Entretien avec Michèle Métail
p. 147-156
Texte intégral
1— Michèle Métail, comment définissez-vous votre pratique : poétique, musicale, littéraire ?
2Je me pose la question de la façon suivante : il s’agit de trouver un moyen d’expression qui soit le plus approprié à l’idée de départ. Il peut se manifester sous une forme poétique, mais pourrait parfois aussi bien appartenir au domaine de l’art plastique (sans que j’aie la prétention de me définir comme artiste plasticienne). Toutefois, mon travail, au départ, est essentiellement littéraire. Π consiste en une investigation de la langue, à partir de la langue, selon deux axes : un axe perceptif et un axe sémantique. Mais quand je parle de sémantique, je ne veux pas dire que j’ai un message, une idée, une émotion extérieure à transmettre. Il y a bien sûr quantité de problèmes dans le monde qui me touchent, mais je ne vais pas en faire une poésie ou un texte quelconque, comme le font par exemple les écrivains que l’on appelle « engagés ». Mon propos, au contraire, c’est la langue en tant que phénomène. Je crois qu’au fond tout se retrouve dans le problème de la langue, dans la façon dont on la manipule, dans les jeux que l’on peut faire avec elle. C’est pourquoi je n’aime pas me situer en tant qu’« écrivain ». Je préfère dire « poète », notamment parce qu’il y a aujourd’hui un côté tellement dérisoire de la poésie, bien que ce terme aussi — ou celui de « poète sonore » — ne soit pas tout à fait représentatif de mon activité. Je ne me sens pas vraiment d’affinité avec tel ou tel milieu littéraire, mais plutôt avec la démarche des personnes que l’on a rassemblées sous la dénomination d’« art brut », une démarche insérée directement dans la vie, ou dans une certaine perception de la vie. Pour moi, cela se concrétise parfois dans une activité « littéraire » ou « poétique », mais une telle activité n’a pas plus d’importance que mon jardin, par exemple. Je veux dire par là que l’une et l’autre partent d’une même attitude envers la vie.
3— Il serait même permis, dans votre cas, de parler d’une démarche anti-littéraire, dans la mesure où les différentes formes d’expression que vous avez utilisées — ce que vous appelez vos « publications orales », ou vos « poésies visuelles » par exemple — sont une sorte de contestation de l’institution littéraire.
4Tout à fait. C’est particulièrement vrai pour le travail qui m’occupe depuis tant d’années, les Compléments de noms, qui ne sont pas publiés, sinon sous forme orale justement. Π y a dans la langue un aspect sonore qui me paraît fondamental. J’ai d’ailleurs toujours trouvé que le terme de « poésie sonore » était un pléonasme, puisque toute la poésie, depuis le début, a toujours été sonore : tous les phénomènes de rime, de métrique, renvoient au son ! On peut penser que le terme même de « poésie » rend mal compte de tous les différents courants poétiques dans le monde depuis des millénaires. Le terme d’« oralité » n’est lui aussi pas suffisant, parce que trop vaste. Les fonctions — ne serait-ce que la fonction sociale — ne sont pas identiques chez le griot ou le poète sonore, même s’il y a des points communs. Il est curieux de voir que beaucoup de poètes contemporains ont essayé d’ajouter un adjectif au nom « poésie », pour élargir, pour marquer la différence, la rupture avec la poésie traditionnelle. Or, je ne me sens pas du tout en rupture avec la poésie traditionnelle — avec un certain type de poésie traditionnelle, bien sûr —, tout en me sentant proche des préoccupations de certains de ces poètes contemporains.
5— Il n’en demeure pas moins que le concept d’oralité, le travail sur la sonorité — quel que soit le terme que l’on utilise —, ne sont de loin pas des conceptions évidentes chez les poètes ou les écrivains aujourd’hui encore.
6En effet, c’est vrai pour une grande majorité des artistes ou écrivains contemporains. Peut-être est-ce lié à une certaine idée de l’immortalité de l’œuvre, héritée du XIXe siècle. Quant à moi, la trace ne m’intéresse pas : je ne travaille pas pour la postérité. Quand je fais une lecture, je la prépare souvent en relation avec le lieu dans lequel je vais la présenter : ainsi, elle acquiert un caractère unique, éphémère, non reproductible. Cela rejoint à nouveau une certaine attitude de vie, proche de la philosophie zen : il s’agit de toujours se dire que l’on en est aux dernières minutes de sa vie. On aiguise ainsi extraordinairement sa perception. C’est pourquoi j’aime tant les lectures. Elles dépendent d’une multitude de facteurs : mon propre état au moment où je lis, les conditions de la salle, du public, c’est-à-dire du moment présent. Toutes ne sont pas réussies, mais certaines peuvent être un moment d’échange inoubliable avec les gens. Ces moments, on ne les a pas lorsqu’on publie. Il m’est bien sûr arrivé de publier des extraits, sous forme imprimée — dans le cadre des volumes collectifs de la Bibliothèque Oulipienne — ou sur des cassettes, mais je ne les réécoute jamais. En tant que tels, ils ne m’intéressent plus. Et jamais je ne ferais la démarche d’envoyer un manuscrit à un éditeur. On me pose souvent la question : pourquoi ne publiez-vous pas vos Compléments de noms, et je réponds qu’ils sont autant diffusés, sinon plus, par voie orale que s’ils étaient imprimés. En effet, je fais beaucoup de lectures à l’étranger ; il y a quelque temps, j’ai par exemple participé à deux soirées à Stockholm devant une centaine de personnes environ. Jamais je n’aurais vendu cent exemplaires des Compléments de noms à Stockholm !
7— Comment travaillez-vous avec l’aspect sonore de la langue, dont vous disiez plus haut qu’il est fondamental ?
8Je distinguerais deux modes de faire, nettement séparés. L’un est lié à des contraintes relativement traditionnelles, telles que l’homophonie ou l’allitération. L’autre a précisément à voir avec mes « publications orales » : je choisi par exemple un extrait des Compléments de noms, sur lequel je vais superposer différents modes de lecture. Il y a donc une « partition », mais toujours pour voix parlée (et donc jamais pour voix chantée). C’est l’exact équivalent d’une partition musicale ; tout n’y est pas noté : la voix et le timbre, par exemple, ne peuvent être fixés. Je cherche à utiliser toutes mes possibilités vocales. On peut lire sur un mode de colère, sur un ton doux, en chuchotant, en parlant très vite. Ces grilles de lectures, choisies souvent en fonction de l’endroit où je vais lire (certains modes peuvent par exemple être liés aux relevés météorologiques de la ville en question : la vitesse de lecture est modulée par la vitesse du vent, le ton par la température, etc.) se superposent donc au texte, de façon entièrement indépendante du sens du texte. Ce n’est pas une manière de faire scientifique, je tente plutôt d’inscrire ma lecture dans quelque chose qui soit proche d’un phénomène naturel.
9— Voilà qui ressemble aux procédés aléatoires de Cage.
10En effet, je peux ainsi, dans ma lecture, faire ressortir du texte certains éléments d’une façon inattendue. D’habitude, le ton est adapté au sens. Or, lorsque d’un coup on est obligé de lire pianissimo, mais sur un ton de colère, cela fait travailler la voix d’une façon très particulière. La dissociation de deux paramètres normalement liés provoque une perception différente de la langue, qui devient alors musique. Dans certains passages de Compléments de noms, on perd complètement le sens ; on perçoit par exemple les points d’appui sur certaines consonnes, et le rythme s’instaure ainsi à travers les mots.
11— Certains procédés de la musique contemporaine — je pense en particulier à la décomposition des paramètres — ont-ils influencé votre manière de faire ?
12Tout à fait. Une des premières choses à m’avoir influencée en ce sens fut une répétition des Momente de Stockhausen à laquelle j’ai assisté à Bonn au début des années soixante-dix. J’étais très intéressée par la façon dont Stockhausen composait sa musique, par ces insertions qui viennent interrompre le déroulement de la pièce, qui arrivent comme un bloc. J’ai découvert ensuite un grand nombre de partitions, j’ai écouté de multiples concerts, des conférences, j’ai lu les écrits des compositeurs de cette génération. Je me suis dit qu’il devait être possible de faire quelque chose de semblable en poésie, sans savoir qu’il y avait des gens qui le faisaient déjà ! Quelques mois après — j’habitais alors Vienne — j’ai découvert Gerhard Rühm, Friederike Mayrocker et d’autres poètes autrichiens ou allemands. Ce sont eux qui m’ont signalé l’existence de Bernard Heidsieck, de François Dufrêne, et de leurs collègues français. Il est intéressant de constater que Gerhard Rühm est d’abord un compositeur, comme beaucoup d’autres, tel Sten Hanson en Suède. Toutefois, ma propre démarche n’est pas celle d’un compositeur, bien que j’y voie des similitudes avec le travail compositionnel, surtout au niveau de la structure. La seule fois où j’ai appliqué à un extrait des Compléments de noms une musique (composée par Louis Roquín), j’ai pu vérifier ces similitudes structurelles ; mais il ne s’agissait pas du tout d’une musique conçue comme une ornementation du texte.
13— Ce qui est très différent du procédé habituel de « mise en musique » de textes préexistants, y compris chez les compositeurs d’aujourd’hui.
14J’écoute beaucoup de musique contemporaine, et la manière dont on y traite les poèmes me paraît la plupart du temps catastrophique. Le texte y est complètement détruit ou annihilé. Je crains que les compositeurs aient une mauvaise vision de la poésie. Sauf exception, comme John Cage, qui est très marginal de ce point de vue, et qui d’ailleurs a une pratique de sa propre voix. Si je revendique une telle pratique, ce n’est pas par besoin de m’exhiber, loin de là. Je ressens mes textes physiquement : les dire, c’est le stade ultime de l’écriture. Il y a parfois d’excellents comédiens qui proposent une lecture de poètes contemporains — de Jacques Roubaud ou de Bernard Heidsieck, par exemple. Mais lorsqu’on a entendu l’original, on constate à quel point l’écriture est liée à une manière particulière de dire, à un investissement entier de la personne. On perçoit quelque chose qui prorient du plus profond d’eux-mêmes, alors qu’un comédien cherchera, à travers son expérience et une certaine idée de la tradition, à « rendre » le texte. Ce type de lecture ne convient pas du tout à nos textes.
15— Vous vous distancez donc autant des comédiens traditionnels sur le plan de la lecture que des compositeurs sur le plan de la « mise en musique » des textes.
16A la fin d’une lecture à Genève en 1987, quelqu’un est venu me voir et m’a demandé pourquoi je lisais assise, le texte devant les yeux. Il ne comprenait pas que je ne lise pas comme une comédienne, en déambulant, en courant de droite à gauche sur la scène. Sa question sonnait comme une critique ! Et pourtant, il me semble que très souvent les auteurs eux-mêmes lisent beaucoup mieux que les comédiens qui les interprètent. Valère Novarina, que l’on joue beaucoup en ce moment, me paraît un extraordinaire lecteur, bien meilleur que ses comédiens souvent. Pour lui aussi, la publication orale est le stade ultime de l’écriture. Il est vrai qu’une telle conception entraîne des conséquences embarrassantes : François Dufrêne est mort, et aujourd’hui on ne peut pas imaginer un seul comédien l’interpréter. Que reste-t-il de son œuvre ? La même question se pose pour des personnes comme Brion Gysin ou Adriano Spatola, voire même pour Arthur Rimbaud, dont la visée poétique échappait à la logique de l’œuvre comme produit fini. J’ai tendance à penser que, dans leur cas, l’essentiel était la démarche. C’est elle qui demeure, et qui peut encore nous inspirer. Comme je le disais plus haut, je me sens également à distance de l’écrivain qui écrit son texte et se contente de le publier. Je reconnais toutefois que ma démarche est particulière, et je ne pense pas que tous les écrivains devraient lire leurs propres écrits. Il y a des textes qui ne sont pas faits pour cela. Le mien, je sais que je vais le lire en public, ce qui influence dès le départ sa production, et lui procure un statut particulier, sur le plan sémantique, sonore, et institutionnel. Je connais certains compositeurs qui rencontrent un problème identique. Ils ne veulent pas être édités, parce que la partition ne rend absolument pas compte de ce qu’est réellement leur musique. Il y a ainsi toute une frange de la musique contemporaine qui est négligée, bien que très vivace depuis des décennies. La musique est sans doute plus institutionnalisée que la poésie. On ne peut remettre en cause les orchestres, par exemple ; on peut en modifier les données, mais au fond, les compositeurs restent prisonniers de la machine. Les choses évoluent très lentement. Une pièce qu’une de mes amies, Jeanine Charbonnier, avait composée en 1977 n’avait pu à l’époque être enregistrée en une seule prise, parce que les musiciens n’étaient pas formés pour cela. Aujourd’hui, cela ne pose plus aucun problème. Les compositeurs sont donc confrontés au fait de devoir fonctionner avec des institutions très lourdes, qui limitent les possibilités d’évolution ; c’est encore le drame pour l’opéra !
17— Dans votre travail, le problème de la contrainte est posé de façon très différente. Celle-ci n’émane pas d’une institution ou de structures extérieures, mais surgit du sein même de la langue.
18Il faut ici faire référence à l’OULIPO — l’« Ouvroir de Littérature Potentielle », dont je fais partie —, et à son utilisation systématique de la contrainte. Celle-ci a depuis longtemps mauvaise presse en littérature ou en poésie : on pense qu’elle supprime l’imagination, alors que la poésie devrait être soi-disant libre expression de sentiments. Au mieux, on dit que c’est un jeu littéraire... Cela nous ramène au premier mode de la sonorité de la langue dont je parlais tout à l’heure. Certaines contraintes sont en effet directement liées à la sonorité. Les grands rhétoriqueurs — dont a si bien parlé Paul Zumthor et qu’il a contribué à réhabiliter — utilisaient beaucoup l’homophonie, comme d’ailleurs les poètes de la tradition chinoise. L’homophonie a notamment la fonction de dire quelque chose tout en écrivant autre chose ; elle permet ainsi un discours sous le discours. Voilà une contrainte sonore qui a une répercussion immédiate sur le plan sémantique. Dans la Bibliothèque Oulipienne1, j’ai par exemple publié un « Petit atlas géohomophonique de la France métropolitaine et d’outre-mer ». Comme je travaille toujours à partir du dictionnaire, j’ai extrait de l’Encyclopédie Larousse la carte de chaque département français, j’ai relevé les noms de lieux y figurant, à partir desquels j’ai écrit un petit texte purement homophonique.
19— En quoi ces textes sont-ils plus qu’un simple jeu littéraire ?
20Certes, ces homophonies sont assez légères, gratuites. Mais la volonté de les systématiser sur l’ensemble des départements français dépasse déjà le jeu pur. D’autres textes liés à des contraintes peuvent être encore moins ludiques, comme mes cinquante poèmes « oligogrammes » — terme suggéré par l’helléniste Alain Frontier — également publiés dans la Bibliothèque Oulipienne2. Il s’agit d’une variante à la fois du lipogramme et de la contrainte « le beau présent » de Georges Pérec. Je prends une locution française, par exemple « de but en blanc », et je tente de produire un texte qui soit en rapport sémantique avec elle, en utilisant uniquement les lettres offertes par l’expression elle-même. La contrainte est très forte et stimulante, et produit forcément quelque chose d’intéressant sur le plan sonore. Voilà une autre manière de partir de la langue.
21— Le but est donc à nouveau la production sonore, la lecture publique.
22Peut-être est-ce moins évident pour de tels textes, très courts, à la manière des haïku, entourés d’un grand silence, alors que Compléments de noms est un texte qui défile très vite et emplit tout, comme une logorrhée. Ou bien ça n’arrête pas, ou bien ça se détache dans le silence. Mais il y a une caractéristique commune : on perçoit quelque chose d’autre que le sens premier, des effets secondaires de la langue pour ainsi dire.
23— La recherche de la contrainte ne revient-elle pas également à gommer la subjectivité ?
24Je ne crois pas. Les contraintes n’excluent pas que le texte soit le reflet d’une sensibilité particulière. On le voit bien à l’OULIPO, où des textes très différents sont produits par chacun des auteurs, avec la même contrainte préalable. Pérec faisait toujours du Pérec ; il en va de même pour Roubaud comme pour tous les autres.
25— Faut-il plutôt parler d’un refus de l’inspiration ?
26C’est très vague, l’inspiration. J’aimerais bien que l’on m’explique ce que c’est. Est-ce le fait d’avoir une idée ? Pendant un long moment, il y a une sorte d’idée qui traîne, puis tout à coup, quelque chose se concrétise. Chez moi, souvent sous la forme d’une contrainte. Dès lors, je fais une série à partir de cette dernière. Mais la réutiliser une autre fois n’aurait pas grand sens. Les contraintes liées à la langue ne sont justement pas un système extérieur que l’on peut superposer. Et elles tendent à s’épuiser, du moins les plus fortes, comme Γ oligogramme (à la différence du sonnet par exemple). En voici un, qui consiste donc à n’utiliser que les lettres du titre, « A la dérobée » :
Abordé dare-dare
le drôle de dédale
rodé à l’orée de la belle allée dallée
bordée de réels délabrés.
27Ici, la contrainte n’est pas vraiment sémantique, mais implique un effet sonore. On peut très bien lire le poème sans la connaître, mais on remarquera tout de suite une certaine sonorité, qui lui est justement liée. Travailler avec une contrainte, même forte, est très stimulant. Je m’applique aussi à en utiliser certaines qui ne s’épuisent pas sur un ou deux textes. On risque sinon de rejoindre le jeu pur, ou la performance sportive. Pour en revenir à la question de la subjectivité, il est certain que je ne cherche pas à parler de moi, à raconter ma vie. Il n’y a pas la volonté de se révéler à travers son texte. De ce point de vue, la contrainte telle que je la conçois se rapproche esthétiquement d’autres procédés, telle l’utilisation de l’aléatoire en musique. Je me dis toujours que, pour les linguistes, ce que je fais est probablement tout à fait banal, car ils ont dû découvrir tout cela depuis longtemps, d’une autre façon. J’analyse quant à moi la langue d’une façon sensitive, sous l’angle de la perception. Cette question me paraît très importante. Elle s’inscrit contre l’endormissement de la perception dans la vie des gens.
28— Dans les Compléments de noms, l’aspect de la contrainte est plutôt en retrait. On est frappé au contraire par un sentiment de vertige devant ce caractère inépuisable de la langue.
29L’idée de départ, utopique, est d’utiliser tous les noms existants de la langue française. J’ai commencé ce poème lorsque j’habitais à Vienne. Il y a un exemple que l’on cite toujours aux enfants autrichiens pour montrer la possibilité de former des compléments de nom : « der Donaudampsschiffahrtsgesellschaftskapitan ». J’ai donc fait un voyage sur le Danube pour voir le capitaine de la compagnie des voyages en bateau à vapeur du Danube. Je me suis dit que ce procédé, et ce nom, pourrait servir de point de départ à une « histoire ». J’ai donc commencé en allemand, puis je me suis aperçue que les possibilités étaient plus grandes en français, où l’on a, non pas un seul nom, mais six noms reliés : « le capitaine de la compagnie des voyages en bateau à vapeur du Danube ». Le vers suivant introduit en bout de chaîne un nouveau mot, et élimine le premier : « la femme du capitaine de la compagnie des voyages en bateau à vapeur ». Au bout de six vers, il n’y a plus aucun des mots du vers initial. J’ai mis sur pied un fichier contenant tous les mots que j’utilisais (car la règle est de n’en réintroduire aucun). Ce « poème » m’a amené à me poser toutes sortes de questions : qu’est-ce qu’un poème, justement ? Est-il défini par les mots que l’on y emploie ? Il m’a semblé que l’essentiel était non pas tant les mots que la relation entre eux. Je préfère ainsi définir la poésie comme une perception particulière des mots, du langage. Celui-ci n’a plus de fonction utilitaire, de message à transmettre. Ou plutôt, le seul message qu’un poème transmette, c’est le rapport créé entre certains mots, qui peut susciter des images, des références.
30— Des références dont vous ne seriez pas partiellement responsable ?
31Oui, des références liées à la perception particulière que chacun a de la langue. Je ne cherche pas à maîtriser une telle perception, à l’imposer. Chacun trouve ce qu’il veut. En un certain sens, même la lecture publique n’est pas une nécessité absolue. Ce que j’aime lorsque je lis en public, c’est cette sorte de distanciation où je peux entendre le silence. Il se passe alors quelque chose d’extraordinaire, une tension à laquelle je suis extrêmement attentive, et qui me satisfait beaucoup. C’est une forme de méditation, où le texte n’est plus qu’un support.
32— Peut-être est-ce lié à la structure très répétitive, du moins dans le cas des Compléments de noms ?
33Comme une litanie, qui a besoin de temps. C’est pourquoi je choisis toujours d’en lire de longs extraits, dix minutes au moins. Le temps de s’installer, pour percevoir la différence entre les passages successifs, le glissement de l’un à l’autre : j’ai écrit par exemple des passages en patois, franco-allemands, en mots techniques, etc. (encore une série de contraintes qui se superposent !). Cela permet notamment des effets d’échos, à plusieurs vers de distance : un passage en allemand auquel succède un autre en français, reprenant homophoniquement le premier passage. Comme résultat, je passe ma vie à lire et relire des dictionnaires de tous types.
34— Compléments de noms sera donc éternellement en cours ?
35Il est infini dans son concept même : il y a tellement de langues dans le monde, de mots oubliés, de mots inventés. Lorsque la Chine s’est ouverte à l’Occident pendant la première moitié du XXe siècle, elle a découvert une très grande quantité de concepts et de mots qui n’existaient pas en chinois. Il a donc fallu introduire un système de transcription phonétique pour les mots occidentaux, à l’aide de certains caractères ayant la même prononciation que les syllabes de chez nous. Lorsqu’un Chinois lit un de ces mots à l’intérieur d’un texte, il peut le comprendre ; mais si beaucoup sont réunis, le texte devient complètement incompréhensible, puisque les caractères chinois sont placés là, non pour leur sens, mais pour la sonorité qu’ils représentent. Et pour un Occidental, ces mots provenant de sa langue sont également incompréhensibles, puisque la transcription ne peut être qu’approximative. Il y a donc un flou : des mots incompréhensibles pour tout le monde, qui n’appartiennent plus à aucune langue. J’ai fait avec eux un passage de Compléments de noms, en utilisant une musique de Louis Roquín — c’est d’ailleurs le seul passage avec musique : nous avions fait ensemble la traversée du désert de Gobi, et le passage en question constitue comme une traversée du désert au sein de Compléments de noms.
36— Ce qui en fin de compte caractériserait assez bien votre démarche...
37C’est en effet l’axe de mon travail. A force d’utiliser un « outil de communication », pour employer une terminologie à la mode, on aboutit à la non-communication, on ne dit plus rien, les mots sont vidés. Ainsi le discours politique : rien n’est plus vide de sens. On ne peut pas faire confiance à la langue, qui organise pourtant toute notre société, mais qui, contrairement à ce que l’on pense, ne permet pas de « dire » ! Finalement, c’est à ce vide de la langue, à cet au-delà du sens que je m’intéresse.
38Cet entretien a été réalisé à Paris en 1990.
Notes de bas de page
Auteur
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