et des programmes radio favorisant la diffusion des succès en vogue de la musique occidentale, en particulier le Charleston (un rythme de danse proche de la musique berbère et facile à l’y assimiler). Et puis l’un de mes camarades d’études, John Bitter, fils de Karl Bitter (à qui l’on doit le personnage au sommet de la fontaine de l’Hôtel Plaza) m’a présenté à Ratan Devi, interprète et chanteur de la musique de l’Inde orientale dont il était un grand expert. J’avais ainsi fini par bien la connaître. Toujours par l’entremise de John Bitter, j’ai également fait la connaissance de Carlos Salzedo, un harpiste et compositeur d’avant-garde, auprès de qui la sœur de John prenait des leçons.
8A cette époque encore, un autre ami, le compositeur Colin McPhee, m’a fait découvrir des enregistrements de musique balinaise. Bien plus tard, il m’a demandé de lire le manuscrit d’un gros livre qu’il avait consacré à ce sujet, après avoir passé des années à le rédiger.
9J’étais par ailleurs un habitué du Roerich Museum avant qu’il ne quitte l’hôtel particulier de Riverside Drive, vers 105th Street, pour emménager à son adresse actuelle, 103rd Street and Riverside, dans un bâtiment spécialement construit à cet effet. Les peintures primitivistes de Roerich m’avaient fait une forte impression par leurs évocations mystiques du Tibet (il avait précédemment réalisé les décors de la première du Sacre du Printemps).
10J’ai aussi été à l’Opéra Chinois de Chinatown à New York, où j’ai assisté à des représentations de la compagnie de Mei Lan-fang lors de sa tournée aux Etats-Unis.
11Comme bon nombre d’autres personnes à l’époque, j’éprouvais une vive attirance pour la musique et l’art exotiques, de même que pour l’expérimentation entreprise avec ce que l’on appelle aujourd’hui les multi-médias. Je ne suis pas prêt d’oublier une représentation scénique du Salut au Monde de Walt Whitman donnée sur un arrière-fond de formes mouvantes aux couleurs étonnantes issues du clavilux (orgue de couleurs) de Thomas Wilfred, sur une musique de Charles Griffes, je crois.
12Le milieu des années vingt a été une période formidable : il y avait partout de la musique, du théâtre et des arts nouveaux, voire même des exemples de l’art avancé soviétique. Par un camarade d’études, Ivan Narodny – dont le père avait un théâtre qui était aussi un lieu de ralliement à East Seventh Street – j’ai eu accès aux peintures de David Burliuk et à des reproductions de toiles abstraites de El Lissitsky et Malevitch, qui faisaient une forte impression à l’époque. J’ai aussi entendu Maïakovsky réciter ses poèmes. Comme tout Américain curieux à l’époque, j’avais très envie d’en savoir plus sur la Russie. J’ai donc été voir les films d’Eisenstein et de Poudovkine programmés au Labour Temple à la 14th Street and 2nd Avenue. J’ai aussi assisté à plusieurs représentations de Carmencita et le Soldat (version revue de l’œuvre de Bizet), de conception très expressionniste, lorsque la section musicale du Théâtre artistique de Moscou est venue présenter cette pièce à New York.
13–Vous avez précédemment fait allusion à l’intérêt que les étudiants de la Horace Mann School vouaient à la musique contemporaine. La musique y était-elle véritablement prise au sérieux ?
14Oui, elle l’était, mais la musique moderne n’était pas prise en compte à cette époque. Elle était en quelque sorte un domaine marginal et la plupart des gens ne l’estimaient pas acceptable. L’enseignement était centré sur la musique ancienne qui, comme je l’ai déjà dit, m’ennuya prodigieusement jusqu’à l’âge adulte. Je ne pouvais alors supporter Beethoven, Bach ou Wagner. Ce n’est qu’en me mettant à étudier la musique avec plus d’attention que j’ai commencé à apprécier ces compositeurs.
15– Quel fut votre premier contact avec la musique de la Seconde école viennoise ?
16En 1925 environ : je me trouvais à Vienne avec mon père, qui se rendait fréquemment en Europe pour ses affaires et emmenait souvent ma mère et moi-même avec lui. Pendant ce séjour, je me suis procuré toutes les partitions de Schoenberg, Berg et Webern que j’ai pu trouver parce qu’un critique que j’admirais, Paul Rosenfeld, en avait parlé comme d’une musique de première importance. A cette époque, on ne l’entendait guère à New York, hormis trois ou quatre représentations de Pierrot lunaire en costume avec Greta Torpadie, et quelques autres avec la femme d’Archibald MacLeish, Ada, si je ne me trompe. En tous les cas, j’éprouvais une très vive curiosité pour cette musique et j’ai appris sans tarder la Suite opus 25 de Schoenberg, qui venait d’être publiée à mon arrivée à Vienne. J’étais également fort intrigué par certaines pièces orchestrales de Webern et par ses Lieder opus 8 sur des textes de Rilke, dont je possédais la partition, mais que je peinais, bien entendu, à jouer au piano. Je connaissais par ailleurs les Lieder opus 3 et opus 4 de Webern et me souviens avoir pris leur défense face à une attaque féroce de Theodore Chanler (un compositeur de renom à l’époque, auteur de chants élégants à la manière de Fauré, et critique au Boston Herald ou au Transcript – je cite les deux, faute de pouvoir me souvenir duquel il s’agissait).
17– Au début, en entendant ces différentes musiques avancées allant de Ives et Varèse jusqu’à Schoenberg et Stravinsky, ne vous a-t-il pas semblé que les innovations strictement musicales (rythme, harmonie, timbre, etc.) apparues plus ou moins « séparément » dans les œuvres de ces différents compositeurs, entraient dans le cadre d’un plus vaste mouvement de l’évolution musicale, ou avez-vous commencé par considérer tous ces phénomènes comme une suite de résultantes individuelles et isolées ?
18Lors de mes premières expériences, j’ai surtout été frappé par l’intensité et la puissance de cette musique. C’est à son écoute que j’ai décidé de devenir compositeur. La clarté avec laquelle nous la percevons aujourd’hui est très différente de la manière dont nous abordions ces œuvres à leur première audition. Il était alors bien plus malaisé de distinguer les différentes qualités propres à cette musique ; on en ressentait tout simplement la résonance absolument vitale et moderne. Je me souviens avoir fait de gros efforts pour analyser, de façon tonale, certaines œuvres tardives de Scriabine – ignorant tout autre processus pour déterminer de quelle manière elles étaient construites – et avoir lamentablement échoué dans mon entreprise alors que leur organisation m’apparaît désormais tout à fait limpide. On voyait bien que cette musique recourait à différents types d’accord, mais j’étais alors soucieux de faire coïncider la musique avec les modèles familiers de l’harmonie tonale élargie aux notes étrangères ; je n’avais donc pas songé à considérer les accords en tant que « choses en soi ». C’est une conception dont, fort longtemps, peu de musiciens ont eu la moindre idée ici. Les « analyses » publiées au début de la période de la musique moderne (telle l’analyse de Sabanaiev du Prométhée de Scriabine dans Der blaue Reiter – truffée d’erreurs – ou l’article de Webern sur la musique de Schoenberg paru en 1912) n’étaient pas très pénétrantes et elles ne furent guère plus utiles que les discussions sur l’harmonie moderne dans Harmonielehre (1922) de Schoenberg, dans L’harmonie moderne (1913) de Lenormand ou la Neue Harmonielehre (1927) de Hába. Ce n’est qu’au cours des années trente que j’ai commencé à percevoir avec netteté ce qui se passait.
19De toute évidence, même durant les années vingt, il était facile de faire la distinction entre Schoenberg, Stravinsky, Bartók et Varèse, mais il était très difficile de mettre le doigt sur ce qui les rendait si différents l’un de l’autre. Pour cela, il était indispensable d’écouter à maintes reprises leurs œuvres, d’étudier les partitions, de découvrir non seulement à quel point ces compositeurs se différenciaient, mais aussi à quel point ils se ressemblaient. Il est par exemple fort intéressant d’écouter aujourd’hui les œuvres de Varèse et de voir comment il a créé son propre style à partir des premières œuvres de Stravinsky. Néanmoins, du fait de la rareté des enregistrements et des partitions, je n’ai pas eu, pendant de nombreuses années, une idée clairement définie sur la façon dont les choses étaient reliées entre elles au niveau technique. Vers les années trente, toutefois, j’ai fini par constater sans équivoque possible que certains compositeurs étaient très inventifs sur le plan rythmique, sans invention aucune sur le plan harmonique et souvent très conventionnels quant à la forme. Cette disparité entre les divers aspects de la technique musicale finit par me déranger. C’est en fin de compte la conscience de cette disparité qui m’a incité à écrire la musique que je compose aujourd’hui.
20– Ya-t-il un événement particulier qui vous a décidé à composer ?
21Je ne peux citer de date, mais le Sacre du Printemps a été une œuvre significative et de premier plan, comme l’ont aussi été plusieurs compositions de Varèse, telles Intégrales et Octandre ; puis, sans conteste, les œuvres tardives de Scriabine, en particulier Le Poème de l’extase, Prométhée, ses derniers préludes et sonates, ainsi que la Concord Sonata de Ives, avec certains de ses Songs. Je trouvais toutes ces œuvres passionnantes et fort belles ; c’est à leur écoute et en y réfléchissant que j’ai décidé de me lancer dans la composition.
22– Aviez-vous déjà fait ce choix au moment où vous êtes parti pour Harvard ?
23En fait, j’avais déjà essayé d’écrire une sonate pour piano très « progressiste» et compliquée et mis en musique dans un style plus simple, quelques fragments de Chamber Music de Joyce, que j’avais alors montrés à Charles Ives. Il m’a encouragé à poursuivre et à devenir compositeur, voie que je désirais ardemment suivre, bien que j’aie pendant longtemps tenu mes parents dans l’ignorance de ce choix.
24J’ai finalement opté pour Harvard en raison de sa proximité avec le Boston Symphony et de toute l’activité qui s’y déployait dans le domaine de la musique avancée sous l’égide de Koussevitzky.
25A mon arrivée, toutefois, je n’ai pas tardé à éprouver d’amères déconvenues en m’inscrivant à des cours de musique où j’allais découvrir à quel point les professeurs impliqués étaient irrémédiablement allergiques à toute musique contemporaine et considéraient l’activité moderniste de Koussevitzky au Boston Symphony comme un pur scandale. Il a bien fallu me rendre à l’évidence que personne ne pouvait comprendre pourquoi j’écrivais ce que j’écrivais lorsque j’essayais de faire des exercices harmoniques, tout comme je ne pouvais saisir pourquoi je devais effectivement en écrire. J’avais souvent demandé à feu le Dr Davison (qui enseignait alors la composition chorale et dirigeait le chœur de Harvard) pourquoi il fallait écrire de la musique chorale rappelant Mendelssohn et Brahms alors que, à l’époque, je ne les aimais pas. Il ne m’a jamais donnée de réponse convaincante. Je suis maintenant en mesure de comprendre pourquoi l’effort valait la peine, mais j’estimais alors qu’il devait y avoir un enseignement susceptible d’aider un compositeur à écrire la musique qu’il désirait réellement écrire. En ma qualité d’enseignant occasionnel, il m’est aujourd’hui bien plus difficile de savoir avec certitude quel type de pédagogie permettrait d’y parvenir. J’aurais été vraiment heureux si quelqu’un avait pu décortiquer pour moi à Harvard la musique de Stravinsky, Bartók et Schoenberg, et avait tenté de développer en moi le sens de l’harmonie et du contrepoint que possédaient ces compositeurs, sans pour autant passer par tout ce fatras traditionnel que je ne prisais pas. Mais tel était l’ordre du jour ; j’ai fini par me fâcher pour de bon et renoncé à étudier la musique à l’université. J’ai rencontré d’autres collègues, notamment Ralph Kirkpatrick, qui avaient également conclu que le département de musique n’était pas pour eux. En fait, tous ceux que la musique intéressait vraiment à Harvard se tournèrent momentanément vers d’autres disciplines – Ralph vers la peinture et moi vers la littérature anglaise – tandis que ceux qui se vouaient à la musique semblaient surtout destinés à devenir des organistes d’église.
26J’ai tout de même fini par obtenir ma maîtrise en musique à Harvard après avoir étudié avec Holst, qui était tout à coup apparu comme professeur invité. Jusqu’à ce moment-là, de 1926 à 1931, la seule personne de la Faculté à accorder un réel intérêt à la musique moderne fut Walter Piston ; il s’était montré très ouvert, à son retour en 1928, après ses études auprès de Nadia Boulanger. Pendant que je me trouvais à Harvard (Ives avait écrit une lettre de recommandation à l’un des doyens pour que j’y sois admis comme étudiant en première année1), j’ai naturellement bénéficié de nombreuses influences intellectuelles qui se sont avérées déterminantes tout au long de mon existence. L’étude approfondie de la littérature anglaise, qui s’arrêtait en ces temps-là à Tennyson, mais que j’ai complétée par la lecture de William Carlos Williams, Marianne Moore, T. S. Eliot, Hopkins, Cummings, Joyce, Lawrence, Stein et d’autres, m’a donné un sens très poussé de la qualité et de l’esprit des différentes périodes historiques. Outre l’étude de l’allemand et du grec, langues que j’ai périodiquement reprises et réétudiées, l’influence de Irving Babitt et du « Nouvel Humanisme » ont joué un rôle important dans la réévaluation de la situation de l’art moderne au début du siècle. Sa condamnation, dans The New Laokoon, des multimédias et de certains excès modernes me révéla le sens des limites audelà desquelles l’art ne saurait s’aventurer sans se détruire et se voir dénué de toute signification. D’autre part, les livres et l’extraordinaire urbanité pleine d’humour, alliée à une formidable perspicacité intellectuelle qui caractérisaient les cours d’Alfred North Whitehead, m’ont laissé une impression durable et m’ont fait mieux comprendre les « modernes ». Process and Reality est sorti pendant mes années d’études ; ce que j’en ai retiré et en retire encore, comme aussi de Science and the Modem World, Adventures of Ideas et de ses autres ouvrages dont l’accent porte sur les schémas organiques, a servi de fondement à ma pensée – et pas seulement en ce qui concerne la musique. Ont aussi compté pour moi des camarades d’étude, comme le remarquable Jim Agee, Lincoln Kirstein, Harry Levin et d’autres encore, tous passionnés par la littérature et l’art modernes ainsi que par le cinéma.
27Dans la région de Boston se trouvaient également quelques compositeurs d’une autre époque. Je rendais souvent visite à l’un d’entre eux, Henry F. Gilbert, dans sa maison délabrée mais hospitalière d’Ellery Street à Cambridge. Son esprit bohème et bon enfant, dont faisait aussi preuve sa famille, et son humour typiquement américain ont été pour moi un grand soulagement après les tensions subies à Harvard. Les Gilbert vivaient comme ils le faisaient depuis toujours, je suppose, dans des conditions assez précaires, et ce malgré le succès que connut le ballet Dance in Place Congo au Metropolitan Opera. J’ai aussi rencontré d’autres personnalités, plus pondérées et stoïques face au peu d’intérêt qu’on leur prêtait : le spirituel Edward B. Hill, Arthur Foote et Charles Martin Loeffler, tous très talentueux dans un mode d’expression propre au tournant du siècle, auquel je ne prenais alors aucun intérêt.
28Il faudrait par ailleurs souligner les quelques manifestations très intéressantes de musique contemporaine qui ont eu lieu durant les années que j’ai passées à Harvard, en plus de ce qui se faisait au Boston Symphony. Je pense notamment à l’Opéra de Chicago venu donner à plusieurs reprises de remarquables représentations de Pelléas et Mélisande avec Mary Garden, capable, même en ces années-là, de rendre à merveille et de façon inoubliable les délicates inflexions de son rôle. Le « Oh !… pourquoi partez-vous ? » à la fin du premier acte, avec son glissement du sol naturel au sol dièze sur le « vous » et le changement harmonique qui l’accompagne, fait sourdre en moi, maintenant encore, une curieuse et incertaine mélancolie (peut-être engendrée par le seul ennui de ce vieux donjon lugubre à la Maeterlinck), si caractéristique de son extraordinaire prestation dramatique. Sa compagnie avait également programmé Judith de Honegger, un compositeur qui m’intéressait beaucoup à l’époque. Un autre apport non négligeable fut l’activité d’Alfredo Casella à la tête des Boston Pops (concerts populaires), qu’il a dirigés pendant de nombreuses années et dans lesquels il imposait de grandes tranches de musique nouvelle entre des œuvres à succès. Il se dépensait beaucoup chaque printemps durant ses courts séjours à Boston. Grâce à lui, nous avons pu entendre beaucoup d’œuvres intéressantes, en particulier celles des écoles française et italienne ainsi que les siennes propres. En lisant récemment sa biographie, I segreti della giara, trouvée parmi les invendus dans une librairie, j’ai découvert que cet homme, qui a déployé de tels efforts pour programmer et diriger partout la nouvelle musique, avait rencontré les pires difficultés pour faire jouer sa propre musique en Italie à cette époque. Nous la connaissions mieux, à Boston, que le public de Rome où il vivait.
29– Vous mentionnez également votre peu de goût pour la musique ancienne – qu’est-ce qui vous a finalement amené à l’apprécier ?
30Un certain temps après mon entrée à Harvard, j’ai fait partie d’une chorale vouée au cantates de Bach, où je chantais avec une voix de ténor enroué ; j’ai également été membre du chœur de Harvard. Cette expérience et la fréquentation des concerts du Boston Symphony à raison de deux à trois fois par semaine pendant six ans, comme par ailleurs l’accès à la volumineuse bibliothèque musicale de Harvard où j’ai pu étudier nombre de partitions, m’ont rendu plus attentif à cette musique. Ensuite, lors de mes études auprès de Nadia Boulanger, j’ai travaillé la quasi-totalité des cantates de Bach pendant les trois années passées à Paris. Chaque semaine nous en lisions deux ou trois, parfois avec orchestre et le concours de chanteurs professionnels comme Hugues Cuénod, en jouant à tour de rôle la basse chiffrée et en chantant les récitatifs. Depuis lors, les cantates de Bach sont devenues pour moi une sorte d’« expérience musicale pivot » de la musique ancienne. (Je me souviens m’être querellé à peu près à cette époque avec Katherine Anne Porter, rencontrée à un dîner de Thanksgiving chez Sylvia Beach, à propos de l’aspect abstrait chez Bach. L’idée que Bach puisse avoir une quelconque visée littéraire ou picturale dans ses œuvres l’avait tellement irritée que nous sommes tous deux parvenus à gâcher la soirée entière avec notre différend.)
31– Qu’est-ce qui vous a déterminé, une fois sorti de Harvard, à aller à Paris pour étudier auprès de Nadia Boulanger ?
32Le fait que je savais le français depuis mon enfance et que j’étais alors un francophile convaincu, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Aussi parce que Walter Piston et Aaron Copland, que j’admirais tous deux, m’avaient précédé dans cette voie. Il me semblait donc raisonnable de faire de même à l’époque. Je regrette seulement, a posteriori, de ne pas avoir eu à ce moment-là plus de contact avec la culture allemande. Mais tout s’y opposait. Lorsque j’ai pris ma décision (en 1932), il y avait d’énormes manifestations pro-hitlériennes qui devaient aboutir à la prise du pouvoir par Hitler, l’incendie du Reichstag et le procès au début de 1933. L’Allemagne semblait déjà fort occupée à escamoter les problèmes politiques et sociaux, ce qui avait tout lieu de dissuader un jeune libéral d’y faire ses études en vue de devenir musicien.
33Il se peut aussi que ma décision d’étudier en France ait été le fait de nombreuses raisons de moindre importance. Comme bien des garçons américains – surtout s’ils appartenaient à une famille francophile – j’avais contacté une solide aversion pour les Allemands durant la Première Guerre mondiale. Peu après les hostilités, au début des années vingt, mon père m’avait amené voir les épouvantables champs de bataille de Metz, Reims et Verdun – terrains déserts, crayeux, où se dressaient des ruines et où seules quelques mauvaises herbes maigrichonnes croissaient sous des barbelés rouillés, des champs encore couverts de vestiges humains. Je n’allais jamais l’oublier, ni le passage à Berlin et Francfort pendant la dévaluation du mark allemand : alors que quatre marks valaient auparavant un dollar, le mark avait dégringolé à plusieurs millions pour un dollar, avec une hausse des prix proportionnelle pour les Allemands, réduisant à néant les économies, les salaires, le pouvoir d’achat de toute la nation et la réduisant à une pauvreté désastreuse en quelques mois à peine. Partout cela sautait aux yeux. Les rues étaient désertes et les magasins vides ; les sommeliers se jetaient sur la nourriture laissée dans les assiettes avant que n’y parviennent leurs collègues affamés ; les gens arrêtaient l’étranger dans la rue et tentaient de lui vendre quelque objet personnel contre des espèces américaines en contrebande. Le souvenir de cette catastrophe m’a poursuivi tout au long des années passées à Harvard, alors que je m’étais pris d’intérêt pour la culture allemande. Cette vision allait aussi « colorer » les quelques étés plaisants passés à Munich en compagnie d’amis, pour tenter en vain d’améliorer mon allemand, courir les festivals dédiés à Mozart, Wagner et Strauss (où Strauss dirigeait parfois en personne) et faire de la voile sur le dangereux lac de Starnberg. J’étais à cent lieues de me douter de l’holocauste qui se préparait, surtout en songeant aux jeunes Allemands rencontrés, des pacifistes comme je l’étais moi-même.
34Vers le début des années trente, toutefois, les actualités cinématographiques commencèrent à révéler l’efficacité inattendue de la démagogie délirante de Hitler. De nombreuses personnes se mirent à boycotter l’Allemagne, comme elles le faisaient déjà pour l’Italie de Mussolini. Les deux pays avaient alors perdu leur élan artistique progressiste. Paris allait ainsi faire figure de centre plus important pour les nouvelles entreprises artistiques.
35– Comment vos études auprès de Nadia Boulanger ont-elles infléchi votre réflexion sur la musique ?
36Ce qui était à la fois le plus remarquable et le plus merveilleux chez elle, c’était son souci exceptionnel du matériau musical et de ses nombreuses possibilités. Bien que j’avais étudié l’harmonie et le contrepoint à Harvard et pensais tout connaître sur le sujet, lorsque Nadia Boulanger me fit reprendre les accords de tonique et de dominante en demi-tons, j’ai constaté à ma grande surprise que j’apprenais un tas de choses auxquelles je n’aurais jamais pensé auparavant. Chacune de ses leçons étaient riche d’enseignements du fait qu’elle signalait comment telle partie aurait pu aboutir à ceci ou à cela. J’ai maintenant un réel plaisir à écouter certaines des progressions les plus simples dans la musique de Bach, d’être conscient qu’il aurait pu y avoir bien d’autres conduites de voix, et que celle qui a été retenue est particulièrement significative là où elle apparaît. Il est excessivement difficile de transmettre cette approche consciente à un étudiant et j’ignore si j’aurais été en mesure de l’apprécier en ayant commencé par étudier l’harmonie avec elle. Cette démarche m’a en tous les cas été très précieuse comme aspirant-compositeur parce qu’elle m’a convaincu de l’importance que revêtait le moindre détail dans une œuvre musicale et de la manière dont celui-ci pouvait influencer le caractère expressif de l’ensemble.
37Lorsque j’étudiais auprès de Nadia Boulanger, j’ai aussi commencé, pour la première fois, à avoir une compréhension intellectuelle de ce qui se passait sur le plan technique dans les œuvres modernes. C’était à l’époque où Stravinsky – le compositeur contemporain auquel elle a toujours voué le plus d’admiration – avait écrit le Duo concertant et Perséphone, que nous devions tous apprendre virtuellement par coeur, avec Symphonie de Psaumes.
38J’ai été frappé par sa façon réellement extraordinaire d’éclairer les détails ; jusque là, j’avais en effet été tout à fait incapable de discerner pourquoi un élément donné était ce qu’il était dans une pièce moderne. Tout devint limpide grâce à sa manière d’expliquer les œuvres de Stravinsky. Il est vrai némanmoins qu’elle avait fini, à ce moment-là, par dédaigner pratiquement tous les compositeurs allemands, bien qu’à l’époque où Aaron Copland étudia chez elle au début des années vingt, elle ait apprécié Alban Berg et fait chanter et jouer Wozzeck en classe à ses étudiants. Lors de mon séjour, cette expérience appartenait bel et bien au passé – encore que je me souvienne avoir assisté, vers 1958, à une répétition à la Salle Pleyel à Paris, où Rosbaud et l’orchestre de la Südwestfunk préparaient les Cinq Pièces opus 16 de Schoenberg, les Six Pièces opus 6 de Webern, et les Trois Pièces opus 6 de Berg, répétition à laquelle Nadia Boulanger était venue assister, munie des partitions de ces œuvres ; tout en les suivant avec moi, elle déplorait, pendant le Berg, que ce fût le genre de musique que ses étudiants avaient composée au cours des années vingt. Toutefois, elle appréciait beaucoup Webern et releva même que Stravinsky avait vraiment trouvé une manière tout à fait musicale d’écrire de la musique dodécaphonique.
39Malgré de tels préjugés révélateurs d’un dévouement authentique pour l’art et du refus de considérer les réputations et autres pressions comme allant de soi, elle était pour tous un guide inappréciable dans le domaine musical. Nous étions tous confondus par la facilité avec laquelle elle avait déchiffré en classe de contrepoint de larges passages de la Reihe kleiner Klavierstücke de Hindemith. Je la revois comme si c’était hier, jouer et chanter (avec commentaires à l’appui) en suivant toute la partition orchestrale d’un ouvrage qu’elle détestait – Salome de Strauss – pour répondre à la question que je lui avais posée à propos de ce qu’on pouvait y trouver d’intéressant (j’allais l’écouter pour la première fois ce soir-là à l’Opéra de Paris).
40En appliquant diverses tactiques, Nadia Boulanger amena tous ses étudiants à apprendre à copier de la musique, même des exercices de contrepoint et d’harmonie, à l’encre de Chine et en soignant leur calligraphie. Elle insista aussi, à titre d’exemple, sur le soin avec lequel Mahler notait jusqu’à la moindre indication sur ses partitions orchestrales, de même qu’une foule d’autres détails mineurs ou importants qui lui venaient à l’esprit – qu’elle avait vaste et imaginatif. Cette constante démonstration de virtuosité en tous genres était parfois confondante, mais jamais ostentatoire ; elle me guida ainsi à travers Venise, qu’elle visitait pour la première fois, après avoir mémorisé les pages du Guide Bleu ; elle donnait des directives aux gondoliers dans un italien tout à fait convenable, entrait dans des églises qu’elle n’avait jamais vues auparavant et y signalait des peintures particulières dans des recoins sombres avec plus de pertinence et d’intelligence que si elle avait été un guide. Elle faisait le désespoir de ses étudiants en ayant toujours une longueur d’avance sur eux, même sur moi pour l’anglais lorsqu’elle s’était mise à apprendre par cœur (un par jour) des sonnets de Shakespeare. Tout cela en plus des douze à quatorze heures quotidiennes d’enseignement, des soirées passées à diriger, ou encore, en été, de promenades nocturnes à travers champs aux environs de Garganville, avec les petits groupes que nous formions, en discutant de tout – de Maeterlinck jusqu’à Machaut. Et que dire de la considération qu’elle accordait à ses étudiants sur le plan humain ! Ils l’accueillaient avec gratitude. A l’occasion de mon départ, elle m’offrit ainsi, en me pressant de l’accepter, une édition spéciale des Pensées de Pascal, œuvre dont nous avions parlé de nombreuses fois lorsque j’étais étudiant. Connaissant aussi mon peu de sens pratique, elle vint par ailleurs me trouver à mon modeste hôtel - l’hôtel Stella à la rue Monsieur-le-Prince-, m’aida à boucler mes bagages dans ma chambre en désordre et insista pour dresser à mon intention une liste de cadeaux à rapporter chez moi pour ma famille, partit ensuite à leur recherche et les acheta. A cet effet, elle avait annulé toutes ses leçons ce jour-là. Aussi inopinées que permanentes, ces initiatives et ces remarques n’en étaient pas moins le signe d’un comportement très raffiné. Il est impossible de les oublier2.
41Nadia Boulanger donnait tous les mercredis après-midis de grandes réceptions sur invitation. Elle y offrait le thé à la suite de deux ou trois cantates de Bach chantées par ses étudiants. Il nous a ainsi été donné de rencontrer Paul Valéry, Raymond Duncan (le frère d’Isidora), Igor Markévitch (un ancien étudiant de Nadia Boulanger), Georges Enesco et bien d’autres personnalités musicales, littéraires et mondaines. Nadia Boulanger jouissait, loin à la ronde, d’une très grande estime durant toutes ces années, comme en attestèrent les funérailles de sa mère, dont le cortège défilant de la rue Ballu jusqu’à l’Eglise de la Trinité et ensuite jusqu’au cimetière Montmartre s’étira indéfiniment. Récemment encore, ses amis et ses étudiants emplirent tout l’Opéra de Monte Carlo où les avait conviés le Prince Rainier (dont elle était la « maîtresse de chapelle ») pour y célébrer son quatre-vingtième anniversaire.
42Charmante et divertissante, il lui arrivait parfois d’être redoutable. Je me souviens d’un dîner auquel je l’avais invitée à La Pérouse : elle y renvoya le café parce qu’il était froid et fit une scène en arguant que ce noble établissement ne se préoccupait guère de sauvegarder l’honneur de la France. Une autre fois, elle me reprocha d’être conventionnel parce que je n’avais pas voulu commander un café glacé avec de la Chantilly avant le déjeuner au Florian à Venise. Il m’arrivait, à l’occasion, de me sentir mal à mon aise en sa compagnie à cause de mon français suranné, truffé de subjonctifs et de circonlocutions datant de mon enfance ; un français resté tel quel, donc peu adapté au genre de situations dans lesquelles tout jeune homme était inévitablement appelé à se trouver. J’avais beau le parler très couramment et utiliser un vocabulaire vaste (quoique littéraire), l’effet qu’il produisait sur mes collègues était toujours surprenant ; il donnait l’impression aux Français plus âgés que j’étais extraordinairement « bien élevé ».
43De plus, comme seuls les Français ont coutume de le faire, Nadia Boulanger se plaisait à identifier les origines d’un interlocuteur en étant attentive aux particularismes utilisés et à la ponctuation ; elle ne se contentait pas seulement de deviner le pays d’où il venait (pour un étranger), mais aussi le département, ou s’il s’agissait de Parisiens, tel mon professeur français de Harvard, M. André Morize, le nombre d’années passées loin de la capitale. J’avais effectivement appris par ses mimiques amusantes que plus leur absence se prolongait, plus les Français perdaient presqu’à coup sûr la saveur de leur langue – l’on me reprochait ainsi de façon détournée mon parler guindé au style fleurant la Première Guerre mondiale. Une ouïe si fine, reconnaissant la langue française propre à chaque lieu et à chaque génération, la pleine jouissance que procurent toutes sortes de plaisirs très élaborés – le vin, les mets, le jardinage à haute dose, et tout le reste – et le désir constant de rendre supportables les situations les plus dérangeantes en maniant un humour compatissant ou cynique, constituent l’un des traits les plus étonnants des Français. Il en va de même pour leur aptitude à vivre avec une lucidité extrême un amour passionné et une totale dévotion qui est à l’origine d’une grande clairvoyance. Une aptitude que l’on décèle dès l’époque des chroniques de Joinville sur Saint-Louis et ses croisades, jusqu’au voyage ferroviaire tout à fait captivant que Michel Butor décrit par le menu dans La Modification. On déplorera que cette fameuse gourmandise si répandue, source d’embouteillages sur les autoroutes menant aux restaurants les plus réputés que signalent les guides, ne s’étende pas à la musique. Malgré la grandeur musicale de la France au Moyen Age et à la Renaissance, ainsi que l’apparition de quelques maîtres tels Couperin, Berlioz, Bizet, Debussy et d’autres, la musique est restée un parent pauvre. Elle n’est pas une ramification naturelle de la culture française comme elle l’est en Italie, en Allemagne et en Autriche. Nadia Boulanger avait malgré tout hissé la musique au rang d’un art dominant en France entre les deux guerres. Son amour de la musique et l’enthousiasme qu’elle mettait à la servir resteront à jamais gravés dans la mémoire.
44– Nadia Boulanger s’est-elle beaucoup occupée de la musique de la Renaissance pendant que vous étudiiez chez elle ?
45Oui, comme moi aussi d’ailleurs, puisque je faisais partie du chœur d’Henri Expert durant ces années-là et avais par la suite moi-même dirigé un chœur de madrigalistes français. J’ai donc fini par connaître à fond l’école française de madrigaux tout comme l’école anglaise et italienne parce que nous avions chanté quantité de madrigaux à Harvard. Avec Nadia Boulanger, nous avons chanté un certain nombre de pièces de Machaut et nous les avons toutes analysées de manière détaillée. Parmi les concerts parisiens, on en trouvait de temps à autres consacrés à la musique ancienne – Perotin, Leonin et d’autres encore ; j’y prenais un très vif intérêt.
46– L’on a souvent fait un parallèle entre la fluidité du style polyphonique pré-tonal et celle de vos propres œuvres…
47Il se trouve que durant mes études à Harvard, mon camarade de chambre, Stephen Tuttle, était un musicologue qui, plus tard, a édité les œuvres pour clavier de William Byrd pour le compte de la collection Musica Britannica ; c’est par son entremise que j’ai appris à connaître les madrigaux anglais – ceux de Morley, Weelkes, Byrd et Gibbons, ainsi que les œuvres de Monteverdi, Marenzio et Gesualdo.
48– Ces compositions vous ont-elles influencé d’un point de vue technique ?
49Nadia Boulanger était un professeur de contrepoint très stimulant et mettait tant de passion dans son enseignement que toute cette musique ancienne ne cessait de nourrir ma réflexion et de me fournir des idées. Toutes les manières possibles de croiser les voix et de combiner ou chanter des lignes mélodiques antithétiques étaient des sujets dont nous avions à traiter dans le cadre du contrepoint strict (contrepoint jusqu’à douze voix, canons, contrepoint inversé et doubles chœurs), ce que je fis avec elle durant trois ans. L’expérience a été passionnante.
50– Vous dites avoir apprécié Scriabine ; c’est pourtant un compositeur qui semble aux antipodes de telles préoccupations contrapuntiques. Comment en êtes-vous arrivé à priser ce type de musique et d’autres que l’on pourrait qualifier de « coloristes » ?
51Pendant mes études avec Nadia Boulanger, Scriabine et Debussy avaient cessé de vraiment m’intéresser, sans doute pour cette raison précise. Naturellement, elle admirait beaucoup Fauré, qui semblait une espèce de moyen terme entre le style coloriste et le style contrapuntique, avec Ravel pour successeur à divers égards. Il y a aussi Stravinsky, cela va sans dire ; d’une certaine manière, il ne compose pas vraiment de la musique contrapuntique mais utilise des bribes de contrepoint de façon remarquable et fort sensible. A ce stade, j’en étais aussi venu à admirer Bartók et Hindemith, deux compositeurs contrapuntiques.
52– Avez-vous eu l’occasion de rencontrer l’un ou l’autre durant votre séjour à Paris ?
53J’ai rencontré Stravinsky parce qu’il avait l’habitude de venir prendre le thé chez Nadia Boulanger. En fait, il donna chez elle, pour une poignée de privilégiés, une avant-première de Perséphone avec le ténor René Maison. Je me souviens avec netteté de sa voix éclatante (presque assourdissante dans un appartement relativement petit) qui donna vie au rôle d’Eumolpe. A chaque fois que j’entendais Stravinsky au piano, j’étais frappé par son sens électrique du rythme, tout à fait extraordinaire, et l’acuité de son toucher, qui donnait à chaque note l’apparence d’une « note signée Stravinsky », débordante d’énergie, d’effervescence et de réelle concentration.
54– Après avoir terminé vos études auprès de Nadia Boulanger, vous êtes retourné aux Etats-Unis où vous avez occupé, pendant un certain temps, les fonctions de directeur musical du Ballet Caravan…
55Effectivement. C’était l’un des innombrables ensembles fondés par Lincoln Kirstein. Comme lui, j’admirais le travail de George Balanchine. Nous avions tous deux vu ses créations avec les Ballets Russes (L’Enfant prodigue et son merveilleux Quadrille) et ensuite avec sa propre compagnie, Ballet 1933, à Paris, où eurent lieu les créations des remarquables Sept péchés capitaux et Errante. Comme Balanchine était venu s’établir à New York en 1937, Lincoln Kirstein mit sur pied le Ballet Caravan, formé d’une troupe de jeunes danseurs américains, avec l’idée que cette initiative aboutirait à quelque chose de significatif pour Balanchine, qui œuvrait alors de façon plutôt mineure.
56En fondant Caravan, Lincoln Kirstein commandita un certain nombre de ballets – l’un à Paul Bowles, Billy the Kid d’Aaron Copland, et mon propre Pocahontas. Composée en 1938, cette œuvre était la deuxième à être jouée en public. Le protagoniste se trouve dans un passage de The Bridge de Hart Crane, où Pocahontas se présente un peu comme notre « terre-mère » d’Amérique. Cette histoire fut montée avec l’intention de la présenter selon la vision qu’en aurait eue les Anglais personnifiant les colonialistes et l’idée qu’ils avaient été sauvés de la destruction grâce à la Nature. A cette époque, le passé américain se refaisait une virginité à travers la tentative désespérée de promouvoir, je suppose, l’idée d’un « creuset ». J’avais moi-même des craintes à propos de l’aspect « colonialiste » du sujet, notamment parce que j’avais un peu de sang indien dans les veines, mais j’espérais en faire une parabole de la coopération.
57Tout cela se passa au plus fort de la dépression qui bouleversait l’Amérique. Le monde musical s’était engagé dans de nouvelles voies et allait vers une sorte de populisme qui devint le registre dominant. Le WPA1 entra en scène à ce stade et s’avéra très utile pendant un certain temps : il encouragea bien des compositeurs et joua beaucoup de musique américaine – bien qu’elle fut le plus souvent, comme je le disais, de nature populiste.
58– Selon vous, les auditeurs étaient-ils réceptifs à ce genre de musique ou y avaient-ils pris goût ?
59Non. Tout ce qu’ils désiraient entendre se résumait à Beethoven, Brahms et Mozart. Vis-à-vis de la musique moderne, ils en étaient – et sont encore – au stade où je me trouvais moi-même enfant. Ils ne sont pas capables d’un grand discernement.
60Ils savent seulement que la nouvelle musique ne sonne guère comme celle de Brahms, et c’est à peu près tout, il me semble. J’aurais sans doute mieux fait de ne pas tenter d’écrire des œuvres comme ma Première symphonie et Holiday Ouverture dans un langage délibérément circonscrit – de m’efforcer par conséquent de produire des œuvres me tenant à cœur au plan musical et qui soient néanmoins susceptibles d’être comprises par un large public de mélomanes. Pendant un court laps de temps, après avoir écrit Pocahontas, j’avais tenté de le toucher. Je l’avais fait avec le désir bien naturel d’écrire quelque chose d’accessible à un grand nombre de personnes, aptes à le comprendre et à l’aimer sans difficulté en des temps de crise sociale sans merci ; je n’avais pas réalisé l’étendue de l’apathie des auditoires, imputable à un manque d’intérêt et de familiarité avec la nouveauté, et ceci en n’importe quelle discipline artistique. J’ai donc écrit de la musique qui échappait à un auditoire moyen malgré l’expression directe que je croyais avoir choisie. Je n’oublie pas le commentaire de Copland lorsque je lui apportai Holiday Ouverture et que nous l’avons examinée ensemble : « encore une de ces partitions typiques et compliquées de Carter » ! Malgré son opinion tranchée (que de nombreux chefs d’orchestre devaient partager au vu de la partition puisqu’ils renoncèrent à la programmer), Copland était membre du jury qui décerna peu après un premier prix à cette œuvre dans le cadre d’un concours. Plus récemment, il l’a inscrite à son répertoire et en a donné de loin la meilleure interprétation. Je voudrais encore ajouter que dès la première audition de son Concerto pour piano par le Boston Symphony vers la fin des années vingt, j’ai toujours été un fervent admirateur de Copland. Nous sommes d’ailleurs devenus amis dès 1937 environ. J’ai trouvé son évolution en tant que compositeur constamment fascinante, intéressante, éclairée et marquée par un fort sens individualiste ainsi que par une vive imagination, même dans des œuvres de moindre importance comme Lincoln Portrait et la partition de North Star (où il est parvenu à faire sonner l’« Internationale » comme du Copland.
61– Les tentatives de Copland pour rendre sa musique accessible ont-elles d’emblée été saluées avec sympathie, en particulier si l’on songe au renom obtenu par la suite ?
62Je ne crois pas qu’il ait eu beaucoup de succès avec El Salón México au début. A l’époque, cette œuvre était très difficile sur le plan rythmique, et Koussevitzky, qui avait donné en première audition la plupart des œuvres orchestrales de Copland, avait apparamment refusé de le faire pour celle-ci. Elle fut dirigée pour la première fois dans ce pays, à mon avis de façon plutôt inadéquate, par Adrian Boult, quelques années après sa composition ; le succès ne vint que plus tard. Cependant, la partition du ballet Billy the Kid (dont la première eut lieu en même temps que mon Pocahontas) rencontra un succès immédiat, tout comme Rodeo et Appalachian Spring. Ils ne figurèrent, sauf erreur, que plus tard au programme des concerts. Les orchestres symphoniques ne les recherchaient pas autant que les dernières symphonies de Chostakovitch et de Prokofiev, bien que ce soit des musiques plus originales et inventives. Les Américains, Copland inclus, n’obtiennent jamais chez eux le même degré de notoriété culturelle que les étrangers. Plus que toute autre, la carrière de Copland a pourtant servi à faire reconnaître le compositeur américain comme l’un des artistes que le public doit prendre au sérieux.
63– On raconte que Varèse aurait virtuellement cessé de composer durant cette période, désespérant de voir le public adopter sa musique, notamment à cause du contexte de la dépression.
64Je voyais parfois Varèse, notamment au moment où il répéta mon chœur To Music avec un groupe amateur. Il paraissait en effet très mélancolique à cette époque – une époque dont l’orientation visait des objectifs artistiques nouveaux, plus populistes, remettant ainsi en question les tendances plus expérimentales des meilleurs artistes de sa génération. Il m’était facile de comprendre le point de vue concernant l’ancien et le nouveau de ce temps-là. Durant mes études et encore après, j’ai été hanté par les innombrables désastres humains qu’ont entraîné la dépression, les procès de Moscou et les dictatures nazie et fasciste. Il était difficile de ne pas ressentir combien les besoins les plus élémentaires de l’homme restaient insatisfaits et que l’art de haut niveau que nous connaissions s’en trouvait cruellement éloigné. Cernés par tant de violence et un tel dénuement, on ne pouvait s’empêcher de se demander si une préoccupation telle que la musique moderne avancée et son audience élitaire n’étaient pas tout bonnement en porte-à-faux. Comme l’écrivait Brecht :
« Qu’est-ce que cette époque où
parler d’arbres est presque un crime
parce que cela équivaut à passer sous silence tant de maux ! »
65Je suis convaincu que Varèse partageait ce sentiment et doutait peut-être que sa musique ait une valeur quelconque en regard des difficultés auxquelles nous étions alors confrontés, même aux Etats-Unis. Nous vivions dans un état de faits qui exigeait de toute urgence des solutions, et il nous était très difficile de trouver la sérénité nécessaire afin de poursuivre notre travail.
66– A la suite d’une période déjà ancienne où vous teniez des propos fortement anti-expressionnistes, dans l’un de vos récents cours universitaires, vous avez dit du néo-classicisme que c’était une « musique de mascarade dans un abri antiaérien. » Vous évoquiez sans doute le contraste entre ce style de musique et les événements politiques de la période où il a connu sa plus grande vogue parmi les compositeurs.
67Mon opinion, à cette égard, a beaucoup évolué au cours de ma vie. D’une part, le point de vue expressionniste avait fini, à un certain moment, par sembler faire partie de la folie qui a abouti à Hitler. Quelques expressionnistes allemands furent effectivement des nazis, quoiqu’ils aient été bien plus nombreux à quitter l’Allemagne, à changer leur style, etc. Gottfried Benn, dont j’ai suivi l’œuvre pendant des années, est devenu officier de la Wehrmacht jusqu’à ce que les autorités nazies l’aient débusqué et créé un scandale à propos de ses écrits, l’obligeant à se retirer. Bien sûr, certaines œuvres expressionnistes comme celles des compositeurs viennois, de peintres tels que Kirchner, Nolde, Schmitt-Rottluff, d’écrivains tels que Wedekind, Trakl, Doblin, Broch et Toller m’ont toujours passionné. En fait, toute la période des années vingt et trente – coïncidant avec mes années d’études – a été étroitement liée à la « modernité ». Je m’abonnai à transition du premier au dernier numéro, à The Dial, La Révolution surréaliste et Simplicissimus. J’ai aussi lu avec avidité les modernes français, anglais et américains, tout comme les allemands. Je possède toujours Dichtung und Dichter der Zeit, fort de neuf-cents pages, édité en 1927 par Albert Soergl – un ouvrage consacré aux écrits de l’expressionnisme allemand et qui le traite jusque dans ses moindres détails avec une minutie inimaginable. Mes livres sur le cinéma, comme celui de Jean Epstein, sont tout écornés. Il en va de même pour les Eliminations d’Irving Babbitt contre tout cela dans The New Laokoon et Rousseau et le Romantisme. Face au péril croissant du nazisme et à l’extension des effets de la dépression économique – l’une des causes de son apparition – on pouvait facilement penser que les « excès » de la littérature moderne étaient le fruit de la complaisance de quelques oisifs, étrangers à la catastrophe qui menaçait notre société. Bien des hommes pensaient – et j’étais sans conteste l’un d’entre eux (peut-être à tort) – que tout le culte allemand de l’émotion hypertrophiée pouvait être tenu pour responsable du désastre qui se déployait alors sous notre nez (sans aucun doute Brecht s’était rangé à cet avis). C’est pourquoi, à mon sens, beaucoup d’entre nous se sont intéressés pendant un certain temps au néo-classicisme, que l’on pouvait considérer comme une voie vers un « retour à la raison » et vers une vue plus modérée à l’égard de l’expression, ainsi que vers un vocabulaire plus accessible. Après un certain temps, toutefois, avant la fin de la Seconde Guerre mondiale, j’ai pris nettement conscience, en partie à la faveur d’une relecture de Freud et de mes réflexions sur la psychanalyse, que nous vivions dans un monde où cette violence physique et intellectuelle ferait toujours problème, et que toute la conception de la nature humaine sous-jacente à l’esthétique néo-classique revenait à enterrer des faits qu’il nous appartenait, il me semble, de traiter de manière moins superficielle et résignée.
68– Qu’avez-vous lu de Freud pour la première fois ?
69J’avais lu un certain nombre de ses ouvrages lorsque j’étais au Collège, mais sur le moment ils n’avaient pas eu pour moi la signification qu’ils ont prise par la suite. Après tout, j’avais connu très tôt quelque chose comme ma propre période « expressionniste » ou avant-gardiste, contre laquelle j’avais réagi lors de la dépression, mais avec laquelle j’ai en quelque sorte renoué depuis. J’ai lu Ulysses dès sa parution et Proust au fur et à mesure que les différents tomes d’A la recherche du temps perdu sortaient de presse. L’art d’avant-garde était donc pour moi un sujet familier ; il faisait partie d’une vie axée sur certaines idées fondamentales, qui se présentaient simplement sous un jour différent au gré des expériences humaines et des événements historiques vécus à chaque période.
70Ainsi, j’ai goûté d’emblée et sans jamais m’en lasser la musique de Schoenberg, Berg et Webern – tout ce que j’en connaissais. J’étais à la tête de la Société de Musique Contemporaine américaine lorsque nous avons donné à New York le premier concert exclusivement consacré à Webern – pour une large part sur mes propres instances, parce que j’étais tout particulièrement intéressé par Webern en ce temps-là (vers 1952). J’ai toujours éprouvé de l’intérêt pour ces trois compositeurs et n’ai jamais eu de « réserves » à leur endroit. Ma position « anti-expressionniste » ne concernait que ce que je souhaitais moi-même faire en tant que compositeur à une certaine époque. Plus tard, j’ai commencé à considérer la musique viennoise plus pertinente et inventive à cet égard. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je dois néanmoins avouer que jusqu’à une date récente, je ne connaissais de la musique viennoise que ce que j’avais pu me procurer lors de mon séjour à Tienne en 1925. Je constate aujourd’hui avec surprise que divers procédés utilisés dans ma propre musique ont des équivalences dans certaines œuvres viennoises dont j’ai pris connaissance il y a quelques années seulement. J’ai même été éberlué en découvrant le « monoritmica » dans la Lulu de Berg, avec ses accelerandos et ralentandos qui durent une bonne dizaine de minutes – chose que j’ignorais tout à fait lorsque j’ai écrit mes Variations pour orchestre. Je dois admettre, toutefois, que je me suis un peu lassé de toute cette musique ces dernières années ; je me suis en effet rendu compte qu’à bien des égards ses possibilités étaient limitées – pas plus d’ailleurs, voire même moins, que la musique d’autres grands compositeurs.
71– Il y a peu, vous trouviez la musique de Webern « charmante », mais bien moins intéressante que celle de Schoenberg et Berg.
72C’est effectivement ainsi que je la ressens. La musique de Webern me semble si systématiquement sensible, dans une veine « particulière », que l’on peut facilement arriver à saturation. Sur ce point, on peut la comparer à celle de Fauré : merveilleuse, mais très limitée. Il est extraordinaire, à mon avis, que ce soit devenu la base d’une « école », que certaines personnes aient pu être fascinées par elle – alors qu’elle était mal jouée et paraissait énigmatique et chaotique. Jouée correctement, cette musique est très cohérente – dans un style plutôt désuet et romantique, une sorte de Bruckner condensé et raffiné.
73– Vous connaissez depuis fort longtemps les œuvres de Ives, Ruggles et Varèse. Quel est votre sentiment actuel à leur égard et peut-être vis-à-vis d’autres compositeurs américains plus « anciens » ? En quoi ont-ils influencé votre propre réflexion sur votre œuvre ?
74Des compositeurs américains comme Ives, Varèse et Ruggles m’ont en partie intéressé précisément pour la question que nous avons discutée précédemment – le fait qu’ils n’entrent pas dans le cadre de l’esthétique et du goût que nous associons habituellement à la musique européenne. Ainsi, réfléchir au travail de Ives m’a été particulièrement bénéfique : voir comment il remet en question le style, la cohérence et même l’intégrité, le « sérieux » de la musique sérieuse – surtout si l’on songe à sa manière d’utiliser des chants et des hymnes populaires, un procédé qui n’a cessé d’intriguer. Sa musique – par exemple la Concord Sonata – semble parfois être l’œuvre d’un compositeur formidablement accompli et talentueux ; en particulier le mouvement « Emerson », où tout le matériau des motifs est fortement organisé et étroitement interconnecté, tout comme le matériau harmonique. Il y a par contre d’autres pièces qui semblent rejeter tout ceci et réaliser autre chose. J’ai l’impression que Ives devait très bien savoir ce qu’il faisait et avoir eu des intentions différentes en tant que compositeur – celle d’écrire parfois des pièces de grand style et d’autres fois des morceaux du genre « vaudeville furieux »3.
75De même, Varèse pose d’une manière radicale toute la question de la « substance » en musique dans des œuvres qui semblent prendre intégralement appui sur les sonorités des accords et des instruments qui les jouent, ainsi que sur les timbres de la percussion. Je me demande souvent dans quelle mesure cette musique va encore susciter de l’intérêt dans les années à venir, puisque la « substance » au sens habituel du mot semble en être pratiquement absente au-delà de ces éléments fort simples. Quant à moi, je crois que ma musique devrait d’une certaine manière avoir une telle substance ; sinon, je m’en lasserais sans tarder, comme cela m’arrive pour la musique d’autres compositeurs qui en est dépourvue. La musique de Varèse se situe à la limite ; je varie beaucoup dans mes estimations à son endroit, mais toujours pour y revenir avec admiration.
76Outre ces compositeurs, je me suis aussi beaucoup intéressé, en 1926 ou 1927 déjà, à la musique de Roger Sessions, et comme je le disais précédemment, à celle d’Aaron Copland. J’allais aux concerts Sessions-Copland qui se donnaient à New York, mû par une très vive curiosité. Depuis que j’ai entendu Music for the Theatre de Copland et la Première symphonie de Sessions au Boston Symphony, sans oublier la Première sonate pour piano, toujours de Sessions, j’ai suivi avec enthousiasme leur musique, si différente l’une de l’autre. En produisant une suite d’œuvres passionnantes et admirables, ces deux compositeurs ont échappé à l’impitoyable phénomène d’usure et de destruction auquel notre société soumet ses musiciens les plus talentueux. Tous deux sont le reflet d’une période où la musique américaine connaissait son plein essor, chacun à sa propre façon étonnamment originale.
77L’évolution de la musique de Sessions au travers de ses huit symphonies, de son opéra Montezuma (auquel j’ai assisté à Berlin en 1964) et de sa musique de chambre n’a jamais cessé de me séduire par l’opulence de ses sonorités et son imagination. Comme celles de tant de modernes plus sophistiqués, ses œuvres orchestrales ont été desservies par une interprétation lacunaire ; mais elles vont sans doute constituer une part importante du répertoire américain lorsque les chefs voudront bien se donner la peine de chercher ce qu’elles recèlent. Comme je le soulignais dans un article sur son Concerto pour violon paru dans « Musical Quarterly », la musique de Sessions est une confrontation permanente avec le matériau musical de notre époque, tout d’abord à son stade « romantique tardif » et « impressionniste », puis à son stade néoclassique selon Stravinsky et Schoenberg. Croire avec foi aux cheminements ordonnés de la pensée et de l’expression musicales nécessaires à l’élaboration d’une œuvre d’art, comme celles des maîtres des XVIIIe, XIXe et début du XXe siècles – et qui le sont restés pour la plupart de ceux que la musique intéresse – permet de suivre avec grand profit la musique de Sessions. Une musique riche en substance et qui, dans les œuvres que je connais le mieux, telles les Deuxième et Huitième symphonies, Montezuma (surtout la scène d’amour et le finale), et Idyll of Theocritus, regorge d’idées et d’expression. De par l’étendue remarquable de sa culture et de son aptitude à opérer de fines distinctions, Sessions a mené avec succès une vie d’enseignant et de compositeur, sans toutefois jouir de l’audience qu’a connue Aaron Copland. D’autre part, cette musique n’a pas un attrait immédiat pour le simple auditeur de Copland – comme il en va pour Brahms si on le compare à Schubert. (En faisant une telle comparaison, je pense à Mahler qui aurait dit, à la lecture de partitions de Brahms, « ne pas y avoir trouvé une seule note de musique » ; certains critiques et musiciens – mais pas Copland, j’en suis convaincu – ont eux aussi commis cette grossière erreur à l’endroit des œuvres de Sessions.)
78L’indifférence du public à l’égard de Sessions serait un pur scandale américain si une telle attitude n’avait pas été aussi courante, surtout de la part du public et des musiciens pendant les années trente, quarante et cinquante. Que son merveilleux opéra Montezuma ait dû être monté d’abord à Berlin devant un parterre de bruyants protestataires anti-américains n’est qu’une fraction des procédés d’usure réduisant nos compositeurs au désespoir ou les poussant vers un entêtement morose, qui découragent ainsi toute évolution de leur part, sans égard pour le talent prometteur dont ils ont fait preuve. Ce sort (que connurent Varèse, Ruggles, Ives et bien d’autres) fut épargné à Sessions grâce à ses talents d’enseignant et à l’attachement de ses étudiants et de ses collègues.
79Comme je l’ai déjà dit, le rôle joué par Copland a été celui d’un personnage bien plus public ; sa musique où prime le caractère (comme dans la plus grande partie de la musique française et russe) plutôt que la pensée musicale, tout en utilisant celle-ci pour renforcer celui-là – a connu une faveur sans détours de la part du public. Copland a rencontré dans son développement la difficulté inverse de celle que connut Sessions : maîtriser les dégâts que la machine publicitaire américaine peut si aisément causer aux personnalités publiques en attirant l’attention sur leurs inconséquences, et paralyser l’essor d’un artiste en le cataloguant sans discernement pour le condamner ensuite en lui reprochant de ne pas avoir donné ce que l’on attendait de lui. Copland a réussi à éviter ce piège grâce à son sens inné du contemporain, et parce qu’il a toujours évolué avec son temps, malgré les obstacles faisant barrage à la reconnaissance des œuvres qu’il avait composées et qui transcendaient l’image de marque que lui avaient concoctée les journalistes.
80Sessions et Copland ont tous deux été incroyablement généreux avec leurs collègues plus jeunes et les ont aidé de mille et une manières ; avec beaucoup de désintéressement, ils ont mis sur pied des sociétés de musique moderne pour faire jouer les œuvres de leurs collègues (presque jamais leur propre musique) et se sont employés à promouvoir ailleurs des concerts de jeunes compositeurs dont ils estimaient la valeur tout en les défendant, eux et leurs œuvres, auprès des jurys et en les faisant éditer. L’essor de la musique américaine aurait été fort différent s’ils avaient été moins prodigues de leur temps et de leurs efforts.
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81– Votre propre musique se caractérise par un lien idiomatique et linguistique particulièrement étroit avec les sonorités et les techniques spécifiques d’un instrument ou de combinaisons instrumentales que vous choisissez pour chaque œuvre. Est-ce le fruit du hasard ou est-ce l’aboutissement d’une option esthétique rationnelle ?
82Il m’a toujours semblé que les instruments offraient un matériel propice à la composition par la seule vertu de ce que j’appellerai leurs « structures de caractère » intrinsèques ; elles peuvent receler des possibilités mélodiques, à la fois sur le plan des sonorités et sur celui du comportement musical proprement dit. Faute d’être attentif à ce fait, c’est automatiquement une idée plus générale de la sonorité et du caractère musical qui s’imposera à l’esprit et à laquelle il faudra ensuite adapter les instruments en question.
83Il est par exemple évident que Stravinsky et Copland travaillent au piano quand ils composent et qu’ils transfèrent ensuite, notamment à l’orchestre, le caractère percussif d’idées pianistiques ; leur conceptions musicales sont ainsi, jusqu’à un certain degré, indépendantes de leur incarnation instrumentale finale. Je crois savoir que c’était aussi le cas pour Ravel et qu’il en allait toujours ainsi pour les compositeurs de la Renaissance et pour la plupart de ceux de l’époque baroque. Le langage musical était alors en quelque sorte « indifférent » aux possibilités de différenciation du caractère musical que tout groupe d’instruments offre à l’état latent. Il a fallu attendre la période classique pour qu’apparaissent des types d’écriture en corrélation avec les sonorités et les spécificités techniques d’instruments donnés. C’est Mozart qui commença à les utiliser de façon spectaculaire, surtout dans ses concertos pour piano, où un instrument est appelé à en « imiter » un autre en jouant un passage dont le caractère lui est habituellement associé – le soliste jouera par exemple au piano un motif évoquant de façon manifeste un « appel de cor », auquel les cors répondront, et ainsi de suite. Dans ce cas, les caractéristiques sonores et les possibilités de comportement des instruments jouent un rôle non seulement en suggérant diverses sortes bien distinctes de matériau musical, mais aussi en devenant des identités dramatiques que l’on peut opposer les unes aux autres de bien des manières ; elles contribuent ainsi à créer l’argument musical lui-même.
84Plus près de nous, il y a eu des prises de position contraires à cet égard. Certains compositeurs ont tenté de réintroduire une sorte de « canon uniforme » de sonorités et de comportements musicaux auxquels les instruments devraient ensuite se conformer. Cela vaut pour Hindemith et c’est aussi clairement le cas de Webern après son opus 20. Les compositeurs sériels plus récents ont même été plus loin dans cette entreprise (“L’après-midi d’un vibraphone – avec le « o » prononcé à la germanique – tient depuis plus de quinze ans.) Personnellement, j’ai trouvé intéressant de pousser plus avant les possibilités de contraste dramatique et d’interaction qu’offre le caractère spécifique de chaque instrument ; j’ai donc tenté d’exploiter dans toutes mes œuvres, du moins à partir de ma Sonate pour piano, ces possibilités de façon aussi vivante que je pouvais les imaginer. On peut bien sûr se demander s’il existe des pièces « totalement idiomatiques » – s’il est possible d’écrire quelque chose en n’utilisant que ces types de sonorité ou de geste « particuliers» à l’instrument en question – ce qui élimine naturellement une possibilité dramatique : faire jouer un instrument contre nature. Et dans tout « dialogue » musical ou autre, il doit y avoir des passages de chevauchement, d’échanges croisés, aussi bien que des points de divergence. Ainsi, on trouvera dans ma musique une sorte de dialectique permanente basée sur l’affirmation et la contradiction du caractère des instruments impliqués, qui n’en ont pas moins à chaque fois, un rapport organique avec le caractère des idées musicales et avec la conception dramatique et formelle de l’œuvre entière.
85Comme je l’ai dit, ce type de réflexion apparaît dans ma musique à partir de la Sonate pour piano de 1945, mais prend pour la première fois une dimension importante dans la Sonate pour violoncelle et piano que j’ai écrite sur commande pour Bernard Greenhouse en 1947. En réfléchissant à l’écriture de cette œuvre, j’ai trouvé intéressant de ne pas essayer d’« aplatir » ou de camoufler les oppositions intrinsèques de caractère entre le violoncelle et le piano, comme cela existe souvent dans les œuvres de ce genre, mais plutôt de les transformer en un aspect explicitement significatif de la pièce. Le premier mouvement, Moderato, présente ainsi le violoncelle dans son caractère chaleureux et expressif ; il y joue une longue mélodie dans un style assez libre, tandis que le piano scande un tic-tac régulier semblable à celui d’une horloge. Celui-ci est interrompu de diverses manières afin que, à travers le contexte musical ainsi créé, l’opposition entre les deux instruments ne soit pas perçue comme le fruit du hasard, mais comme un élément de poids, presque fatidique. A la fin de l’Allegro final, cette idée resurgit ; mais le rôle dévolu aux instruments est cette fois inversé. On ne peut donc dissocier l’idée mélodique du moyen instrumental par l’intermédiaire duquel elle va prendre de l’ampleur. Cela est également vrai pour toutes les œuvres que j’ai écrites après la Sonate pour violoncelle. Ainsi, la palette entière de l’expression musicale, les détails formels, le phrasé, le rythme, la texture et la forme étendue de ma Sonate pour clavecin, flûte, hautbois et violon, résultent tous de choix délibérés ayant pour origine un désir d’explorer les nombreuses possibilités du clavecin moderne; les trois autres instruments fournissent un cadre qui permet une mise en relief très contrastée, et leur « comportement musical » est conditionné par cet objectif.
86– Une telle conception esthétique implique une connaissance technique approfondie des instruments choisis. Il serait donc intéressant d’apprendre comment vous vous y êtes pris pour composer la partie solistique de votre récent Concerto pour piano – une partie très difficile techniquement. Force est de constater, en effet, qu’il existe relativement peu de musique post-tonale « virtuose » qui soit cohérente sur la plan esthétique ; même le Concerto pour piano de Schoenberg s’avère modeste de ce point de vue.
87Je dirai, en premier lieu, ma perplexité devant le fait que Schoenberg ait écrit son Concerto pour piano de manière aussi « dépouillée » ; il a pourtant écrit nombre de compositions pour piano révélant une maîtrise originale et idiomatique de l’instrument et qui sont bien plus poussées sur le plan de l’utilisation de la technique pianistique – la gigue de la Suite opus 25, par exemple, est vraiment très animée et bien écrite pour le piano, comme le sont un certain nombre de pièces de l’opus 23. Elles donnent à penser que Schoenberg connaissait à fond les possibilités de l’instrument.
88En ce qui me concerne, je sais jouer du piano, quoique pas très bien. Lorsque j’étais encore étudiant, j’ai joué en public la Suite de Schoenberg qui venait d’être publiée. Mais je n’ai pas sérieusement travaillé le piano pendant des années, en partie parce que je suis très nerveux lorsque je me produis en public ; mais je sais naturellement fort bien comment on joue de cet instrument, et je n’ai pris l’avis de personne en écrivant le solo de mon Concerto pour piano, comme Brahms l’a fait en écrivant son Concerto pour violon. Je me suis entretenu avec Stravinsky sur les difficultés de l’écriture pour le piano ; à son avis, la meilleure façon de faire des découvertes était de jouer des études, ce que j’ai fait – notamment les Klavierübungen de Brahms que Jean Casadesus m’avait fait connaître jadis. Je les ai trouvés très divertissants parce que l’on y rencontre des choses comme des trois contre cinq, etc. Je présume par conséquent que mon Concerto pour piano en est issu, en plus d’autres sources. J’ai aussi étudié tous les anciens concertos que j’ai pu trouver et décidé, compte tenu de la conception que j’avais à l’esprit, que je devais écrire une partition très fouillée pour le piano. Notamment parce que je désirais écrire une partie orchestrale relativement simple. De fait, la partie de piano est directement issue de la technique pianistique de mon Double concerto, bien que, dans cette œuvre, le piano ne pouvait avoir un poids trop considérable sans tuer le clavecin et qu’il devait donc se cantonner dans une texture plutôt légère. Toutefois, arrivé au Concerto pour piano où le soliste est aux prises avec tout un orchestre, je me suis rendu compte que j’allais devoir choisir un style harmonique permettant de produire différents degrés d’écriture pianistique allant d’une extrême délicatesse jusqu’à l’emphase.
89– Sachant que le piano est un instrument résonnant, et que le recours à la pédale peut avoir des effets d’une grande intensité sur la signification harmonique d’un passage, comment avez-vous abordé la question de la notation de la pédale dans le Concerto pour piano ?
90Dans la musique tonale, on peut naturellement admettre l’interpénétration d’accords de tonique et de dominante en maintenant l’un avec la pédale et en jouant l’autre ensuite ; malgré leur présence simultanée, ils seront néanmoins perçus comme des accords distincts par les auditeurs. Dans la musique post-tonale, le problème de la pédale est plus compliqué en raison de l’absence d’identités harmoniques déterminées. Je me suis contenté d’indiquer l’intervention de la pédale là où je veux que les accords successifs s’interpénètrent. En règle générale, comme une grande partie de ma musique est polyphonique, il est important de ne pas abuser de la pédale, de manière à bien entendre les différentes voix. Dans le Concerto pour piano, l’orchestre et le concertino assument souvent le rôle de la pédale – en maintenant certains éléments pour ne pas laisser le piano à découvert. Mais au-delà de ce problème de pédale, il y a celui, fort ardu, de la notation pour la musique de clavier : on ne sait jamais vraiment s’il est préférable, parce que plus clair, d’écrire des valeurs qui correspondent exactement à la durée de résonnance souhaitée, ou de laisser l’interprète en décider en se basant sur un modèle d’attaques déterminé. J’écris tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, selon le contexte musical.
91– Vous n’avez jamais eu recours, jusqu’à présent, aux sons électroniques ou à d’autres sources sonores « inhabituelles », alors que de nombreux compositeurs ont justifié leur intérêt pour les moyens électroniques en invoquant les soi-disant lacunes et limites propres à la disposition instrumentale traditionnelle, plus précisément celle de l’orchestre symphonique. Quelle est votre position par rapport aux problèmes et aux possibilités de la composition orchestrale ?
92Il faut tenir compte du fait que, par la disposition de ses instruments et par sa composition, l’orchestre symphonique reflète les repères acoustiques de texture et de timbre spécifiques au genre de musique que l’évolution historique lui impose – c’est-à-dire essentiellement de la musique « harmonique ». Ainsi, les instruments à vent sont toujours groupés par trois ou quatre pour les besoins des accords parfaits et de septième de la musique tonale. De même, les familles d’instruments se déploient dans chaque cas en allant de l’aigu vers le grave pour permettre les doublements d’octaves, caractéristiques du style orchestral tonal. Le fort contingent d’instruments à cordes témoigne du souci que des compositeurs comme Brahms et Strauss ont eu pour les sonorités amples : leur musique a été à peu près la dernière, chronologiquement parlant, à influer sur la composition instrumentale de l’orchestre – qui s’est normalisée et maintenue en l’état jusqu’à ce jour.
93Ecrire de la musique post-tonale pour un orchestre de cette nature pose un gros problème : celui des « tutti » ; comme les doublures d’octaves sont bannies ou demandent à être employées de façon spéciale dans la très large majorité des cas (en vertu de la pratique moderne qui évite l’octave en tant qu’intervalle fonctionnel), occuper une centaine de musiciens à la fois en leur donnant quelque chose à faire simultanément est un réel problème. Cette attitude particulière à l’endroit des octaves signifie que l’on doit soit doubler à l’unisson, soit prévoir une texture des voix extrêmement dense, en donnant à chaque instrument quelque chose qui diffère entièrement de ce que fait son voisin. La seule parade consiste apparemment à adopter le principe des « orchestres de chambre géants », selon la manière récente de Stravinsky, et de ne faire jouer ensemble qu’un tout petit nombre d’instruments, avec une ligne mélodique qui, tout au long de la pièce, passe constamment d’un petit groupe à un autre. Pour moi et en ce qui concerne ma propre musique, cette solution semble contourner le problème ; on pourrait tout aussi bien utiliser un orchestre de chambre et ne pas jouer sur le timbre pour lui-même. Si l’on a une une centaine de musiciens réunis dans une salle, il faut leur donner à faire quelque chose simultanément, tout au moins pendant une partie du temps. Quitte à me répéter, j’estime que les instruments ou formations d’instruments à disposition devraient être dans chaque cas la source du langage musical ou de l’idée musicale. Pour les orchestres, l’une des possibilités – la possibilité spécifique – est le jeu simultané. La manière d’affronter cette question, même « théoriquement », est aujourd’hui problématique.
94Mon nouveau Concerto pour orchestre répartit l’orchestre en groupes de concertinos dont plusieurs développent en même temps des caractères différents. Et comme l’ouvrage, en accord avec la densité orchestrale, se base tout entier sur des combinaisons verticales de cinq et sept notes, j’ai dû chercher des idées musicales que cinq contrebasses pourraient par exemple jouer et qui sonneraient bien, sans couvrir ou sans être couvertes par ce que font en même temps les autres groupes d’instruments. Cette difficulté est l’un des problèmes les plus aigus de la musique orchestrale moderne : le problème de l’équilibre instrumental. On ne peut jamais être tout à fait certain de la clarté avec laquelle se manifestera l’effet sonore produit par chaque composante quand on travaille avec des combinaisons de textures inédites. Les instruments ont des poids si différents et leur force varie tellement selon le registre que l’on court toujours le risque que des idées musicales parfaitement claires produisent un effet sonore désastreux à cause des impondérables de l’alchimie orchestrale ; on ne peut souvent procéder que par tâtonnements – spécialement quand l’idée de texture devient de moins en moins orthodoxe.
95D’un point de vue strictement « compositionnel », la meilleure chose serait de pouvoir choisir l’exacte combinaison instrumentale dont on a besoin, plutôt que d’avoir un ensemble « standard » d’une centaine de musiciens sur les bras. Nous nous souvenons tous avec nostalgie des jours heureux d’avant la Première Guerre mondiale, quand Schoenberg pouvait écrire une pièce comme Die Jakobsleiter ou Lieder opus 22, avec dix cors ou six clarinettes, ce qui correspondait en tous points à ses exigences musicales. De nos jours, les impératifs économiques en matière d’orchestre rendent prohibitivement coûteux toute modification du groupe « standard ». C’est du moins ce qu’on nous dit quand il s’agit de modifier le nombre de musiciens pour adapter l’orchestre à de nouvelles conceptions. Aujourd’hui, même avec un ensemble standard, on se trouve confronté, une fois la pièce élaborée, à des restrictions dramatiques du temps réservé aux répétitions ainsi qu’au sentiment d’insécurité ou à l’hostilité des chefs d’orchestre, dont le seul souci est d’en finir et de passer au morceau de Strauss qui leur vaudra instantanément les applaudissements du public. Sans l’assistance d’un chef sérieux, les musiciens n’ont pas la moindre idée du moyen de trouver un équilibre les uns par rapport aux autres dans une texture musicale différente des œuvres tonales pour lesquelles ils ont été formés ; ils ne sauraient donc interpréter de façon reconnaissable et convaincante une telle pièce. Une énorme quantité d’œuvres modernes pour orchestre ont ainsi été condamnées par la faute de concerts trop peu et mal préparés.
96A ces problèmes circonstanciels vient s’ajouter celui, intrinsèque, des réflexes des musiciens dans les grands ensembles instrumentaux ; les compositeurs – du moins les plus avancés – se voient ainsi obligés de simplifier jusqu’à un certain point leur vocabulaire rythmique, même si cela peut être compensé par une densité dont on ne dispose pas dans la musique de chambre.
97Ce qui m’intéressait en écrivant ma nouvelle pièce pour orchestre, c’était de trouver de nouvelles entités sonores centrales à partir desquelles se développent puis vers lesquelles reviennent les idées musicales; en effet, dans toute la musique orchestrale antérieure à Mahler, les instruments à cordes constituent de toute évidence la « sonorité de base », tandis que les cuivres et les bois, sans parler des instruments à percussion, ont du point de vue du timbre et du caractère un rôle dépendant et superstructurel. Chez Mahler, ce schéma sonore se trouve pour la première fois inversé : les instruments à vent sont mis au premier plan et les cordes assument souvent un rôle secondaire ou équivalent. Dans ma nouvelle pièce, j’ai expérimenté toutes sortes de formules dans ce domaine, de façon à donner un nouvel éclairage à l’orchestre – un éclairage qui reflète les multiples strates simultanées de la continuité sur laquelle l’œuvre est basée.
98– Vous allez prochainement travailler à un Troisième quatuor à cordes ; il serait intéressant de connaître votre sentiment à propos des limitations rigoureuses de la densité harmonique et de la variété des timbres que le quatuor impose.
99Je continue de penser que le véritable intérêt de la musique réside dans son organisation, et c’est pourquoi le manque de variété du timbre dans le quatuor à cordes ne me dérange pas trop. En fait, je n’ai jamais utilisé dans mes quatuors antérieurs les techniques « excentriques » de l’écriture pour cordes – ni le col legno, ni la frappe sur le bois, ni le jeu devant le chevalet ; je pourrais le faire dans mon prochain quatuor, mais je ne l’ai pas fait jusqu’à présent. Dans le Deuxième quatuor, l’unique « nouveauté » est l’intervention d’un seul instrument jouant de temps à autres différents pizzicati inhabituels. Le vrai problème, et celui qui se révèle par ailleurs intéressant, est de traiter le quatuor à cordes tel qu’il est et d’en tirer quelque chose qui soit expressif et vivant. Dans le domaine des sonorités, je ne suis pas un adepte de la nouveauté en soi ; c’est à coup sûr ce qu’il y a de plus facile à réussir, mais cela perd très rapidement tout intérêt.
100– Votre intérêt pour le genre du quatuor à cordes a-t-il précédé de beaucoup la composition de votre Premier quatuor à cordes ?
101J’avais écrit avant cela deux autres quatuors, restés inachevés. Je ne me souviens pas avec précision pourquoi j’ai commencé à écrire ce qui est devenu mon Premier quatuor. Cependant, une fois la pièce écrite et alors qu’elle commençait à être jouée, je n’ai pas tardé à découvrir que la qualité des ensembles interprétant des quatuors, la sensibilité et l’esprit inventif de ces musiciens – surtout leur curiosité pour les nouveautés auxquelles ils n’hésitent pas à s’attaquer et qu’ils ont à cœur d’exercer individuellement – étaient bien supérieurs à la moyenne observée en général pour d’autres ensembles. C’est un facteur très encourageant pour un compositeur si l’on songe à l’épineux problème que constitue automatiquement pour lui, aujourd’hui, la programmation de sa musique.
102– Vous avez fait allusion ailleurs à un changement progressif intervenu dans votre musique au cours de ces dix dernières années ; vous vous seriez distancé de conceptions plus ou moins strictement linéaires pour vous diriger vers une écriture discontinue et davantage basée sur des textures. Mais le quatuor à cordes semble être le médium linéaire par excellence…
103J’ai en fait constaté que les musiciens qui forment des quatuors peuvent exécuter à peu près tout ce que vous pourriez imaginer. Ma musique a certes évolué, mais je n’ai jamais employé certaines techniques de jeu peu usitées, pour la simple et bonne raison que plus on s’éloigne de la gamme chromatique et des hauteurs définies, plus il devient ardu de réaliser tout type de schéma temporel, inventif et intéressant – la « substance », si vous voulez – qui est, pour moi, la question clé. Ainsi, j’ai constaté que je m’ennuyais très vite avec une musique exclusivement basée sur des textures, comme quantité d’œuvres récentes de Stockhausen et une grande partie de la nouvelle musique polonaise. L’effet des textures en soi cesse de surprendre après la première écoute ; car, par sa construction point-par-point naïve de moments sonores, il contribue uniquement à une continuité très primitive. L’interrelation de ces moments sonores n’offre pas matière à réflexion après coup, et ne crée pas le genre de tension qui résulte des attentes formelles et dramaturgiques de l’auditeur quant à la progression ultérieure de la pièce. En un effort effréné visant à surmonter l’ennui que distille tant de musique coloriste et fondée sur les textures, les compositeurs ont été amenés à utiliser des techniques de « collage » – prétendûment dérivées de celles des peintres. Les coupures et les raccords de fragments musicaux classiques (parfois pris à l’envers) auxquels les dadaïstes italiens se livraient par plaisanterie, sont devenus pour quelques-uns une part respectable de la technique musicale. Les pièces que Stravinsky a écrites dans cette veine, les Symphonies pour instruments à vent entre autres, sont naturellement bien plus proches de la plupart des collages de peintres tels que Picasso, Matisse et Schwitters ; en effet, le concept global de l’ouvrage domine et assimile les matériaux hétérogènes de sorte qu’il en résulte une seule impression homogène.
104Par ailleurs, à moins que cela ne soit de l’excellent théâtre (fait assez rare), la musique qui n’est pas à proprement parler « texturelle » dans ce sens mais qui vise un genre de « musique concrète » théâtrale m’ennuie souvent par sa pauvreté d’idées. On ne peut pas être intéressé musicalement par des gens en train de taper sur des tambours de frein ou sur le sol, ou qui échangent des gifles – le son n’en est guère intéressant et ne « surprend » que par son aspect inattendu dans le cadre d’une salle de concert. Je n’attends vraiment pas grand chose dans le cadre d’une salle de concert. Je me contente d’y aller en espérant entendre de la bonne musique. Le décorum du lieu m’indiffère – et là réside précisément toute la question en ce qui concerne ce genre de musique. Nous avons entendu pas mal de commentaires au sujet des gens qui fréquentent les concerts principalement pour des raisons « sociales », et je crois que cela vaut aussi – en sens « inverse » – pour ceux qui vont écouter de la musique jouée sur des grills de barbecue et des verres d’eau : ils sont tout bonnement une version plus actuelle des abonnés à motivation sociale du Boston Symphony.
105– A cet égard, pouvez-vous nous dire quelle est votre relation avec la « tradition musicale » – un terme souvent chargé d’intentions péjoratives chez ceux qui se sont eux-mêmes désignés comme les papes de la «modernité musicale ».
106Il me semble que la tradition ne fournit pas seulement un moyen de poursuivre sur une lancée, mais aussi un moyen pour s’en détourner. Ceux qui ignorent la tradition qui les conditionne automatiquement sont toujours les plus profondément traditionalistes – précisément au sens péjoratif qu’ils s’efforcent d’éviter avec tant de soin. Je suis conscient d’écrire une musique qui s’inscrit toujours dans un « cadre limité », dans la mesure où elle est destinée à séduire l’oreille d’un auditeur intelligent – une musique suffisamment expressive pour qu’il soit amené à l’écouter et à la saisir quand elle est jouée par un interprète qui en tire lui-même assez de satisfaction. Cela prendra peut-être bien des années à un auditeur pour être convaincu, mais ma formation et mon expérience de compositeur me permettent, je crois, de pressentir le futur auditeur potentiel. L’idée d’écrire une pièce de musique qu’aucun auditeur ne serait jamais capable de pénétrer ou d’apprécier est, à mon avis, absolument incompréhensible. J’entends parfois de la musique d’autres compositeurs que je range, pour commencer, dans cette catégorie, mais que je parviens à comprendre par la suite ; il m’arrive aussi de rester perplexe, même après plusieurs auditions. Dans ces cas-là, je commence à me demander quel genre de compositeur peut bien se cacher derrière l’œuvre puisqu’il semble obéir à un désir obstiné d’être inintelligible à tout jamais. Même en comprenant jusqu’à un certain point ce phénomène, qui est lié aux mouvements « littéraires » ambiants, il est totalement étranger à ma propre conception de la nature et de la finalité de la musique – qu’elle soit appelée « traditionnelle » ou qu’on lui accole toute autre dénomination.
107J’aimerais aussi faire remarquer que sur un plan quelque peu différent (encore que souvent opposé aux notions musicales soi-disant traditionnelles), la question de l’improvisation soulève une foule de problèmes, notamment celle que l’idée de jouer une partition « limite l’individualité de l’interprète ». Cette notion a été clairement exprimée par William Godwin en 17934. Cet aimable paléo-anarchiste croyait bien sûr que les hommes étaient perfectibles et que la conversation avec la gent féminine était plus profitable que le sexe, « un objet très trivial » à ses yeux. Poussant sa pensée sur l’interprétation de la musique un pas plus avant, on pourrait dire qu’il est nocif d’être réduit au rôle d’auditeur ou de lecteur puisque des activités comme l’écoute et la lecture nous asservissent à la pensée de tiers. On peut en fait considérer l’homme comme esclave de ses propres besoins corporels – où s’arrêter alors sur la route de la « perfectibilité » ?
108D’un point de vue purement musical, j’ai toujours eu l’impression que l’improvisation était particulièrement fructueuse quand de bons interprètes se donnent la peine de jouer une musique écrite avec soin comme s’ils étaient « en train de la concevoir » eux-mêmes au cours de l’exécution – autrement dit, à force de réflexion et de pratique ils parviennent à ressentir cette pièce formulée avec soin comme si elle faisait partie d’eux-mêmes et de leur propre expérience, qu’ils communiquent ensuite aux autres en la puisant directement en eux-mêmes au moment où ils l’interprètent de façon vivante.
109J’ai entendu une quantité incalculable de soi-disant improvisations, jouées en particulier par des transfuges de la musique classique formés « mécaniquement », et qui ont rallié l’avant-garde. Impossible d’y trouver la moindre trace de vivacité et d’intelligence musicale ; ces improvisations se limitent à une collection de maigres clichés que ces interprètes ont glané, plutôt mal, à l’écoute d’œuvres formulées dans un style « moderne ». Ces clichés sont totalement dépourvus du propre vécu de l’interprète et toujours assemblés à la diable, sans aucun sens, dans l’excitation et la panique de l’événement public. Ils ne sont jamais le fruit d’une invention musicale personnelle, soutenue et spontanée, qui entre toujours en jeu dans l’improvisation d’un compositeur ; celui-ci transcrit ensuite le mieux possible ce qu’il entend pour que d’autres puissent le rendre en concert mieux qu’il ne le pourrait lui-même – tout comme lui, en tant que compositeur, conçoit les choses de manière innée et mieux (mais en se donnant beaucoup de mal) que ne peuvent le faire ceux dont le talent réside le plus naturellement dans le domaine de l’exécution.
110On pourrait dire qu’une partition de musique est écrite pour éviter que l’interprète ne joue ce qu’il sait déjà et pour l’inciter à explorer d’autres idées et des techniques nouvelles. En cela, elle est semblable à une carte topographique qui conduit le randonneur vers des sites et des panoramas à travers un pays inconnu, en lui révélant de nouvelles possibilités d’expériences, alors qu’il ignorait les avoir à sa portée.
111On pensait jadis que le grand art engendrait la liberté ; celle de pouvoir accomplir sans difficulté certaines actions de valeur. Plus un violoniste s’exerce, plus il lui sera facile de jouer des passages compliqués en toute liberté. Comment savoir de quoi ces passages ardus auraient été faits sans leurs inventeurs, les compositeurs, qui lui ont donné quelque chose à étudier et à exprimer lui-même et communiquer ainsi de manière intelligible avec nous.
112– Avec la question de l’intelligibilité et de la communication, vous soulevez toutes celles de l’esthétique et par la même occasion de la technique qui sont liées à la composition musicale dans la période post-tonale. Le fait que tant d’efforts aient été investis tout au long de ces quatre dernières décennies dans l’espoir de rationaliser le langage post-tonal, semblerait une évidence qui rend de nombreux compositeurs perplexes lorsqu’ils tentent de se pencher sur ces questions. Dans vos propres œuvres vous avez manifestement évité de suivre ces différents systèmes, en particulier le sérialisme censé établir une base rationnelle pour venir à bout des problèmes de langage inhérents à la musique post-tonale. Quels sont plus spécifiquement vos sentiments à propos de ces systèmes et, peut-être par opposition, qu’est-ce qui vous paraît constituer la base nécessaire à une authentique « rationalité » musicale post-tonale ?
113Il me semble tout d’abord qu’il existe une hiérarchie manifeste des valeurs en la matière, une hiérarchie restée fatalement ignorée par beaucoup de ceux qui ont tenté de maîtriser ces problèmes, systématiquement ou autrement. Selon mon point de vue, chaque tentative procède avant tout d’un désir de communiquer et en second lieu seulement d’un désir de ce que j’appellerai « produire du sens musical ». Aussi commence-t-on à utiliser une sorte de système rationalisé ou ordonné avec le seul souci de réaliser la communication désirée ; celle-ci doit par conséquent être le premier et l’ultime facteur déterminant de tout système musical visant une rationalité musicale authentique.
114A mon sens, quantité de systèmes récents ne sont pas rationnels du tout dans ce sens-là, qui me semble être le seul sens plausible en musique. Je veux dire qu’il n’y a rien à redire à ces systèmes en tant que schémas abstraits ; mais ils sont souvent inutilisables à des fins musicales, pour la simple et bonne raison qu’ils n’ont aucun rapport précis avec le désir du compositeur de communiquer toutes sortes de sentiments et de pensées qui, comme je le disais, précèdent logiquement le développement de tout système. Cette absence de lien avec le désir de communiquer du compositeur va de pair avec le fait que ces systèmes sont dépourvus de toute relation avec la psychologie de l’écoute musicale chez l’auditeur. Le soi-disant « système » de l’harmonie tonale n’a de toute évidence pas été inventé comme un système mécaniquement et arithmétiquement parfait sur le papier – il a été inventé à la faveur d’une incessante expérimentation musicale effectuée au fil de nombreuses années par des compositeurs tentant de communiquer quelque chose à des auditeurs intelligents. Si l’harmonie tonale avait été inventée de manière strictement pythagoricienne, elle aurait été d’un usage extrêmement limité à tout point de vue musical, voilà ce que je pense des nombreux systèmes sériels.
115– Ce que vous dites n’est pas sans rapport avec un vieux débat historique sur la nature de l’ordre et de la signification dans les œuvres musicales, dont une face insiste sur les vérités essentiellement mécaniques et l’autre sur ce que l’on pourrait appeler les critères « psychologiques » ou « dramatiques », faute de termes plus appropriés.
116Il est évident que l’ordre et la signification véritables sont ceux que l’auditeur entend avec ses oreilles. Tout ordre mathématique occulte qui pourrait être couché sur papier n’a pas forcément de rapport avec cela. Il est vrai, néanmoins, qu’en écrivant mes propres œuvres, je m’essaie parfois à des choses quasi « géométriques » pour me couper du mode habituel de penser tel ou tel problème technique particulier et me placer pour ainsi dire sur un terrain neuf – ce qui m’oblige à regarder autour de moi et à trouver de nouvelles idées et des solutions qui ne me seraient pas venues à l’esprit autrement. Si toutefois les résultats obtenus par ces méthodes me paraissent insatisfaisants par rapport à ce que j’estime être intéressant à entendre, je les rejette sans hésiter.
117Dans le cas du sérialisme, on a clairement à faire à un type de « logique visuelle-mécanique », ce qui ne lui garantit pas d’être auditivement perceptible ou de transmettre une quelconque signification musicale au travers de sa structure. La question est certainement de savoir si oui ou non l’on peut faire en sorte que la « logique » d’un système d’intervalles et de durées mécaniquement ordonné produise un effet psychologique sur l’auditeur qui corresponde en détail aux intentions expressives du compositeur. Il me semble par conséquent que le système sériel demande à être manipulé bien plus qu’on ne le croit si l’on veut écrire une pièce valable. Le système lui-même devient si complexe qu’il commence à usurper l’attention qu’il faudrait porter à l’élaboration des énoncés musicaux et à leur organisation sur une large échelle. De ce point de vue, le sérialisme ne donne qu’une information schématique de la plus simple espèce.
118– Bon nombre de compositeurs actuels semblent penser tacitement que le seul moyen de rendre leur musique « réelle » et « rationnelle » aux yeux de la société – et avant tout à leurs propres yeux – est de la conformer autant que possible aux conventions qui déterminent ce que sont réalité et rationalité. Le fait que ces conventions soient essentiellement d’ordre mécaniste-technique est devenu évident aujourd’hui ; le fait aussi qu’elles soient incompatibles en tant que telles avec des objectifs réellement artistiques s’illustre en particulier par le refus des institutions de la société américaine de prendre au sérieux quoi que ce soit qui, telle la musique, ne puisse se comprendre en fonction de ces conventions.
119Il pourrait bien en être ainsi. Cela pourrait aussi contribuer à expliquer la virulence du phénomène actuel, bien que la discussion abstraite de ce problème ne date vraiment pas d’hier et qu’il faille, selon vos propres dires, remonter au moins à l’antithèse entre les vues de Pythagore et celles d’Aristoxène5. Il est néanmoins important, du point de vue musico-historique aussi bien que théorique, de souligner que les origines de la méthode sérielle ont peu à voir avec une pensée d’ordre mécaniste : la méthode de composition avec douze sons élaborée par Hauer et Schoenberg portait en majeure partie sur la production d’ensembles étroitement liés de matériaux mélodiques et harmoniques utilisés dans ce qui restait du schéma traditionnel de la « mélodie accompagnée». En outre, bien que cette méthode ait, par le traitement thématique, un lien marginalement audible avec les qualités musicales des meilleures pièces écrites dans ce style – comme les Variations pour orchestre de Schoenberg – la partie incontestablement la plus importante de l’effet musical, dans ces œuvres, est réalisée par d’autres moyens musicaux que ceux du sérialisme, qui sont tout ce que la plupart des enseignants et des étudiants se donnent la peine d’analyser. Les éléments agissants de la rhétorique de ces œuvres ne sont pas toujours les hauteurs en tant que telles, mais souvent des éléments rythmiques et dynamiques, ou des textures (dans un sens général), ou encore des modifications de tessitures, les rapports précis de hauteurs jouant un rôle secondaire. Les éléments agissants restent par conséquent indépendants de l’organisation sérielle de certaines des premières œuvres dodécaphoniques, en quelque sorte à la manière de ces anciens poèmes chantés du folklore qui pouvaient appliquer un traitement analogue aux thèmes tchèques, français, espagnols ou orientaux6.
120Le sérialisme intégral est tout à fait différent : il envahit chaque dimension de la rhétorique musicale et produit, selon toute attente, des résultats désastreux dans la grande majorité des cas, quel que soit le point de vue artistique adopté. C’est comme s’il fallait établir un résumé statistique de données météorologiques sur une période donnée, puis passer à la construction d’un bâtiment sur la base des chiffres obtenus de la sorte – pour tenter ensuite de justifier une saillie particulièrement chaotique de la paroi du bâtiment en arguant que le vent soufflait à 150 miles le 23 février, ou en prétextant n’importe quelle absurdité. Ce genre d’entreprise peut éventuellement produire, par hasard, une texture ou un événement musical intéressants, mais cela dépendra de la méthode utilisée pour les fabriquer. De même, la grande majorité des textures et des événements imaginés à l’aide de ces méthodes sont nuls sur le plan musical, bien qu’ils soient produits par des jeux numériques très ingénieux.
121Le seul argument en faveur du sérialisme intégral comme mode de production de schémas sonores n’ayant jamais été entendus ou imaginés jusque là est qu’il a parfois contribué à élargir le vocabulaire dont dispose un compositeur. Toutefois, les critères de sens musical selon lesquels un tel matériau peut être mis efficacement à profit dans une pièce n’ont rien à voir avec le mode de pensée et les procédés mécaniques par lesquels on aboutit souvent à ce type de matériau. A mon avis, beaucoup de compositeurs n’en ont pas eu suffisamment conscience.
122– Compte tenu de vos commentaires sur l’indépendance effective d’une grande partie de la rhétorique fonctionnelle des premières pièces sérielles vis-à-vis de la méthode sérielle même, il serait intéressant d’apprendre comment, à cette époque charnière de la musique moderne, des compositeurs tel Schoenberg pouvaient, à votre avis, être cohérents dans ce qu’ils faisaient sans un centre tonal pour les guider – une autre manière d’aborder la question des « critères » de langage rationnels dans la musique post-tonale.
123Tout d’abord, ces compositeurs ont développé leur langage atonal très lentement – et non pas d’un seul coup, comme le laisseraient souvent supposer les commentaires à ce propos. Par ailleurs, ils ont composé de tout temps leur musique en accord avec le caractère musical ou expressif particulier qu’ils désiraient rendre. D’une certaine façon, il s’agit d’une affaire bien moins mystérieuse qu’on le donne souvent à entendre. On s’en rend clairement compte si l’on examine de près certaines œuvres de Richard Strauss, en particulier Salome (1905) et Elektra (1908). Vous y trouverez quantité de passages qui ont une ressemblance frappante avec le style musical des premières œuvres atonales de Schoenberg et d’Alban Berg. Je suis certain qu’en isolant ces passages de leur contexte « tonal », ils paraîtraient étrangement « atonals » et expressionnistes. Comme on le voit, le geste et le caractère musical expressionnistes se sont lentement infiltrés dans le vocabulaire musical de l’époque et étaient compatibles, au début, avec un cadre ou un style tonal – au plan esthétique comme au plan technique. A mon avis, les premiers compositeurs de musique atonale ne se sont par conséquent jamais sentis « désorientés », techniquement ou sur un autre plan. Il est clair que d’autres « révolutionnaires » comme Scriabine, Debussy et Stravinsky ont abordé les dissonnances émancipées par des moyens similaires – tout d’abord en acceptant et en faisant leur une rhétorique musicale établie ; puis en découvrant progressivement qu’ils pouvaient substituer une grande quantité de structures différentes de hauteurs dans l’exposé rythmique-textural de l’ancienne rhétorique et qu’ils pouvaient produire un effet musical non seulement reconnaissable en tant que musique, mais soulignant de plus en plus le caractère ou l’effet expressif qui les intéressaient. Les accords basés sur l’intervalle de quarte et les accords parallèles symétriques basés sur les tierces majeures et mineures ont ainsi remplacé les accords parfaits traditionnels et leurs progressions.
124Les seules personnes « désorientées » ont été celles qui, comme moi au début, voulaient comprendre cette musique nouvelle en termes de do majeur et donc l’analyser en fonction d’un contexte tonal, absent dans la plupart des cas, plutôt qu’en fonction de son caractère musical-expressif. Peu de personnes ont alors remarqué que l’on pouvait analyser une œuvre en fonction de facteurs autres que ceux du « système » tonal et découvrir la façon dont une œuvre atonale avait été construite sur le plan technique dans le but de faire ressortir l’élément musical-expressif.
125– Pour créer un caractère musical, le procédé sous-jacent essentiel semblerait consister, au niveau pris dans son sens le plus général, à engendrer et relâcher la tension par divers moyens, qu’il s’agisse de musique tonale ou non tonale. Pour résumer la théorie bien connue de Leonard Meyer, ce procédé dépend de l’art de susciter des attentes chez l’auditeur ; puis une frustration génératrice d’affect ou de tension, provoquée par ces attentes ; et enfin l’accomplissement de ces attentes et donc la libération de la tension, par des moyens plus ou moins directs. La pratique de ce procédé dépend, selon Meyer, de l’opposition d’éléments musicaux obtenue de différentes manières et que l’auditeur interprète à des degrés divers, soit comme « normale » (plus ou moins fidèle à ses attentes), soit comme « déviante » (plus ou moins contraire à ses attentes). Meyer démontre avec force détails le mode spécifique de la pratique d’un tel procédé psycho-musical dans le système « tonal » ; il montre aussi comment a évolué, d’un point de vue historique, la façon de procéder des compositeurs de musique « tonale » quand ils traitent un élément morphologique donné, optant tantôt pour une prépondérance de la « norme », tantôt pour celle du caractère « déviant » dans le cadre global du système, dans n’importe laquelle de ses phrases particulières.
126Pour clarifier la question théorique propre au langage musical post-tonal ainsi que de nombreuses questions pratiques, il semblerait donc nécessaire d’identifier et d’isoler ses différentes « normes » stylistiques possibles; contrairement à celles de la musique tonale, elles se sont révélées réfractaires à toute définition et à chaque tentative de les mettre en évidence à des fins analytiques.
127A propos des idées de Leonard Meyer, je dirai que toute pièce de musique, quelle qu’elle soit, impose son propre cadre de normes et de déviances, et que la seule question à cet égard est celle du niveau « linguistique» auquel est établie l’identité de la pièce et de ses normes et déviances. Dans la « musique tonale », on trouve manifestement beaucoup de chevauchements entre les vocabulaires et les syntaxes de pièces écrites par des compositeurs différents ayant vécu à la même époque. Toujours est-il qu’à un plus haut niveau de continuité, il se produit toujours une différenciation de langage nous permettant de distinguer une pièce d’une autre. De manière analogue, plus l’écart temporel, au plan historique, est prononcé entre des pièces de « musique tonale » données, plus le niveau de langage où apparaissent les différenciations deviendra générique. (La comparaison que fait par exemple Edward Lowinsky entre une fugue de Bach et une fugue de Mozart révèle comment, dans le cadre de schémas contrapuntiques reconnus de part et d’autre, les deux diffèrent dans la manière dont ils définissent normes et déviances7). Dans la musique post-tonale, il se trouve simplement que chaque compositeur, chaque fois qu’il écrit une pièce, a la possibilité pour ainsi dire de « façonner son propre langage », avec le seul impératif que ce soit un langage ; c’est-à-dire que du point de vue de l’auditeur virtuel, les éléments morphologiques aient une identité reconnaissable dans chaque cas et que leur statut de « normes » et « déviances » réciproquement liées (selon les termes de Meyer) soit clairement établi dans l’œuvre. Il est tout à fait évident que la vitalité dans l’élaboration de la composition musicale n’a jamais été autre chose – le fait pour un compositeur de trouver ou d’inventer pour sa pièce un « cadre » linguistique où tous les détails s’animeront sous un jour nouveau. Décider quelles « normes » adopter pour Tristan a certainement requis un formidable travail de l’intellect. En un certain sens, Tristan a affaire avec les différentes résolutions de l’accord de sixte augmentée, qui avaient toutes été déjà occasionnellement utilisées auparavant – mais jamais avec une telle fréquence, au point de former l’un des éléments essentiels d’une œuvre. Vu sous cet angle, on pourrait en effet considérer Tristan comme un « traité technique » en la matière. Dans le cours de son travail, je peux m’imaginer Wagner en train de noter tous les résultats surprenants possibles qui peuvent s’obtenir en résolvant les accords de septième de dominante et de sixte augmentée dans leur multiples lectures enharmoniques, et se mettant ensuite à les utiliser dans l’opéra proprement dit. On pourrait voir dans cette pièce comme une sorte de jeu traitant ce problème musical particulier ; elle est donc basée sur un ensemble particulier de normes et d’attentes qui resteront peu claires, il me semble, tant que l’on ne connaîtra pas vraiment bien la pièce. Cela vaut certainement tout autant pour Beethoven – le ré dièze répété dans la dixième mesure du Concerto pour violon, et la fameuse entrée du cor dans la Symphonie Héroïque sont tous deux des phénomènes extraordinairement surprenants qui demandent une écoute assidue ; c’est à ce prix que l’on se persuade qu’ils sont exacts, et non pas simplement qu’il sont quelque chose d’inconséquent et de peu convaincant.
128Voilà qui aboutit bien sûr à une autre question : jusqu’à quel point peut-on transgresser les normes que l’on s’est fixé pour une pièce et tout de même rester convaincant ? Il va de soi que deux mesures de Dufay suivies de deux mesures de Brahms, par exemple, violeraient à coup sûr le sens de la continuité établi de prime abord, au point de faire perdre au tout sa force de conviction. C’est là une question très importante dans la musique contemporaine, comme en toute musique. Elle a été l’objet de très sérieuses réflexions, notamment dans les œuvres que Haydn a écrites vers le milieu de sa carrière ; son intérêt l’avait incité à y inventer des continuités surprenantes, mais que l’auditeur serait toujours en mesure de comprendre comme faisant partie d’un développement global et cohérent. De même, on trouve chez Couperin des pièces, tel le Croque-en-jambe, où chaque système de continuité normative est rompu au fur et à mesure de la progression de la pièce ; celle-ci reste toutefois convaincante parce que Couperin développe graduellement les discontinuités sans jamais perdre de vue le grand cadre à l’intérieur duquel il maintient le mouvement musical. On repère ce même type de continuité brisée dans le premier mouvement du Concerto Italien de Bach.
129Pour qu’une œuvre soit convaincante, il me semble par conséquent nécessaire de déterminer un grand cadre dans les limites duquel seront présentées les « règles du jeu ». Les déviations par rapport aux normes établies doivent alors s’inscrire dans ce cadre. Ainsi, lorsque j’ai moi-même à choisir un cadre pour une pièce de musique, avec le souci d’inclure un vaste éventail de différentes sortes de matériau, j’essaie toujours de les rendre conformes, sur quelque niveau que ce soit, à un caractère sonore général, de façon à donner l’impression que tous font partie de la même pièce. Pareillement, je pense que la musique devrait constamment surprendre, mais toujours de sorte que tout ce qui est appelé à se produire poursuive un processus ou un schéma continu déjà perçu – ceci de manière convaincante, mais aussi de façon à ce que l’auditeur ne puisse en prévoir le résultat avant qu’il ne se soit effectivement produit. Dès que j’ai quelque chose sur le métier, mon souci, en tant que compositeur, est d’être suffisamment conscient des éventuelles attentes de l’auditeur ayant saisi le processus que j’ai entamé, afin de pouvoir répondre à ses attentes, toujours de manière à la fois surprenante et convaincante8.
130Rien de tout cela n’est un processus « logique » en musique, au sens mécaniste ou spéculatif abstrait du terme ; le tout est basé sur des principes analogiques essentiellement simples qui veulent qu’un auditeur perçoive les similitudes et les différences entre des phénomènes qui font néanmoins partie de la même œuvre, et ainsi de suite. Sur la base de telles comparaisons, il se crée des attentes. Dans une bonne part de la musique contemporaine, la difficulté réside bien sûr dans le fait que la plupart des auditeurs sont très peu familiers avec son vocabulaire : ils s’avèrent incapables de percevoir clairement les phénomènes et d’établir des comparaisons – même quasi subconscientes au début – nécessaires au développement à la fois du sens de la continuité musicale et – ce qui va de pair – des attentes musicales dont l’œuvre dépend pour l’effet à produire.
131En tant que compositeur sérieux, on doit donc écrire à l’intention d’un type d’auditeur intelligent et bien informé que l’on ne rencontre qu’en très petit nombre. Il n’en reste pas moins que le compositeur devrait toujours penser à la musique qu’il écrit et aux moyens utilisés pour tenter de communiquer ; il en va de même de l’auditeur idéal, simplement parce que le véritable « compositeur » de toute musique est, me semble-t-il, l’auditeur qui l’interprète et lui donne un sens – en admettant qu’il faille lui en donner un. L’auditeur devrait idéalement être aussi « bon » que le compositeur ; et le compositeur lui-même, s’il veut réussir à communiquer, devra être son premier auditeur idéal.
132– A propos de continuité convaincante et cohérente, comment, sous l’angle analytique, l’envisagez-vous dans une œuvre comme Erwartung de Schoenberg, où la rapidité des changements de texture semble poser ce problème de façon particulièrement radicale ?
133Sur le moment, je suis incapable de l’analyser en détail. Je peux dire, néanmoins, qu’en plus de la présence d’un texte littéraire, qui oriente et enchaîne les événements musicaux, la musique elle-même est entièrement basée, entre autres choses, sur trois accords de trois sons que Schoenberg a utilisés à maintes reprises dans sa musique à l’époque. On a par conséquent le sentiment d’un vocabulaire unifié fournissant la structure des hauteurs quel que soit, à tout moment, le caractère de la structure rythmique ou de la texture (qui, comme vous le dites, change rapidement). Un facteur bien plus important qui contribue à la « logique » de la continuité, d’une façon non plus statique (pour ainsi dire), mais dynamique – procédé qui donne à l’œuvre un sentiment de mouvement musical permanent – est l’évolution globalement dynamique de la pièce entière ; celle-ci est organisé, au niveau architectonique supérieur, selon un « rythme » de cinq ou six crescendos à grande échelle qui créent et font progresser la tension, en y intercalant des plages de relâchement.
134– En soulignant ici, comme vous le faites, l’importance du « sentiment du mouvement musical » pour une cohérence de la continuité musicale, vous soulevez la question de la relation de la musique avec le temps…
135Toute considération technique ou esthétique en musique doit vraiment débuter en se posant la question du temps. Le problème est que les analystes de la musique ont toujours eu tendance à en traiter les éléments comme des éléments statiques plutôt que comme ce qu’ils sont en réalité – c’est-à-dire les étapes transitoires d’une formation temporelle à une autre. Tous les matériaux de la musique doivent être considérés par rapport à leur projection dans le temps, et par là je n’entends naturellement pas le « temps chronométrique » mesuré visuellement, mais le moyen par lequel nous percevons, comprenons et expérimentons les événements. La musique traite de cette sorte de temps de l’expérience et son vocabulaire doit s’organiser selon une syntaxe musicale prenant en compte directement le « sentiment temporel » de l’auditeur et pouvant donc en jouer (une façon à mon avis plus édifiante de se référer à la « psychologie de l’écoute musicale »).
136Cela a commencé à me sembler important vers 1944 ; j’ai tout à coup compris, du moins en ce qui concerne ma propre éducation, que les gens ne s’étaient préoccupés consciemment que de telle ou telle combinaison rythmique, texture sonore ou nouveauté musicale particulière, en oubliant que l’aspect intéressant par excellence dans la musique était le temps – la façon dont il s’écoule. J’ai de surcroît été frappé de constater qu’en dépit de la nouveauté et de la variété du vocabulaire musical post-tonal, la plupart des pièces modernes « suivaient en général leur cours » d’une manière par trop uniforme dans les niveaux architectoniques supérieurs. En d’autres termes, alors que nous avions entendu toute les combinaisons imaginables d’harmonies et de timbres et qu’il y avait eu, jusqu’à un certain point, une innovation rythmique au niveau local dans la musique de Stravinsky, Bartók, Varèse et Ives en particulier, il me semblait néanmoins que la façon dont tout cela se mariait à chacun des niveaux rythmiques supérieurs se cantonnait dans une sphère qui avait commencé à m’apparaître comme la routine rythmique plutôt limitée de la musique occidentale antérieure. Cette question a fini par me préoccuper au point de m’inciter à penser à un type de découpage temporel sur une plus grande échelle – un découpage qui resterait convaincant et serait pourtant par la même occasion nouveau, en conformité avec la richesse du vocabulaire musical moderne. Cet objectif m’a amené à mettre en question toutes les méthodes usuelles de présentation et de continuité musicales – l’ensemble de ce que l’on appelle la logique musicale, basée sur l’exposition des thèmes et leur développement. En considérant le processus de changement constant comme principal facteur de la musique, je me suis moi-même trouvé en opposition directe avec le caractère statiquement répétitif propre à bon nombre de compositions du début du XXe siècle, l’articulation carrée des néo-classiques, et la majorité de ce qui s’écrit aujourd’hui où « vous commencez par faire ceci pendant un moment, puis cela ». Je désirais entremêler le « ceci » et le « cela » et en provoquer l’interaction par d’autres moyens qu’une succession linéaire. J’ai aussi mis en question la forme intérieure du « ceci » et du « cela » – des idées musicales locales – ainsi que leur degré d’enchaînement et de non-enchaînement. Je me suis rendu à l’évidence qu’il était indispensable de repenser de fond en comble le discours musical, comme cela avait été le cas pour l’harmonie au début du siècle.
137Sur un plan concret, en réfléchissant à tout ceci, je me suis à nouveau intéressé – après un intervalle de plusieurs années – aux talas de l’Inde, au durub arabe, aux « tempi » des gamelans balinais (surtout à l’accelerando des gangsars et rangkeps) ; j’ai aussi étudié des enregistrements plus récents de musique africaine, celle des Watusis en particulier. De même, j’ai trouvé simultanément bien des idées dans la musique du début du Quattrocento, de Scriabine et de Ives, comme d’ailleurs à la lecture des techniques « hypothétiques » décrites dans les New Musical Resources de Cowell. Dans ma propre musique, cela s’est avant tout traduit par la façon de développer les rythmes et les continuités, appelée aujourd’hui « modulation métrique », telle que je l’ai élaborée en composant ma Sonate pour violoncelle et piano de 19489. Tandis que ma réflexion sur le temps musical était stimulée notamment par la considération de toutes sortes de procédés rythmiques rencontrés dans la musique non occidentale, comme je l’ai déjà dit, je tiens à souligner que ces procédés m’intéressaient parce qu’ils offraient de nombreuses possibilités syntaxiques appelées à trouver place dans une continuité rythmique riche et diversifiée à large échelle, telle que je n’en avais jamais trouvée dans la musique non occidentale, mais qui est suggérée par certains aspects de la musique classique occidentale, à commencer en particulier par Haydn. Le but que je me suis fixé est très différent de celui de nombreux compositeurs européens qui ont été influencés par la musique non occidentale et avaient tendance à s’intéresser aux procédés rythmiques exotiques « en tant que tels » – comme des concepts locaux transposables de façon immédiate dans un cadre rythmique global, ordinairement très conventionnel et inintéressant. Ce cadre est issu des aspects les plus simples de la musique occidentale plus ancienne, et il est à peine plus varié que celui de la musique exotique à laquelle ont été empruntées les idées locales. Pour ma part, je trouve au contraire que la musique contemporaine n’a pas uniquement besoin de matières premières en tous genres mais de l’art de les mettre en rapport les unes avec les autres – de les faire évoluer tout au long d’une œuvre d’une manière significative. On ne peut se contenter d’une suite de « passages intéressants » à eux tout seuls ; il nous faut des œuvres dont l’intérêt central réside dans le quand et comment tout événement se produit en relation avec tous les autres.
138J’insiste énormément sur ce point parce que j’ai compris dès 1944 que la question du temps musical était en fin de compte infiniment plus importante que les détails ou la nouveauté du vocabulaire musical, et que les éléments morphologiques de toute musique doivent leur effet musical presque exclusivement à leur « insertion » spécifique dans la continuité temporelle musicale. C’est d’ailleurs aussi le cas pour les détails ordinaires et familiers dans une œuvre littéraire – comme par exemple la bibliothèque dans La Bibliothèque de Babel de Borges, le cancrelat dans La Métamorphose de Kafka ou encore les événements (tous bien banals) jalonnant la vie de Κ dans Le Château ; ces détails prennent une signification singulière et fascinante uniquement grâce à la manière dont ils sont juxtaposés et combinés dans la continuité temporelle. Le remaniement des chapitres du Procès et du Château de Kafka que quelques érudits avaient effectué (à propos d’une controverse concernant l’édition de ces œuvres par Max Brod), n’en a pas seulement modifié de façon radicale le sens et l’impact ; il a par la même occasion démontré avec éclat l’extrême importance de la continuité temporelle précisément dans les œuvres dont le caractère semble dépendre de la « discontinuité ». Et comme je vois la chose, une bonne part de la confusion constatée dans les récentes discussions sur cette question du temps musical – en particulier à propos des nombreuses et diverses tentatives erronées de composition visant à traiter le temps de façon efficace dans une œuvre donnée – résulte du refus de nombreux compositeurs de faire une distinction entre, d’une part, les structures données et inévitables du temps de l’expérience, le seul par lequel l’auditeur entend et saisit une pièce de musique (en admettant qu’il l’entende et la saisisse réellement), et d’autre part, certains raisonnements théoriques secondaires et fort répandus à propos du temps, d’un genre de temps qui nie l’irréversibilité et l’existence même du temps. Il s’agit sans aucun doute de savoir s’il est possible de faire en sorte que la musique, en tant que structure temporelle, présente concrètement de tels raisonnements théoriques sur le temps, tout en restant de la musique – au même titre qu’un langage verbal, où l’on aurait par exemple intercalé des « blancs » ou recouru à un ordre rétrograde des mots, peut donner une idée concrète d’une « existence non temporelle » ou susciter l’expérience (!) « du temps allant à reculons ». Toute expression et relation verbale, y compris sur le temps, réclament une lettre et puis un mot à la suite d’un autre mot pour leur présentation ; pour leur sens, elles dépendent de l’ordre spécifique des mots – peu importe jusqu’à quel point cet ordre sera non conventionnel. Il en est de même avec la musique : elle requiert un son à la suite d’un autre dans un ordre déterminé pour sa présentation et son impact particulier – s’il y a lieu – sur l’auditeur.
139Il me semble que de nombreuses œuvres de compositeurs appartenant à l’école de Darmstadt ont beaucoup souffert de cette tentative d’appliquer certaines « conceptions philosophiques » erronées du temps à la musique elle-même ; ceci malgré le fait flagrant que l’attrait de ces conceptions concernant par exemple l’« interchangeabilité des moments musicaux » plonge ses racines dans un type de réflexion mécaniste d’origine visuelle et spatiale. De ce mode de pensée est issu le sérialisme intégral ; dès le début, cette réflexion a laissé de c8té le problème de la continuité temporelle et de l’émergence de sentiments de tension et de détente, et donc de mouvement musical chez l’auditeur. On s’est plutôt concentré sur le caractère inhabituel de l’effet sonore, réduisant ainsi la musique à un simple phénomène physique.
140– Vous mentionnez le terme « moment » qui jouit depuis peu d’un grand prestige.
141Tout comme je disais des éléments du vocabulaire musical qu’ils étaient des paliers transitifs dans le temps, de même, en s’élevant à l’échelon architectonique suivant, un « moment » ne peut avoir de signification que grâce au contexte : il ne sera jamais rien de semblable à ce que le mot « épiphanie » semble impliquer lorsqu’il est utilisé en relation avec ces autres théories – (à moins qu’il n’ait été amené là de manière à constituer une étape significative dans un processus musical s’étant déroulé précédemment). Dans Les gens de Dublin de Joyce, où l’on observe pour la première fois le recours conscient à cette technique dans une œuvre littéraire, il est évident que le terme « épiphanies » apparaît en raison d’une situation où le personnage confronté à certains événements découvre enfin dans un « moment de vérité » tout ce qu’ils signifient.
142Cette préoccupation à l’égard des « moments » a sa propre histoire dans le domaine de la musique. Il est clair, par exemple, qu’une grande partie de la musique romantique tardive était vouée à la préparation d’un grand moment de vérité. En une période historique qui touchait à sa fin, ce moment ne s’est le plus souvent pas produit – autrement dit, des moyens très sophistiqués et interminables étaient mis en œuvre pour engendrer un flot de tension qui s’avérait ensuite incapable d’aboutir à un relâchement convaincant selon le style en usage. En partie pour cette raison et en partie par réaction au sentiment d’un « présent » entièrement sacrifié au profit d’un « futur » qui devenait de plus en plus incertain sur le plan technique, Debussy et Schoenberg se sont intéressés temporairement aux possibilités d’un langage musical qui existerait essentiellement « dans le moment », pour ainsi dire, et serait basé sur des périodes de tension-détente d’une durée relativement courte. Le style qu’ils ont élaboré leur a naturellement posé un problème dès qu’ils ont songé à écrire des pièces plus longues. Je dois dire que je trouve certaines œuvres comme Die glückliche Hand peu convaincantes au niveau formel, simplement parce qu’elles ressemblent à une collection de « moments » dépourvus du sentiment d’interrelation propulsive ressenti dans Erwartung pour la raison déjà évoquée.
143Bien des œuvres récentes du type « moment » en pâtissent et accusent en prime un autre défaut : nombre de ces « moments » ne sont même pas intéressants en soi, contrairement à ceux utilisés par Schoenberg et Webern.
144– La musique et la philosophie orientales sont souvent invoquées à propos de cette tendance…
145L’une des choses que j’ai ressenties à propos de la musique orientale, après avoir acquis pas mal d’expérience dans ce domaine, est son terrible manque de variété et de liberté. J’ai l’impression que la musique du compositeur occidental le plus conservateur – mettons Gounod – est bien plus libre que toute la musique orientale que j’ai entendue. La musique occidentale offre toujours de multiples possibilités à un compositeur il peut faire son choix à de nombreux niveaux – alors qu’elles sont quasiment inexistantes, ou tout à fait minimes, dans toute improvisation donnée, même quand elle est exécutée par des interprètes aussi prestigieux que Ravi Shankar ou les frères Dagar. C’est certainement l’un des éléments de sa popularité – comme beaucoup de musique populaire occidentale, la musique indienne est en grande partie prévisible à tous les niveaux de son organisation, si ce n’est aux niveaux inférieurs, qui dépendent de l’humeur de l’interprète. En règle générale, cela vaut aussi pour la plus grande partie de la musique ethnique, en particulier celle ayant trait à la religion ou à la magie. Les Dieux et les esprits ont des goûts très conservateurs et ne réclament rien de plus qu’un rituel correct. Avec une longévité si supérieure à celle de l’homme, ils peuvent contrecarrer tout changement chez leurs sujets pendant des millénaires, comme en Egypte à l’époque des Pharaons.
146– La notion que le temps n’est pas une simple collection de « moments » isolés, mais plutôt une « histoire » avec un début et une fin, semble être une idée « occidentale » par excellence. Il est une autre donnée esthétique paraissant elle aussi curieusement occidentale : celle qui, liée à la conscience du temps comme processus « consécutif », exige que le schéma rythmique alternant tension et détente ou encore la structure téléologique de la musique devraient motiver et régir en permanence l’ensemble des phénomènes constituant une pièce de musique – en d’autres termes, une pièce devrait être une seule téléologie visant une seule facture rythmique plutôt qu’une série fortuite et produite ad libitum de micro-téléologies s’épuisant rythmiquement en quelques secondes.
147Si ce courant de pensée téléologique dans la civilisation occidentale a été historiquement très important, il est tout aussi clair que beaucoup aujourd’hui n’en sont pas satisfaits et désirent ne pas en faire partie ou trouver d’autres démarches dans leur réflexion. Dans ma propre musique, il me semble que la conscience temporelle est étrangère à la méthode téléologique familière, en particulier au type habituel de récit10. C’est là une chose très difficile à réaliser ; je ne suis pas certain d’avoir tout à fait réussi, mais c’était l’un de mes buts. Après tout, nous connaissions fort bien, dans les années vingt et trente, une musique contemporaine très répétitive et cherchant à produire un effet d’hypnose statique, un peu comme le faisait en partie la musique orientale. J’y étais particulièrement sensible comme adolescent mais très vite j’ai éprouvé le désir de m’en éloigner. Ce que je désirai ensuite par dessus tout, ce fut de trouver de nouveaux types de mouvement musical.
148– Il entre tant de véhémence dans les arguments avancés par certains compositeurs « aléatoires » tentant de justifier le « moment librement flottant » et d’autres « théories temporelles » que l’on subodore quelque intention dans ces appels, par exemple à la « nécessité historique » – quelque autre visée qu’une évaluation clairvoyante de la situation dans le domaine de la composition…
149Je suis assez vieux jeu pour croire que nombre de ces considérations émanent de personnes qui refusent d’endosser des responsabilités et de faire face aux conséquences d’une action aboutie. Je trouve cette manière d’exister frustrante. Je comprends que les gens agissent ainsi – la vie est très déconcertante et il est très difficile de décider quoi que ce soit : notre société ne cesse de brouiller ou d’oblitérer la clarté de toutes les questions : il est par conséquent très difficile de prendre position. Le stade suivant consiste simplement à dire « Que tout cela aille au diable ! Dans un sens comme dans un autre, cela revient au même. » (Après un mauvais concert, je suis dans cette même disposition d’esprit.)
150– A un autre niveau, on peut se demander si l’éducation de ces compositeurs n’a pas été lacunaire, dans la mesure où elle ne les a pas rendus attentifs à un fait élémentaire : celui de la continuité temporelle globale dans les œuvres étudiées à titre de modèles pendant leurs études.
151Ce dont nous nous entretenons ici peut facilement déboucher sur un point de vue apparemment très réactionnaire. Les classiques de la musique offrent une bonne démonstration du mouvement musical entendu au sens large et intéressant, mais qui a fini, à un certain point, par paraître mort et conventionnel. Il s’est alors produit une violente réaction contre cette absence de vie qui, à certains égards, s’est malheureusement manifestée par un désintérêt pour la recherche de méthodes susceptibles de produire le sentiment de mouvement musical tout en recourant à des moyens qui ne soient pas morts et qui n’aient jamais été expérimentés. Par conséquent, et en partie aussi sous l’influence de la musique médiévale et non occidentale, les compositeurs sont souvent retombés sur des conceptions et des méthodes de travail statiques, qui à beaucoup paraissaient sans doute offrir la « solution » la plus simple aux problèmes de la musique post-tonale. Que nous en soyons encore à vivre sous le règne de cet aspect dorénavant réactionnaire de la révolution atonale, est une réalité incontestable et déprimante. Elle explique qu’en dépit du fait que les compositeurs viennois tels Schoenberg et Berg aient parfois élaboré un nouveau type de continuité dynamique, ils ont en fin de compte toujours été taxés de « démodés » par certains, sans doute pour la raison précise qu’ils n’étaient pas statiques.
152– Vous citez Schoenberg et Berg – y a-t-il eu d’autres compositeurs dont les œuvres vous aient incité à réfléchir spécifiquement au problème du temps musical ?
153Comme je l’ai déjà dit, Haydn, Beethoven jusqu’à un certain point et Mozart à un bien plus haut degré – tous se sont penchés sur ce problème en se préoccupant précisément des degrés de contraste, de l’alternance et de la croissance progressive, de la disjonction, etc.
154Parmi les compositeurs plus récents, Debussy a eu une grande influence sur moi ; non pas par le côté statique-répétitif de sa musique, qui a été tellement « analysé », mais par la remarquable conception temporelle globale de ses pièces, surtout les plus tardives comme Jeux et les trois Sonates. Je me souviens avoir donné une conférence sur ces œuvres à Princeton en 1947 et rendu tout le monde perplexe parce que j’avais dit que Debussy y avait expérimenté un nouveau type de forme. Je pense que c’est exact et vu sous l’angle technique, cela est pour moi l’aspect le plus original et le plus intéressant de sa musique. Les œuvres de Stravinsky, en particulier celles postérieures à 1930, m’ont également intéressé à ce même point de vue. C’est l’une des nombreuses raisons musicales pour lesquelles j’attendais la parution de chacune de ses œuvres nouvelles avec les plus vives espérances et une très intense curiosité – ceci dès 1925, après que j’aie entendu pour la première fois le Sacre du Printemps.
155Mon intérêt et mes réflexions à l’égard du temps musical étaient aussi vigoureusement stimulés par les procédé de découpage et de continuité que l’on trouve dans les films d’Eisenstein, surtout Dix jours qui ont ébranlé le monde et Le cuirassé Potemkin ; il les décrit dans ses livres, Sens du film et Forme du film. J’ai éprouvé le même intérêt pour la continuité du mouvement dans les ballets de George Balanchine – chaque tableau est, dans ses meilleurs ballets, quelque chose que le spectateur a vu se développer de manière intéressante alors qu’il s’agit seulement d’une étape d’un processus visant un autre but ; et si chaque moment est, à lui seul, beau et fascinant, il existe un aspect bien plus fascinant encore : la continuité, la manière de détacher chaque moment du précédant et de le faire aboutir au suivant – quelque chose que l’on ne reconnaît pas comme ayant un intérêt quelconque ou à quoi l’on n’a guère réfléchi dans les ballets de la plupart des autres chorégraphes. Considérés sous cet angle, les ballets de Balanchine ont été très stimulants pour moi, dès 1933, année durant laquelle j’en vis de nombreux à Paris. Ils ont été, dans une autre discipline artistique, un exemple important de ce qui pourrait se faire dans le domaine de la musique : on désirait des moments très vivants, mais ce qui était plus intéressant encore était le processus par lequel ces moments prenaient forme et vie et par lequel ils disparaissaient et se métamorphosaient en d’autres moments.
156– On a relevé que vous étiez l’un des rares compositeurs avancés à concevoir la musique en termes réellement contrapuntiques. Cette approche est-elle spécifiquement liée à votre sentiment à l’égard de la continuité temporelle et de la forme musicale ?
157Votre question comporte un certain nombre de facettes. Tout d’abord, il est évident que le phénomène constant et global de la musique est une manifestation où chaque « moment » est inscrit dans un processus : il provient d’un moment antérieur et mène à quelque moment futur – contribuant de cette façon seulement à ce qui se passe dans le présent. Il me semble toutefois que ce processus peut avoir un certain nombre de dimensions simultanées ; par exemple, lorsqu’il se produit, le moment peut consister en plusieurs schémas ou sous-continutés d’événements au caractère musical plus ou moins différent, évoluant simultanément et interagissant pour produire une continuité « totale » et une caractérisation (qui, telle la synthèse dialectique des sous-continuités et des caractères en jeu, est irréductible à chacun d’entre eux ou à la « somme » de leurs qualités). Il me semble que c’est bel et bien la manière dont nous pensons : le sentiment de l’expérience est toujours la synthèse dans notre conscience d’une demi-douzaine de perceptions et de sentiments différents en interaction, avec tantôt l’un et tantôt l’autre au premier plan tandis que les autres continuent, plus ou moins en arrière-plan, à l’influencer et à lui donner sa signification affective et intellectuelle.
158Il est vrai que j’ai abondamment pratiqué le contrepoint strict avec Nadia Boulanger, mais je ne pense pas que cela soit vraiment la clé de ce que je fais aujourd’hui dans ma propre musique – parce qu’à un certain moment j’avais décidé que les catégories traditionnelles, comme « thème et accompagnement » ou « sujet et contre-sujet », ne concernaient pas réellement ce qui commençait à m’apparaître comme un vaste spectre des relations que les éléments verticaux peuvent avoir entre eux dans la continuité musicale par rapport au passé et au futur de la pièce. Autrement dit, il est évident qu’une bonne part de la texture dans la musique plus ancienne (et dans la majeure partie de la musique contemporaine) résulte d’un désir d’avoir des sonorités « grosses » par comparaison à des sonorités « maigres » (ou pour être plus actuel, divers degrés de densité de texture) au sein d’un flux unique de continuité verticalement homogène – alors qu’il ne s’agit à mon avis que d’une des possibilités, et pas la plus intéressante. Ce qui a commencé à m’intéresser était la possibilité d’une texture dans laquelle, mettons, des sons verticaux massifs seraient entièrement composés d’éléments simultanés ayant un rapport horizontal direct et individuel avec toute l’évolution et l’histoire de la pièce – par là, j’entends des éléments simultanés dont chacun a sa propre façon de passer du moment précédent au suivant, tout en maintenant son identité au sein de processus de pensée ou de caractères musicaux distincts évoluant simultanément. Dès 1944, dans des œuvres comme Holiday Ouverture, j’ai commencé à penser en termes de flux simultanés de différents éléments qui se produisent ensemble, plutôt qu’en termes de contrepoint et d’harmonie.
159En tentant de traiter cette idée de façon viable, j’ai utilisé de nombreuses méthodes différentes – notamment la production d’une texture de strates ou de flux musicaux, à progression lente pour l’un et rapide pour l’autre, ou à progression très irrégulière d’une part et très continue d’autre part, etc. En fait, la notion entière de la pièce est parfois directement dérivée de cette idée de continuités de caractères hétérogènes en interaction simultanée, comme dans mon Deuxième quatuor à cordes. Dans ces cas-là, l’idée principale consiste en une sorte de programme généralisé qui porte sur un seul aspect de la structure formelle, moyennant quoi la trajectoire de toute la pièce, sa progression ou la montée et la chute de la tension au plan temporel, du début à la fin, sont produites par l’interaction des éléments en jeu. La coordination de ces strates musicales contrastées forme alors une part intégrale du discours musical de la pièce et lui donne sa petite et sa grande évolution formelle. (Ce que je recherche, c’est la « forme en tant que processus » de Coleridge, et je m’efforce d’éviter un cadre formel imposé. Parce que, comme il le dit, cela « équivaut soit à la mort soit à l’emprisonnement de la chose ; la forme en tant que processus est sa propre sphère d’action qui témoigne d’elle-même et qui s’effectue elle-même ».) On trouve bon nombre d’exemples historiques frappants de ce genre de chose dans les opéras, surtout chez Mozart et dans les œuvres tardives de Verdi. La structure musicale et le caractère de maintes scènes y sont le fait d’une interaction simultanée d’un certain nombre de sous-continuités musicales fort différentes. Il suffit de penser au finale du second acte de Falstaff où Sir John est défenestré par ses veuves joyeuses : la musique d’amour avec Nanneta et Fenton, les hoquets de Sir John, la jalousie de Ford et le bavardage enjoué des épouses s’entretissent simultanément pour exprimer tout un monde d’idées sur l’amour, l’âge, et ainsi de suite, et rassemblent un matériau musical provenant d’autres passages de l’œuvre. De manière analogue, le finale du premier acte de Don Giovanni réussit à imposer son caractère musical et dramatique extraordinaire grâce à cette sorte de continuité particulière à strates multiples simultanées, avec la présence sur scène de trois orchestres jouant des danses pour les trois couches de la société que l’on voit danser chacune pendant que Don Giovanni chante un hymne pseudo-révolutionnaire. Cela ressemble beaucoup à ce qui se fait au cinéma, où l’on voit une foule de gens et ensuite des gros-plans sur chacun d’entre eux, de façon à connaître la personnalité de chacun et ce qu’ils font, et pour apprendre ensuite par l’image comment tous apportent leur pierre à l’édification d’un grand schéma d’interactions.
160Souvent, la notion formelle de mes pièces est exactement semblable. Dans mon Concerto pour orchestre, il y a par exemple une division verticale en quatre mouvements-caractères principaux qui se déroulent simultanément, chacun étant mis en évidence ou se fondant dans la masse. Cette manière pour passer tour à tour au premier plan et à l’arrière-plan constitue en quelque sorte un « gros-plan » sur les éléments qui contribuent à la réalisation de l’effet d’ensemble. Ces éléments sont extraits d’une masse confuse ; ils sont attentivement examinés tandis que la masse continue à les soumettre à sa pression et leur donne, « dialectiquement», une signification particulière et nouvelle11.
161Un aspect important est l’ordre dans lequel ces strates simultanées sont tout d’abord introduites, puis mises en évidence. Si vous mettez d’abord une couche A au premier plan et qu’elle devient ensuite secondaire par rapport à une couche B, vous la percevez différemment que si cette même couche A émerge pour la première fois d’une couche Β mise en évidence auparavant. Comme je l’ai déjà précisé, ma position est diamétralement opposée à celle des compositeurs estimant que l’ordre de présentation n’est pas important dans la musique. Ils ne semblent pas reconnaître que cet ordre influence et, de fait, détermine le sens et l’effet d’un ensemble d’événements musicaux ; ou du moins, s’ils en conviennent, ils ne paraissent pas se préoccuper de ce que leur musique doit signifier et de l’effet qu’elle doit produire (à moins qu’ils ne soient très ingénieux et composent de telle façon que chaque version ait un sens – ce qui est rarement le cas)12.
162– A propos d’une question précédente sur les « critères rationnels » en composition musicale, la référence que vous venez de faire à l’opéra semble particulièrement significative en ce sens qu’elle tend à montrer le chemin d’un rapport nécessaire entre la nature du temps musical et la notion du drame dans son sens le plus général. A savoir qu’en musique on n’a pas tout simplement, mettons, un accord parce que c’est une sonorité ou parce qu’on l’a déjà rencontré un millier de fois dans la pièce, mais parce qu’il amène quelque signification et effet dramatiques à l’endroit et au moment opportun.
163C’est exact. On s’efforce de faire en sorte que chaque événement, chaque sorte de matériau, ait sa propre signification particulière dans la continuité musicale. Qui plus est, comme nous n’avons plus un groupement donné d’accords et de schémas rythmiques possédant un ensemble en partie préordonné de significations constructives et expressives, nous devons tout inventer point par point à cette fin. Voilà pourquoi la musique de notre temps, par les possibilités qu’elles offrent, est beaucoup plus intéressante que celle de toute autre période du passé. Nous disposons tout à coup de cet énorme vocabulaire dont les musiciens, dans la plupart des cas, ont à peine commencé à s’occuper, sinon aux niveaux les plus bas, les plus passagers de la signification musicale.
164– Lorsque vous entreprenez la composition d’une nouvelle œuvre, commencez-vous par imaginer ce que je nommerais des idées ou passages « locaux » spécifiques ou débutez-vous avec quelque chose de plus global et général ?
165En répondant à cette question, je constate que l’un de mes problèmes est d’écrire chacune de mes pièces de façon différente. Au départ, j’ai d’habitude un plan d’évolution très spécifique en tête pour la totalité de l’œuvre, avec seulement une idée très générale pour bon nombre de détails des événements locaux. Ainsi, je commence d’ordinaire avec une idée de la sonorité, du caractère musical, et de leur développement dramatique, comme cela se fait avec une ébauche d’intrigue pour un roman, une pièce de théâtre ou un scénario de film.
166Dans le cas du Double concerto, pourtant, j’ai commencé à concevoir l’œuvre à partir d’une donnée, liée à la commande d’une pièce pour clavecin et piano. En songeant aux mises en rapport possibles de ces deux caractères sonores plutôt dissemblables, j’en suis très vite arrivé à l’idée de groupes de percussions à hauteur de son indéterminée, dont il serait possible de dériver sur le plan rythmique tout ce qu’exécuteraient les deux solistes. Selon cette notion, un « rythme primordial » exprimé par les percussions à hauteurs indéterminées allait progressivement s’approprier les hauteurs par le biais des deux instruments solo résonnants ; leurs énoncés allaient ensuite être élaborés et amplifiés par les groupes d’instruments à hauteur déterminée et à sons tenus. Enfin, au début d’une sorte de « coda », il devait y avoir un coup de gong dont le complexe vibratoire de résonnances serait « orchestré », au moment de sa disparition, par les instruments à hauteur de son déterminée qui seraient ensuite réabsorbés par la percussion à hauteur de son indéterminée. Ainsi, la première étape de la conception se résumait par un plan dramatique général d’une constellation d’idées et de matériaux musicaux qui prenaient forme, en réalisant une convergence et une plus grande différenciation, pour finalement se dissoudre à nouveau et se désintégrer dans le néant. L’étape suivante consistait à mettre au point ce plan d’ensemble dans le concret ; à déterminer le détail des schémas rythmiques spécifiques du matériau de base, et à examiner comment il serait possible de les combiner de différentes manières et de les mettre en relation, comment ils pourraient aussi acquérir une hauteur particulière. Pendant toute la durée de ces considérations techniques, une structure expressive et signifiante était en train de s’élaborer qui allait donner forme à la combinaison instrumentale.
167Bien que le Concerto pour piano soit de conception radicalement différente, ici aussi, on trouve dès le départ une notion globale de l’œuvre – l’élément dramatique d’un conflit entre le pianiste, dont la partie souligne la sensibilité, la diversité des sentiments ainsi que la virtuosité, et l’orchestre qui s’en dissocie progressivement et devient de plus en plus insensible, pauvre et brutal – élément qui détermine par la suite tous les événements et les détails spécifiques. Aucun événement ou passage particulier n’a donc été conçu « pour lui-même », mais toujours comme un moyen propre à réaliser et à communiquer l’idée dramatique fondamentale de l’œuvre.
168– Le « résultat » formel de vos œuvres est-il jamais mis en doute lorsque vous en venez à la composition proprement dite ?
169Pas au niveau architectonique le plus élevé. A celui qui le précède, toutefois, je suis souvent très peu sûr de ce que je veux faire spécifiquement tant que je ne suis pas arrivé au passage incriminé en cours de composition. Dans mon Concerto pour piano par exemple, j’en étais déjà à un stade bien avancé dans mon travail lorsque j’ai commencé à avoir une idée très nette de la forme détaillée que la fin du second mouvement allait avoir, alors que je savais dès le début que je visais en quelque sorte un effet de « cyclone » avant un bref et ultime solo de piano. Ce que je fais d’habitude lorsque j’aborde l’écriture proprement dite d’un passage donné, c’est de me proposer à moi-même, à des niveaux variables de spécificité, de nombreuses versions différentes de l’idée générale à laquelle le passage doit se conformer. Parfois, j’ébauche ainsi un choix de plusieurs solutions concrètes pour une même conception générale, jusqu’à ce que j’obtienne finalement celle qui me satisfait. Je constate, à mon réel dépit, que cela ne se fait pas en un tournemain, ce qui explique pourquoi il me faut tant de temps pour écrire mes œuvres.
170– Que pensez-vous du traitement musical d’un texte littéraire qui a déjà sa propre structure dramatique ?
171Il est difficile de trouver un texte que j’aimerais mettre en musique. A titre de précision – j’ai une offre très généreuse pour réaliser ce à quoi j’ai songé durant une bonne partie de mon existence : écrire un oratorio à partir du magnifique poème de Hart Crane, The Bridge. Mais je ne suis plus très sûr de vouloir le faire à présent, en partie parce que je trouve la vitesse du débit verbal très différente de celle de ma musique. Par ailleurs, je ne comprends pas très bien les mots dans leur forme chantée, ce qui est un problème ennuyeux. Il me semble que la musique vocale devrait être totalement repensée, et je n’ai ni le temps ni la patience de le faire à moi tout seul. Et puis il me faut un temps fou pour écrire mes pièces et je détesterais en écrire une qui me donne ensuite le sentiment d’avoir travaillé en vain. Il y a bien sûr des expériences que je serais tenté d’aborder si l’on pouvait les tester sur un ou deux jours, puis les abandonner ensuite si elles ne donnent rien ; imaginer un morceau de musique consiste, pour une large part, à imaginer la totalité du mode d’expression et de pensée ainsi qu’à définir une structure temporelle – toutes choses qui ne se font pas du jour au lendemain. Et puis, avec un texte, il faut examiner et traiter une toute autre structure temporelle. Or, je ne suis pas sûr de pouvoir m’astreindre maintenant à y travailler sans y consacrer de gros efforts en pure perte. Cela vaut également pour la musique électronique qui, je crois, offre de nombreuses possibilités13.
172– Abordons pour un instant le cadre un peu plus circonscrit des questions techniques. Comment avez-vous traité la question de la structure des hauteurs dans vos œuvres et quel rôle fonctionnel cela a-t-il joué par rapport aux autres dimensions de votre rhétorique musicale ?
173Dans toutes mes œuvres, à partir de la Sonate pour violoncelle jusqu’au Double concerto compris, j’ai utilisé des accords spécifiques, surtout comme facteurs d’unification dans la rhétorique musicale – je veux dire comme des sons centraux revenant fréquemment d’où était dérivé le matériau des hauteurs de la pièce. Mon Premier quatuor à cordes est par exemple basé sur un accord de quatre notes « tous intervalles» qui est sans cesse utilisé, à la fois verticalement et comme motif pour lier tous les intervalles de l’œuvre en une sonorité caractéristique dont la présence sera ressentie « à travers » les différentes sortes de structures linéaires d’intervalles. Cet accord fonctionne comme un « cadre » harmonique pour l’œuvre, précisément dans le sens que j’ai déjà évoqué lorsque je m’exprimais sur la nécessité d’établir un cadre linguistique qui ferait ressentir tous les événements et détails de la pièce comme si ceux-ci formaient un tout et constituaient une continuité musicale convaincante et unifiée.
174Dans le cas du Double concerto, il y a deux de ces accords « tous intervalles » de quatre notes ; un pour chacun des deux groupes instrumentaux. (Entre parenthèse, seuls ces deux accords tous intervalles sont possibles dans notre système chromatique.) Ici, les accords tous intervalles ne remplissent pas seulement une fonction d’unification, dans le sens que je viens d’expliquer, mais également une fonction de démarcation et d’identification. L’aspect unificateur est dû au fait que tout ce qui se passe en détail dans chacun de ces deux groupes est dérivé de leurs accords tous intervalles prédominants respectifs et peut y être référé. La fonction de démarcation résulte de la différence entre la sonorité caractéristique de ces deux accords et des intervalles inversés qui les composent (par exemple, le groupe clavecin : seconde mineure ; le groupe piano : septième majeure ; et ainsi de suite), qui servent donc à distinguer « harmoniquement » les deux groupes musicaux en tant qu’entités.
175Cette méthode de cadrage et de démarcation harmonique est restée présente dans mes œuvres plus récentes, mais elle se manifeste sous une forme considérablement élargie. Ceci s’explique par le fait que dans toutes mes pièces écrites avant le Concerto pour piano, l’écriture des voix secondaires constituant les caractères distincts étaient presque entièrement linéaires ou construites sur des intervalles de deux notes, alors que le Concerto pour piano se caractérise très souvent par une masse très dense d’accords. Bien que dans le Double concerto, les deux groupes de caractères soient démarqués et individuellement unifiés par des accords caractéristiques, les différentes voix secondaires au sein de chacun de ces groupes (presque toujours définis par une certaine vitesse métronomique) ne sont « harmoniquement » différenciées que par des intervalles simples ; dans le Concerto pour piano, par contre, les voix secondaires elles-mêmes sont différenciées par des accords caractéristiques. Le piano et l’orchestre y sont non seulement distingués, comme identités de caractères, par des accords reconnaissables de douze notes, mais les diverses couches de vitesses de chacun des caractères sont distingués par des accords de trois sons, dérivés dans chaque cas de ces accords de douze notes caractéristiques. (Ici aussi, il y a séparation ou complémentarité des intervalles entre les groupes.) La même chose vaut pour mon nouveau Concerto pour orchestre, où j’ai utilisé des sons composés de cinq et sept notes au lieu de trois.
176Ceci est devenu un champ de réflexion tout à fait nouveau pour moi ; il englobe des questions comme l’identification des groupes de deux notes contenus dans des groupes de trois notes, etc. Cette façon de travailler me permet de créer toutes sortes d’identités harmoniques en ajoutant ou en retranchant des notes, et de produire ainsi toute une gamme de couleurs harmoniques, toutes apparentées entre elles. Il s’agit, à mon avis, d’une façon bien plus commode et souple de traiter les relations de hauteur que la méthode des douze sons ; parce que si cette méthode fournit bien le cadre linguistique que Schoenberg cherchait lorsqu’il l’a conçue, la mienne, par contre, n’a en rien la raideur que les utilisateurs de cette méthode ont à combattre – à cet égard, la mienne est en fait bien plus proche de la manière de travailler que Schoenberg utilisait dans ses œuvres atonales, écrites avant qu’il ne se préoccupe de « séries », et plus proche aussi de certaines œuvres tardives des trois Viennois, où des segments sériels de trois ou quatre notes sont traités sous forme de groupes auxquels il est possible d’attribuer des ordres différents.
177– Jusqu’à quel degré de précision vous attendez-vous à ce que l’auditeur soit capable de suivre consciemment les subtiles gradations de couleur que l’on peut obtenir avec de massives combinaisons de douze, ou même de cinq et sept notes ? Et en quoi considérez-vous que ceci diffère du problème qu’il y a à suivre des transformations sérielles ?
178En fait, j’utilise rarement la combinaison verticale de douze notes comme accord simultané dans le Concerto pour piano, et lorsque c’est le cas, je l’utilise toujours avec le même ordre d’intervalle, en sorte qu’elle constitue un son fixé que l’auditeur peut reconnaître. Quand l’œuvre fut jouée à Minneapolis, j’ai présenté un exposé en présence de l’orchestre, et j’ai fait jouer des passages pour montrer comment chaque accord apportait sa contribution à l’œuvre. J’ai été surpris de constater combien c’était facile à suivre.
179La question de savoir jusqu’à quel point vous pouvez compter sur la capacité d’écoute de la plupart des auditeurs est un problème en soi – je me demande combien de personnes entendent les thèmes réexposés à la tonique dans une symphonie de Beethoven. De plus, Beethoven lui-même, qui disposait de l’harmonie fonctionnelle, utilisait toujours plusieurs effets coordonnés dans ses réexpositions – des effets emphatiques non harmoniques comme, par exemple, une pause ou une pédale prolongée ; ainsi il est vraiment évident que quelque chose s’est passé lorsque le thème revient, que l’auditeur reconnaisse ou non la tonique. De même, j’utilise des coordinations de différentes sortes pour articuler le flux des idées musicales dans mes propres œuvres.
180La coordination est une question intéressante ; j’entends par là la quantité de « paramètres » à coordonner et la manière de procéder pour produire un effet perceptible et significatif. Les compositeurs sériels estiment dans bien des cas que rien n’a besoin d’être coordonné, hormis les combinaisons aléatoires des systèmes numériques – ce qui débouche sur des permutations perçues comme uniformité chaotique. Je crois, cependant, qu’il existe un nombre infini de possibilités pour la réalisation de nouvelles combinaisons convaincantes ; dans ma musique, les sons harmoniques sont en rapport étroit avec les tempi et les idées rythmiques pour former des événements caractéristiques distincts et aptes à être suivis, non seulement en raison de leur structure mélodique, mais à cause des différents aspects qui leur sont liés.
181– Jusqu’à quel point la « hauteur absolue » est-elle un facteur important dans la structure de votre musique ? En particulier, les fa dans le deuxième mouvement de votre Concerto pour piano sont-ils censés être entendus comme ayant un rapport avec les fa joués précédemment au même niveau ?
182Non, le fa a été choisi de manière fort simple : c’était plus ou moins la note médiane des cordes qui, à ce stade, supplantent le piano, réduisant ainsi sa partie à presque rien. L’important n’est pas son rapport aux autres fa, mais aux autres notes répétées, tels le mi bémol entendu précédemnent, et qui « mène » après plusieurs mesures au fa.
183La notion même de « hauteur absolue » n’est pas importante dans mes pièces. Je choisis les sons sur le plan du registre pour des raisons de commodité instrumentale. En fait, il m’arrive fréquemment de transposer, en cours de composition, certaines parties, pour voir précisément dans quel registre elles sonneraient de la façon la plus caractéristique, compte tenu des instruments qui les jouent. Je prends une décision en fonction du degré d’expressivité du passage, comparativement aux passages qui le précèdent et le suivent.
184– Connaissant votre indifférence pour les figures rétrogrades, pour les inversions de hauteurs rencontrées dans la musique sérielle, on est surpris de trouver vers le début du deuxième mouvement de votre Concerto pour piano l’inversion d’une figure pianistique rapide qui était apparue plus tôt, vers la fin du premier mouvement. L’auditeur est-il censé la repérer, et y a-t-il beaucoup d’autres phénomènes analogues dans la pièce ?
185Il y en a effectivement quelques autres. J’ai songé à cette inversion comme une manière de « détruire la technique » du premier mouvement, si l’on peut dire, une façon de s’éloigner par lentes gradations du caractère et de l’atmosphère du premier mouvement, en gardant intacte toute la figure rythmique, mais en intervertissant la succession des intervalles et en transposant le tout plus haut de manière à ce qu’aucune des hauteurs ne soit identique à celles de l’apparition préalable de cette figure. Dans le premier mouvement, cet accord de douze notes sur lequel est basée la figure apparaissait toujours sous une même forme, avec l’intervalle de sixte dans le grave, et ainsi de suite. Cette fois-ci, je me suis dit que la sixte allait être dans l’aigu. En d’autres termes, je voulais que le deuxième mouvement devienne un traitement très libre des matériaux qui avaient été soumis à un schéma de comportement plus limité dans le premier mouvement ; mon intention était aussi d’élargir le propos et d’obtenir un caractère plus ouvert, plus expressif, englobant les trois soli pour instruments à vent – qui sont de faux consolateurs pour Job au piano.
186– Venons-en au domaine du rythme. Vous vous êtes exprimé à plusieurs reprises au sujet de certains passages de pièces comme le Double concerto et le deuxième mouvement de votre Concerto pour piano. Vous avez parlé à leur propos de polyrythmies « géantes » dont des structures de détail et des événements locaux restent, pour ainsi dire, en suspens. Si tel est le cas, jusqu’à quel point et de quelle manière estimez-vous que de tels procédés rythmiques à très grande échelle peuvent ou devraient être sciemment perçus ? Comment conciliez-vous par ailleurs ce processus, dont l’élaboration peut paraître « mécanique », avec votre souci de la continuité dramatique ?
187Il me paraissait très évident que dans la musique plus ancienne l’« effet périodique » des multiples de deux et trois temps s’utilisait avec une grande puissance et se prêtait aussi à être modifié avec énormément d’effet. Beethoven a par exemple commencé à utiliser des phrases rythmiques plus étendues en tant qu’éléments architectoniques effectifs – comme les accords répétés au début de la Symphonie Héroïque et à la fin de certains mouvements. Ces accords en fin de mouvement donnent l’impression que la musique a été vidée de tout son contenu si ce n’est des marqueurs temporels de ces grandes périodes à l’échelle épique.
188J’étais conscient, en outre, que l’un des grands problèmes dans la musique contemporaine résidait dans le fait que les mécanismes rythmiques irréguliers ou d’autres types de mécanismes rythmiques tendaient à avoir une organisation cyclique à très petite échelle – on entendait des schémas se produisant sur une mesure ou deux et pas au-delà. C’est pourquoi l’une des choses à laquelle je me suis intéressé durant ces dix dernières années a été une tentative de donner à ressentir des périodes rythmiques à la fois sur une petite et sur une grande échelle. L’une des façons de procéder consistait à disposer des schémas rythmiques à grande échelle avant d’écrire la musique, schémas qui deviendraient ensuite les points forts de la pièce, ou d’une section de la pièce. Puis ces schémas ou cycles étaient subdivisés en plusieurs degrés jusqu’au plus petit niveau de la structure rythmique, en mettant le détail en rapport avec le tout14.
189Par conséquent, je n’attends certainement pas de l’auditeur qu’il soit en mesure d’entendre les relations numériques exactes de la structure cyclique, par exemple de la coda de mon Double concerto, où un orchestre progresse en cycles de sept mesures et l’autre en cycles de cinq mesures. Je suis néanmoins convaincu qu’il entendra très nettement une interrelation rythmique irrégulière intéressante entre les deux groupes tandis qu’ils émergent ou s’effacent l’un par rapport à l’autre à des vitesses différentes ; il entendra aussi la tension maintenue sur une bonne partie de la continuité. Cette structure cyclique est donc l’un des moyens par lesquels j’espère donner une grande continuité dynamique à ma musique, au point même que dans le Concerto pour orchestre les quatre mouvements simultanés émergent et s’effacent selon un plan cyclique à très grande échelle qui, au plus haut niveau, régit tout du début à la fin.
190J’aimerais insister une fois de plus sur le fait que je ne me préoccupe pas spécialement de savoir si l’auditeur est en mesure de percevoir les polyrythmies. L’effet que je cherche à produire est celui d’une tension rythmique perçue à grande échelle, impliquant parfois l’attente d’une coïncidence finale imminente de toutes les strates rythmiques disparates à un moment clé. Ceci se passe de façon assez élaborée dans le deuxième mouvement du Concerto pour piano, où évoluent très lentement plusieurs strates de rythmes, dont aucune ne coïncide avec l’autre avant qu’elles ne semblent finalement toutes se réunir sur un très retentissant accord à la mesure 615. Même si cet aboutissement a été préparé tout au long d’une bonne cinquantaine ou soixantaine de mesures avant de se concrétiser, il n’est pas réalisé par un artifice littéral ou mécanique. J’avais conçu ce plan comme une « idée », mais au moment de passer à son élaboration concrète, j’ai constaté que si la régularité de l’approche progressive vers le « point zéro » de l’unisson rythmique était trop visible, une grande partie de l’effet allait être perdu ; j’ai donc commencé à travailler en vue de réaliser l’idée d’une manière plus imaginative – le point important étant de faire en sorte que le processus à grande échelle qui tend à la résolution soit constamment intéressant dans le détail et en fasse ressortir le côté dramatique et menaçant.
191– N’y a-t-il pas un risque qu’un tel processus, étalé sur de grandes plages de temps, puisse donner une impression de texture « pointilliste » plutôt que polyphonique ?
192L’impression de « pointillisme » provient, à mon avis, de l’incapacité des musiciens d’orchestre à suivre les dynamiques écrites qui maintiennent distinctes les voix évoluant lentement. C’est un point d’une extrême importance si l’on veut obtenir l’effet recherché. Les musiciens d’orchestre ont toutefois tendance à être très sceptiques face aux indications qui leur disent de jouer un passage à un niveau dynamique différent de celui auquel jouent leurs voisins. Ils sont en effet trop habitués à produire des effets de masse requis par une grande partie de la musique tonale ayant la faveur du public. C’est, je suppose, la rançon à payer pour qui écrit de la musique polyphonique.
193Néanmoins, lorsque la musique est correctement interprétée, la chose est évidente et le processus polyrythmique à grande échelle a tout naturellement l’effet que j’ai évoqué ; le même processus se déroule plusieurs fois dans le Concerto pour piano, d’ordinaire de façon fragmentaire, aux vitesses les plus aisées à saisir, bien avant sa présentation sur une large échelle. L’auditeur devrait donc commencer à percevoir les pulsations lentes comme des éléments de ce processus, peu après son début.
194Ce que j’apprécie aussi avec de tels effets se déroulant à vitesse lente est que d’entrée de jeu ces éléments rythmiques ne semblent pas avoir de relation saisissable entre eux ; ils paraissent déroutants, chaotiques, ou pointillistes si vous préférez. Puis, au fur et à mesure que ces pulsations commencent à converger vers l’unisson, vous vous rendez petit à petit compte de leur schéma et vous commencez à saisir les convergences rythmiques qui se dégagent. Inversement, le rythme peut d’abord paraître directionnel et structuré et sembler ensuite se désintégrer en une apparente incohérence. Ce type de progression allant vers une extrême irrégularité et revenant à un ordre perceptible est un phénomène que l’on recontre dans nombre de mes œuvres. L’un des objectifs que j’espère réaliser est qu’il soit audible à de nombreux points de vue différents, et qu’à chaque écoute des éléments nouveaux apparaissent. Mon intention est d’obtenir des couches de significations, résultant du désir d’atteindre à une richesse de référence par des moyens peu connus. D’où ces passages de polyrythmies, qui produisent par moments un effet de désorganisation quasi hystérique, et font à la fin partie d’un ordre saisissable – et s’ils peuvent être entendus des deux manières, mon souhait est réalisé. D’une certaine façon, c’est plutôt terrifiant – je travaille toujours avec des éléments qui ont pour moi une très forte signification dramatique ; le conflit entre ordre et chaos est particulièrement significatif, parce qu’il semble être à la racine de beaucoup de choses qui nous importent.
195– Vous avez souvent parlé de la difficulté d’élaborer une pédagogie satisfaisante pour les étudiants en composition. Quand vous évoquez par ailleurs les bases techniques de votre propre musique, c’est pour leur refuser toute utilité éventuelle, pour tout autre compositeur, des techniques que vous avez vous-même inventées…
196Il m’est très difficile de me préoccuper de l’éducation d’un jeune compositeur sans soulever toute la question de la formation proprement dite. Comme vous pouvez le constater d’après ce que j’ai dit de ma propre éducation, j’avais l’impression, à l’époque, que j’apprenais fort peu dans les domaines qui me tenaient le plus à cœur : la musique moderne, les questions ayant trait à la vie et à l’art contemporains.
197J’ai fait de gros efforts pour en apprendre le plus possible par moi-même, au lycée, à l’université et à Paris, parfois au détriment de mes études « officielles ». J’ai toujours autant de peine à imaginer que l’on puisse attendre des étudiants qu’ils apprennent beaucoup dans leurs cours. Finalement, quiconque se passionne pour un sujet en vient toujours à apprendre par lui-même ce qu’il désire assimiler. Il m’a fallu suivre les cours de Harvard et y réussir les examens pour pouvoir séjourner dans cette université et y étudier les partitions de Stravinsky et de Bartók, lire transition ou La Révolution surréaliste, et m’entretenir avec d’autres personnes ayant des intérêts similaires – assister à des concerts, voir des pièces de théâtre et des expositions, participer à des discussions et des engagements politiques et avoir toutes sortes d’autres activités.
198Je suis toujours étonné lorsque les étudiants de musique et en arts font preuve de si peu d’initiative pour se cultiver par eux-mêmes. Les cours ne font d’habitude que survoler les sujets – surtout les sujets contemporains, maintenant qu’ils font partie de l’enseignement des arts – et donnent souvent des réponses toutes faites et peu convaincantes aux questions soulevées par eux (on voit pourquoi) ; ceci parce qu’ils ne bénéficient pas encore de la distanciation intellectuelle et de la pensée qui caractérise notre rapport avec les œuvres plus anciennes.
199Voilà pourquoi j’ai tendance à mettre en doute nombre de tentatives modernes visant à élaborer de nouveaux systèmes pédagogiques pour l’enseignement de la musique contemporaine (ou toute autre forme d’art, en l’occurrence). Ils peuvent s’avérer dangereux à la fois pour l’étudiant, qui peut se trouver coulé dans le moule d’un certain style dont il ne peut s’échapper, et pour l’artiste ou le compositeur qui imagine un tel système. Nous avons vu un compositeur comme Hindemith se perdre corps et biens en cherchant à baser sa pédagogie sur sa propre musique, et finir par baser sa musique sur sa propre pédagogie.
200De plus, j’ai le sentiment que si d’aventure je trouvais moi-même une méthode pour enseigner ce que je fais en tant que compositeur, il n’est pas exclu que j’arrête d’écrire de cette façon. Mes convictions à ce propos sont telles que j’hésite même à décrire ma façon de composer. Je n’ai commencé que récemment à le faire à propos d’œuvres écrites bien des années auparavant. Je me souviens qu’en 1956 à Princeton, je parlais de l’accord « tous intervalles » que j’ai utilisé dans mon Premier quatuor à cordes ; un jeune professeur s’est levé comme un ressort : « Je suis le seul à l’avoir jamais utilisé – c’est moi qui l’ai découvert », s’écria-t-il. A quoi j’ai répondu : « J’ai écrit cette pièce il y dix ans ! » ; et sa réaction a été : « Non, vraiment ? »
201Un autre problème propre aux méthodes pédagogiques basées sur les techniques récentes est le fait que celles-ci sont absolument solidaires des pièces spécifiques où elles sont utilisées. La plupart des gens n’ont en outre pas le même point de vue que moi sur la façon d’écrire la musique. Je ne suis donc pas certain que ma manière de travailler vaille la peine d’être rationalisée. Je ne sais en quoi pourrait consister un point de vue général quant à la façon de composer, excepté qu’il y a certaines choses que je considère comme essentielles. L’une d’entre elles est la question d’une continuité convaincante, comme je l’ai déjà dit : elle est indispensable et prime sur toute autre chose. J’ignore toutefois comment enseigner cela aux étudiants. C’est une question de goût quasi subconscient ! Il ne s’agit en aucun cas d’application mécanique, encore que cela paraisse être le cas à l’occasion. Parce qu’avec les techniques avancées où se posent tant de problèmes musicaux différents, il est très utile d’avoir un plan ou un cadre selon lequel tout est plus ou moins contrôlé et que vous n’avez donc pas à commencer chaque séance de composition en partant de zéro, confronté aux millions de possibilités dont nous disposons désormais. Il n’y a pas si longtemps, j’assistais à un festival de musique moderne en compagnie d’une anciene étudiante de Nadia Boulanger, et nous nous sommes mis à parler des problèmes déroutants de la composition aujourd’hui. « Vous savez, lui disais-je, il faut commencer par décider quelle sera la première note – est-ce que ce sera le do médian ?… ». « Oh non, cela ne peut être do » dit-elle. On ne peut désormais plus se soustraire à l’impression que toutes les décisions sont devenues si personnelles que seules fort peu de choses peuvent être communiquées sur le plan pédagogique – hormis la notion générale que quelle que soit la musique que l’on compose, elle doit avoir une continuité convaincante. Mais que faut-il enseigner à partir du moment où même des compositeurs de renom commencent à écrire des pièces en y introduisant des fragments de Mozart et de Bach, et si cela fait partie de la musique admise ?15
202– On n’entend pourtant jamais parler de musique enseignée selon ce point de vue de la continuité temporelle que vous trouvez si essentiel…
203Hindemith a relevé une fois que les musiciens savent tout de la musique, excepté le rythme. Il est probablement exact que le sentiment du temps musical est quelque chose de subconscient. Il est en effet certain que de bons compositeurs ont une notion du temps fort différente de celle d’autres confrères. Voilà pourquoi il est sans doute impossible de l’enseigner.
204– Mais le fait que cela soit important, pour ne pas dire constitutif n’est pas même évoqué comme un problème dans la plupart des cas !
205Effectivement, et je trouve cela curieux chez les post-weberniens. Il est en effet frappant de constater que ce qui rend les pièces de Webern si intéressantes à leur niveau microscopique est précisément la même chose qui rend intéressantes les pièces plus longues dans un style plus « continu ». Ainsi, à l’apogée de la première des Bagatelles opus 9 de Webern, le contraste d’une sixte mineure ascendante rapide immédiatement suivie par une neuvième mineure descendante plus lente devient significatif non seulement en raison de la manière dont celles-ci sont apparentées sur le plan des hauteurs, environnées comme elles le sont de pizzicati qui complètent l’harmonie caractéristique du mouvement, mais aussi – point plus important – en raison de la manière dont elles sont apparentées sur le plan « dramatique », par la place qu’elles occupent dans la continuité temporelle. Le fait que tant de pièces « post-weberniennes» ne soient rien d’autres que des séries d’additions mécaniques de ces idées microscospiques à la Webern montre bien qu’on n’a jamais réfléchi à cela.
206– Il est clair aussi que la musique tonale est par trop souvent analysée de façon atemporelle, en ne tenant compte que des relations d’accords ponctuelles.
207Ceci soulève toute la question de l’analyse musicale, surtout celle de la musique contemporaine. Pendant longtemps, il m’a semblé que la seule façon d’analyser une pièce de manière explicite était non pas de commencer avec ce qui « existe » sur le papier, mais par l’impression détaillée que la pièce fait sur un auditeur intelligent après l’avoir écoutée à plusieurs reprises. Toute analyse musicale doit être une analyse des moyens par lesquels une pièce est expressive et crée l’impression que l’on en retire. Toute analyse présuppose donc que la pièce à analyser vaille la peine de l’être, c’est-à-dire qu’elle communique réellement quelque chose sur le plan esthétique avant que l’on en étudie la partition imprimée.
208Il est incontestable, aujourd’hui, qu’il existe de nombreuses « pièces » recourant à des techniques qui se prêtent à être décrites de façon fascinante et qui ne communiquent pourtant rien du tout. Il est par conséquent regrettable que l’on écrive tant à propos de « pièces » dont le seul intérêt est l’article qui leur est consacré ou l’« analyse » scolaire que l’on en fait – parce ce que de cette manière, les étudiants apprennent souvent quantité de « techniques » qui ne peuvent jamais être utilisées pour communiquer quoi que ce soit, pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont jamais été utilisées ainsi et n’ont apparemment jamais été considérées comme des moyens appropriés. Il en résulte une réelle confusion pour les étudiants doués, alors que quantité d’étudiants sans grand talent s’imaginent ainsi qu’en manipulant un jeu de formules ils composent quelque chose. D’où l’apparition de bon nombre de productions sans valeur qui usurpent en fin de compte une bonne part du peu de temps dévolu aux compositeurs contemporains pour l’exécution de leurs œuvres – un temps qui pourrait être utilisé à bien meilleur escient pour une préparation plus approfondie d’œuvres valables.
209– On a souvent l’impression que l’on enseigne la musique comme un jeu de construction et que les étudiants en viennent par trop rapidement à assembler tel accord avec tel autre sans une conception des rapports possibles entre des types de continuité événementielle et d’émotions – conscience qui les aiderait à garder à l’esprit ce qu’ils tentent de réaliser en tant que compositeurs avec tous les différents matériaux dont ils disposent à présent.
210Même les jeux de construction peuvent s’avérer captivants, comme le démontre l’opposition entre l’opus reticulatum et l’opus quadratum chez les architectes romains – des techniques qui recouraient au plaquage en dalles de marbre ! Trop souvent, ce que l’on appelle lois de construction musicale n’a ni un impact global comparable à celui de la conception du Panthéon ou du Serapeum d’Hadrien, ni la fonction de support pour une surface intéressante. Comme il en va d’archéologues pédants, il est très facile aux analystes musicaux d’avoir ce genre de préoccupation irresponsable pour les mécanismes et les formules destinées à un enseignement de masse. On pense au Bauhaus et à ses légions d’« artisans » produisant des « Klee » et des « Kandinsky » selon un jeu de règles formulées par les artistes qui y ont enseigné. Cela finit par ressembler à une production à la chaîne.
211Je reconnais que ce problème m’a beaucoup impressionné lorsque Ravi Shankar a évoqué l’introduction de conservatoires de musique en Inde dans une allocation prononcée aux alentours des années trente, où il disait que la musique orientale était bien plus intéressante que la musique occidentale. Jadis, un homme étudiait sous la conduite d’un gourou pendant une bonne dizaine d’années, voire plus ; mais, avec l’ouverture d’écoles de musique et l’avènement d’un système de notation, tout s’était trouvé réduit à un ensemble de règles. Et il avait ajouté : « Vous savez, la musique n’est plus ce qu’elle était. »
212Ceci est à même de se produire à chaque fois que l’art se réduit à une méthode dans le seul intérêt de la commodité. Ainsi, à chaque fois que quelqu’un trouve un jeu de « règles » pour expliquer un phénomène musical ou pour aider d’autres personnes à traiter la musique d’une façon ou d’une autre, le fait que les règles ont à l’occasion un lien quelconque avec le sujet (souvent elles n’en ont même aucun) amène tout un chacun, enseignants et étudiants confondus, à considérer ces « règles » comme un élément central, la « clé » de ce qu’ils sont censés expliquer. Très vite ensuite, les « règles » sont confondues avec la chose elle-même, ce qui met sans tarder un terme à ce type d’art16.
213Ce dont on ne pourra jamais se passer est un enseignant capable de montrer comment des techniques musicales particulières ont été utilisées pour produire certains effets musicaux, toujours en insistant sur ce rapport entre les moyens et les fins. L’entreprise est difficile et exige un don particulier. Nadia Boulanger l’avait, et je n’oublierai jamais la clarté qu’elle savait donner aux œuvres que nous étudiions ainsi. De telles personnalités sont toutefois rares.
214Au-delà de l’étude des techniques dans les bonnes pièces du passé – récent ou plus ancien – la question de l’apprentissage de la composition reste pour une large part un problème individuel. Un bon enseignant peut tout au plus essayer d’aider l’étudiant en composition à développer une sorte d’alter ego à l’écoute de sa musique, comme s’il était quelqu’un d’autre, en cherchant à la comprendre de façon critique, sans trop de complaisance – un alter ego qui ne soit pas intéressé ou dupé par des effets utilisés dans l’œuvre ou par des trucs qui n’existent que sur le papier, mais qui écoute comme le compositeur lui-même écoute un ouvrage de l’un de ses collègues : c’est-à-dire avec l’espoir d’y trouver quelque chose d’excellent, de beau, d’imaginatif et de passionnant (mais souvent, hélas, en étant déçu).
215A titre de conclusion, j’aimerais dire que les questions mêmes de l’enseignement et de l’apprentissage de la composition commencent aujourd’hui à apparaître sous un jour étrange, compte tenu de la place qu’occupe la musique sérieuse dans l’évolution sociale à laquelle nous assistons depuis la Deuxième Guerre mondiale en Amérique et ailleurs. De pair avec cette évolution, nous constatons l’importance de plus en plus forte de la publicité en tant que moyen de communication, une tendance croissante du consommateur, submergé par la publicité commerciale, à réagir dans les termes mêmes de celle-ci – habillement, comportement et approbation de la masse. Dans cette situation négative, l’un des avantages de la profession musicale est précisément le fait qu’elle est absolument récalcitrante au genre de publicité tellement indispensable au monde mercantile et à ses opposants les plus bruyants. Outre la difficulté d’exploiter la musique sérieuse sur le plan commercial aux termes des lois américaines en matière de droits de reproduction, elle se prête mal à la diffusion par les « médias » de par son aspect visuel relativement peu intéressant et en raison de la difficulté d’en parler avec intelligence et simplicité. Sa production et sa diffusion défient par conséquent les lois courantes de l’offre et de la demande. On pourrait presque dire que l’exécution et l’écoute musicales pourraient être assimilées à des actes de non-coopération avec notre société (bien qu’en raison de quelque conception rituelle de la culture, il arrive encore que de tels actes bénéficient souvent de grosses subventions).
216Cette situation particulière pourrait signifier que la profession entière est appelée à disparaître ou qu’elle sera l’un des derniers refuges de l’esprit humaniste. Incontestablement, la musique sérieuse ne peut être expliquée sur des bases pragmatiques ou au simple niveau du divertissement. En l’état actuel, elle requiert des compétences, de la sensibilité, une conscience et de l’intelligence – qualités que l’on considère de moins en moins comme valant la peine d’être développées, même pour une part minime de la population, malgré tout l’argent que l’on y prodigue.
217Comme cela a été dit à maintes reprises, la composition moderne paraît souvent ne plus être un art public du fait que dans la plupart des pays – et sans conteste en Amérique – le public n’est plus uni par un consensus à propos de ce qu’est la culture ou de la valeur qu’elle pourrait avoir, à moins qu’elle ne soit constamment « vendue » par les mass médias – ce qui se fait rarement pour la musique sérieuse en raison de son manque de rentabilité commerciale. Plus que jamais, le compositeur en est donc réduit à son propre monde pour suivre toute voie qui lui semble importante. Il y a fort peu de chances que sa musique paraisse très importante à beaucoup d’autres personnes – peut-être à quelques-uns de ses collègues et à quelques auditeurs d’un public restreint. S’il a de la chance comme Bartók et Ives, il aura une plus large audience à titre posthume ; mais qui peut miser sur l’avenir ? C’est précisément pour toutes ces raisons que le domaine de la composition est si intéressant et constitue une telle aventure de nos jours : tout repose désormais sur le seul compositeur. Il est plus libre aujourd’hui, en Amérique, d’écrire ce qu’il veut ; plus libre qu’il ne l’a jamais été pendant plusieurs siècles ou même qu’il ne l’est actuellement en Europe, sans parler de l’Union Soviétique, et plus libre aussi que dans tout pays d’Orient, où les schémas de chaque musique traditionnelle sont tellement coercitifs et où la nouveauté est souvent accueillie sans discernement et comme faisant partie d’une marche en avant en direction de la « civilisation moderne ». Comme je l’ai dit à maintes reprises, la censure sociale et économique à laquelle sont exposés les nouveaux et sérieux efforts musicaux en Amérique les empêche naturellement d’atteindre un jour le grand public, à moins que l’on ne trouve un artifice susceptible de les mettre en vedette.
218Vue sous un autre angle, la musique a réellement un avantage sur pratiquement toutes les autres activités humaines qui pourraient avoir de l’importance pour l’avenir. Grâce à elle, les gens restent actifs, productifs, et sont stimulés sur le plan de l’imagination, sans subir d’effets nocifs ou éprouvants physiquement ; avec la musique, il n’y a pas non plus de déchets ou de pollution. Elle fait passer le temps, dispense à profusion des expériences civilisatrices (parfois pas tellement civilisatrices) et nous aide à envisager des qualités de vie et une coopération sociale pour lesquelles bien des gens trouvent qu’il vaut la peine de lutter. Lorsque les machines nous auront tous mis au chômage et que nous serons tous réduits à vivre de la sécurité sociale sans rien pour nous occuper, la musique pourrait bien s’avérer utile et faire l’affaire de ceux qui aiment encore être actifs.
Notes de bas de page
1 Lettre de Ives au doyen de Harvard dans le dossier « Elliott Carter » (1926) : « Carter est à mon avis un garçon exceptionnel. Il fait preuve d’un intérêt instinctif et assez inhabituel pour la littérature et surtout pour la musique. Il a du style – une dissertation parue dans le journal de son collège, Symbolisme et Art, dénote un esprit intéressant. Je ne le connais pas intimement, mais son professeur à Horace Mann School, Mr. Clifton J. Furness, et l’un de mes amis en parlent toujours en termes élogieux – à savoir qu’il est un brave garçon et qu’il poursuit avec succès ses études. Je suis certain que son honnêtété, son assiduité au travail et son sens de l’honneur sont tels qu’ils devraient être – de même son sens de l’humour sur lequel vous ne m’avez pas posé de questions. » (Cité avec l’autorisation de John Kirkpatrick)
2 Cela se passait pendant les terribles années entre 1932 et 1935 à Paris, quand les « Croix de feu » fascistes se livrèrent à une effrayante bataille rangée Place de la Concorde durant l’affaire Stavisky – une bataille dont j’ai été en partie témoin. Tout au long de ces années, un flot constant et sans cesse grossissant de réfugiés venus d’Allemagne déferlait sur Paris. Très rapidement, la police les parqua n’importe où pour en débarrasser les rues : dans des entrepôts, de vieux baraquements et même des asiles d’aliénés. Un ancien musicien de mes amis a connu ce sort ; on ne pouvait communiquer avec lui que par l’entremise d’un rabbin, au gré de ses visites hebdomadaires à l’asile. Nous avons été quelques-uns à nous dépenser sans compter face à de tels cas et nous obtînmes finalement la libération de cet ami au bout d’un an. Il avait mis sa détention à profit pour apprendre le grec classique.
C’était une époque où se formaient des groupes ayant pour objectif de combattre le fascisme ; de nombreuses personnes avaient perdu toute sympathie pour le communisme soviétique au lendemain des procès de Moscou, mais la terreur nazie incitait bien plus les gens à s’unir contre elle que l’évidente corruption de la période stalinienne en Russie ne pouvait les diviser.
Bien que marginal, mon engagement politique face à la situation régnant à Paris était tout à fait dissocié de ma vie musicale. Si, par le passé, nous avions vu avec enthousiasme des drapeaux rouges s’agiter sur la scène du Metropolitan Opera en guise de décors pour le Pas d’acier de Prokofiev, l’Union Soviétique était désormais considérée avec suspicion. Nous avions été quelques-uns à nous informer sur le trotskysme ou sur l’anarcho-syndicalisme, mais nos liens réels étaient ceux de l’anti-fascisme. J’avais donc renoncé à me rendre en Allemagne après 1928 et en Italie à partir de 1930, excepté pour un bref voyage à Venise.
3 D’une certain façon et pour la même raison, Mahler me rend perplexe. En partie parce que certaines de ses œuvres rappellent ces vieilles « symphonies patriotiques » qui n’étaient que des pot-pourris d’hymnes nationaux et religieux. Voir mon compte-rendu de la première de Concord Sonata, in Modem Music 16, n° 3, pp. 172-176.
4 « Tout ce que l’on comprend habituellement par le terme de coopération est jusqu’à un certain point funeste. (...) Nous ne pouvons être réduits à une uniformité réglée comme une horloge. (...) Devons-nous avoir des concerts ? L’état lamentable du mécanisme de la majorité des interprètes est tellement manifeste qu’il est resté, même jusqu’à ce jour, un sujet de mortification et de ridicule. (...) On peut se demander (désormais) si un quelconque interprète voudra d’ordinaire exécuter les compositions d’autrui. (...) Toute répétition formelle des idées d’autres hommes semble être un schéma propre à emprisonner pour une éternité les manifestations de notre propre esprit. A cet égard, cela confine à un manquement à la sincérité, qui veut que nous exprimions toute idée utile et précieuse qui surgit dans nos pensées. » Enquiry Concerning Political Justice, Londres, 1798, Vol. 11, pp. 846-47 (facsimilé de la 3e édition, Toronto, 1946).
5 Aristoxène reproche à l’école numérologique de Pythagore de ne pas se soucier de la fonction – le pouvoir ou la « dynamique » – des notes dans les gammes et les mélodies. « Le sujet de notre étude est la question : « Dans la mélodie de tout type, quelles sont les lois naturelles (principes psychologiques) selon lesquelles la voix, en montant ou en descendant, place les intervalles ? » Nous tenons pour acquis que la voix suit les lois naturelles dans son mouvement et ne place pas les intervalles au hasard. (...) Il se trouve que certains (de nos prédécesseurs) ont introduit un raisonnement étranger à la question et, rejetant les sens considérés comme inexacts, ont fabriqué des principes rationnels, arguant que le haut et le bas de l’échelle des hauteurs consistaient en certains rapports numériques et degrés relatifs de vibration – une théorie tout à fait étrangère au sujet dont il est question et sans grand rapport avec les phénomènes... » (Aristoxène : Harmonie, livre II, pp. 32-33, in H. S. Macran, The Harmonies of Aristoxenus, Oxford, 1902, pp. 123-24).
6 La cohérence formelle est souvent obtenue en dérivant des motifs à partir de la série des hauteurs, de ses inversions et renversements. Toutefois, l’idée de ces motifs était déjà présente chez le compositeur avant qu’il n’écrive la série et qu’il s’arrange pour qu’elle garantisse la cohérence motivique. De manière analogue, tout le concept des phrases symétriques dans la plus grande partie des Variations pour orchestre de Schoenberg précède l’élaboration d’une série qui permettrait cela. Le désir de réaliser de tels schémas formels traditionnels doit avoir précédé le choix de la série. Dans la plupart des cas, les nombreuses intentions expressives et formelles d’un compositeur doivent exister avant ce choix, comme elles précèdent le choix d’un thème ; souvent, d’ailleurs, ces intentions l’influencent directement. Une fois le choix arrêté, tout un ensemble de possibilités nouvelles surgit naturellement des notes spécifiques.
7 Lowinsky, E., On Mozart’s Rhythm, in The Creative World of Mozart, Ed. Paul Henry Lang, New York, 1963, pp. 31-33.
8 Ce que j’entends par cette progression surprenante mais logique est à maintes reprises illustré dans les dialogues de Platon. Dans le Sophiste, par exemple, l’Etranger d’Elée et le jeune Théétète décident de définir ce que signifie le mot « sophiste ». L’Etranger s’étend avec force détails sur le processus de définition, en utilisant le vocable « pêcheur » à titre d’exemple. Un pêcheur à la ligne est un artiste, un artiste qui thésaurise, un chasseur, un chasseur aquatique, un pêcheur qui utilise un hameçon. L’Etranger dit ensuite qu’il suivra la même démarche pour définir le « sophiste » mais déclare tout à coup et non sans surprise que le pêcheur à la ligne et le sophiste sont cousins, qu’ils sont tous deux des chasseurs ; alors que le pêcheur chasse dans l’eau, le sophiste chasse dans les rivières de la richesse et sur les vastes pâturages de la jeunesse généreuse. Cet étonnant changement de méthode est tout d’abord désarçonnant, comme bien des moments dans Haydn ; mais semblablement au compositeur, Platon développe finalement des idées qui font de ce changement soudain une partie convaincante de l’argument et amène même le lecteur, avec un art plus consommé encore, à se demander à la fin du dialogue, s’il a bien suivi les remarques habiles d’un sophiste (l’Etranger) ou la véritable définition d’un sophiste. Ce surprenant cheminement de la pensée chez Platon – même en ce qui concerne le Parménide, très proche de la manière de Gertrude Stein – n’a jamais cessé de m’enchanter.
Nous trouvons quotidiennement d’excellents exemples de la sophistique dans la publicité qui pollue nos esprits, dans l’éducation censée nous enseigner à voir la vérité cachée sous les prétentions absurdes des « chasseurs » ou des « artistes thésaurisant » de notre société, mais qui, malheureusement, ne semblent souvent que substituer un genre sophistique à un autre. Parfois, j’en conviens, j’ai l’impression d’être moi-même un sophiste lorsque je cède aux pressions des institutions éducatives qui m’invitent à parler de mon travail. C’est une grande tentation que d’inventer des « histoires vraisemblables», comme dirait Socrate, dans le dessein d’expliquer votre propre musique alors que vous n’avez qu’une vague conscience, sur le plan verbal, de ce que vous pensiez au moment où vous assembliez des schémas expressifs de notes.
Mais le genre de dialogues courtois, amusants et pénétrants que Platon a inventés pour Socrate il y a bien longtemps, requiert un très bon écrivain (ou orateur) et un excellent philosophe. Je crains bien de n’être ni l’un ni l’autre. Nous devrons donc continuer de peiner avec la lenteur qui nous caractérise, en espérant que quelques bribes d’informations utiles aideront un petit nombre de lecteurs à comprendre un peu en quoi consiste pour une personne, au moins, le fait d’écrire de la musique aux Etats-Unis.
9 Il n’y a rien de nouveau dans la modulation métrique, sinon son nom. Pour se limiter à une brève mention de ses racines dans la musique écrite occidentale : elle est implicite dans les procédés rythmiques de la musique française de la fin du XIVe siècle, tels qu’on les trouve aussi dans la musique des XVe et XVIe siècles utilisant l’hémiole et d’autres moyens pour alterner les mètres, principalement les doubles et triples. A partir de là, puisque les premières séries de variations, telles celles de Byrd et de Bull, ont introduit la tradition d’une relation de tempo entre les mouvements, la modulation métrique a commencé à relier les mouvements d’une pièce. On en trouve maints exemples dans plusieurs œuvres de Beethoven, non seulement dans les Variations de l’opus 111, mais en beaucoup d’endroits où doppio movimento et d’autres termes sont utilisés pour indiquer les relations de tempi. L’invention du métronome – instrument qui établit les relations entre tous les tempi – date précisément de cette époque. Plus près de nous, Stravinsky a écrit vers 1920, emboîtant peut-être le pas à Satie, quelques œuvres dont les mouvements sont étroitement liés par une étendue très restreinte de relations de tempo ; un peu plus tard, Webern allait en faire autant.
10 Il y a naturellement deux niveaux de téléologie musicale qui pourraient être pris en considération. Le premier est d’ordre « linguistique » – un son fait suite à un autre son et encore à un autre son et ceci « construit » une entité temporelle, tout comme des phonèmes peuvent construire des mots, puis des phrases. Comme je l’ai dit, ceci est à mon avis la condition requise par tout type temporel de communication. Dans un sens, elle est téléologique de la même manière que la vie ou l’existence – où un moment est à l’origine de l’autre. Il est évidemment possible d’émettre une série de sons vocaux en enfilade d’où n’émergera aucun langage connu de l’orateur ou de l’auditeur. On n’en considère pas moins cela comme de la communication – les sons, assonnances, pauses et autres éléments propres à exercer un impact sont recherchés par l’auditeur qui voudra tenter de les amalgamer en une combinaison téléologique, même si elle doit être frustrante et de bas niveau. (La discussion de Roman Jakobson sur l’aphasie est particulièrement intéressante à cet égard.) Il existe en second lieu une téléologie narrative de large portée qui consiste à aller droit au fait, voire souvent au paroxysme. On pourrait encore retenir un troisième type – celui de l’intentionnalité, la cause finale de l’œuvre. Ainsi que je l’ai signalé dans mes remarques insérées dans le programme pour mes Variations, tout le système de cause à effet n’est qu’un seul et unique processus de changement – ou une seule interprétation du changement J’en ai un peu assez (et ceci depuis un bon bout de temps déjà) du fameux acte gratuit de Gide et de Camus, mais j’y reconnais une énième mouture de ce même schéma (bien qu’intéressant, avant tout à titre de concept intellectuel et de problème d’éthique impliquant les relations humaines). En tous les cas, nous constatons toujours que l’effet découlant d’une cause est fort différent de ce à quoi nous nous attendions. Je partage également l’avis de Alfred North Whitehead qui affirmait que tout type d’existence est un processus téléologique, dans le cadre duquel diverses sortes de concrescences parviennent à des schémas intégrés de sensations puis les perdent par la suite. « L’ultime but créatif » est « que chaque unification parvienne à une profondeur maximale d’intensité de sensation, sujette aux conditions de ses concrescences. » Ces conditions varient, bien sûr, selon que l’existence en question est un objet physique, un état d’esprit, une œuvre d’art ou un être transcendant.
11 Le contrepoint, la polyphonie et leur étude ont fait l’objet de commentaires fort intéressants de Mahler, selon plusieurs remarques citées par Natalie Bauer-Lechner dans les Erinnerungen an Gustav Mahler et commentées par Theodor W. Adorno dans son livre sur le compositeur. Mahler regrettait d’avoir été dispensé de suivre les cours de contrepoint au Conservatoire de Vienne en raison de ses remarquables compositions de jeunesse, parce que dès après sa Quatrième symphonie, il s’était rendu compte qu’il devenait de plus en plus un compositeur polyphonique et en était venu à penser qu’il ferait bien d’étudier cette discipline avec plus de rigueur, en rappelant que Schubert avait eu ce même souci vers la fin de sa vie. L’attitude de Mahler à l’égard de la polyphonie, la simultanéité de différents matériaux, ressemblent curieusement à celle de Ives. Mme Bauer-Lechner décrit un « Festtag » (jour de fête) où Mahler et elle-même avaient escaladé une montagne : arrivés tous deux à une certaine hauteur, Mahler s’était arrêté en entendant les échos sonores de la fête, les orphéons et un chœur d’hommes venant de différentes directions ; il s’était alors écrié « Das ist die eigentliche Polyphonie ! » (« Voilà la vraie polyphonie ! »), jouissant à la fois du caractère décousu des différents matériaux musicaux et aussi du fait qu’ils n’étaient pas métriquement coordonnés. Cela lui rappelait de précieux souvenirs d’enfance, comme ce fut le cas pour Ives. « L’entendez-vous ? C’est de la “vraie polyphonie”, et c’est ici que je trouve mon propre sens polyphonique. Dans ma prime enfance, j’avais entendu dans les forêts d’Iglau un même amalgame de sons et j’en avais été profondément ému et impressionné. Car tout cela est semblable lorsqu’on entend quelque chose qui perce au milieu d’un tumulte comme celui-ci, dans le chant des oiseaux qui s’entrecroisent des milliers de fois, dans le grondement des orages, dans le clapotement des vagues ou dans le crépitement des flammes. De manière en tous points identique, les thèmes musicaux doivent faire leur apparition en provenant de directions tout à fait différentes et être tout aussi distinctement discernables dans l’exposé rythmique et mélodique (moins complet, ce ne serait que simple remplissage et homophonie déguisés) : la seule différence réside dans le fait que le compositeur s’empare de ces nombreuses couches sonores et les organise en un tout coordonné et unifié. » Natalie Bauer-Lechner, Erinnerungen an Gustav Mahler, Leipzig/Vienne/Zurich, 1923, p. 147.
12 L’ordre dans lequel sont présentées des sections de musique de toute longueur n’est souvent pas très crucial, comme par exemple dans les mouvements médians des suites baroques, sérénades classiques et cassations, et même quelques symphonies. Chez Beethoven, Schubert, Schumann et Brahms, par contre, les sections ou les mouvements paraissent dans bien des cas moins interchangeables, et chez Stravinsky, notamment dans le Sacre du Printemps, seul l’ordre indiqué par le compositeur a un sens. Il n’est pas exclu que cela soit moins exact, s’agissant de certaines œuvres néo-classiques de Schoenberg et Hindemith.
13 Depuis, Carter a composé trois œuvres vocales qui constituent une sorte de cycle : A Mirror on Which to Dwell, Syringa, In Sleep, in Thunder. (N.d.E.)
14 Pour des considérations plus détaillées, je devrais souligner qu’à ce dernier niveau, très fortement subdivisé – le niveau de succession le plus rapide des attaques rythmiques locales – je n’utilise jamais (contrairement à ce que font souvent d’autres compositeurs) des polyrythmies rapides d’un rapport plus élevé que celui que j’estime jouable et perceptible pour l’auditeur. Ainsi, même s’il est clair que l’on peut produire par des moyens mécaniques toutes sortes de polyrythmies rapides et que l’on peut sans trop de peine imaginer toutes sortes de manières de coordonner des schémas rythmiques locaux par sérialisation et d’autres moyens mécaniques, je me suis malgré tout abstenu de pratiquer de telles élaborations purement spéculatives et abstraites et m’en suis tenu, au niveau local, aux combinaisons polyrythmiques les plus simples. Ceci pour tenir compte du fait que tout comme l’oreille tend à assimiler les intervalles microtonaux plus grands que la seconde mineure à l’intervalle familier le plus proche, elle tend aussi non seulement à assimiler le stade initial et le stade terminal d’une polyrythmie de plus haut rapport au cycle d’une polyrythmie plus aisément reconnaissable, tel que 3 :2, mais à entendre une polyrythmie de plus haut rapport à déroulement très rapide comme un simple embrouillamini de notes dont les relations rythmiques précises n’ont aucune valeur spécifique de tension. Ce n’est qu’à des tempos plus modérés et plus lents qu’une polyrythmie de grand rapport commence à avoir une valeur de tension nettement perceptible, telle qu’un polyrythme comme 71 :49 débute en sonnant comme un 3 :2 pour ensuite commencer à se déphaser et puis à se rephaser de manière plus transparente. Par conséquent, dans mes pièces plus récentes, j’ai souvent fait en sorte que les cycles polyrythmiques rapides de, mettons, 6 :7 au plus petit niveau rythmique composent des temps simples ou des termes d’un cycle polyrythmique de rapport plus élevé, comme par exemple 71 :49, se produisant à une vitesse beaucoup plus lente, au niveau rythmique immédiatement supérieur du passage en question. De cette façon, l’on n’obtient pas seulement la tension rythmique locale par le biais des cycles rapides de 6 :7, mais aussi la tension rythmique sur une plus grande échelle résultant du déphasage et rephasage des temps à progression plus lente, constitué chacun de l’un de ces cycles à progression rapide de 6 :7. Ces polyrythmies ne sont jamais exécutées littéralement ou mécaniquement, à quelque niveau rythmique que ce soit des pièces ou passages en question ; simplement, elles forment tout simplement des éléments d’une syntaxe musicale souple visant uniquement et instantanément la perception.
15 Il est bien sûr exact qu’il existe quantité d’exemples où une musique d’un style différent est intégrée dans le flux d’une musique avancée sur le plan rythmique et expressif. La parodie par Bartôk (de Chostakovitch ?) dans le Concerto pour orchestre, son fragment de valse dans le style conventionnel inséré juste avant la fin de son Cinquième quatuor, ou encore l’introduction fort subtile opérée par Berg dans son Concerto pour violon de la mélodie populaire carinthienne et de l’harmonisation du choral de « Es ist genug » de Bach, sont tous plus ou moins réussis. Les citations d’hymnes et autres faites par Ives ont aussi leur charme, mais dérangent plus souvent qu’à leur tour la pensée musicale d’œuvres telles que Fourth of July (où l’on trouve une intéressante tentative d’écrire un genre de prélude-choral mélangé sur « Columbia, the Gem of the Ocean ») ou le mouvement « Hawthorne » de la Concord Sonata. Ce type de traitement du pot-pourri (justifié aujourd’hui sous le terme de « collage ») apporte peu sur le plan musical – peut-être davantage sur un plan programmatique.
16 En dépit de cela, il y a bien sûr un genre de développement historique intéressant à considérer ici : l’influence de la codification des pratiques des artistes, non seulement en ce qu’elle réduit le style et les pratiques à une routine, mais aussi et surtout en ce qu’elle fournit la base et souvent l’occasion du style suivant, éventuellement antithétique. Quatre siècles à omettre les quintes parallèles dans la musique occidentale, sans compter le contrepoint de Fux et l’harmonie de Rameau (dont les rapports avec la pratique de l’époque étaient très indirects) ont dû laisser un impact indélébile chez les musiciens durant les cinquante premières années de ce siècle – ne serait-ce qu’en les rendant très attentifs aux intervalles, tout comme les considérations pontifiantes de Cherubini sur le contrepoint ont eu une influence sur l’écriture de la fugue au XIXe siècle, excepté pour ceux, plus radicaux, qui ont suivi Reicha. Il est par ailleurs intéressant de relever aussi la migration du « diabolus » de la quarte augmentée (intervalle des plus dissonnants et ambigus durant des siècles dans la pratique courante) vers l’octave (l’intervalle le plus doux et le moins ambigu) au cours de la période strictement dodécaphonique du XXe siècle.
Notes de fin
1 Work Progress Administration, Service social créé par Roosevelt pour aider les personnes défavorisées pendant la crise.
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