Une poésie de l’espace
p. 5-18
Texte intégral
1C’est au cours de mes travaux sur la poésie orale que je rencontrai, vers 1980, la poésie sonore : découverte bien tardive, ce que je déplore ; mais le choc (en vertu même, peut-être, de l’apparente proximité des adjectifs) m’ouvrit soudain l’horizon d’un continent dont mon sentiment et ma raison postulaient l’existence, sans que jamais j’aie eu l’occasion d’en toucher les rivages.
2Cette révélation de la poésie sonore expliquait ce qui avait été jusqu’alors l’objet de mes recherches ; dans une grande mesure, elle justifiait celles-ci : son absence y eût, à mon insu, creusé comme un vide absurde ; elle eût laissé inachevée une histoire.
3Au milieu des autres poésies — orales ou non — avec lesquelles elle coexiste, c’est par opposition à elles que la poésie sonore trouve sa légitimité manifeste et sa fonction historique. De manière inattendue, j’avais compris : je veux dire, senti une présence et qu’un artiste, là, à portée d’oreille, était en train, comme l’écrit Henri Chopin, de « mettre devant soi le monde pour le faire vibrer ». Or, le tintement qui déclenchait cette vibration, c’était celui d’une voix humaine — détachée aussi bien des contraintes du langage que des conventions du chant —, en et pour elle-même, et telle que peu de musiciens ont su l’utiliser... à l’exception (me semble-t-il) de Luciano Berio, dont l’œuvre, dès les années soixante, annonçait, exigeait la poésie sonore que nous connaissons aujourd’hui. Son Laborintus de 1965, composé pour le septième centenaire de la naissance de Dante, exaltait une conception théâtrale de l’acte vocal, intégrant le registre infra-sémantique du respir dans la polyphonie des voix ; proclamait une vérité buccale en expansion jusqu’aux limites de l’audible ; l’extraversion d’un corps dans l’espace ouvert, par delà son appareil phonatoire, les dents, le muscle lingual, le palais, la caisse thoracique, les profondeurs même du ventre, en un mouvement multiple, unifié par le son qu’engendre la communauté des rythmes organiques. Henri Chopin m’écrivit un jour que le désir qui anime sa pratique lui vint d’abord de la contemplation « des gestes et de la geste » de l’art roman : de la haute et presque ésotérique sculpture jusqu’à la corporéité de la voix vive ; de la pleine pierre jusqu’aux nuances des sons, un réseau d’équivalences permet la circulation d’analogies, les échanges de valeurs, toute une alchimie dont le Grand Oeuvre s’opère au lieu central où bat notre sang.
4Plusieurs voies s’ouvrent ainsi à l’artiste, en vertu même de sa propre organisation corporelle, autorisant, le long de chacune d’entre elles, escapades, découvertes, et parfois de bouleversantes rencontres. On jouera des subtilités infinies opposant à la voix le silence d’où elle émerge puis se réengloutit ; ou bien, la gorge imitera un son naturel, l’un des bruits du monde, qu’elle s’appropriera et transmuera en cela même qu’elle est ; ou encore, exploitant la multiplicité réelle des registres sonores captés par notre oreille, elle pratiquera soit un collage (triomphe d’une liberté plastique requérant une appréhension purement sensorielle et a-sémantique), soit un montage, au sens que donnait au mot Eisenstein, combinaison sémantiquement motivée et exigeant « lecture » ; enfin, de façon plus radicale, on procédera à l’analyse phonématique, à la déconstruction des systèmes acoustiques signifiants, et à la recomposition de leurs éléments en nouvelles harmonies, in-ouïes. L’éventail des possibilités embrasse la quasi-totalité des orientations concevables (et déjà historiquement réalisées) des arts et de la science : de la figuration à la géométrie, de la polyphonie chorale à la chimie de synthèse...
5Rien d’étonnant à ce que la poésie sonore, issue de recherches phonétiques, ait témoigné très tôt d’une tendance à englober les codes expressifs d’autres arts et moyens d’expression, traditionnellement distincts, la musique, la danse, l’image visuelle même. Elle venait en effet de loin, si l’on peut dire, au terme d’une pré-histoire chargée d’expériences hétérogènes qui chacune à sa manière contribuait à son énergie. Certes, dans la mesure même où elle constitue l’accomplissement de ce passé, la poésie sonore de notre fin de XXe siècle, parvenue à sa maturité, en a dépassé les données initiales ; celles-ci néanmoins l’imprègnent encore et continuent d’orienter en sous-œuvre ses recherches... même si, parfois, des raisons tactiques poussent tel ou tel artiste à nier sur ce point l’évidence ! Mieux encore : plusieurs mouvements, groupes, écoles auxquels on doit les essais et trouvailles jalonnant ce temps de gestation sont demeurés productifs jusqu’à nos jours : d’où la grande diversité de ce que rassemble, dans la terminologie commune, (mais aussi dans le grand livre de Chopin, Poésie sonore internationale1), le terme de « poésie sonore ».
6Nicholas Zurbrugg, de l’université de Brisbane en Australie, bon connaisseur de la question, cite à ce propos toutes les tentatives de transmutation du langage auxquelles se livrèrent trois générations d’écrivains et d’expérimentateurs, de Proust et Joyce à Beckett, en passant par Dada. A vue de sommet, on assiste en effet à la montée et à la maturation d’une volonté de restituer au langage sa vertu mimique : non pas au sens où ce mot désignerait une imitation figurative, mais bien en tant qu’il s’agit de mimer les rythmes vitaux de l’homme. Pourtant, la liste de Zurbrugg, quelle qu’en soit, de ce point de vue général, la pertinence, demande à être précisée. C’est, dans les années précédant et suivant immédiatement la Première Guerre mondiale que l’on recherchera les plus anciens précurseurs identifiables, du côté des futuristes russes et italiens ou en France, autour d’Apollinaire et du poète-typographe Albert-Birot : une tendance commune se dégage alors, dans ces cercles, à faire prédominer en poésie les éléments phoniques rendus à la spontanéité de leur nature et, par là même, à essayer un mode d’expression situé en deçà du sens. Ainsi, chez Marinetti ; ainsi, dans le zaoum russe, en quête d’un proto-langage trans-rationnel assurant l’immédiateté absolue du dire. Aux praticiens qui le fréquentaient au Cercle de Moscou, le linguiste Chlovski enseignait que c’est le mouvement même des organes de la phonation qui procure la jouissance dite poétique. A la même époque, au sein du groupe Dada (qui venait d’inaugurer au Cabaret Voltaire sa série de Lautgedichte, poèmes « bruitistes »), et en dépit d’une sorte de gnosticisme à la fois clownesque et mystique (aux antipodes de la volonté de scientificité de nos poètes sonores !), Hugo Ball s’inscrivait dans cette perspective. Son livre-fragment de 1916, Flucht aus der Zeit (Fuite hors du temps) revendiquait une « langue naturelle » (Natursprache) qui, suite sonore sans paroles, exalterait la voix émancipée de la servitude du langage. Pour Ball comme pour Kurt Schwitters, la bouche seule apparaissait comme le médium approprié à la poésie ; à plusieurs reprises, Flucht aus der Zeit parle du poème en termes évoquant une performance scénique. Il était alors difficile d’aller plus loin. Du moins, l’amarre était rompue.
7Vers 1950-60, les chercheurs venus d’horizons divers se retrouvaient au carrefour de deux traditions naissantes : l’une, conçue comme musicale dans un sens assez étroit, et qu’illustrait en particulier Berio, centrait sur l’exploitation infra-sémantique de la voix son effort pour susciter des sonorités à la fois nouvelles et assimilant des siècles d’expérience ; l’autre, plus linguistique, tentait de remonter aux sources énergétiques communes du langage et de la voix : l’œuvre capitale de Pierre et Ilse Garnier, en France, d’Arrigo Lora-Totino en Italie, attestaient une fois encore, et plus clairement que jamais, qu’en son essence la poésie est découverte et maîtrise du souffle.
8Dès le début des années cinquante, dans la pratique et la réflexion de la génération montante, prenait ainsi consistance et conscience de soi ce qui bientôt serait nommé poésie sonore. En même temps que commençait à se constituer en Belgique l’œuvre de Paul de Vree, en France celle de François Dufrêne, issu du lettrisme, de Bernard Heidsieck, encore attaché aux significations explicites, de Henri Chopin, de l’Américain Brion Gysin, apparaissaient les premiers essais de théorisation. Il faudrait, certes, attendre une vingtaine d’années encore pour que s’intensifient et fructifient les échanges entre poètes et musiciens : mais dès lors cette rencontre était inévitable.
9Les tendances restent aussi diverses que les tempéraments et les expériences personnelles. Certains respectent, comme John Giorno, les données de base du langage, et se bornent à en faire vibrer la matière ; d’autres récusent ce trop connu, et cassent les contraintes sonores qu’il impose ; certains maintiennent dans ces tentatives une présence subjective, y filtrent, fût-ce en le désarticulant à l’extrême, un message ; d’autres s’amusent, jouent de l’ironie ; plusieurs ne laissent parler que le bruit de leur corps. Tous du moins ont en commun d’explorer l’espace mystérieux qui s’étend entre la voix et les mots. Ces derniers marquent la limite de la première. La voix de ces poètes se retire dans l’intérieur de son domaine propre, se fait pure phone. Il ne s’agit pas en cela de manifester une volonté d’expression primaire, de risquer le retour à une simplicité mythique ; mais bien plutôt de dépasser des siècles de littérature, d’en transcender les conventions tout en digérant les conquêtes, et d’en déborder verticalement les frontières. D’où, à travers l’affaiblissement voulu ou le rejet du sémantisme, une sorte d’affirmation humaniste, d’universalisme totalisant. Le recours aux seules puissances sensorielles, fondement de notre humanité dans le corps qui nous unit, le rejet des langues qui nous séparent, des grammaires qui divisent nos cultures : ce que tentent ces poètes, c’est d’abolir la dispersion de Babel.
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10Presque ignorée encore du grand public, peu considérée jusqu’ici par les médias, la poésie sonore n’en est pas moins présente aujourd’hui dans le monde entier. Peu importe que sa désignation flotte encore : le français poésie sonore (P. S. : comme Post-scriptum à la littérature !), plus précis que l’allemand Lautdichtung ou l’anglais sound poetry, tend à l’emporter dans l’usage commun, refoulant l’expression ambiguë de poésie spatiale chère aux Garnier, et dont on peut regretter la désuétude, car c’est bien un espace que le son met en jeu...
11Il y aurait déjà matière à l’établissement d’un Who’s who de la P. S. Il signalerait, parmi d’autres, aux USA un Jackson MacLow, une Anne Tardos, un Charles Amirkhanian, Larry Wendt et Stephen Ruppenthal, éditeurs d’une anthologie de la P. S., le second d’entre eux auteur de la première thèse de doctorat écrite sur le sujet ! Au Canada, les éditions Underwhich Audiographic, de Toronto, constituent un pôle d’attraction (bp Nichol, Mac Caffery, Paul Dutton, Rivera), mais non le seul : autre groupes, ceux de The Four Horsemen, de Owen Sound. En Australie, Jas Duke, Chris Mann, le groupe de Medio Space, celui d’Audio Art ; en Nouvelle Zélande, Wystan Curnow ; en Suède, aux Pays-Bas, en Allemagne avec les Hörspiele (« jeux auditifs ») que dirige Klaus Schôning ; en Autriche, en Suisse, voire, plus à l’est, en Tchécoslovaquie, en Pologne, en Hongrie... La liste nominative serait longue. Mais l’un des plus copieux chapitres serait à coup sûr celui de l’Italie, avec Giovanni Fontana et sa poésie « prétextuelle », Enzo Minarelli dont la voix ne cesse de tourner et retourner la parole, de l’étendre, de la briser, d’en faire la multiparola ; plusieurs groupes de jeunes ou d’anciens, dans le Nord, en Toscane, à Naples avec Matteo d’Ambrosio. Lora-Totino, dans un tableau qu’il dressait en 1984, ne citait pas moins d’une vingtaine de noms. La P. S. dans la Péninsule revêt parfois un style plus composite, un baroquisme sensible à l’accompagnement instrumental de la voix, comme le « métallophone » de Minarelli. En France, la diversité, sinon la dispersion, paraît plus grande, comme (sans doute) plus grande la résistance des formes littéraires traditionnelles. Henri Chopin s’est longuement exprimé à ce propos dans plusieurs publications. Reste que le « théâtre de l’immédiat », aux voix manipulées, de Nicole Sauvagnac, les lectures criées de Julien Blaine, les litanies dégrammaticalisées de Michèle Métail soutiennent les expériences de jeunes dont plusieurs pratiquent à la fois la poésie et la composition musicale : le Suisse Pierre Mariétan, les Français Christian Clozier, Françoise Barrière, Marc Battier, auteur des Verbes comme cueillir, bien d’autres...
12Inutile d’insister : c’est là moins l’ébauche d’un catalogue que la suggestion d’une preuve. En notre fin de siècle, la P. S. répond à un besoin dont, à l’évidence, l’origine réside dans la longue pratique, aujourd’hui près de son épuisement, de ce que l’on nomma, durant deux ou trois cents ans (si peu dans notre histoire !), « littérature » : comme si l’aventure de celle-ci, à laquelle l’humanité doit plusieurs de ses éminentes valeurs, en retombant de nos jours laissait subsister, flammèche parmi les ruines, cette ultime présence, qu’il nous appartient de recueillir et d’amplifier. Que le nombre des poètes sonores soit encore très limité ne fait rien à l’affaire. Ce qui importe, c’est la convergence de leurs témoignages et la réponse qu’y donne une élite d’amateurs, aussi diversifiée que le groupe d’artistes dont elle subit l’attrait. Contre-épreuve du caractère irréversible de ce mouvement, en dépit des tâtonnements que l’on y observe encore, est la série de festivals organisés au cours des dernières années : de celui qu’en 1976 présenta Heidsieck à la galerie Le Moine, à Paris, à celui que l’année suivante présidait Wendt en Californie, à celui, largement international, dû à l’initiative de l’Autrichien Gerhard Rühm, en février 1983 à Vicane, en Italie, festivals encore à Toronto, à New York... Performances individuelles ou groupées, comme celle de MacLow et Anne Tardos en janvier 83 au Centre Pompidou ; ou, plus récemment, à plusieurs reprises déjà, les Semaines de Genève. Performances de Chopin à Varsovie en 87 ; émissions radio à Cologne avec Schoning, en Californie avec Amirkhanian, à Seattle avec Joseph Keppler ; en Suède... Expositions enfin, comme celles que montèrent en septembre 1979 à la Bibliothèque Municipale de Fiuggi A. Spatola et G. Fontana et, à l’automne 83, E. Minarelli à Bondeno.
13Côté publications, par livre, disque, cassette, même expansion, même convergence. La liste est fournie, et tout aussi amplement internationale. John Giorno, qui publie à New York sa collection de disques de P. S., voit ses propres poèmes édités à Paris chez Christian Bourgois ; Spaces by Artists, édités à Toronto, affirment leur vocation bilingue. Editions individuelles mais surtout (fait significatif) séries, recueils, revoies, par nature collectifs, se sont multipliés, en Europe et en Amérique, en Australie même, depuis la fin des années cinquante. La revoie-disques OU, créée et dirigée par Chopin (et qui fut en 1988 l’objet d’une exposition rétrospective) ouvrait alors la voie. Aujourd’hui, on compte à travers le monde une bonne douzaine de revues consacrées à la P. S. Simultanément, s’ébauchent une histoire critique et une théorie. Sur ce point encore, Chopin apparaît comme un précurseur : sa belle synthèse Poésie sonore internationale posait en 1979 les fondements et dessinait les grandes lignes d’un monument auquel de nombreux articles depuis lors viennent apporter leur pierre, sinon une aile entière, comme l’ouvrage de R. Kostelanetz. Aural Literature Criticism, publié en 1981, à la fois à New York et à Edmonton, Canada.
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14Au cours de ces mêmes années, Radio-Stockholm émettait à dix reprises des festivals de « poésie électronique » : les premiers de l’histoire. La P. S. y avait sa place marquée. Un lien étroit et comme génétique l’attache aux médias nouveaux, qui lui révélèrent, bien au-delà de toute expérience physiologique directe, l’ampleur insoupçonnée et les puissances latentes de nos voix. Le studio de musique électronique constitue comme le milieu « naturel » (naturel au second degré !) de la P. S. Quoique les poètes eux-mêmes n’en soient peut-être pas également convaincus, c’est par là qu’a des chances de s’opérer la grande percée dont la poésie aujourd’hui ressent le besoin pour ne pas étouffer.
15Plus encore : nos médias permettent la réalisation d’un désir que la voix porte en elle depuis toujours : désir de se fixer sans cesser d’être elle-même ; de subsister en échappant à la dénaturation que lui inflige l’écriture. De vaincre par là le temps fugitif, et de durer dans l’espace qu’elle a rempli. Les premières machines, du type phonographe, remontent à la fin du XIXe siècle, et les poètes vers 1900 rêvaient d’elles. Mais ce n’est qu’avec le type magnétophone, au milieu du nôtre, que le poète put s’assurer la maîtrise, en parfaite souplesse, des conditions spatiotemporelles de son dire. Chopin a raconté la révélation fortuite que fut pour lui, en 1955, chez un mercier de l’Ile de Ré, d’un magnétophone à bande, vitesse 9,5, qui servait à ce commerçant pour prendre ses commandes... Aussitôt le poète avait saisi l’inépuisable richesse d’une technique et s’engageait sur la voie d’une révolution vocale électronique. A ce moment même, une découverte et un dessein semblables bouleversaient un groupe de musiciens de la RTF autour de Pierre Schaeffer. Magnétophone et, en vue de circulation publique, disque et peu après cassette. C’est ainsi que OU se mit à la tâche, bientôt imitée. Quinze ans plus tard, plusieurs, comme Chopin en France, Amirkhanian aux USA, en étaient à travailler en studio électro-acoustique et apprenaient à manipuler le son comme une matière ; à le spatialiser par l’emploi du magnéto à pistes multiples, qui permet de varier le rapport entre ses éléments ; ainsi, d’en accuser jusqu’à l’évidence le caractère totalement corporel.
16Les médias électroniques comportent en effet trois aspects qui concourent à engendrer une sensorialité particulière, une variété nouvelle d’accord entre l’homme et l’espace dans lequel se déploie son existence : la trace par laquelle ils inscrivent la voie n’est pas décodable visuellement ; elle constitue un simple relais de l’auditif et n’a par elle-même d’existence que négative, « en creux » ; elle subsiste dans une sorte de neutralité, indéfiniment malléable par des techniques appropriées. Le premier de ces traits distingue globalement les médias des autres modes de représentation ; le second, les oppose spécifiquement à l’écriture ; et le dernier, au langage dans sa temporalité. Toute la relation entre l’homme et la matière s’en trouve affectée.
17L’électronique rend manifeste l’inadéquation du langage à ce qu’il importe le plus de faire entendre. Elle épanouit les virtualités des transmissions orales traditionnelles, de la « poésie orale » en particulier, telle que j’en décrivais, dans mon livre en 1983, le fonctionnement et les valeurs ; dans la mesure où elle franchit le pas ultime qui la libère des signes (de la sign-ification) du langage, la P. S. rend irréversible ce qui, depuis toujours, existe à l’état d’aspiration sauvage — et souvent réprimée — dans les coutumes poétiques de l’humanité. Par là même, elle modifie radicalement la nature de Foralité, vocalité désormais affranchie. Elle permet d’agir directement sur le champ acoustique, par modulation, variation des vitesses, réverbération, production d’échos, usage de synthétiseurs multiples. C’est ainsi que la machine, écrit Chopin, nous enseigne ce qu’est la voix...
18Chopin est en cela un maître ; son œuvre, exemplaire. Nous lui devons d’avoir réussi à capter ce qu’il nomme les « microparticules vocales », identifiées d’abord en faisant adhérer le microphone aux lèvres et aux muscles buccaux. Habituellement fondues dans le bruit des paroles, ces particules, récupérées, livrées à l’attention auditive, rétablissaient la vérité de la voix à un niveau plus profond de réalité : percussion de la langue sur le palais, sifflement de l’air le long des dents, fluidité glissante de la salive, aspirations et respir, toute cette richesse engageant, de proche en proche, la corporéité entière. Les variations sonores de Chopin sur le mot peur constituent, à mon sentiment, l’un des plus puissants poèmes de notre temps. Une plastique sonore est ainsi créée, qui autorise toute espèce de collages symphoniques. Dans une brève présentation de l’œuvre de Chopin que je rédigeai en 1986 pour une exposition, j’employai (souhaitant me défaire d’un phonème séquestré par la linguistique... et éviter le tonème de Minarelli, qui référait expressément aux langues tonales) le néologisme de vocème pour désigner les unités microphoniques de variation dont est formée la matière, première et ultime, d’un art incontestablement neuf.
19Le vocème est de l’ordre du cri plutôt que du verbe. Au commencement était le cri : les accoucheurs le savent depuis toujours ; mais il était bon de le rappeler aux poètes. Le vocème est un possible vocal. La liste des vocèmes serait infinie, nous sommes là définitivement sortis de la phonologie des linguistes ; au-delà des délimitations propres aux langues naturelles. Le médium électronique atteint son but, soudain devenu valable par lui-même, sans aucun besoin d’autre justification que son fonctionnement même et le plaisir qu’il dispense. Quant à ce plaisir, il module physiquement sans fin l’écoute, au point que de l’une à l’autre de plusieurs auditions de la même œuvre, sur le même disque, toujours quelque chose change, qui est de nous et nous engage.
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20« Notre monde buccal est en expansion », écrit encore Henri Chopin. Il l’est d’une double manière : par l’étendue de son registre et, conséquemment, par sa maîtrise croissante de l’espace. La P. S. le ramène en cela aux dimensions du concret ; elle l’aborde et l’exploite pour ce qu’il est, un univers de « verbo-motricité » (si l’on peut reprendre dans ce contexte le terme jadis créé par Marcel Jousse). Au-delà des harmonies (qui, en vertu d’intentions plus ou moins claires, relèvent d’une esthétique idéaliste) ; au-delà des mélodies d’une musique représentative (autre idéalisme !), la P. S. reste comme héréditairement marquée par les deux désirs, en apparence contradictoires, mais en fait complémentaires, qui l’engendrèrent : désir de retour à l’oral chez les poètes ; de retour au parlé chez les musiciens. Ici comme là, triomphait la tendance à gommer les frontières entre les arts, à délivrer l’artiste de l’emprisonnement en technique spécialisée (et, s’il travaille en pleine matière verbale, de le délivrer de la cellule livresque !). Le mouvement qui conduisit aux premiers essais des années quarante et cinquante, puis aux réussites ultérieures, prenait sa juste place (et non des moindres) dans l’évolution générale qui remet en cause aujourd’hui aussi bien l’hégémonie de l’écriture que notre foi dans l’Etat et notre confiance dans les « lois » économiques... William Burroughs faisait figure de prophète quand, voici bien des années, il récusait symboliquement les limites habituellement tracées entre poésie et musique, en même temps que celles que l’on interpose entre mot et sens. Ce n’est pas un hasard si le premier éditeur sur disques de Burroughs fut aussi Chopin, qui en retint la voix plus que le texte et assura par ailleurs la publication de son livre La révolution électronique. Tout découlait de cette position initiale. Ainsi se trouvaient rétrospectivement situées des tentatives anciennes, encore erratiques, tel le beau poème publié sous pseudonyme par Desnos pendant la guerre, Sol de Compiègne, martelant une exécration hors phrase : et craie et silex et silex et craie...
21C’est ainsi que, dès l’origine, s’instaure une question de la langue, sinon du langage même. Les tensions que l’on constate, dans la pratique de la P. S., entre l’action poétique et la (relative) fermeture de vocabulaire, de la syntaxe, des rythmes phrastiques, touchent aux structures du dire humain de façon beaucoup plus radicale que toutes les révolutions littéraires, depuis Mallarmé ou le surréalisme, n’ont touché à l’usage commun de nos langues. Elles révèlent, au sein d’une écologie acoustique libidinale, une désintégration des figures connues, qui n’est pas sans analogie avec notre rejet d’antiques croyances concernant le sexe ou les fondements de l’autorité. Lorsque Kern fonde à New York en 1971 son Sound Poetry Workshop, il semble (bien à son insu !) redécouvrir un art qui, il y a peu d’années encore, florissait chez les Inuit du Canada, le kattajaq : récitatif alterné dans lequel deux femmes, sur un rythme de plus en plus rapide, laissaient le langage se défaire progressivement sur leurs lèvres, jusqu’à l’instant où, réduit au pur respir, il ne pouvait être relayé que par le rire. Pourtant, il ne s’agit point, je le répète, de retour aux sources ; l’archéologie est stérile en un tel lieu. Il s’agit de déplacement, de rupture de visée, en pleine conscience et avec la précision la plus extrême.
22Certes, plusieurs poètes sonores, pour des raisons diverses, s’abstiennent de questionner la légitimité du langage commun, et d’en récuser la valeur poétique. Ainsi Giorno ou Kostelanetz aux USA, Lora-Totino en Italie, Heidsieck en France. Position tactique plutôt que stratégie. On reste dans la langue afin de mieux la dominer ; de mieux la corroder ; de mieux, à terme, la défaire. Beth Anderson, à coups d’anagrammes, de palindromes, de permutations, dénude son discours jusqu’à n’y laisser de reconnaissable que le phonème. Π n’est pas le seul, et je constate dans la technique de tels poètes une surabondance de l’allitération, qui est le jeu le plus élémentaire auquel, en tous idiomes, se prête le langage. Beaucoup de systèmes de versifiation, dans l’histoire, ont commencé par là. Ce ne peut être un hasard : on atteint ici un seuil, antérieur aux diversifications de groupes, d’écoles, d’œuvres individuelles ; le seuil d’une purification dont le rite s’accompagne d’une symphonie de sens, demi-sens, multi-sens, non-sens, où se concrétiseront les sons à venir.
23Pour aucun de ces poètes la langue n’est l’expression de l’univers, pas plus qu’elle n’est message des dieux. Qu’elle laisse donc la place à la pure énergie sonore qui, par ailleurs, l’anime mais que, dans nos coutumes, elle séquestra : énergie mal définissable, aujourd’hui encore à peine explorée, pourtant audible, tangible, pénétrante. Le corps linguistique de « texte » (si l’on accepte ce mot...) éclate : dans la dimension micro-spatiale, dans la dimension macrospatiale, selon les auteurs et les procédés mis en œuvre ; et chacun des éléments dissociés assume les fonctions de tous les autres, dans ce qui n’est plus, au mieux, qu’une métaphore du langage. Au terme de cet effort, le vocème devient à la fois son, mot, phrase, discours, inépuisablement ; et tout cela, il l’est dans sa propre continuité rythmique. C’est ainsi que l’on peut, avec Fontana, assurer que la poésie, non seulement est avec la voix, dans la voix, mais derrière la voix, dans le lieu corporel intérieur d’où sont maîtrisés le chant, les soupirs, les souffles, tout ce qui, en deçà et au-delà du dire, conscience primordiale de l’existence, est signal de l’inexprimable.
24Fontana parle en ce sens de poesia dilatata ; Chopin, à propos de ses Saintes phonies, évoque la dilatation sonore. Même si ces auteurs n’entendent pas le mot dans un sens identique, leur communauté — la communauté de tout ce qu’ils représentent — se révèle dans la référence spatiale du radical dilat-, notant l’élargissement, l’amplification jusqu’aux limites, mal concevables, d’un espace qui nous précéda, nous entoure, nous fait être et nous survivra. Par là même, la P. S. en appelle, comme à sa réalité première et dernière, au corps, qu’occultait, malgré de fréquents repentirs, la poésie littéraire. Le corps aujourd’hui prend dans les mœurs et les arts, sur des siècles d’oppression, une revanche sauvage, dont peu importe qu’elle pousse parfois jusqu’au grotesque ! Le corps se redécouvre comme le seul lieu où s’opère la rencontre du langage et du monde ; il refoule ainsi le scepticisme, répandu chez beaucoup d’entre nous depuis l’entre-deux-guerres, sur les capacités référentielles de nos langues. C’est-à-dire qu’il s’insurge contre l’impérialisme linguistique sans cesse renaissant parmi les héritiers de Saussure. De certains des aspects du corps, émetteur de parole, on peut, il est vrai, parler en termes sémiologiques. Mais le corps respire, travaille, souffre et meurt, ce qu’un signe n’a jamais fait. La P. S., en se situant d’emblée sur un autre plan que la textualité, revendique son appartenance à l’ordre de ce qui respire, travaille et meurt.
25C’est du corps total que la voix relève et qu’elle émane : corpus et spiritus, comme l’écrit encore Fontana, haleine ambiguë, issue du cri primal et destinée à s’épuiser dans le dernier soupir, identifiée à un geste du corps, au geste le plus simple et le plus radical, celui de vivre. Chez le Chopin des années soixante (déjà !), les poèmes s’intitulaient Le corps, Le bruit du sang, voire Mes bronches. On n’aurait su mieux dire. Le corps n’est pas seulement cet agrégat de membres gesticulant sous nos yeux ; plus profondément, c’est l’intensité du geste intérieur, soudain manifesté dans la plénitude de la voix. C’est notre manière d’être au monde, notre mode d’exister dans le temps et l’espace. La perception de ces identités constitue le trait commun à tous les poètes sonores, de quelque horizon qu’ils soient venus, quelque conception qu’ils aient, d’autre part, de leur pratique et de ses exigences. « Placer sa voix » est pour eux, techniquement, l’équivalent (et plus essentiel) de l’adoption d’un style (ou de son rejet) pour le littéraire. Il s’agit en effet de « faire parler » la voix en elle-même, en tant que puissance physique, douée de qualités incomparables : exercice auquel les musiciens se sont rarement montrés aptes dans notre tradition où le vocal fut presque toujours, en fait, subordonné aux exigences d’un livret. D’où la volonté, contre les ignorances ou les fausses pudeurs des poésies d’inspiration littéraire, du recours, à travers la voix et les organes phonateurs, à tous les bruits du corps parmi lesquels elle retentit en sa genèse : du souffle œsophagique au sifflement bronchial, aux halètements stomacaux même. Le corps entier devient alors signifiant — par delà les significations interprétables. Il le redevient comme il le fut sans doute dans de très anciennes mythologies dont quelques fables classiques nous ont conservé des débris, concerant la bouche, la gorge, l’écho.
26La voix — la P. S. — ainsi, non seulement emplit l’espace, mais l’habite, l’habille, le contraint à se dire, en son langage propre d’espace. Par là, en son être même, dans ce qui la définit en tant que mode d’existence, la P. S. est théâtre. Elle aspire à se greffer sur tous les médias expérimentables (la polipoesia de Minarelli), à s’en approprier les effets, art virtuellement total, dont la vocation est de briser les canons, d’interdire la reconstitution de techniques closes dans un univers dont nous savons qu’il s’est fondé sur les pures vibrations d’une énergie. En cela, rien de négatif dans la P. S. ; bien au contraire : elle tend à tout annexer de l’expérience corporelle, mentale, esthétique, mais à un niveau assez profond pour qu’y soit encore perçu le souffle d’une naissance. Rien des nostalgies anciennes, du souvenir d’un Eden et de l’Ange à l’épée de feu : simplement, un acte, ici et maintenant, engageant celui qui le pose. Le travail vocal libère les forces internes d’une phonie, tournée, retournée, brisée, revitalisée en une sorte de somptueux strip-tease sonore.
27La P. S. s’épanouit en performance. La « tentation de l’espace » (comme on l’a dit) qu’elle porte en elle est volonté de danse. Autre trait commun avec le Dada du Cabaret Voltaire, que fascinait un art conçu comme articulation gestuelle, et peut-être mimesis de rites ancestraux. De manières qu’ici encore diversifient tempéraments et habitudes, les poètes sonores « se donnent en spectacle » sur une scène qui constitue un territoire intermédiaire entre poésie, musique, danse, peinture, unies par un rituel où elles se fondent en faisceau expressif sous le primat du corps-sonore. Cependant, « performer », de la part d’un auteur, c’est devenir son propre interprète, rétrograder d’un cran dans l’orgueilleuse hiérarchie établie depuis quelques siècles par nos littérateurs. A la limite, la notion même d’auteur s’estompe : l’accent se déplace sur la performance même, dans son unicité, sa non-réitérabilité, son individualité acoustico-visuelle, qui fait de Γ auditeur-spectateur un co-producteur de l’œuvre exposée dans son regard.
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28La sensorialité conquérante de la P. S., sa tendance à la spatialisation maximale, rendent compte d’un fait remarquable : la coexistence, dans la pratique et dans la pensée de plusieurs poètes, de recherches visuelles, indiscernablement emmêlées aux recherches sonores. C’est en vertu d’un besoin existentiel, bien en deçà des intentions raisonnées, que ces artistes (tel Chopin jouant simultanément audiopoèmes et dactylopoèmes) ont été poussés à cette entreprise, qui n’est double qu’en apparence : menée corrélativement par l’œil et par l’oreille ensemble, nos antennes, unique source, diversifiée mais commune, de notre expérience du monde et de nous-mêmes. Fontana évoque, en un paradoxe révélateur, la « sonorité visuelle » : celle de l’œil auxiliaire de l’oreille et vice-versa. D’une part, me sollicite le son ; de l’autre, une forme visible. Mais, par l’oreille et par l’œil, n’est-ce pas le même lieu de moi, en mon centre, qui est atteint ? De là rayonne en retour un appel, informulable et unique. Bien en deçà des correspondances traditionnellement décelées entre sons et images, en ce point d’intensité indifférente où se noue l’unité du corps. En fait, publications individuelles ou collectives, expositions, revues se refusent à tracer une ligne de démarcation entre deux « genres » qu’elles hébergent nécessairement (c’est-à-dire en vertu d’une nécessité intrinsèque) côte à côte. Au colloque de poésie visuelle qui s’est tenu en 1989 à Sao Paulo, au Brésil, on parla de cet art en discours dont il eût suffi de modifier quelques termes pour les appliquer littéralement à la P. S. Qui nous parlera un jour ouvertement, et à l’aide des mêmes mots, de la sonorité des graphismes et de la couleur des sons ?
29Depuis toujours, les traditions occidentales ont considéré la poésie comme l’art du langage. La P. S., non moins que (par le moyen de la graphie) la poésie visuelle, s’efforcent ensemble de dépasser ce statut, d’en rejeter la cohérence, d’en oublier les règles contraignantes ; par là même, elles se découvrent énergie vitale, émanation de la matière même dont nous sommes faits. Le poème est chose, configuration de traits physiques. Puis, il arrive qu’un verbe naisse de cette chose. Telle est la réalité dont P. S. et poésie visuelle constituent la preuve. Néanmoins, toutes deux nous « parlent » : elles le font en un langage autre, recomposé d’éléments dé-naturés, réduits à leur limpidité de corps simples, l’articulation sonore crevant le silence, la lettre de l’alphabet émergeant du blanc de la page ; vocèmes, graphèmes, refus des vertiges de la transcendance, pure immanence à l’univers avec lequel nous sommes aux prises2.
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