Entretien avec Brian Ferneyhough
p. 59-64
Note de l’éditeur
Extrait d’un entretien réalisé en Hollande en 1982. Paru pour la première fois en français dans Contrechamps, n° 3, « Avant-garde et tradition », Lausanne, L’Âge d’Homme, 1984, pp. 57-61.
Texte intégral
1– Que pensez-vous de la situation actuelle, des tendances et des différences entre les divers pays ? Il semble que la composition ne soit plus une mais qu’il y ait de multiples manières de composer.
2C’est vrai, mais je trouve quelques fois assez frappant et amusant que les jeunes compositeurs d’aujourd’hui – qui font profession de tolérance envers tous les styles musicaux – sont les plus sévères dans la condamnation des styles qu’ils jugent d’une certaine manière rétrogrades et qu’ils nomment généralement du terme, porte-manteau, de sérialisme. Alors que ce qu’ils appellent sérialisme est peut-être seulement ce qui apparaît comme vaguement compliqué. La tendance principale va certainement aujourd’hui davantage vers une capacité d’identification manifeste à une musique nationale. En Italie, en Allemagne, aussi bien que dans les pays plus petits d’Europe, le style se polarise de plus en plus vers certains extrêmes très identifiables. Peut-être plus en Italie que nulle part ailleurs, parce qu’on a ces pôles extrêmes et absolus que sont le travail structuraliste et la sensibilité façonnée par le goût. C’est pourquoi les compositeurs italiens trouvent très difficilement une voie de médiation entre ces deux extrêmes, d’autant que l’Italie a été assez isolée du reste de l’Europe pendant au moins une génération. Alors qu’en Allemagne, avec ce qu’on appelle la « nouvelle simplicité », ou le « nouveau romantisme » (quel que soit le terme que l’on veut utiliser), on se rend compte qu’il n’est pas si simple d’écrire une musique contemporaine qui utilise des éléments de vocabulaires musicaux des générations précédentes. Ces compositeurs constatent qu’il y a quand même une certaine tendance à une aliénation stylistique et créative. L’organisation formelle des œuvres en particulier devient pour eux un problème beaucoup plus important qu’il ne l’était durant la période sérielle, où la forme était développée à partir du plus petit élément. Alors que maintenant, de nombreux jeunes compositeurs pensent que la forme doit être imposée de l’extérieur. Ils sont donc obligés de recourir à des modèles formels tout à fait traditionnels comme la variation, la forme symphonique ou même la forme-sonate dans certaines circonstances. Je pense que la seule chose qui relie ces différentes tendances éclatées est peut-être un désir subconscient – mais qui n’en reste pas moins un désir – de simplifier au maximum les données immédiates. C’est le désir de remettre la musique dans une sorte de berceau expressif, alors que durant les deux ou trois dernières générations ou peut-être durant la totalité du XXe siècle, la musique avait grandi au moins jusqu’à une sorte d’adolescence respectable. On ne peut pas retourner à une enfance expressive arcadienne et idéale. Ceux qui le prétendent se font au mieux des illusions, et au pire empêchent une discussion significative sur les questions importantes et actuelles de l’art contemporain.
3– Vous avez dit une fois qu’un compositeur ne peut plus être naïf aujourd’hui. Jusqu’à quel point doit-on connaître le passé et le présent ? Il y a des exemples de grands artistes qui s’isolent. Trop de connaissances peut aussi être asphyxiant.
4C’est vrai, mais la connaissance du passé dépend beaucoup de ce que l’on exige de lui. Or, si une génération entière de compositeurs se développe maintenant en défendant une idéologie fondée sur la validité du passé par rapport au présent, on pourrait alors penser que c’est son devoir de comprendre précisément l’effet du passé sur le présent ; c’est-à-dire qu’elle ne peut pas simplement abstraire des éléments des vocabulaires musicaux du passé pour les utiliser comme s’ils étaient en quelque sorte nouveaux, et attendre qu’on les apprécie comme auparavant. Si nous acceptons que l’ancien critère d’unité stylistique n’est plus valable – et pour ma génération c’est encore difficile – et que la pluralité musicale est à l’ordre du jour, alors différentes choses en découlent, car si aucun style n’a de valeur universelle, alors rien ne va de soi, pour l’individu comme pour la communauté, en dehors de très petits groupes aux intérêts particuliers. Cela signifie que n’importe quel compositeur travaillant aujourd’hui doit comprendre non seulement comment s’articulent les styles musicaux du passé, mais aussi les implications sociales, générales et culturelles de la situation dans laquelle ils surgirent, se développèrent et s’affaiblirent effectivement. Cela fait partie de la technique compositionnelle de comprendre jusqu’à quel point un langage musical est un élément du champ culturel sémiotique et général. Si nous prétendons pouvoir être naïfs aujourd’hui en tant que compositeurs, c’est que nous voulons faire deux choses incompatibles. Nous voulons dire : « Tous les styles sont possibles, mais un seul est valable pour moi ». Pourtant, il englobe des éléments possibles de tous les styles. Maintenant, il me semble vraiment que c’est un refus arbitraire de responsabilité face au pouvoir de communication de la créativité artistique.
5– Mais que penser alors d’un jeune compositeur disant qu’il se fiche de ce que les autres font ? N’est-il pas important qu’un compositeur soit concerné par lui-même en premier lieu ?
6Oui, mais le fait est que nombre de ces jeunes compositeurs ne sont pas entièrement concernés par eux-mêmes, mais beaucoup plus par leur propre réponse à certains aspects de la créativité des autres. Dès le moment où vous érigez un critère stylistique arbitrairement choisi comme centre de votre activité créatrice, il me semble que vous ne pouvez pas rompre la chaîne de causalité qui vous relie aux modèles que vous utilisez. Ce n’est en ce sens rien d’autre que pure subjectivité.
7Je pense que la « culture globale » de Marshall Mc Luhan nous a rattrapés pour se venger comme jamais dans le temps, à aucune époque passée ; les jeunes compositeurs qui disent : « Alleluia, nous pouvons maintenant jeter tout le passé et retourner au passé ! » sont à côté de la question. En réalité, ils ont été libérés jusqu’à une conscience totale qui n’est pas une subjectivité totale. Cette conscience totale, autant qu’elle est possible pour un individu, est l’absorption de cette mer de connaissances culturelles qui est, avec encore l’héritage oriental, ce qui nous a façonnés en tant qu’individus. Et dans un sens, un jeune compositeur doit se recréer lui-même à l’intérieur de l’image de cette culture occidentale afin de se trouver dans une position où il peut la réinterpréter à partir de sa propre subjectivité. Il n’existe aucune manière de pouvoir créer aujourd’hui une œuvre d’art valable sans avoir au moins quelques contacts, quels qu’ils soient, avec le passé sous tous ses aspects possibles.
8– Très concrètement, comme Craft le demandait à Stravinski, quel conseil donneriez-vous à un jeune compositeur ?
9Je suis heureux, dans un sens, de faire peut-être partie de la dernière génération de compositeurs capables de se voir eux-mêmes, selon une certaine image mythique historiquement conditionnée du XIXe siècle, comme personnalités créatrices et individuelles. Après la révolution structuraliste des années soixante et soixante-dix, il est presque impossible de s’accrocher solidement au mythe de l’individu génial, puisque nous savons tout d’abord qu’un individu est plus ou moins une création mythique de la société dans laquelle il se trouve, et qu’il ne s’expérimente jamais lui-même en tant que personnalité entière, mais en tant que kaléidoscope d’impressions toujours changeantes, en tant que tendances et expériences fortuites ou momentanées, etc. C’est pourquoi un jeune compositeur voulant écrire une musique essentiellement romantique a une tâche doublement difficile. En effet, il est assez facile d’écrire une imitation de musique romantique, mais comment peut-on écrire de la musique romantique sans le concept élémentaire de l’individu génial libéré des contraintes sociales qui gouvernent tous les autres membres de la société ? Ces deux choses me semblent fondamentalement incompatibles et je pense que beaucoup de jeunes compositeurs ne l’ont pas réalisé. Lorsque j’étais jeune, il était encore possible, avec de gros efforts, de créer un corpus d’œuvres dans lequel le concept d’individualité en tant que tel était tenu à distance, servant de contrepoids à la pluralité grandissante et au nivellement des systèmes de jugement de valeur comme ceux qui étaient en vigueur jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale ou juste après.
10– Vous ne pensez pas qu’il est possible de donner un plan détaillé de ce qu’un jeune compositeur devrait savoir ?
11Chaque jeune compositeur a évidemment des projets et des intérêts qui lui sont propres et qu’il ne partage avec personne d’autre. Cela va déterminer jusqu’à un certain point le type d’examen et de réévaluation du passé qu’il entreprend. Je pense qu’il n’y a pas d’indications réellement positives à donner dans cette direction, il y a seulement des avertissements négatifs. Un de ceux-ci serait : ne jugez pas inutiles des champs d’expérience potentielle trop nombreux. Je dirais que si aujourd’hui un jeune compositeur est sérieusement concerné par la question de la pluralité stylistique, il est important qu’il rejette – et cela dès les premiers stades de son travail de composition – ses préjugés sur la valeur de certains styles. Je pense qu’il serait nécessaire pour un jeune compositeur d’aujourd’hui, dans certaines circonstances, d’étudier par exemple la musique kitsch, la musique triviale, et même la pop music, afin de découvrir précisément ce qui caractérise une telle musique. Il ne s’agit pas nécessairement de l’analyser, ce qui peut être inapproprié dans certains styles, mais de l’approcher néanmoins d’une manière personnelle. Bach, les Who, Frank Zappa, Stockhausen, tout cela fait partie de l’expérience des jeunes compositeurs aujourd’hui. Par l’industrie du disque, la totalité du passé est avec nous. Moi-même, je me suis développé en filtrant de manière fortuite toute la musique contemporaine à disposition, et cela m’a fait tel que je suis. C’est pourquoi je ne dis pas qu’un jeune compositeur doit lire tous les dictionnaires sur la musique, écouter tous les disques de musique contemporaine et ancienne qu’il peut trouver et écrire des dissertations, mais seulement qu’avec la collection inévitablement fortuite d’impressions qu’il retire du passé, il devrait essayer d’aboutir à une sorte de synthèse consciente et critique. En un sens, il est plus facile d’être un jeune compositeur aujourd’hui que par le passé, parce que le concept d’individu génial n’oblige plus à créer un style absolument personnel, ce qui faisait peser dans le passé une pression considérable sur de nombreux compositeurs de second plan ; en même temps, cela leur impose la lourde responsabilité de comprendre quelles sont les forces de motivation à la base de la création, de la décadence et de l’interconnexion des différents styles, aussi bien du passé que du présent.
12– Vous avez dit une fois que vous aimiez le caractère juvénile du Stockhausen première manière, mais qu’aujourd’hui, la musique des jeunes compositeurs semblait être celle d’adultes.
13Ce que certains compositeurs d’aujourd’hui ne semblent pas comprendre ou expérimenter en eux-mêmes, c’est que chaque fragment d’un vocabulaire musical émerge de la confluence d’événements sociaux et culturels particuliers. C’est un truisme. Ce que les jeunes compositeurs ont quelquefois tendance à oublier, c’est que les éléments qu’ils extraient si joyeusement des styles d’autres personnes sont réellement la propriété spirituelle de ces compositeurs. Vous ne pouvez pas adopter le critère stylistique de ces compositeurs sans dévaluer, ignorer, ou nier ce qu’ils voulaient dire. Et cela me paraît être un vol et un mauvais usage de la propriété de ces compositeurs. Tous, à un certain stade de notre vie, nous aimons nous imaginer dans le costume de quelqu’un d’autre, mais c’est naturellement un joli rêve. Nous devons finalement revenir à la réalité, la regarder en face, et voir ce que nous pouvons vraiment faire dans la situation actuelle. Il est agréable de nous imaginer sur une photo de 1910, en train de jouer au cricket sur le gazon, ou habillés de blanc face à la table des officiers à Poona aux Indes, ou autre chose... Faire un collage de vieilles photographies de ce type me semble une manière excessivement rusée et un peu suspecte moralement d’utiliser l’héritage de quelqu’un.
14– Cela concerne une partie des « néo-romantiques » ; mais dans la « nouvelle simplicité », il existe des compositeurs qui utilisent certains aspects d’un style pour faire de la musique à propos de ce style.
15Je ne rejetterais pas a priori la possibilité d’écrire de la musique complexe de façon simple ; c’est la musique compliquée que je trouve mauvaise. Une musique complexe est une musique dont les divers éléments sont riches en interconnexions. Mais elle peut être écrite plus simplement. C’est pourquoi je ne suis pas prêt à affirmer que la musique simple est de la mauvaise musique, bien que j’aie choisi moi-même, pour diverses raisons, de ne pas en écrire. Tout ce que je demande est que cette musique simple soit complexe à sa manière, c’est-à-dire qu’elle montre, d’une façon significative, certaines relations intéressantes entre les divers éléments qu’elle a empruntés à d’autres sources et qu’elle ne retombe pas elle-même dans la signification émotionnelle de ces éléments. Stravinski, dans ses collages et ses pièces néo-classiques, a ignoré totalement le contenu émotionnel original de la musique ; ce qui est honnête. Alors que de jeunes compositeurs d’aujourd’hui semblent d’une part vouloir emprunter ces éléments sonores, en faire ce qu’ils veulent, et en même temps, lorsqu’on les interpelle, dire : « Bon, j’essaie d’écrire de la musique réellement expressive et communicative comme un tel l’a fait ». C’est une absurdité évidente, et un compositeur qui prétend le contraire est à mes yeux au mieux en train de se tromper, au pire un parfait imposteur.
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