Entretien avec Henri Chopin
p. 127-135
Texte intégral
1— Votre texte, « Quelques notes », qui figure dans ce même volume a l’allure d’un manifeste : comme s’il était le fait d’un jeune homme de vingt ans se lançant dans l’aventure de la poésie sonore et proclamant son envie de conquérir le monde. Or, nous sommes quarante ans après que vous ayez lancé votre premier manifeste ; l’aventure que vous vivez avec la poésie sonore est-elle donc l’aventure d’une éternelle jeunesse ?
2Oui, une éternelle jeunesse, car il y a dans notre siècle énormément de bouleversements. Je crois qu’il s’est créé au début du siècle, avec le zaoum, avec le futurisme, puis avec dada, cet « anti-art », trois médias nouveaux qui n’existaient pas auparavant, ne pouvaient pas exister. C’est une ère nouvelle. Il y a la musique électro-acoustique, où les paramètres et les compositions, la lutherie, sont tout à fait autres. Il y a les Hörspiele, l’art radiophonique — qui ne pouvait pas exister à l’époque de Baudelaire ou des zutistes ! Il y a enfin la poésie orale d’abord, puis sonore (où les cordes vocales entrent en vibration). Avec ces trois genres, nous entrons dans une ère sans repère avec le passé, sinon celui des désirs du passé. Je pense bien évidemment aux travaux de Paul Zumthor, médiéviste, qui peut faire un pont entre les rhétoriqueurs et nous1. Mais il n’existe aucun repère, aucun témoignage sur les rhétoriqueurs. Or, nous avons cette chose volatile qui est le son, qui est la voix, que l’on peut désormais graver, solidifier, rendre concret. Il y a quarante ans, le manifeste était extrêmement important, c’était une prise de position contre le phonétisme, par exemple, du dadaïsme, du zaoum, ou plus tard du Lettrisme. Nous avions alors des médias nouveaux, nous pouvions commencer quelque chose. Quarante ans après, tout reste à faire : il faut tout consolider, aller au-delà des partitions. On découvre que la voix humaine, comme le son musical, n’est pas répartie sur 7 ou 12 valeurs, ou 40 phonèmes pour le parlé, mais bien sur des millions de variations qu’on ne peut pas diriger. Nous avons entre les mains des médias qui n’existaient pas. Si bien qu’il y a quarante ans, nous étions des primitifs, c’était le manifeste poético-musical, ou radiophonique, mais aujourd’hui c’est encore une fois le manifeste, parce qu’il y a quarante ans d’expériences, et c’est toujours aussi jeune.
3— Vous parlez des « vocèmes », des « granulations de la voix »...
4Oui, du grain de la voix, pour reprendre une expression de Roland Barthes ; car on sait aujourd’hui que les tessitures vocales ne sont plus une histoire de la bouche seulement, qu’il y a l’œsophage, toute la respiration de cette rumeur qu’est le corps, une rumeur incessée, continue, et qu’on pourrait capter avec des micro-sondes à l’intérieur du corps — c’est une véritable usine toujours en activité, de jour comme de nuit, avant, pendant ou après le repas, au travers de l’émotion, etc. Nous avons maintenant — depuis très peu de temps, si l’on se réfère à l’histoire de l’humanité — des témoins solides, des concrétisations possibles à la fois vocales et sonores des valeurs volatiles de la voix. Par exemple, dans son livre intitulé Notations publié avec Alison Knowles2, John Cage donne à voir toutes les partitions qui lui ont été envoyées par des compositeurs contemporains ; or, si on les compare avec les époques antérieures pour lesquelles il existe une possibilité de lecture de la musique, nous nous trouvons devant des fantaisies d’un auteur à l’autre, des écritures personnalisées, qui tendent à varier infiniment sans avoir un code précis. Et il en va de même avec la poésie sonore par rapport à la prosodie, par exemple. Et là, nous sommes à la fois dans le vague, dans l’imprécis, et dans la précision de l’auteur. C’est-à-dire que notre seule règle, c’est l’équilibre — mot redoutable ! Ainsi, personne ne peut créer le même équilibre que Bernard Heidsieck à partir de ses textes — sa voix, son architecture vocale est intransmissible.
5— Ce que vous appelez équilibre, c’est cette unité parfaite, synthétique, entre la voix et ce qui est dit...
6Chez le poète sonore, il y a non seulement la connaissance, la culture propre du poète, mais aussi la formation de ses possibilités vocales, de ses connaissances verbales, de son souffle — c’est extrêmement important : il a une véritable usine à sons à diriger ! C’est une poésie où il y a l’esprit, bien sûr, mais aussi le corps, comme le remarque d’ailleurs Zumthor. L’écriture, qui fut une invention nécessaire en son temps, aujourd’hui n’est plus que relative. On se sert de l’écriture, comme le musicien se sert d’une partition, mais ce n’est plus qu’un élément relatif.
7— En ce sens, l’un des mérites de la poésie sonore serait donc de mettre en question l’écriture ?
8Nous vivons aujourd’hui une révolution politique et spirituelle dans le monde entier, pas seulement dans les pays de l’Est. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque de Hitler et Staline, le verbe était majeur ; on pouvait arrêter le livre, contrôler l’écriture. Dans la dimension volatile des langages, on ne peut plus contrôler les ondes, car nous travaillons avec elles. Π est certain que les musiciens, les poètes, les plasticiens sont des précurseurs ; d’ailleurs, des hommes de théâtre, des dramaturges, deviennent chefs d’Etat ! Cet aspect volatile des savoirs fait que la religion du communisme — car c’en était une — s’écroule après quatre-vingts ans, parce qu’il y a ces milliers de variations qui échappent à l’écriture. Les écritures, nécessaires pendant des siècles, ont amené aux droits de l’homme et à la démocratie, mais l’écriture pour tous, qui est en fin de compte récente — elle a environ cent ans — est devenue tout à fait relative. On a besoin du monde audio-visuel, on a besoin d’un monde hors des livres, et cela dans la poésie aussi. Quant à moi, j’ai très vite ressenti que l’écriture était insuffisante ; elle ne faisait que constater les états d’âme, mais était incapable de restituer le monde sensoriel, que l’on rencontre davantage dans la musique. Il fallait trouver une alliance entre la poésie et la musique.
9— Votre source d’inspiration fut donc notamment musicale. Vous avez écrit Le dernier roman du monde3 pour liquider ce problème ?
10Je ne suis plus contraint par l’écriture. Dans un dactylo-poème, par exemple, il y a des ondes qui circulent partout, et cela à partir de l’alphabet latin ; on peut le varier à l’infini, en donner des lectures visuelles infinies4. Un poète comme Cendrars avait prévu cet éclatement des signes et des mots, de même que tous les futuristes russes. Nous sommes dans un monde tout à fait autre, où il n’y a plus aucun repère avec la lecture ancienne. Lorsque je fais une performance, je me souviens de tous les sons, alors que je suis incapable de citer un poème par cœur.
11— Vous avez eu des rapports plus ou moins conflictuels ou distants avec la dimension sémantique...
12Le premier enregistrement que j’ai fait, c’était à partir d’un livre de poèmes. J’ai enregistré ces poèmes ; je les ai trouvé intéressants, bien qu’ils n’existent pas dans une dimension sonore. Il y avait une sorte d’étrangeté entre le poème dit, qui était ronflant, qui ne se pliait pas aux ondes, et la voix elle-même.
13— Etaient-ce vos propres poèmes ?
14Oui. Mais j’ai éliminé peu à peu les poèmes, découvert peu à peu la voix. C’était en 1957. Le premier poème réussi fut « Pêche de nuit » : les mots sont complètement transformés. Je vivais sur l’Ile de Ré à l’époque, et j’ai pris des mots comme « bar », « loup de mer », « muge » ; par l’analyse, je suis progressivement parvenu à éliminer le côté solide des mots. Tout en pensant qu’il avait fallu des siècles pour les former ! C’est un peu anecdotique, mais vous savez qu’à cause de mon nom, j’avais refusé toute étude musicale — je ne voulais pas aller dans un Conservatoire ! Or, en découvrant la voix, je me suis écarté des mots. Au début, certains mots étaient majeurs, tel que par exemple le mot « souffle », et je me demandais pourquoi il y avait des valeurs phonémiques qui semblaient présider à la venue de tels mots. Comme une sorte de travail d’osmose dans le mot même, notamment dans les onomatopées. Et c’est un peu plus tard que j’ai vu quelqu’un qui partageait ces préoccupations, Zumthor, qui recherchait également à l’intérieur des mots une sémantique possible et inconnue. Me sont apparus alors certains repères, comme des symboles qui n’étaient que des symboles : par exemple, je me passionnais un temps pour la lecture de la Saison en Enfer de Rimbaud. Rimbaud avait été l’un des participants au groupe des zutistes, où se trouvait Verlaine (« De la musique avant toute chose »), Charles Cros, l’inventeur du paléophone et de la photographie en couleurs, Germain Nouveau — tout cela dans les mêmes années où est née l’instruction obligatoire ! Ces repères à la fin du XIXe siècle étaient concomitants avec un besoin d’aller au-delà de l’écriture. Notons au passage que ce sont les futuristes russes qui plus tard reconnurent l’importance des zutistes. Et puis il y a eu les nouveaux médias : la voix amplifiée de la radio — qui n’a rien avoir avec la voix du théâtre —, le cinéma, etc. Ces nouveaux médias ont entraîné une pulvérisation de toutes les données sonores et affectives et ils ne cessent, à travers les progrès technologiques, d’être en mouvement. La plume de Balzac n’a plus aucune utilité !
15— Ce rapport conflictuel avec l’aspect sémantique est donc lié à cette pulvérisation des sens dont vous parlez ?
16Je suis plus proche, si vous voulez, du regretté François Dufrêne que de Bernard Heidsieck, même si j’ai une grande admiration pour le travail de ce dernier. Mais je suis incapable de faire ce qu’il fait, et vice-versa. Il y a plus de distance entre Heidsieck et moi qu’entre Telemann et Bach !
17— Toutefois, vous ne vous définissez pas comme musicien, même si Ton pourrait vous rapprocher, dans un certain sens, des musiciens qui travaillent dans le domaine électro-acoustique par exemple ; vous tenez au terme de poésie...
18Mes sources sont poétiques. Mais maintenant, je ne suis plus poète, sinon au sens originel de créer, et non pas dans le sens de celui qui fait des vers. Mes sources sont entièrement linguistiques. J’ai quitté la poésie, je suis allé, non pas au-delà, mais ailleurs, à cause de ce phénomène vocal, du besoin de rendre physique la voix humaine, d’en faire une instrumentation totale. Ce n’est pas la même démarche que celle de Heidsieck : chez lui, la voix est canalisée par le texte, tandis que chez moi, le son forme la voix elle-même.
19— Chez Bernard Heidsieck, du fait de son recours à la dimension sémantique, l’auditeur a la possibilité de se raccrocher à quelque chose de concret tandis que chez vous, le procédé est plus abstrait, à tel point que l’auditeur tend à réagir comme vis-à-vis d’une musique.
20C’est vrai. Mais on pourrait dire ceci : Heidsieck déploie la sémantique au-delà de l’écriture ; de mon côté, je veux rendre la voix humaine beaucoup plus vaste qu’elle n’était auparavant, en allant bien sûr moi aussi au-delà de l’écriture, et en rendant le son concret. A un moment donné, il m’est apparu que la musique était quelque chose de tout à fait concret, à la fois volatile et solide. Elle se concrétise dans l’espace. La voix humaine est partie du son. C’est donc la voix, avec l’« usine » qui est derrière elle, que j’ai mise en route. Nous nous sommes demandés avec Zumthor si l’on ne pouvait pas avoir une idée des performers de jadis. Vous savez que le mot « performance » est un mot anglais, mais qu’à l’origine, il s’agissait d’un terme français, qui voulait dire saisir, prendre, projeter. Un jour, dans une conversation, je faisais remarquer que dans le théâtre antique, il y avait au centre un soprano, autour, une dizaine de barytons et encore autour des basses : c’était donc un cornet acoustique énorme, tel qu’on peut très bien le voir par exemple à Orange. Avec les moyens électroniques aujourd’hui, vous pouvez reconstituer tout cela facilement au moyen d’une seule voix. Cette « vastitude », cette ampleur qui provenait de l’usine du corps, j’ai pensé qu’il fallait l’employer. C’est ainsi que j’ai considéré qu’il fallait dépasser ce que dit Nietzsche à propos de la voix dans la Naissance de la Tragédie : il se trompait d’un bout à l’autre, même si j’admire beaucoup ce philosophe. Au siècle passé, l’humain (ou l’animal) n’avait qu’un son ; maintenant, de même que l’on perçoit grâce aux microscopes des milliers de variations à l’intérieur du corps, la voix humaine est devenue infiniment riche. C’est pourquoi je me suis servi du microphone dans mon travail ; et j’ai rencontré sur ce chemin deux auteurs principalement, Gil Woolman et François Dufrêne, qui, contrairement à ma manière d’utiliser le microphone très près de la bouche ou dans la bouche, travaillent avec la projection vocale. Pourtant, je crois qu’il existe un parallélisme entre mon travail et le leur.
21— Vous évoquez Vidée de nouveauté, et pourtant, les moyens que vous utilisez sont devenus relativement conventionnels — la bande, le micro... Certains auteurs aujourd’hui, Larry Wendt et Chris Mann par exemple, utilisent l’ordinateur, les micro-processeurs, etc...
22Nicholas Zurbrugg a écrit qu’avec Heidsieck, Dufrêne et d’autres nous étions les « primitifs » de la révolution électronique. Et c’est vrai ! Je ne voudrais pas être un auteur du genre Stockhausen, une sorte de « dieu » — cela ne m’intéresse pas du tout ! Il est donc normal que des créateurs de la génération après la nôtre, comme Larry Wendt et Chris Mann, qui sont de très bons amis, fabriquent eux-mêmes leurs appareils, qu’ils aillent plus loin dans le domaine technique. Ce qui me plaît chez eux, c’est qu’ils connaissent les « primitifs », ils connaissent les expériences que nous avons faites, ils s’inscrivent donc dans une histoire. Personnellement, j’ai vécu les commencements du magnétophone, et je n’ai plus le temps, les moyens de me reconvertir dans quelque chose que je ne connais pas. Et puis, il y a tellement à faire pour imposer l’idée que nous sommes dans une ère nouvelle que je me réduis à ce rôle, créer encore quelques morceaux « primitifs »... Mais il m’arrive aussi de collaborer avec Larry Wendt par exemple, de faire un bout de chemin avec des créateurs d’une autre génération. Dans un récent travail commun, j’ai enregistré ma voix sur une piste et Wendt l’a multipliée et travaillée avec les ordinateurs qu’il construit lui-même, de sorte que ma voix est devenue un prétexte. Nous étions au début d’une expérience, et nous sommes peut-être devenus conventionnels, peu importe. Mais la voix est si volatile que nous restons inclassables, insaisissables, irrécupérables, à la différence de Péguy cité par Pompidou ! J’ai aussi collaboré à un film avec la vidéaste chinoise Bur So, dans lequel il n’y a pas de sons, mais uniquement les gestes des sons. C’est le temps d’un bilan, mais aussi le temps d’affirmer que les portes sont ouvertes sur les autres. J’ai beaucoup aimé le Larsen Poem de Giovanni Fontana, qui peut utiliser les effets larsen d’une manière beaucoup plus sophistiquée que nous ne pouvions le faire à l’époque.
23— Il existe une tendance à s’écarter assez radicalement de ce que vous faites : les poètes « déclamateurs », qui, bien qu’apparaissant proches des comédiens, se réclament de la poésie sonore.
24Sans vouloir être brutal, je pense qu’ils n’ont rien compris à ces phénomènes des arts nouveaux. Le côté performance d’une poésie orale est un peu « gentil » pour moi, cela reste en-dehors de notre expérience, et je pense notamment à presque tout ce qui se passe avec Polyphonix. C’est le côté scénique, comédien. Mais certains, tel David Moss, font une projection vocale extrêmement intéressante, qui va bien au-delà. Moss sait aller au sommet de la saturation, mais sans fatiguer, car il a le sens de la scène. Un précurseur, en ce sens, était Altagor, qui possèdait comme lui un sens physique, une force extraordinaires. Moss convainc ; il fait du grand théâtre, mais du théâtre vocal, musical.
25— Pour beaucoup de profanes, ce type de performance est plus facile d’accès...
26Oui, il y a la sécurité de s’accrocher à un texte, ce qui n’existe pas dans la poésie sonore. Chez moi, on ne peut s’accrocher à rien ! Je ne sais même pas moi-même comment je fais, comment j’arrive à mémoriser tant de sons ! Par rapport à l’écriture, ce qui me frappe, c’est que depuis Malherbe jusqu’à Rimbaud, la poésie n’a cessé de se remettre en question, comme la musique d’ailleurs. Si l’on voulait faire un livre de poésie sonore, il faudrait que le lecteur puisse également accéder à l’enregistrement ou au film de la lecture de l’auteur. L’édition devrait penser à cela. Mais le monde de l’édition est en retard. Car la poésie sonore est un spectacle concret, c’est le véritable opéra !
27— Vous avez fait éclater les catégories du lecteur, de l’auditeur, etc.
28Oui, mais ce que nous avons publié représente à peine 10 % de ce que nous faisons. C’est en tant que tel quasiment incompréhensible, parce qu’insuffisant.
29— Votre démarche est presque utopique, puisque la poésie sonore échappe à toute fixation, qu’elle est aux limites de la technique notamment...
30Lorsque Zumthor invente le mot « vocème », il comprend le graphème et la voix. Et c’est quelque chose de fabuleux de voir certains auteurs s’intéresser à la poésie sonore pour aller au-delà de la littérature, au-delà d’eux-mêmes. La poésie sonore sera toujours un au-delà de tous les principes connus. Dès le début des années cinquante, nous savions que nous étions en plein dans le vertige, dans une poésie sans limite. On s’y est précipité. Prenons le cas de Dufrêne, qui chercha très tôt à aller au-delà du verbe. Il avait subi l’influence d’Antonin Artaud : il ressentait le besoin de se démarquer de la cochonnerie de la littérature, d’en sortir une fois pour toutes. C’est seulement après, vers 1953-54, qu’il a trouvé ses « crirythmes »5, qu’il a trouvé la projection vocale de lui-même ; puis il a fait ces œuvres très ironiques sur le verbe, le Tombeau de Pierre Larousse6. Cette recherche d’un au-delà de l’écriture s’accompagnait chez lui d’une grande recherche sur les grands rétoriqueurs. Et le principe même du « crirythme » de Dufrêne était de dépasser la formulation intelligible, mais toujours en revenant vers la source. Dans la Cantate des Mots Camés7, il retourne aux sources médiévales.
31— Certains musiciens ont cherché à faire éclater la voix de convenance quest la voix d’opéra, et on peut constater une certaine conjonction, une rencontre possible entre ces musiciens et les poètes — pensons à Luciano Berio ou Dieter Schnebel.
32Oui, Berio déclarait dans les années soixante : « Je veux libérer la voix ». Il reprenait, sans les connaître probablement, les déclarations de François Dufrêne, de Brion Gysin, voire les miennes. La voix était restée conventionnelle. Avec Cathy Berberian, il travaillait avec les données la voix, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours : la voix de cette cantatrice était très belle, mais toujours parfaitement mesurée. Or, nous étions en colère contre cette voix du chanteur ou du comédien, nous voulions travailler sur l’intérieur même de la voix. D’ailleurs, j’avais publié une « Lettre ouverte aux musiciens aphones » en 1969 dans la revue OU et j’y prenais à partie Pierre Henry et Luciano Berio8 ! Le musicien, il faut le dire, a un plus grand public que le poète sonore. Dans une salle de concert, l’auditeur subit la magie du son dans l’espace. Le son est volatile. Tandis qu’avec le verbe, la prosodie, il y a un canal strict, celui des mots. Les musiciens avaient quelque peu oublié que le premier instrument, c’était la voix ; elle est maintenant revenue dans le monde musical.
33— Les poètes sonores parlent volontiers de la voix impure, des scories, des déchets de la voix...
34J’ai été passionné par les recherches vocales de Mozart ; mais je suis certain que tout ce que l’on interprète de lui est tout à fait hors du propos de Mozart lui-même. Il devait exister des improvisations. Il en va de même avec Aristophane. Si l’on joue les Grenouilles aujourd’hui, cela dure environ une heure et demi. Or, à l’époque cela durait dix heures î Il existait tout un monde autour de la pièce. Avec le verbe vainqueur, nous n’en avons gardé que le noyau. Et je suis sur qu’il en va de même pour Mozart. Et pour nous autres poètes sonores également, lorsqu’on nous lit ou lorsqu’on nous entend sur disque. Ce que nous donnons n’est qu’un extrait de nous-mêmes. Nous sommes tous tronqués ! Les paroles de la Bible, « Au commencement était le verbe », sont fausses ! Parce que l’activité humaine est constituée de 10 % de verbe, pas plus. Et nous serons sans doute dans l’avenir appelés à donner davantage. Là aussi, je suis un primitif total !
35Cet entretien a été réalisé à Paris en 1990.
Notes de bas de page
1 Cf. notamment Zumthor, Paul : La lettre et la voix. De la « littérature » médiévale, Paris, Seuil, 1987. (N. d. E.)
2 Cage, John et Knowles, Alison : Notations, New York, Something Else Press, 1969. (N. d. E.)
3 Chopin, Henri : Le dernier roman du monde, s. l., Cyanur, 1970. (N. d. E.)
4 Cf. Zumthor, Paul et Chopin, Henri : Les Riches Heures de l’Alphabet, Paris, Editions Traversières, 1992. (N. d. E.)
5 François Dufrêne donne la définition suivante du « crirythme » : « Nom masculin, de cri, son inarticulé n’impliquant pas forcément éclat de voix, et de rythme, n’impliquant pas forcément cadence, néologisme (F. Dufrêne, 1956) désignant la production volontaire de phonèmes purs, asyllabiques non prémédités, dans une perspective esthétique d’automatisme maximum, excluant tout possibilité de reproduction autre que mécanique (bande magnétique, disque). » (De Tafelronde 1-2, 1967) Quelques « crirythmes » de F. Dufrêne sont disponibles sur cassette : Oeuvre désintégrale, Anvers, Guy Schraanen, 1976, ou sur disque : Revue Axe 2, Anvers, 1975, Revue OU 28-29/1966, 33/1968, 34-35/1968, ou encore sur disque compact : Futura. Poesía Sonora, Milan, Cramps Records 091-095. (N. d. E.)
6 Dufrêne, François : Le tombeau de Pierre Larousse, Paris, Grammes, 1958. (N. d. E.)
7 Dufrêne, François : La Cantate des Mots Camés (livret et cassette), Paris, Centre National d’Art Contemporain Georges Pompidou, 1977. (N. d. E.)
8 Chopin, Henri : Lettre ouverte aux musiciens aphones, in OU 33, 1968, pp. 24-36. (N. d. E.)
Auteur
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