Du métier de compositeur
p. 133-139
Note de l’éditeur
Paru pour la première fois sous le titre « Vom Handwerk des Komponisten ». Traduit de l’allemand par C. Caspar et C. Fernandez, dans : Contrechamps, n° 5, « Bernd Alois Zimmermann », Lausanne, L’Âge d’Homme, 1985, pp. 54-59.
Texte intégral
1Lorsqu’en ce lieu, on parle du métier de compositeur, c’est forcément avec la prudence de celui qui « sait » que nous vivons une époque où chacun semble avoir un avis différent sur le travail du compositeur.
2En quoi consiste le « métier de compositeur » ?
3Il s’agit évidemment là d’une figure de style, car l’activité manuelle, l’écriture au sens strict, si elle est généralement plus importante que celle de l’écrivain lui-même qui peut toujours utiliser une machine, ou en tout cas, qui pourrait le faire, ne représente cependant qu’une infime partie du travail du compositeur. La copie de la partition finale représente en fait à peine cinq pour cents du volume total de travail.
4Tout ce qui précède, tout ce qui, en tout cas, devrait précéder, comprend de multiples facettes : calcul, estimation, plan, essais multiples, test des matériaux, mesures statistiques et statiques : mesures surtout – la première qualité qu’on exige d’une œuvre est, d’abord et avant tout, qu’elle soit mesurable, contrôlable, vérifiable, accessible à l’analyse. Il faut donc en tout premier lieu quelle soit un pur produit de la pensée : c’est en tout cas l’apparence qu’elle voudrait donner d’elle-même.
5Mais nous savons que cette apparence est trompeuse, car la création musicale ne participe pas uniquement de l’esprit. La musique possède bien sûr une authentique dimension intellectuelle, mais de nombreux autres facteurs ont, eux aussi, une importance considérable, facteurs dont l’irréalité est suffisamment réelle pour influer sur le processus de composition avec une intensité insoupçonnée : les rêves, les rencontres, les expériences de toutes sortes y jouent un rôle essentiel, à telle enseigne que le fameux « processus social », dans la mesure où il débouche sur une prise de position politique, s’efface totalement ou presque devant le processus mental – en ce qui concerne l’effet produit, en tout cas ; cela a permis à certains de dire, ces derniers temps, que l’artiste, par sa « conduite irréfléchie, sa façon de vivre hors de l’histoire », aurait tendance à aller à contre-courant de la société, ou plus exactement, à contrecourant des processus sociaux.
6Il faut avouer que parfois, la création musicale est déterminée par des faits d’une telle résonance qu’ils réduisent à néant tous les calculs matériels préalables, effectués pourtant honnêtement. C’est pourquoi, jusqu’à ce jour du moins, le mystère qui préside à la naissance d’une œuvre, et qui se situe dans un domaine à la fois présent et inaccessible, n’a pas encore été élucidé.
7Quand, lors d’une audition musicale, nous assistons à ce phénomène merveilleux de la communication, nous sommes les témoins d’une transmutation au cours de laquelle la musique prend sa véritable dimension et devient perceptible, sensible.
8La composition (l’assemblage, la fabrication, en quelque sorte, de musique), considérée sous son aspect matériel d’activité manuelle – « manuelle » étant utilisé ici en toute connaissance de cause – ne représente pas, au sens strict, autre chose que l’ordonnancement d’un matériau musical, la présentation d’un rapport chiffré des activités ayant présidé à l’élaboration de l’œuvre.
9C’est ainsi que l’œuvre musicale se présente en quelque sorte et simultanément sous deux aspects différents : l’un se réfère à ses qualités acoustiques, l’autre à sa dimension d’expérience vécue (Erlebnis) – si je peux me permettre d’utiliser ce mot. C’est par la fusion de ces deux éléments que le phénomène toujours prodigieux de la création musicale – qui est bien autre chose qu’une simple relation de cause à effet – atteint à la dimension d’événement (Ereignis).
10Comment donc, chers amis, naît une œuvre musicale ? Grâce à l’action combinée de forces mentales apparemment aussi opposées que le calcul et – n’ayons pas peur des mots – l’inspiration. Si les chemins qui mènent au point précis où l’éclair de la reconnaissance musicale illumine la rigueur de l’entreprise musicale doivent être tracés et aplanis avec une maniaquerie quasi pédantesque, mêlée d’une minutie toute scientifique, il n’en est pas moins vrai qu’une structure musicale parfaite ne garantit pas, à elle seule, la puissance mentale ni la vitalité d’une œuvre.
11Schoenberg a toujours souligné très franchement l’importance de l’inspiration dans son œuvre, et Stravinski, ce musicien « al secco », a dit dans sa Poétique musicale que l’esprit souffle où il veut – comme nous l’a appris la Bible.
12L’immuabilité, l’indestructibilité du processus de base et de l’attitude fondamentale restent valables, mutatis mutandis, pour toutes les époques. De ce point de vue, Beethoven et la fugue de sa dernière sonate pour piano sont bien plus proches de Frescobaldi que de Bach. Et Webern, pour sa Deuxième Cantate, est à coup sûr et pour de multiples raisons beaucoup plus redevable à l’esprit de Josquin des Prés qu’à celui de son maître Schoenberg, de même que l’opiniâtre Pierre de la Rue, si oublié de nos jours, aurait pu être le maître véritable de nombreux compositeurs actuels qui accordent à leur pensée musicale une priorité beaucoup plus grande qu’elle n’en réclame effectivement.
13L’affirmation de Pound concernant la littérature n’est pas moins vraie pour ce qui touche à la musique. Il a dit, si je me souviens bien, que tous les siècles sont actuels et que nombre de morts sont les contemporains de nos petits enfants.
14J’estime pour ma part que c’est une erreur très répandue de prétendre que les compositeurs d’époques révolues auraient travaillé d’une manière moins réfléchie qu’on ne le suppose actuellement. Il y a bien longtemps, force et rapidité de création étaient le signe de dons particuliers, ce qui était dû notamment au fait que la consommation de musique dans les cours princières et les résidences des potentats mécènes supposait un tel processus de création. Lorsqu’on sait que le temps imparti à la copie ne peut en aucun cas se comparer au temps nécessaire à la gestation de l’idée qui préside à l’œuvre, on ne peut qu’être stupéfait devant l’extraordinaire capacité de production de Mozart. (Mais l’exemple de Mozart est mal choisi lorsque l’on sait qu’il « avait déjà l’œuvre en tête » – comme on le disait si joliment alors - et n’avait plus qu’à la « mettre sur papier ».)
15Le musicologue d’aujourd’hui sait quelle prodigieuse étendue de terres en friches attendait d’être fertilisée par les courants musicaux d’un Mozart, d’un Bach, d’un Frescobaldi ou d’un Josquin des Prés, sans compter Haendel.
16On entend dire souvent que nous vivons actuellement une époque particulièrement incertaine du point de vue stylistique. Je le dis bien haut, cette affirmation est totalement fausse ! Il n’en a jamais été autrement, à l’exception peut-être d’un détail isolé et sans doute enviable : on ne jouait autrefois que la musique de ses contemporains.
17Que l’on compare maintenant ces époques révolues avec le temps que nous vivons, c’est-à-dire celui de l’omniprésence des médias. Si l’on met en balance, par exemple, le temps qu’une radio consacre à la diffusion de la musique ancienne avec celui qu’elle réserve à la musique actuelle, il faut bien se rendre à l’évidence : le premier est infiniment plus important que le second, et je ne parle pas uniquement de quantité, mais aussi du choix de l’heure à laquelle l’une et l’autre sont diffusées.
18Mais revenons à notre point de départ.
19Quelles sont les conditions qui président à la création musicale d’aujourd’hui ? Si l’on excepte l’aspect social, elles ne sont guère différentes de ce qu’elles étaient vraisemblablement autrefois. Cette affirmation semble avoir un caractère de fatalité que je ne visais pas. (Honegger a dit, avec un humour sarcastique, qu’il ne fallait jamais conseiller le métier de compositeur à quelqu’un qui voulait gagner beaucoup d’argent.) Certes, l’industrie artistique d’aujourd’hui, par rapport à celle du passé, pèse lourdement sur le travail du compositeur : elle y introduit un fond d’inquiétude à cause de l’augmentation musicale et de l’exigence en matière de nouveauté dans l’art et dans les moyens d’expression, qui se démodent de plus en plus vite. Mais là aussi, en fait, ces pressions sont exercées par d’autres classes sociales. Qu’il nous suffise de penser à l’envie qu’avait Haendel d’écrire des opéras, envie qu’il devait sans cesse réprimer ; que l’on pense aussi à l’inexorable périodicité à laquelle Bach était soumis pour la livraison de ses cantates, ainsi qu’à l’extraordinaire consommation d’opéras que fit le XIXe siècle, opéras que des compositeurs comme Rossini ou Donizetti s’essoufflaient à produire. Tandis que le second succombait à la tâche, le premier eut la sagesse de se débarrasser de ce fardeau en se retirant tout simplement, avec une résignation que l’exercice sans doute éphémère de l’art culinaire devait lui rendre moins amère : car personne mieux que Rossini n’avait compris que son temps était révolu, lui dont le contemporain n’était rien moins que Wagner.
20Cependant, il serait faux de croire que les progrès de la technique musicale sont synonymes de progrès musicaux. Cela dit, des progrès musicaux au sens strict (qu’il ne faut pas confondre avec des progrès de la technique de composition), il n’y en a pas.
21Schoenberg a-t-il fait un pas de plus que Bach ? Webern a-t-il été plus loin que Josquin des Prés ? Les grandes réalisations musicales sont indépendantes de l’époque à laquelle elles ont été faites. Le motet isorythmique du Moyen Âge finissant continue de nous fasciner aujourd’hui, malgré l’incertitude où nous sommes quant à son exécution ; il en va de même pour d’autres chefs-d’œuvre de la musique issus d’époques révolues.
22Nous sommes perpétuellement entourés de ces témoins du passé si souvent évoqués. On pourrait même dire que nombre d’œuvres d’autrefois sont plus présentes dans la consommation musicale actuelle que la musique dite « contemporaine ». La question de savoir s’il s’agit là de musique « savante » ou de musique « vivante » – pour peu qu’en fait, on puisse les distinguer – est sans le moindre intérêt : le chant grégorien, le jazz, la musique que l’on dit « grande » (le jazz doit-il donc être considéré comme de la « petite musique » ?), l’opéra, la beat music ou les chansonnettes à succès nous entourent chaque jour tout autant que la production littéraire, le cinéma, le théâtre, etc.
23Il serait vain de nier que nous vivons en bonne intelligence avec une incroyable quantité de matériaux culturels d’époques très différentes. Nous vivons à la fois à différents niveaux temporels et événementiels dont la plupart ne peuvent être ni séparés, ni assemblés, et pourtant nous évoluons bel et bien en sécurité dans ce réseau confus de fils entremêlés. Il semble, en effet, que l’un des phénomènes les plus étonnants de notre existence soit la possibilité de jouir, de manière permanente, de cette incroyable richesse de sensations, avec toutes les mouvances qui la traversent, de telle sorte que les fils qui les composent finissent toujours par s’entremêler, ne fut-ce qu’une fraction de seconde.
24Un autre élément constitutif de l’existence humaine et, ainsi que l’a dit Kant, de sa signification essentielle est la temporalité, en apparence tout au moins : le temps cosmique et le temps vécu, le temps historique et le temps présent, le temps comme catégorie, le temps comme forme de l’expérience.
25Du point de vue de leur apparition dans le temps cosmique, passé, présent et avenir sont, comme nous le savons, soumis au phénomène de succession. Cette succession n’intervient cependant pas dans notre existence mentale qui possède, elle, une réalité plus réelle que l’heure que nous vivons et qui, en somme, ne nous apprend rien de plus que le fait de la non-existence du présent au sens strict. Le temps se courbe et forme une sphère. C’est à partir de cette image sphérique du temps que, m’appuyant sur le terme philosophique, j’ai développé ma technique de composition que l’on peut qualifier de pluraliste, et qui porte la mémoire des innombrables couches de notre réalité musicale.
26Cette théorie implique, du point de vue de la stricte technique de composition, le choix pour une œuvre ou pour un ensemble d’œuvres d’un complexe contraignant de hauteurs (généralement une série de douze sons utilisant tous les intervalles) d’où sont dérivées, proportionnellement, les différentes couches de temps. Celles-ci correspondent strictement, dans leur durée effective, au complexe de sonorités choisi mais, par ailleurs, permettent d’insérer spontanément d’autres musiques, présentes ou futures, des citations ou de simples collages. On obtient ainsi une diversification temporelle – si l’on peut se permettre cette expression – un échange et une interpénétration mutuelle de diverses couches temporelles, phénomène qui constitue l’une des caractéristiques essentielles de ma méthode de travail. La citation joue ici un rôle qui, souvent, a été mal compris. À l’exception de ma Ubu-Musik, dans laquelle le procédé de composition dominant et tout à fait conscient consistait en collages parodiques, je n’utilise jamais les citations à des fins parodiques.
27Kagel a dit un jour dans un entretien que l’une des caractéristiques de mon œuvre consistait en une destruction systématique de tous les échafaudages théoriques, dans laquelle « l’individualité et des utopies multiples » allaient main dans la main.
28Je crois bien qu’il y a du vrai dans cette affirmation, dans la mesure où j’ai toujours tenté de dépasser l’habituelle représentation unidimensionnelle du temps pour voir, dans l’utopie d’une liaison de processus temporels considérés jusqu’ici comme séparés, une correspondance spirituelle effective avec la réalité de notre temps.
29Le concept de réalité musicale a toujours été au premier rang de mes préoccupations, en ceci qu’il représente la somme de toutes les entreprises de composition musicale. En présence de ce concept, la notion de style, si prégnante jusqu’ici, disparaît. Nous devrions avoir le courage de reconnaître que, face à la réalité musicale, le style est un anachronisme ; et ce n’est pas un hasard si d’autres compositeurs, comme par exemple Cage et Kagel - bien que sous une forme totalement différente – ont tourné résolument le dos à la notion de style, et si leur seul but consiste à assimiler la notion nouvelle de réalité musicale – peu importe si le nom qu’ils lui donnent est différent Klee a dit un jour dans ses Pensées créatrices : « Il existe aussi des projections qui restent inexplicables, du fait que la figuration laisse entrevoir la possibilité de projeter des images intérieures qui soient entièrement ou presque la réalité. Il faut veiller à ne pas écrire la loi d’une façon simpliste et apparemment objective, mais à introduire un mouvement autour de la loi. Les occasions où la loi ne se trouve pas respectée produisent des mouvements que l’on sent par intuition : mouvements de la dimension, cinématique, temps, mouvements de déplacement local, alternance de l’intérieur et de l’extérieur »1
30La projection d’images intérieures sur une « toile » rigoureusement délimitée, sur un fond de couches temporelles et existentielles strictement calculées, a été déjà plusieurs fois évoquée ici.
31La technique pluraliste de composition n’est nullement, comme on l’a souvent cm, un amalgame de styles, mais bien cette projection d’images intérieures dont parle Klee, dans les conditions qu’il décrit. Les citations, d’ailleurs relativement peu nombreuses, apparaissent dans la partition avec leurs références précises, à la manière des citations universitaires. La citation elle-même a au sein de l’œuvre de multiples fonctions qui se renouvellent perpétuellement.
32La technique pluraliste m’apparaît personnellement comme un prolongement de la technique sérielle, une sorte de conséquence globale, si l’on veut, une vaste synthèse de la pensée musicale de notre temps sans négliger celle du bas Moyen Âge.
33Aussi significative qu’elle ait été pour la pensée musicale, aussi décisive qu’elle ait été dans sa recherche d’une déduction et d’une concentration extrêmes des matériaux acoustiques élémentaires, la technique sérielle de composition n’en a pas moins éveillé en moi une opposition qui a fini par m’en détacher. En 1955, avec mes Perspectives pour deux pianos où j’intégrais un accord dodécaphonique dans un ambitus très réduit, sous forme d’anti-accord en quelque sorte, j’avais introduit les clusters dans la musique sérielle, tout autant parce que la technique propre de ces Perspectives l’exigeait que pour exprimer mon plus profond désaccord. J’avais déjà utilisé les clusters dans un vaste ouvrage précédent, Alagoana, musique de ballet composée en 1940. Les clusters naissaient ici d’une compression graduelle de nombreuses superpositions de timbres, et cela à une époque où les clusters de Ives et Cowell, dont la démarche est d’ailleurs tout à fait différente, m’étaient encore inconnus. Je me souviens de l’extrême étonnement de Kagel lorsque, à la fin des années cinquante, il avait entendu pour la première fois ces clusters en Europe, au cours d’un concert du Domaine Musical à Paris où mes Perspectives avaient été interprétées.
34Lorsque je jette un regard en arrière, je constate aujourd’hui que l’évolution de mes théories musicales, nées lors des classes d’été de Darmstadt à la fin des années quarante, englobe actuellement une période de quinze ans ; et je peux affirmer que mon opéra Les Soldats, ainsi qu’une série d’œuvres composées à la même époque, sont à cet égard susceptibles d’éclairer mes préoccupations musicales.
Notes de bas de page
1 Paul Klee : La pensée créatrice, Paris, Dessain et Tolra, 1973, p. 324. On retrouve cette citation dans deux autres textes de Zimmermann : « À propos du mécontentement productif », et « Dialogues ».
Auteur
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