Contours de l’art acoustique
p. 27-50
Texte intégral
1En 1987, la Documenta de Kassel présenta durant cent jours, sous le titre « l’Art acoustique à la radio », une audiothèque. C’était une première. Des rencontres intermédia entre arts plastiques et art acoustique dans l’une des foires d’art les plus réputées : voilà un projet que l’on aurait estimé tout à fait irréalisable il y a encore vingt ans. L’art acoustique, jusqu’alors diffusé par la radio, se trouvait intégré à la scène culturelle contemporaine. Des milliers de visiteurs eurent l’occasion d’entendre des œuvres de l’art acoustique en dehors de la radio. Pour beaucoup ce fut là un premier contact.
2L’audiothèque proposait un choix plus ou moins représentatif de cent œuvres, parmi lesquelles celles d’auteurs, de compositeurs, de réalisateurs de Hörspiel1 et d’artistes audio internationalement reconnus comme Juan Allende-Blin, Charles Amirkhanian, Klarenz Barlow, Jürgen Becker, Max Bense, Barry Bermange, Georg Brecht, Bazon Brock, John Cage, Henri Chopin, Alvin Curran, Reinhard Döhl, Rainer Werner Fassbinder, Luc Ferrari, Bill Fontana, Mariis A. Franke, Vinko Globokar, Heiner Gœbbels, Malcolm Goldstein, Peter Handke, Ludwig Harig, Doris Sorrel Hays, Helmut Heissenbüttel, Hans G. Helms, Pierre Henry, Stephan von Huene, Hans Ulrich Humpert, Ernst Jandl, Arsenije Jovanovic, Patricia Jünger, Mauricio Kagel, Alison Knowles, Richard Kostelanetz, Ferdinand Kriwet, Jackson MacLow, Friederike Mayröcker, Franz Mon, Charles Morrow, Pauline Oliveros, Oskar Pastior, Robert HP Platz, Paul Pörtner, Carlo Quartucci, Horatiu Radulescu, Jerome Rothenberg, Eugeniusz Rudnik, Gerhard Rühm, David Schein, Dieter Schnebel, Thomas Schulz, Ronald Steckel, Florian Steinbiss, Larry Wendt, Wolf Wondratschek, Paul Wühr, Stephan Wunderlich, Wilhelm Zobl.
3La majorité de ces oeuvres provenaient des archives constituées pendant ces vingt dernières années par les stations radiophoniques. Elles avaient été pour la plupart réalisées à l’instigation de quelques producteurs de Horspiel de la Radio allemande. C’est l’exemple d’une production créative, dynamique, qui conçoit la radio comme média culturellement novateur.
4Une telle production, qui n’a pas d’équivalent sur la scène radiophonique internationale, fut stimulée dès les années soixante par les activités du Nouveau Horspiel. Ces activités, qui perdurent aujourd’hui encore, furent (ou sont) promues à l’occasion par des unités de production indépendantes l’une de l’autre, selon la pertinence qu’on leur attribuait (ou attribue) à l’égard du Horspiel en tant que genre et de son public. On ne retrouve nulle trace d’une production continue et généreuse, sauf dans les unités de production de Horspiel du WDR (Westdeutscher Rundfunk). L’activité des autres stations se caractérise, dans ce domaine, par des commandes sporadiques et timides. Des reprises occasionnelles, lors de rétrospectives, tentent de donner une vue d’ensemble du panorama multiple et ouvert de l’art acoustique actuel.
5Parmi d’autres causes complexes, une telle situation peut être attribuée au fait que ces productions sont considérées comme des « expérimentations » en marge de l’évolution du « vrai » Horspiel. L’idée erronée selon laquelle une production expérimentale s’adresse à un public clairsemé d’initiés a de lourdes conséquences sur l’organisation des programmes.
6Malgré l’extrême ouverture de l’art acoustique, son esthétique reste inassimilable à l’esthétique et à la tradition propre du théâtre radiophonique, aux œuvres classiques qui ont marqué le genre. Il n’a pas surgi du sein de ce dernier, il ne l’a pas remplacé, il n’en constitue pas la bouture « formelle » ou « expérimentale », l’avant-garde permanente. L’art acoustique a sa propre conscience esthétique et utilise les moyens et les matériaux acoustiques de façon entièrement différente. Il a sa propre tradition, bien que souvent discontinue, cachée. « L’avant-garde n’est que ce qui nous incite à créer de nouvelles traditions », écrit Bazon Brock.
7Ainsi Roaratorio. Ein irischer Circus über Finnegans Wake (Roaratorio. Un cirque irlandais sur Finnegans Wake) de John Cage, Die Umkehr Amenkas (le Retour d’Amérique) de Mauricio Kagel, Pour en finir avec le jugement de Dieu d’Antonin Artaud, The Idea of the North (l’Idée du Nord) de Glenn Gould, One Τwο Two (Un deux deux) de Ferdinand Kriwet, Das Röcheln der Mona Lisa (le Râle de Mona Lisa) de Ernst Jandl, Weekend de Walther Ruttmann, Dreams (Rêves) de Barry Bermange, ich bin der ieh bin (je suis qui je suis) de Franz Mon, Wintermärchen (Contes d’Hiver) de Gerhard Rühm, La ville. Die Stadt de Pierre Henry ne peuvent être considérés comme des « expérimentations » ou comme des continuations du théâtre radiophonique, mais existent parallèlement en tant que Hörspiele, œuvres autonomes de l’art acoustique de ce siècle. Les deux traditions toutefois pourraient être considérées comme « art radiophonique ».
8Aujourd’hui, vingt ans après les premières réalisations du Nouveau Hörspiel, accompagnées d’un travail de recherche inlassable, les contours d’un network international de l’Ars Acustica et de son esthétique commencent à s’esquisser. Ses origines remontent à la première décennie de ce siècle. Son présent et son avenir s’ouvrent dans les espaces limitrophes et fluides qui se situent entre la musique, la littérature proche de l’oralité, le Originalton2 et l’art de la performance intermédia, dans la radio aussi bien qu’en dehors d’elle.
9Parallèle à l’histoire du théâtre radiophonique, commence, vers le milieu des années soixante, la recherche d’une nouvelle définition du concept de Hörspiel, recherche qui prouve à quel point ce concept est encore sujet à des jugements de valeur et n’est pas encore établi en tant que terme désignant un genre relativement vaste, comme le seraient par exemple les notions neutres de « théâtre », « cinéma », « littérature », « peinture ». « Ce serait limiter et desservir le genre du Hörspiel que de chercher à en donner une définition analogue à celles appliquées en littérature, et cela lui nuirait en tant qu’art en évolution. Si une telle définition inclut une quelconque exigence à l’égard de la pièce radiophonique, elle est à éviter absolument. » (Ernst Jandl)
10La mot allemand Hôrspiel est actuellement entré dans l’usage linguistique international (surtout aux Etats-Unis, en France, en Australie) et est synonyme de Nouveau Hôrspiel. Parallèlement, le concept américain d’audio art commence à faire sa place en Allemagne dans le (Hôr) Spiel. Je préfère les concepts, que j’ai moi-même introduits, de Akustische Kunst (art acoustique) et Ars Acustica (International). Pour que le concept de Hôrspiel puisse être appréhendé comme genre indépendant, il faudrait en évacuer toute connotation qualitative esthétique ou extra-esthétique (avant tout l’idée que le théâtre radiophonique littéraire traditionnel serait le « vrai » Hôrspiel). Un film est un film : une bande sensible avec ou sans son. Un Hôrspiel est un Hör-Spiel3. Formulé différemment et de manière moins tautologique.
11dans le langage d’Ernst Jandl qui sait s’adresser directement à l’auditeur : hör est un impératif, spiel est un impératif, Hörspiel est un double impératif4.
12Depuis des décennies, un autre phénomène culturel extrêmement varié, regroupé sous la dénomination très vague de « nouvelle musique », se trouve confronté à de semblables turbulences conceptuelles. Puissance et impuissance des concepts. Interpréter ce flottement dans les définitions comme signe de désarroi, c’est méconnaître la puissance productive et dynamique des développements artistiques. Réponse à des transformations de plus en plus rapides de la culture, de la civilisation et de la technique.
13« Est-ce encore de la musique ? » a-t-on demandé à John Cage après la première de sa silent piece « 4’33 ». « Vous n’êtes pas obligés de l’appeler musique si cela vous blesse », a-t-il répondu. Et dans son Credo rédigé en 1937, il écrivait : « Si le mot musique était sacré et réservé aux instruments du XVIIIe et du XIXe siècle, nous pourrions le remplacer par un nouveau mot plus significatif : organisation des sons. »
14Il y a quelques dizaines d’années, les départements musicaux des stations de radio ont été amenés à mettre en place des rédactions de la « nouvelle musique ». Ne serait-il pas plus profitable pour l’avenir de l’art acoustique à la radio que le Hörspiel suive l’exemple de la musique et crée des « rédactions d’art acoustique », dont les activités pourraient également trouver place dans les studios électroniques hautement sophistiqués de la radio ?
15On peut retracer l’histoire de l’art acoustique selon diverses perspectives. Nous devons nous limiter ici à une esquisse générale, en soulignant les toutes premières traces — encore largement inconnues — et en établissant leur lien avec l’évolution actuelle. Retrouver ces traces signifie découvrir de nouvelles voies, comme nous tentons de l’illustrer depuis vingt ans dans les émissions du HôrSpielStudio du WDR3.
16La trace pourrait nous ramener à Kurt Schwitters et à sa Sonate in Urlauten (Sonate en sons originels) de 1930. Un titre programmatique, qui souligne le rapprochement entre musique et voix humaine en tant que Urlaut (son originel) : poésie acoustique, structurée musicalement, à partir de lettres ; une poésie de lettres. Cette œuvre-clé de la poésie acoustique a vu le jour pendant les années vingt et fut publiée par Kurt Schwitters pour la première fois en 1932. Son motif central se réfère au poème typographique de Hausmann FMSBWTCU PGGIF MU. Ici, Schwitters relie une poésie sonore et typographique à une forme sonate structurée selon des paramètres musicaux stricts. Une alternative au langage quotidien et littéraire vidé de son sens, une contre-esquisse musicale et poétique. « Schwitters a été plus loin qu’aucun autre écrivain. La Sonate in Urlauten ouvrait pour ainsi dire un cosmos phonétique à part, où le spectateur, le lecteur, le récitant pourraient pénétrer. » (Helmut Heissenbüttel)
17« Lors de l’exposé, la poésie n’est que matériau. Pour l’exposé, il est indifférent que son matériau soit de la poésie ou non. Par exemple, on peut réciter l’alphabet, qui à l’origine n’est que simple forme utilitaire, de telle manière que le résultat soit de l’art. La poésie conséquente est construite avec des lettres. » Konsequente Poesie était le titre que Kurt Schwitters avait donné à son manifeste rédigé en 1924, année de naissance de la radio. Une telle trace mène, avec tous les bonds et les détours, aux réalisateurs de Hörspiel des années soixante et soixante-dix, et plus loin jusqu’aux Hörspiele des compositeurs et des artistes audio actuels.
18La trace pourrait remonter à Luigi Russolo, le futuriste, et son manifeste, rédigé en 1913, L’arte dei rumori5 : « La vie antique ne fut que silence. C’est au XIXe siècle seulement, avec l’invention des machines, que naquit le Bruit. Aujourd’hui le bruit domine en souverain sur la sensibilité des hommes. Durant plusieurs siècles, la rie se déroula en silence ou en sourdine. Les bruits les plus retentissants n’étaient ni intenses, ni prolongés, ni variés. En effet, la nature est normalement silencieuse, sauf les tempêtes, les ouragans, les avalanches, les cascades et quelques mouvements telluriques exceptionnels. [...] Aujourd’hui, l’art musical recherche les amalgames de sons les plus dissonants, les plus étranges et les plus stridents. Nous nous approchons ainsi du son-bruit. [...] Il faut rompre à tout prix le cercle restreint des sons purs et conquérir la variété infinie des sons-bruits. »
19Art acoustique : univers de langage, univers de sons et de bruits. Langage qui tend à devenir son, son du langage, musique, totalité sonore, monde acoustique. Art acoustique : symbiose de ces univers de langage/bruits et organisation sonore par les moyens de la technique électronique. Comme oreille sensible, enregistreuse : le microphone. Comme support de sons : la bande-son, la cassette, le disque, les microchips. Comme bouche : le haut-parleur. Une de ses utopies : un espace d’écoute accessible à tous : la radio.
20Suscitées par l’élargissement des limites esthétiques et par les imprégnations réciproques des arts de ce siècle — leur « processus de fusion » (Walter Benjamin) —, des nouveautés apparaissent aussi dans le domaine acoustique. Ecrivains, compositeurs, poètes sonores, cinéastes ont reconnu dès les années vingt l’intérêt que pouvait représenter l’alliance de leurs activités artistiques d’avant-garde avec les nouvelles possibilités électro-acoustiques. La radio comme ensemble de production le plus qualifié, comme mécène principal, pourrait-on dire.
21Comparativement à ce qu’auraient pu offrir les lieux d’expression des genres artistiques traditionnels, la radio en tant que média de masse a procuré aux arts qu’elle diffusait — Hörspiel, (nouvelle) musique, art acoustique — un public beaucoup plus vaste. Sans la mise en place et sans le maintien, pendant plusieurs dizaines d’années, d’unités de production compétentes, le Horspiel littéraire, le radiodrama, le radioplay, la pièce radiophonique, ou la Funkerzählung (récit radiophonique), dans leurs relations avec la littérature lyrique, épique et dramatique, n’auraient pas pu se constituer et subsister.
22Pourtant, cet art que nous appelons « art acoustique » a évolué de façon hésitante et n’est d’ailleurs aujourd’hui encore accepté qu’avec réserve par les producteurs de radio, bien que l’on puisse suivre sa trace jusqu’aux tendances interdisciplinaires du début du siècle. C’est le cheminement peu connu d’un art nouveau qui, au sein comme en dehors de la radio, ne cesse de bifurquer, de vagabonder entre les différentes formes d’art, cherchant une identité, réalisant toutes sortes d’expériences ludiques : les citations, les vociférations expressives, les bruits environnementaux, le O-Ton, les objets trouvés acoustiques, les sonorités musicales, la technique électronique, l’art du montage et du collage, jusqu’à la réalisation d’événements acoustiques durant plusieurs jours à l’occasion d’un composing the radio, ainsi que l’utilisation de la radio en tant que laboratoire audio-spatial intercontinental pour un Ars Acustica International.
23Peu de traces acoustiques du début de cette histoire ont été conservées, notamment parce que la bande magnétique, nouveau parchemin et outil de travail indispensable du Hörspiel, n’a été disponible qu’à partir des années quarante.
24Si nous poursuivons cette archéologie de l’art acoustique, nous tombons, à la fin du siècle passé, sur le poème sonore asémantique de Paul Scheerbart Kikakokù, datant de 1897, ou sur le poème de Christian Morgenstern Das grosse Lalula (Le grand Lalula) de 1890. Ce sont pourtant les futuristes russes qui ont fait « le pas décisif d’une pseudo-langue a-conceptuelle vers l’émancipation totale des sons de la langue » (Gerhard Rührn).
25En 1912 fut publié le texte Une gifle au goût officiel : « Nous avons cessé de considérer la construction des mots et leur prononciation selon les règles grammaticales. [...] Nous avons secoué la syntaxe. [...] Nous avons commencé à donner un contenu aux mots selon leurs caractéristiques graphiques et " phonétiques ". [...] Nous nions l’orthographe. [...] Les voyelles sont pour nous l’espace et le temps, les consonnes sont les couleurs, les sons, les odeurs. » Les auteurs de ce texte sont les futuristes russes Velimir Khlebnikov, Alexei Krutchonych, David Burliuk, Vladimir Maïakovskv, Benedikt Livsic. Plus tard, Daniel Charms et Alexandre Vvedensky viendront les rejoindre. De tels manifestes exaltés furent suivis par des textes et des poèmes écrits en langue zaoum6, une langue « stellaire », au-delà de la signification, dont le sens poétique se manifestait dans le son. Dans son Zangezi, Velimir Khlebnikov exploite les sons émotionnels, les mots originels de la langue russe jusqu’aux cris d’animaux. Maïakovsky écrivait, outre ses poèmes et ses récits versifiés, des scénarios et des drames futuristes emphatiques. Sur son incitation, Meyerhold composa un « Concert pour sirènes de fabrique et sifflets à vapeur » en 1922 à Bakou, où des trompes de brume, des pièces d’artillerie, des mitrailleuses, des sirènes de fabrique et des chœurs furent utilisées. Première réalisation d’une « sculpture sonore », dont l’idée fut reprise soixante ans plus tard par des artistes américains, canadiens et australiens comme Alvin Curran, Murray Schafer, Bill Fontana, Max Neuhaus et Les Gilbert. C’est l’époque où Wassili Kandinsky publiait une œuvre graphique-poétique, Klänge (Sonorités), dans laquelle il parvient à une peinture « musicale », à des compositions de timbre symphoniques. En hommage au travail synesthésique de Kandinsky, Barry Bermange réalise en 1984 ses « sonorités au microphone ». A cette même époque, Kasimir Malevitch peignait son Carré noir sur fond blanc et créait le décor de l’opéra futuriste Victoire sur le soleil pour lequel Krutchonych écrivit un texte de poésie sonore. A Petrograd, Vladimir Tatlin produisit en 1923, une année après la mort de Khlebnikov, le Zangezi de ce dernier sous la forme d’un événement multimédia. Peter Urban, le remarquable traducteur allemand de Khlebnikov, réélabora Zangezi. En 1972, Heinz von Cramer, à son tour, réalisa, sous la forme d’une œuvre acoustique, Zangezi pour le HörSpielStudio du WDR3 ; et en 1986, Peter Sellars en produisit une version américaine turbulente pour le Museum of Contemporary Arts de Los Angeles.
26Parallèlement aux futuristes russes, les futuristes italiens se regroupèrent autour de Filippo Tommaso Marinetti. C’est Marinetti qui avait introduit le concept de « futurisme » et avait proclamé en 1909 déjà, dans son premier manifeste Le futurisme, la rupture avec la tradition artistique : parole in libertà7. Il réclamait la libération des champs magnétiques des mots, l’exploitation de toutes les formes d’onomatopées, l’abolition de la syntaxe ainsi que la récitation simultanée de textes. C’est l’invention des « poèmes simultanés ». De plus, il revendiquait la libération des sons et des bruits. Ses Hörspiele bruitistes, conçus en 1933 et inspirés de la technique du montage de films, Cinque sintesi per il teatro radiophonico (Cinq synthèses pour le théâtre radiophonique), dont l’échelonnement des pauses et des bruits est établi à la seconde près, n’ont connu leur première réalisation qu’en 1980, par Juan Allende-Blin au WDR.
27D’autres travaux futuristes se développèrent à côté de ceux de Marinetti, dont la réputation artistique a souffert de ses sympathies ultérieures tout à fait claires et scandaleuses pour le fascisme de Mussolini : Giacomo Ballà, intéressé surtout par la sonorité des mots et par une nouvelle forme de l’onomatopoésie ; Fortunato Depero, proche du Bauhaus par son travail de graphiste, par ses poèmes « onomalinguistiques » ; Francesco Cangiullo et sa « poésie pentagrammatique », qui utilisait également des concepts musicaux pour la notation de ses poèmes phonétiques. Cette recherche de la notation adéquate d’une expression qui ne dépend ni de l’alphabet ni de l’écriture musicale traditionnelle, posa un problème qui, jusqu’à aujourd’hui, n’a pas été résolu, mis à part le cas de la bande sonore, qui reprend cette fonction.
28Le compositeur, peintre, chef d’orchestre et inventeur des intonarumori (instruments produisant des bruits), Luigi Russolo a joué un rôle déterminant dans l’évolution de l’art acoustique. Son important essai, L’arte dei rumori, parut en 1913 déjà. Russolo fut le premier à intégrer le bruit comme matériau équivalent aux sons dans la composition musicale et, précédant ainsi le travail systématique qu’accomplit Pierre Schaeffer dans les années cinquante à Paris, il établit une classification des bruits par familles, un peu comme les lettristes essayèrent de le faire plus tard pour le langage. Le manifeste de Luigi Russolo jette les premières bases théoriques d’une esthétique. de l’art acoustique. Depuis sa parution, il a inspiré de nombreux artistes de notre siècle, comme Eric Satie, dont la première de Parade à Paris, en 1917, fit un grand scandale à cause de l’utilisation de bruits au sein d’une composition musicale. (Mandaté par Serge Diaghilev, Jean Cocteau avait commandé à Satie une musique de ballet, alors que Pablo Picasso en réalisait le décor.) Sous l’influence de Luigi Russolo furent aussi créées des œuvres d’Alexandre Mosolov (Les fonderies d’acier), de Georges Antheil, de Maurice Ravel et d’Igor Stravinsky (Russolo avait rencontré ce dernier en 1914 à Londres). John Cage fit explicitement allusion à L’arte dei rumori et Pierre Henry réalisa en 1975, en hommage à Luigi Russolo, sur la base de la musique concrète bruitiste, sa composition Futuristie. Pendant les années quatre-vingt, l’émission « Metropolis » du HörSpielStudio du WDR3, où des compositeurs et artistes audio internationaux imaginèrent des compositions de sons des grandes villes, concrétisa elle aussi l’ouverture de Russolo et de Cage sur le monde des sons et des bruits. Les instruments construits par Luigi Russolo, les intonarumori, inspirèrent indirectement de nombreux artistes, de Harry Partch et Percy Grainger à Mauricio Kagel et Stephan von Huene. Michel Seuphor, le senior de la poésie acoustique, vivant à Paris et âgé aujourd’hui de plus de quatre-vingt ans, avait organisé, comme le raconte Juan Allende-Blin, « une exposition devenue légendaire avec des tableaux de Wassili Kandinsky, Piet Mondrian, Hans Arp, Sophie Taeuber pendant laquelle Russolo présenta son « rumorharmonium » (appelé aussi Russolophon) et où Seuphor lut ses poèmes phonétiques, qu’il appelait « musique verbale » ». Ce fut une symbiose précoce de poésie sonore et de poésie bruitiste : composantes de l’art acoustique en tant que performances intermédia. Les futuristes qui, tout en abolissant la syntaxe, « déchaînèrent » aussi le monde sonore des bruits, radicalisaient l’option déjà amorcée par Rimbaud, Verlaine, Lautréamont et Mallarmé avec l’éclatement des formes poétiques. La synthèse des mots libres créa la base permettant la rencontre entre sonorité du mot, poésie et musique. En 1915, Paul Valéry écrivait : « Ce qui nous a été donné est la totalité de l’acoustique, le nombre infini des bruits. Et c’est en passant par des chemins qui paraissent détournés, que nous réussissons, grâce à la synthèse, à nous rapprocher du bruit, du parlé. »
29Les frontières entre le futurisme et le dadaïsme sont fluides. Le « poème bruitiste » des futuristes, le « simultanéisme » de Pierre Albert-Birot et la « verbophonie » d’Arthur Petronio trouvent des correspondances dans la poésie phonétique des dadaïstes chez Hugo Ball, Hans Arp, Tristan Tzara, Marcel Janko, Richard Huelsenbeck, Henri Martin Barzun. Ubu Roi d’Alfred Jarry est récité dans les cercles dadaïstes. Les expérimentateurs dadaïstes du langage rompent avec les postulats souvents emphatiques et mystiques des futuristes russes et italiens — bien que Hugo Ball, qui considère la poésie sonore comme un genre à part, proclame dans un texte aux accents presque religieux : « Que l’on se retire dans l’alchimie extrême du mot, que l’on sacrifie encore le mot, c’est ainsi que l’on sauvegardera le dernier espace sacré du mot. »
30Le « dadasophe » Raoul Hausmann et l’artiste « Merz » Kurt Schwitters comptent aujourd’hui parmi les personnalités artistiques les plus marquantes de ce mouvement. Raoul Hausmann, familier des exigences des futuristes, commença en 1918 à réciter ses premiers poèmes lettristes. Il opposait son articulation gestuelle émotionnelle, son langage corporel à la rigidité du langage écrit. Dans ses poèmes « optophonétiques », lettristes-acoustiques, on ne rencontre plus de mots inventés, à l’agréable sonorité, comme c’est encore le cas chez Hugo Ball ; ses poèmes sonores sont « des manifestations de la pure matérialité acoustique » (Nicolaus Einhorn). « Si nous considérons les multiples possibilités que nous offre notre voix, la différence des sonorités que nous pouvons produire grâce aux nombreuses techniques de respiration, l’emplacement de la langue dans le palais, l’ouverture du larynx ou la tension des cordes vocales, nous arrivons à concevoir ce que l’on peut appeler la volonté d’une forme sonore créative. » (Raoul Hausmann). La voie était ainsi libre pour le développement d’une poésie acoustique dont l’instrument serait la voix humaine, avec toutes ses possibilités expressives, et qui, lors de sa rencontre avec la technique électronique dans le Hörspiel, pourrait accroître infiniment son domaine : univers de langage8.
31Dans le domaine de la littérature acoustique, les futuristes et les dadaïstes sont la référence des lettristes des années quarante et cinquante regroupés autour d’Isidore Isou, Maurice Lemaître, François Dufrêne : « Nous avons éventré l’alphabet, qui depuis des siècles croupissait dans ses 24 lettres sclérosées, et nous avons mis dans son ventre 19 nouvelles lettres. » Leur exigence première d’une « évolution du matériel poétique », par laquelle Isou se référait directement à Russolo, était que « rien ne devait exister qui n’était ou ne pouvait devenir lettre ». Parmi ces nouvelles « lettres », il y avait entre autres : zézayer, râler, ronfler, éternuer, tousser, siffler, inspirer, expirer. Dans les années cinquante et soixante, la trace de la poésie sonore fut reprise et continuée par les ultralettristes autour de Henri Chopin, les poètes de la poésie concrète et phonétique, Gerhard Rühm, Franz Mon, Bernard Heidsieck, Paul de Vree, Bob Cobbing, Ernst Jandl, Arrigo Lora-Totino, Oskar Pastior, les Brésiliens de Noigandres, le groupe suédois Fylkingen autour de Bengt Emil Johnson, Gunnar Bodin, Ake Hodell et leurs Text-Sound-Compositions, les poètes sonores américains de Getrude Stein jusqu’à John Cage, Jackson MacLow, John Giorno, Brion Gysin, Charles Amirkhanian, Richard Kostelanetz, Anne Tardos, Alison Knowles, alors que Andrei Woznesensky et les poètes moscovites du Kulturpalast suivaient la trace des poètes russes Wassili Kaminsky et Velimir Khlebnikov. A la fin des années soixante, suite à l’initiative de certains rédacteurs, la tradition de cette « littérature » fut accueillie par le Nouveau Hörspiel. Depuis lors, elle poursuit son évolution comme art acoustique en un échange productif avec la radio.
32La découverte par des artistes des nouvelles possibilités techniques du phonographe et de la caméra stimula le développement du film et de l’art acoustique. En 1914, Guillaume Apollinaire écrivait : « D’ici peu les artistes vont, à l’aide des disques, lancer de vrais poèmes symphoniques dans le monde. A la poésie horizontale vient s’ajouter une poésie verticale ou “polyphone”. Déjà, on peut prédire le jour où les poètes, lorsque le tourne-disque et le cinéma seront devenus les seules formes d’expression, jouiront d’une liberté inconnue jusqu’alors qui leur permettra de créer le livre “audible” et “visible” de l’avenir. »
33Dès la fin du siècle passé, il était possible dans le film muet de réaliser des enregistrements optiques qui, à l’inverse des enregistrements acoustiques sur disque, se prêtaient au montage. De ce point de vue, l’art cinématographique précéda l’art acoustique de plusieurs dizaines d’années. Les conséquences furent déterminantes : si, dans les années vingt, lorsque le film sonore vint relayer le film muet, l’image s’imposa au détriment du son, c’est notamment parce que la technique du montage acoustique ne fut développée que dans les années trente, après l’invention du magnétophone (malgré quelques exemples isolés comme le film de Dziga Vertov, la Symphonie de Donbass (1930), où la bande sonore et le film se marient de manière adéquate).
34Ce sont deux cinéastes importants qui posèrent certains des fondements de l’art acoustique à la radio : Dziga Vertov et Walther Ruttmann. Sous l’influence probable des futuristes, Dziga Vertov créa, en 1916 déjà, un « laboratoire de l’écoute » où il réalisait « des compositions documentaires ainsi que des montages verbaux musico-littéraires ». Après la révolution d’Octobre, Vertov, outre l’élaboration d’une Pravda cinématographique, travaillait à une Pravda radiophonique, et parlait de « photographier les sons et les bruits » ainsi que d’un « film-radio ». Les deux médias, le film et la radio, devaient être complémentaires, mais développer chacun ses qualités spécifiques. « Oeil-radio », « radio-film », termes que le régisseur Alfred Braun utilisait pendant les années vingt au Berliner Rundfiink : « Des films acoustiques, c’est ainsi que nous appelions à Berlin [...] un jeu radiophonique qui, en appliquant sciemment la technique cinématographique à la bande sonore, faisait défiler comme dans un rêve des images rapides, éphémères, saccadées, en montage rapide et en fondus enchaînés — au tempo — alternant gros plans, plan généraux sur-exposés, sous-exposés, en surimpression. » Ces œuvres radiophoniques qui ne pouvaient être montées mais qui furent diffusées en direct n’ont pas été conservées. Il nous reste toutefois une œuvre qui, en tant que montage acoustique, compte aujourd’hui encore comme l’un des témoins les plus saillants de l’art acoustique à la radio : Weekend de Walther Ruttmann. Il s’agit d’un montage, structuré selon des paramètres rythmiques et musicaux, d’enregistrements hétérogènes de la vie d’une métropole : Berlin. Il fut diffusé le 13 juin 1930, à une époque où l’enregistrement acoustique se faisait encore sur disque de cire.
35Walther Ruttmann, qui était réalisateur de cinéma, utilisa une bande sonore de film et put donc ainsi monter ses enregistrements à la manière d’un film. Comme dans son portrait cinématographique, de 1927, Berlin. Die Sinfonie der Grofistadt (Berlin. Symphonie d’une métropole) et son film abstrait Fotodram op. l, Ruttmann illustre ici sa maîtrise de l’art du collage. Mots, bruits environnementaux, sons et musique sont montés en tant qu’éléments équivalents. Le cinéaste russe W. I. Podovkin constatait que Walther Ruttmann « avait résolu le problème du son par des montages associatifs de la manière la plus libre et la plus fondamentale ».
36L’esthétique du montage cinématographique et celle de l’art acoustique avaient atteint un niveau bien plus avancé que celle du Hörspiel en général. Weekend resta l’unique collage de sons des années vingt avec le Hôrspiel « Hallo ! Hier Welle Erdball » (Allô ! Ici onde globe terrestre) de Fritz Walter Bischoff, réalisé à la même époque au Berliner Rundfunk.
37Le film muet et le « simultanéisme » développé par les futuristes et les dadaïstes, dont témoignent leurs collages ainsi que ceux des cubistes, jetèrent les bases d’un « langage autonome de l’art acoustique », plusieurs décennies avant la possiblité de sa réalisation technique à la radio grâce au magnétophone, à la stéréophonie, à la technique multipiste et à la superposition. Le langage, les bruits, la musique, le O-Ton sous toutes ses formes possibles deviennent les matériaux constitutifs à part égale de la composition.
38Le travail de montage de Ruttmann, notamment dans ses films muets et dans Weekend (redécouvert à la fin des années soixante-dix seulement), a marqué de façon très importante les artistes contemporains. En témoigne une œuvre de Pierre Henry, lui-même un pionnier de l’art acoustique : La Ville. Die Stadt, qu’il réalisa pour la série « Metropolis », en hommage à Walther Ruttmann. Cette image acoustique de la métropole Paris fut exécutée pour la première fois en 1985, lors du festival de la WDR 1. Acustica International, synchronisée avec le film muet de Ruttmann Berlin. Die Sinfonie der Groβstadt, et diffusée en tant que film-Hôrspiel sur 18 hautparleurs : symbiose entre le langage de montage de l’art acoustique et celui du film muet.
39Pendant les années vingt, Bertolt Brecht et Walter Benjamin s’étaient intéressés de près à la radio et contribuèrent à son développement. Pour Brecht, il s’agissait d’une « invention non commanditée ». Pourtant, lui-même et d’autres poètes, compositeurs et cinéastes avaient déjà créé, en cette époque pionnière, les conditions propices pour que ce mass média se conforme artistiquement aux pratiques les plus avancées. D’innombrables projets théoriques furent écrits, contribuant à fonder une esthétique générale de l’art acoustique à la radio.
40L’extraordinaire éclatement des frontières engendré par le futurisme et le dadaïsme, les découvertes des cinéastes permirent de nombreuses rencontres entre les médias et des orientations esthétiques fondamentalement nouvelles. Ainsi, la littérature s’oriente vers la poésie visuelle : les lettres deviennent signes, matériaux visuels ; on passe de l’image écrite à l’image pure. Dans le cadre de la poésie acoustique, c’est la reconquête de l’oralité, la rencontre de la voix humaine et de la technique électronique. En même temps s’opère aussi une mutation capitale dans le domaine de la musique ; on assiste par exemple, comme Russolo l’avait proposé, à l’inclusion de l’environnement sonore, des bruits, et, dès les années cinquante, des sons électroniques dans la composition. Les procédés électro-acoustiques et les montages de bandes magnétiques caractérisent dorénavant cette évolution, qui engendre également de nouvelles formes de notation, voire l’abolition de la partition.
41A la fin des années quarante, les conditions techniques et esthétiques étaient réunies pour que l’art acoustique s’implante à la radio, porté par la tradition que nous venons d’évoquer : poètes, compositeurs, cinéastes avaient redécouvert le monde du langage parlé, le monde des bruits et des sons, et les avaient défiés des systèmes de notation hiérarchisés et de leur emploi souvent unidimensionnel ; ils avaient reconnu la richesse de leur matérialité, les possibilités étendues et les perspectives multiples qu’offraient les nouvelles configurations, et les avaient expérimentées sans contrainte.
42Il eût été dans la logique de cette évolution que se poursuive dans les années quarante et cinquante cette féconde correspondance entre artistes, entamée vingt ans plus tôt à la radio. Mais le morcellement croissant de la radio en départements de littérature, de musique, de chroniques et de Hörspiel, ne communiquant guère entre eux, referma les frontières devenues fluides entre les différents genres. Le Hörspiel, en théorie et en pratique, se démarqua de l’évolution qui avait eu lieu pendant les années vingt, et s’isola dans des œuvres où primait l’écrit. Les bruits, la musique se subordonnaient au mot, à l’action, devenant simples soutiens acoustiques illustratifs ; le Originalton fut abandonné aux reporters radio comme échantillon de réalité inutilisable. De nombreux départements de musique virent alors une opportunité à saisir et développèrent en un laps de temps relativement court des centres de composition radiophonique avancée. La mise sur pied très aisée, au sein de la radio des années cinquante, de studios électroniques sophistiqués, en avait créé les conditions, et influença d’ailleurs profondément pendant deux décennies — parfois jusqu’à maintenant encore — la vie musicale. Alors que les écrivains « expérimentaux » et les poètes sonores s’inscrivant dans la tradition de Khlebnikov, Schwitters, Hausmann, Gertrude Stein et James Joyce ne trouvèrent pas accès au Hörspiel avant les années soixante, les compositeurs eurent l’occasion, grâce aux moyens techniques tout à fait extraordinaires qu’offrait la radio, de découvrir un paysage acoustique encore non arpenté, mais dont on avait déjà conçu la possibilité dans la première moitié de ce siècle. Mais certaines limitations, ressenties aujourd’hui encore, provenaient de la répartition des studios en secteurs spécialisés ne travaillant qu’avec certains compositeurs et des critères musicaux imposés par les producteurs.
43Au sein de la radio, Pierre Schaeffer et Pierre Henry ont joué les rôles de figures de proue dans l’histoire de l’art acoustique, alors qu’en dehors de la radio ce rôle incombait à John Cage. L’exigence de Pierre Schaeffer était certes celle d’un compositeur, mais avant tout celle d’un explorateur du son. Son matériau était constitué d’événements sonores enregistrés sur bande magnétique qu’il analysait, testait selon leur aptitude à constituer des « objets musicaux », et organisait en montages et collages. L’effet de ces derniers était à son tour objet de recherches. « Typologie, morphologie, caractérologie, analyse et synthèse » étaient les hypothèses de travail de son œuvre qui utilisait toutes les méthodes et l’appareillage disponibles des années cinquante. Il travaillait à réaliser une grammaire des sons et des bruits, à fonder une esthétique et un langage de l’art acoustique à la radio, soutenu par le Club d’Essai, aujourd’hui légendaire, qu’il avait lui-même mis sur pied.
44Ses œuvres, réalisées de 1948 à 1959, parmi lesquelles on trouve le premier concert de haut-parleurs de l’histoire. Concert de bruits (1948), et la symphonie réalisée avec Pierre Henry, Symphonie pour un homme seul (1950), sont des exemples de la « musique concrète » développée par Schaeffer et Henry : « Nous avons appelé notre musique “concrète” parce qu’elle est basée sur des éléments préexistants, quel qu’en soit le matériau, qu’il s’agisse de bruits ou de sons, et qu’elle est recomposée expérimentalement sur la base d’une construction immédiate et non théorique, qui vise à réaliser une intention compositionnelle sans l’aide des notations traditionnelles devenues impossibles. »
45Alors que Pierre Schaeffer pouvait réaliser ses projets théoriques et artistiques en s’appuyant sur les moyens de production d’un studio électronique subventionné par la radio, John Cage travaillait à la même époque aux Etats-Unis dans des conditions différentes. Ses premières compositions avec disques, phonographes et enregistreurs comptent — bien qu’elles soient encore largement sous-estimées — parmi les œuvres pionnières les plus marquantes de l’art acoustique. Sur la base de conceptions techniques et esthétiques avancées, il entreprit, à l’intérieur même de sa création musicale, poétique et philosophique, la réalisation, l’« organisation sonore » des projets qu’il est aujourd’hui encore en train d’élaborer et qui font de lui une figure centrale dans l’histoire et le développement de l’art acoustique. Une de ses premières œuvres. Imaginary Landscape no. 1 (Paysage imaginaire n ° 1), utilise cinq disques joués sur des tourne-disques fonctionnant à des vitesses variables ; certains effets rythmiques sont obtenus en relevant et abaissant le bras ; ils sont accompagnés d’un piano et d’une cymbale chinoise. Cette œuvre, premier exemple d’électronique live, Cage en recommanda la diffusion à la radio, mais, tout comme ses compositions de bruit pour le Hörspiel de Kenneth Patchens, The City Wears a Slouch Hat (La ville porte un chapeau de cow-boy) (1942), elle ne put être diffusée.
46Neuf ans auparavant, à Berlin, en 1930, Paul Hindemith et Ernst Toch avaient utilisé de manière instrumentale des enregistrements qu’ils avaient eux-mêmes réalisés. Ernst Toch composa une Fuge aus der Geographie (Fugue de la géographie) pour quatre voix en faisant prononcer quatre noms de villes à des rythmes alternés qu’il monta sur un disque ; en variant la vitesse, l’énoncé se transforma en un chantonnement orchestré. Hindemith retravailla des enregistrements de musique instrumentale et de chant sur deux disques selon le même procédé. En 1952, John Cage réalisa sa première œuvre sur bande magnétique dont le matériau provenait de 42 disques : Imaginary Landscape no. 5, puis son Williams Mix, un collage de plus de 500 sonorités « brutes », monté par Earle Brown, David Tudor et lui-même selon un procédé aléatoire. En 1958 fut réalisé Fontana Mix, conçu dans le Studio di Fonología Musicale de Milan, qui avait été fondé par Luciano Berio et Bruno Maderna. Pierre Schaeffer constata plus tard que cet enregistrement sur bande magnétique était « plus concret que toute autre œuvre des débuts du studio parisien ». En 1952, Imaginary Landscape no. 4 : la réponse de John Cage à la radio commerciale américaine correspond à un renversement dialectique du rôle de consommateur qu’assume l’auditeur. La radio devient source sonore, instrument de musique. Imaginary Landscape no. 4 n’était pas une émission avec musique de John Cage, mais une composition avec 12 appareils radio utilisés comme des instruments et produisant un concert. C’est la réponse artistique à une radio dont les compositeurs-auteurs n’ont plus la possibilité de modifier « de l’intérieur » la production marchande de programmes — comme c’était encore le cas chez Brecht, Benjamin, voire Schaeffer —, mais qui se contente désormais d’offrir toujours les mêmes standards, devenus partie intégrante de l’environnement acoustique, aux compositions « extérieures ». Quarante ans plus tard, au sein de la dramaturgie ouverte du Nouveau Hörspiel, John Cage accepte à nouveau de travailler avec la radio. Il ne l’utilise plus de l’extérieur en tant que source de sons, mais réalise pour elle, en son sein, plusieurs Hôrspiele originaux, dont Roaratorio. Ein irischer Circus über Finnegans Wake (Un cirque irlandais sur Finnegans Wake) qui, en une cosmogonie acoustique globale, réintroduit le monde dans la radio. Les retrouvailles de John Cage avec la radio et l’art acoustique en surprirent plus d’un. La relation si fertile que John Cage comme réalisateur de Hörspiel entretient avec la radio a attiré l’attention de la conscience culturelle internationale sur un art jusqu’alors peu remarqué.
47Parallèlement au Studio parisien de la Radio française, le premier studio électronique du WDR vit le jour sous la direction de Herbert Eimert et fut repris plus tard par Karlheinz Stockhausen : deux studios sophistiqués, intégrés au mass média qu’est la radio, mais aux antipodes l’une de l’autre. Contrairement à la musique concrète, qui travaillait avec des enregistrements au micro d’événements sonores réels, la musique électronique n’utilisait que des sons produits électro-acoustique ment. De nombreuses œuvres classiques furent produites pendant les années cinquante et soixante dans le studio de Cologne, notamment l’œuvre polyphonique Fa : m Ahniesgwow, réalisée en 1959 par Hans G. Helms. Cette œuvre, redécouverte dans les années soixante-dix comme l’un des premiers exemples du Nouveau Hörspiel et réalisée plus tard par nous-même en stéréo, faisait partie d’un livre, édité par Helms, et pour ainsi dire codé, passant dans le langage parlé grâce à un disque l’accompagnant. La littérature devient ici acoustique. La lecture se mue en écoute. La recherche du langage perdu mène à un langage polyglotte composé de plus de trente langues, proche de Finnegans Wake, noyau littéraire universel de la Multilingua, du principe du collage. Joyce déjà proposait que l’on aborde son Finnegans Wake non pas par la lecture, mais par l’écoute ou la récitation. Pour lui, le sens de ce livre résidait aussi dans le sens du son, dans le soundsense. Dans les Hörspiele Roaratorio et Muoyce, John Cage fait résonner ce sens du son. La littérature écrite débouche sur la littérature acoustique, sur la poésie orale, sur l’articulation que l’on ne note plus par écrit : de nouvelles voies s’ouvrent vers des espaces d’expression tabous, refoulés. Antonin Artaud les a explorés dans son « Hörspiel » : Pour en finir avec le jugement de Dieu. Créé en 1948 à la Radio française, il ne put y être diffusé pour la première fois que vingt-cinq ans plus tard, en 1973.
48Nombre de ces traces, explorations et réalisations esquissées ici, se placent dans le contexte des développements esthétiques, sociaux et techniques de notre siècle, survenus à l’intérieur et à l’extérieur de la radio, et n’influencèrent guère, y compris jusque dans les années cinquante, la dramaturgie du Hörspiel. Pourtant, l’opportunité d’une rencontre productive entre musique, Hörspiel, littérature et technique existait alors potentiellement. L’installation d’une unité de production intermédia qui aurait relié ces différents départements — et qui aurait bénéficié d’un riche réservoir artistique ainsi que de studios expérimentaux techniquement bien équipés — aurait donné une impulsion décisive au fondement et au développement d’un art acoustique à la radio. Mais la rencontre de compositeurs, d’hommes de lettres, de cinéastes, d’artistes plasticiens, d’artistes audio et de poètes sonores n’eut lieu qu’à la fin des années soixante dans le Nouveau Hörspiel et aboutit à l’explosion de la production et de la qualité que le début de cet article mentionne.
49Après une histoire de cinquante années, le Hörspiel à la radio fut repensé jusque dans ses principes fondamentaux. La remise en cause du Hörspiel traditionnel fut provoquée entre autres par la crise dans laquelle l’essor de la télévision plongea la radio, une crise qui soulignait les déficits d’une dramaturgie normative du Hörspiel. La nouvelle orientation du Hörspiel induit le concept d’une « dramaturgie ouverte ». Peu après que les premiers signes d’une production inhabituelle se soient manifestés sur les ondes de quelques stations, à Cologne, où dès 1963 on avait proposé et discuté au HörSpielStudio du WDR3 une analyse approfondie de l’histoire du Hörspiel, furent inaugurées des productions similaires. Le HörSpielStudio du WDR3 devint bientôt le forum des nouvelles tendances.
50En 1968, Helmut Heissenbüttel fit une conférence au titre programmatique Horoskop des Hôrspiels (Horoscope du Hôrspiel) où il déclarait que le Hôrspiel traditionnel était une « arrière-garde littéraire, du point de vue de ses exemples-types ». Cette critique partagée par de nombreux réalisateurs de Hörspiel entraîna, vers la fin des années soixante, une controverse animée qui, aujourd’hui encore, perdure sous forme larvée. Le but avoué de certains producteurs était précisément de combler ce manque et, tout en se rattachant à la tradition de l’art acoustique esquissée plus haut, de nouer le contact avec la pratique artistique avancée, qu’elle soit littéraire ou non.
51A côté de l’écrivain classique de Hörspiel, dont le travail aboutit à un texte littéraire qu’il écrit assis à son bureau, se développe le type du « réalisateur de Hörspiel » qui, fréquemment, prolonge en tant que régisseur le processus de production jusque dans le studio. Ainsi s’élargit l’outillage du réalisateur de Hörspiel, découvrant une nouvelle activité et analysant de manière plus radicale qu’avant les conditions du média de masse. Certains textes sont détaillés jusque dans leurs données techniques et se rapprochent ainsi davantage d’un scénario de film que d’une partition de musique contemporaine. D’autres sont, en tant que textes expérimentaux ouverts, un défi pour le réalisateur de Hörspiel. « Des textes expérimentaux de grande complexité peuvent être transposés sans modification en Hörspiele. » (Ernst Jandl) Certains textes n’existent que comme projets d’une représentation acoustique, comme art conceptuel, qui se réalise dans le processus de production : à savoir l’écriture sur bande magnétique. Ils ne deviennent lisibles que lorsqu’ils ont été notés à partir de la bande magnétique. Des compositions de sons et de bruits, de voix et d’articulations extra-littéraires. « Littérature » de bande magnétique. Ni musique, ni littérature : témoignages d’un art auditif nouveau ayant trouvé son identité.
52Les « réalisateurs de Hörspiel » ont créé le lien avec les nouvelles tendances, décloisonnant les médias et offrant de multiples perspectives. Ils ont accompli dans le domaine acoustique le processus de fusion observé dans d’autres arts, ils ont tissé entre ces derniers de multiples relations égalitaires, rendant audible le panorama de l’art acoustique. En peu de temps, nombre des auteurs et compositeurs cités au début de cet article réalisèrent de multiples œuvres qui font aujourd’hui partie du répertoire classique de l’art acoustique.
53La polychromie peu orthodoxe des concepts qu’ont forgé de tels artistes se reflète dans leurs productions qui — couronnées par des prix internationaux — sont devenues des matières étudiées dans les écoles, à l’université, et qui, du fait de leur indépendance linguistique ou leur plurilinguisme, sont souvent diffusées par des radios étrangères. De plus, ces artistes ont très souvent formulé des réflexions sur l’esthétique du Hörspiel à la radio et incité ainsi une nouvelle compréhension de ce phénomène. Helmut Heissenbüttel : « En simplifiant, on peut dire que le Nouveau Hörspiel problématise le Hörspiel [...], c’est-à-dire que le Hörspiel, ou l’auteur, ou encore le producteur cessent tout d’abord d’utiliser des règles et des modèles donnés, de se tenir à des conventions, de les satisfaire ou de les varier sans se poser de question ; au lieu de cela, ils interrogent ses possibilités [...]. » Franz Mon : « Pour les poètes, toutes les articulations appartiennent à la langue car elles sont toutes chargées de sens. L’auditeur dont l’écoute est active peut les comprendre, bien qu’elles se transmettent sans mots, ni phrases. » Jürgen Becker : « Ce nouveau genre dépasse le mot écrit et ne commence que dans le studio. Le régisseur de mes Hôrspiele n’est donc pas un régisseur dans le sens traditionnel de ce mot, mais un co-auteur. » Gerhard Rühm : « le horspiel ne se présente plus en première ligne comme un genre littéraire où une action se trouve illustrée acoustiquement, mais plus généralement comme un événement acoustique où tous les phénomènes auditifs — que ce soient des sons, des mots, des bruits ou des notes — sont dans leur principe égaux : un matériau disponible. » Paul Pörtner : « Dans le domaine du Hörspiel, l’expérience de la réalité acoustique est transposée en une forme phonétiquement et rythmiquement organisée. » Ferdinand Kriwet : « Le Horspiel ‘‘traditionnel " se distingue du texte parlé avant tout par le fait que les réalisations du Horspiel utilisent les possibilités techniques de la radio, de manière reproductive, donc illustrative, alors que j’utilise volontiers ces instruments de manière productive, et non pour décrire ou pour organiser une action extra-acoustique. La perception sensible doit prendre la première place. » Friederike Mayröcker : « Le processus acoustique doit susciter chez l’auditeur une réaction bien déterminée, quelque chose qui soit proche de la jouissance musicale, déclenchée non par des sons mais par des mots et des bruits. » Mauricio Kagel : « Le Horspiel n’est ni un genre littéraire, ni un genre musical, mais un genre acoustique à contenu indéterminé. »
54Dès la fin des années soixante, le développement du Nouveau Horspiel se déroule selon différentes phases successives et simultanées à la fois : à une allure que certains bureaux de production, théoriciens et dramaturges du Hörspiel trouvent trop rapide et qui se laisse difficilement intégrer jusqu’ici dans le contexte du Hörspiel, mais qui invite à la flexibilité et au processus d’apprentissage. Il n’a pas toujours été possible de reconnaître ou d’admettre l’insertion de telles phases dans cet organisme complexe que représente la tradition de l’art acoustique. On en reste à la tentative de définir les critères de l’art acoustique à partir de ceux de la pièce radiophonique. Aussi a-t-il pu paraître logique de vouloir réduire ces phases à des phénomènes « expérimentaux » isolés, en marge du Horspiel. Ici, les producteurs indépendants d’art acoustique auraient pu témoigner à décharge et éclaircir le malentendu.
55En considérant rétrospectivement les hypothèses esthétiques du Nouveau Hörspiel, ses nombreuses réalisations apparaissent comme une continuation de l’art acoustique, dont le développement a été esquissé plus haut et qui s’accomplit pour l’essentiel en dehors du genre du théâtre radiophonique. De telles œuvres étaient donc « nouvelles », incompatibles avec l’identité figée de ce dernier. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, on assiste à différentes attitudes, qui vont de l’exclusion de l’art acoustique, son admission en tant qu’« expérimentation » à tenter ici où là, jusqu’à son intégration dans le programme d’une « dramaturgie ouverte » qui accepte les deux traditions, les encourage et permet leur rencontre sur un pied d’égalité.
56Le Nouveau Hörspiel, que l’on aurait pu aussi concevoir autrement, fut dans sa phase initiale marqué de façon capitale par la littérature expérimentale (comme elle se désigne elle-même), par la poésie concrète, par les jeux de langage, la poésie sonore, le montage de citations, le ready-made acoustique et le principe du collage aux perspectives multiples. L’intention multimédia de ses créateurs, apparentés en ceci aux futuristes et aux dadaïstes, la modification de leur rapport avec la langue, le bruit et le son en tant qu’éléments formels de valeur égale, l’intérêt qu’ils portent aux procédés techniques-artisanaux du studio, leur désignèrent le Hôrspiel comme un champ de réalisation adapté à leurs intentions artistiques. La qualité de l’oralité, conquête de ces réalisateurs de Hörspiel, l’autonomie de chaque partie de texte ou de langage, le travail sensoriel sur le mot prononcé allant jusqu’à l’articulation asémantique, les techniques d’enregistrement et de montage inaugurent la phase de recherche du O-Ton. Le langage subjectif prend la parole, ce qui usuellement est laissé pour compte devient son. Enregistré sur bande magnétique, le langage parlé, y compris celui publié par les médias, pouvait, grâce à la technique de montage, être utilisé compositionnellement et analytiquement. « Transformé et rendu reconnaissable » (Ernst Bloch). La trace nous ramène jusqu’à Karl Kraus. Le langage comme citation et document qui contient sa propre réalité, et dans laquelle l’Histoire est aussi contenue. Pourtant, dans ces pièces auditives, on ne raconte pas d’histoire qui mène l’auditeur par la main. Ce n’est que dans la mesure où ce dernier s’engage dans ses propres histoires, ses propres expériences et associations qu’il crée une histoire.
57Il était dès lors dans la logique de cette recherche sur le O-Ton que les gens de lettres, les poètes, les documentalistes pénètrent aussi dans le domaine de la musique, dans l’univers acoustique réservé jusqu’alors aux interprètes et aux compositeurs. En une phase ultérieure, de nombreux compositeurs furent attirés par les activités non dogmatiques de la dramaturgie ouverte qu’offrait le Nouveau Hörspiel. Si jusqu’alors ils avaient composé de la musique pour des pièces radiophoniques, ils devinrent, comme leurs collègues littéraires, des réalisateurs de Hörspiel, travaillent comme auteurs/régisseurs. Un pas supplémentaire, historiquement nécessaire dans l’évolution de l’art acoustique à la radio, était ainsi accompli : « les compositeurs comme réalisateurs de Hôrspiel ». Cette initiative programmatique aboutit en 1985 à la première Acustica International de Cologne, bilan de quinze ans de travail de nombreux compositeurs du monde entier au Hör-SpielStudio du WDR3.
58C’est le compositeur Mauricio Kagel qui, à l’occasion d’une invitation du service dramaturgique de Cologne, accomplit en 1969 le pas décisif du « Hörspiel en tant que musique » et de la « musique en tant que Hôrspiel », par le biais d’une œuvre d’une intensité autant didactique qu’artistique. Sa première œuvre déjà, (Hôrspiel) Ein Aufnahmezustand [(Hörspiel) Un état d’enregistrement] modifiait non seulement les outils de la fabrication du Hôrspiel mais aussi les statuts du prix Karl Sczuka du Südwestfunk. Un prix qui depuis lors accompagne le développement de l’art acoustique à la radio et qui contribue à l’intégration de ce dernier dans la conscience culturelle générale, tout comme le concours de production Acustica International du WDR, attribué pour la première fois en 1986.
59L’entrée des compositeurs sur la scène du Hôrspiel fit resurgir un potentiel que le Hôrspiel avait écarté après quelques tentatives initiales dans les années vingt, à savoir une forme de présentation aujourd’hui courante pour la musique à la radio : le concert en public, la représentation en dehors du système de diffusion. Rappelons les tentatives des pionniers du Hôrspiel à la fin des années vingt comme Brecht, Hindemith, Weill et le premier directeur du WDR, Ernst Hardt, qui présentèrent le Linbergh-Flug (Vol de Lindbergh) comme concert-Hörspiel, tout en le diffusant sur les ondes. Les Hôrspiele conceptualisés par les compositeurs depuis la fin des années soixante sont eux aussi des œuvres acoustiques indépendantes créées pour la radio, qui exigent une écoute concentrée. En même temps, ce sont souvent ces Hôrspiele « musicaux » acoustiquement difficiles qui, ces dernières années, ont été de plus en plus sollicités par les festivals, les salles de théâtre ou de concert, les églises, les cinémas, les musées et les galeries. Parallèlement aux concerts par haut-parleurs, de nombreuses formes de présentation en public ont été développées : la performance de Hörspiel en direct (un mélange de parties préenregistrées sur bande magnétique et de représentations acoustiques et optiques sur scène), le concert « spatial-sonore », Hôrspiel cinématographique ou télévisé, la sculpture sonore urbaine, le ballet Hörspiel. Un exemple marquant de telles activités fut le premier festival Acustica International. Un apparent paradoxe s’y fit jour : le Hôrspiel comme une œuvre autonome pour la radio et en même temps comme instigateur d’un événement artistique multimédia ; le Hôrspiel dans un dialogue conscient avec les processus actuels du monde de l’art contemporain.
60Cette phase de la représentation publique de l’art acoustique en dehors de la radio fut notamment la conséquence du contact entretenu avec de nombreux compositeurs et poly-artistes venus des Etats-Unis et participant au développement d’activités autour du Hôrspiel. Pour nombre de ces artistes, tels John Cage, Jackson MacLow, Alison Knowles, Charles Amirkhanian, Malcolm Goldstein, Charles Morrow, Pauline Oliveros, Jerome Rothenberg ou Richard Kostelanetz, la performance multimédia avec microphone, bande magnétique, vidéo, table de mixage et voix est la forme la plus courante de la représentation. La rencontre de cette pratique artistique — qui, aux Etats-Unis, se déroule pratiquement sans le concours de la radio et de la télévision — avec le travail de studio pratiqué en Europe, basé sur l’aspect acoustique et la diffusion, fut enrichissante pour les deux parties. Il paraît logique d’inclure également les œuvres acoustiques de l’art plastique, comme la « sculpture sonore » (Bill Fontana, Alvin Curran, Les Gilbert), ainsi que les objets sonores (de Thomas Schulz, par exemple, ou de Stephan von Huene) dans un futur développement de l’art acoustique à la radio. Le Ohrbriicke Köln-San Francisco (Pont auditif Cologne-San Francisco) par satellite de Bill Fontana, auquel ont participé, en plus des soixante stations radio américaines et européennes, deux importants musées d’art contemporain à San Francisco et à Cologne, est un exemple spectaculaire d’une collaboration entre art acoustique à la radio et arts plastiques. Cet événement urbain et radiophonique intercontinental esquisse de nouvelles perspectives de l’Ars Acustica International. La radio peut devenir un facteur culturel expérimental dans le contexte du progrès technique et artistique contemporain.
61Le Nouveau Hôrspiel a jusqu’ici déterminé un certain nombre d’impulsions à la radio, notamment en remettant en question et en restructurant les normes a prion du temps de diffusion : du « spot acoustique », de l’event acoustique très court, jusqu’au composing the radio. Un exemple en a été la diffusion continue, sur les ondes du WDR, de l’émission NACHCAGETAG, un Hôrspiel de vingt quatre-heures composé à l’occasion de son 75e anniversaire par John Cage et remplaçant le programme normal.
62La possibilité offerte à des artistes de tous les domaines de se rencontrer sur un pied d’égalité, le rattachement à la tradition esquissée ci-dessus, sont les a prion du « programme » esthétique d’une production ouverte. Dans ce creuset se fondent les qualités artistiques les plus diverses, rendues productives sans pour autant succomber au pluralisme arbitraire anhistorique et sans visage de la « postmodernité ». Après une histoire de près d’un siècle, les contours d’un art acoustique commencent à se concrétiser et à s’intégrer dans la conscience culturelle générale. Pour la radio, cela représente une opportunité autant qu’une responsabilité, un défi pour sa propre utopie : continuer à œuvrer pour l’art acoustique dont elle a été l’un des promoteurs les plus importants.
Notes de bas de page
1 Hörspiel : « pièce radiophonique » ; au sens élargi, le terme s’applique à toute œuvre acoustique diffusée à la radio (Nouveau Hörspiel). (N. d. E.)
2 Origination ou O-Ton : littéralement « son d’origine » ou « son direct ». Concept développé en Allemagne dans les années soixante pour désigner, notamment dans le Hörspiel, l’utilisation de documents « bruts », expression de la langue non officielle, non publiée, de locuteurs anonymes. (Cf. Schöning, Klaus (éd.), Neues Hôrspiel O-Ton, Francfort, Suhrkamp, 1974). (N. d. E.)
3 Hörspiel signifie littéralement « jeu pour l’écoute », « jeu d’écoute ». (N. d. E.)
4 L’idée que l’on se fait du Hôrspiel comme forme artistique propre à la radio et n’existant que par elle, persiste, alors même qu’elle a perdu de sa pertinence. Il serait éclairant de déterminer si ce n’est justement pas cette dépendance exclusive vis-à-vis de la radio pour ce qui concerne la production, la distribution et la réception du Hôrspiel qui a retardé l’émancipation du genre et son assimilation dans la conscience culturelle générale. Il est certain que la radio reste jusqu’ici l’espace le plus important de production et de distribution, du moins en Europe, bien que les pièces radiophoniques de science fiction, les pièces pour enfants, les pièces policières, les pièces d’horreur et les pièces porno ont été peu à peu reprises et distribuées par d’autres entreprises de médias. Les activités en dehors de la radio vont en s’accroissant : aux Etats-Unis, l’industrie du disque et de la cassette, jouant sur la nostalgie, a vendu un grand nombre d’œuvres qui ont fait date dans l’histoire des pièces radiophoniques américaines. Les (rares) diffusions sur onde sont précédées d’une publication sur disque compact ou sur cassette par leurs producteurs et sponsors, les fondations ou musées. Les commandes de Hörspiel ou de musique émises par les radios publiques des Etats-Unis sont enregistrées automatiquement sur cassette à des fins didactiques et distribuées aux institutions ad hoc ainsi qu’aux auditeurs.
— Les réalisateurs de Hörspiel ou artistes audio continuent leur production d’art acoustique sur bande magnétique, tout en proposant aux stations de radio de les vendre et/ou de les distribuer.
— L’édition à but plus ou moins lucratif de Hörspiele sur cassette, qui a cours sous nos latitudes aussi, sépare de leurs producteurs les œuvres réalisées par les stations radiophoniques.
— La lecture de livres sur cassettes, réalisée à peu de frais, que certains éditeurs proposent depuis peu aux stations de radio, pourrait rendre obsolètes les adaptations de romans telles qu’elles ont été récemment réactivées par certains départements de théâtre radiophonique. Les archives des stations de radio sont les coffres-forts acoustiques les plus riches de ce siècle ; elles ne devraient pas seulement servir aux éditeurs mais aussi aux ministères de la culture et des sciences, aux écoles, universités, instituts de formation professionnelle et audiothèques publiques. Voilà un potentiel rarement pris en compte, une activité culturelle extraordinaire s’étendant sur plusieurs dizaines d’années, réalisée par les studios des chaînes publiques, non commerciale, et souvent escamotée par une programmation adaptée à la consommation rapide. Quoi qu’il en soit, même à la fin de ce « siècle électronique », la réputation des arts audiovisuels électroniques continue de demeurer inférieure à celle dont jouit l’imprimé, le théâtre ou l’opéra, dans l’opinion publique. Un échange fécond est en cours, élargissant le cycle production-distribution-réception jusqu’alors rattaché à la radio. Suivant leur vocation et leur tradition, les radios non commerciales, les éditeurs inégalés de l’art acoustique, du Hörspiel et de la musique, pourraient saisir une telle opportunité et un tel défi : continuer à être les instigatrices d’une « culture de l’écoute ». La radio en tant que média ne se bornant pas à reproduire ou commenter la culture, mais devenant active et novatrice. Sera-ce bientôt une utopie ?
5 Traduit en français sous le titre L’art des bruits (trad. Ν. Sparta), Lausanne, L’Age d’Homme, 1975. (N. d. E.)
6 Zaoum : Langue « transmentale » des futuristes russes, censée s’adresser directement à la conscience, au-delà du langage rationnel. (N. d. E.)
7 Cf. le recueil de manifestes publié par Marinetti en 1919 : Les mots en liberté futuristes, réédité par G. Lista, Lausanne, L’Age d’Homme, 1987. (N. d. E.)
8 Henri Chopin, un des promoteurs de la « Poésie sonore » internationale, a signalé dans le domaine de l’art acoustique de ce siècle trois nouveaux genres : la poésie sonore, la musique électronique et le Hörspiel.
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