Médiations
p. 9-16
Texte intégral
1La situation de la musique contemporaine apparaît à beaucoup comme « confuse », et l’on pourrait dire plus exactement comme « diffuse ». La coexistence des tendances les plus diverses ne laisse pas apparaître une direction précise ; la multiplication des enjeux les plus contradictoires rend impossible toute synthèse ; la place de la création dans la société et dans le contexte intellectuel de cette fin de siècle oscille entre reconnaissance institutionnelle et indifférence. Dans leurs déclarations, les compositeurs évitent les prises de position trop radicales, ainsi que toute polémique, et ils ne s’attardent guère sur des problématiques qui furent autrefois au centre des préoccupations. Il est difficile de dire si c’est là un signe de plus grande tolérance ou celui d’un repli, s’il faut y déceler une relative indifférence à des courants désormais trop nombreux ou trop éloignés les uns des autres, ou l’incapacité pure et simple à penser la situation présente dans toute sa complexité. Comment dessiner le visage de la création, entre ceux qui subordonnent la transformation de la pensée musicale au renouvellement du matériau – et pas uniquement dans le domaine électro-acoustique – et ceux qui investissent, sans la moindre naïveté, les valeurs expressives de moyens traditionnels comme l’orchestre symphonique, les formations standardisées de la musique de chambre, ou des genres musicaux tels que le concerto de soliste, la symphonie et l’opéra ? Encore faudrait-il distinguer ici les compositeurs dont l’écriture absorbe ces caractéristiques traditionnelles de ceux dont l’invention y reste soumise, de même qu’il faudrait opérer une distinction entre les compositeurs pour lesquels le renouvellement du matériau a ses fondements dans une pensée musicale réellement novatrice et ceux qui masquent derrière le voile de la nouveauté une pensée conventionnelle. Comment s’orienter entre la tendance à une complexité croissante de l’écriture, qui prolonge une tradition centrale de la musique au XXe siècle, et celle qui, s’appuyant sur des expériences plus marginales, se veut plus simple et plus directe, voire minimaliste ?
2Ce qui, au cours de ce siècle, a formé des phases successives de l’histoire de la musique, ou tout au plus s’était opposé sur la base de traditions nationales divergentes, est aujourd’hui rassemblé dans un présent multiforme, contradictoire et déroutant. La tâche du compositeur n’est pas aisée : l’œuvre doit-elle accueillir, et organiser selon une combinatoire nouvelle, cette multiplicité de matériaux, de styles et de pensées, aller vers une sorte de « métissage » typique d’une culture qui a su rendre simultanément disponibles toutes les musiques de notre histoire en même temps que celles des aires géographiques, culturelles et sociologiques les plus éloignées ? Certains voient resurgir ici le spectre des années vingt, avec l’emprunt indifférencié au répertoire traditionnel, au jazz et aux musiques exotiques, bref, une esthétique de l’hétérogène. Faut-il alors que l’œuvre transcende cette surabondance d’informations et d’influences, dans la rigueur d’une écriture débarrassée de toute référence trop explicite ? L’invention aujourd’hui est-elle limitée à la réinterprétation de ce qui nous entoure, passé et présent confondus, comme certains le prétendent, ou doit-elle être une exploration de l’inouï, la préfiguration du futur ? Quel projet, finalement, sous-tend la création actuelle ?
3Ces questions sont apparues plus d’une fois au cours du siècle, et elles ont leurs origines dans la musique du siècle précédent. Elles ne proviennent pas seulement de l’individualisation croissante de l’acte créateur et des conditions sociales dans lesquelles la musique dite « sérieuse » évolue, mais aussi de l’impossibilité pour la musique moderne d’être reliée à une totalité signifiante – qu’il s’agisse de croyances, de pensées philosophiques ou politiques, de mythologies, de représentations affectives, etc. –, qu’elle pourrait réfracter dans son langage propre. Ce qui a été observé dans le domaine philosophique touche également le domaine musical et sape ses anciens fondements. Le désir de retrouver cette unité perdue, cette plénitude du sens, apparaît déjà chez Wagner sous la forme d’une allégorie théâtrale. On le retrouve plus tard dans la célébration de la nature, dans un certain « primitivisme », dans l’influence des idiomes populaires ou des musiques extra-européennes, dans le retour à la tradition, et dans différentes formes de mysticisme, ou encore dans l’élaboration de systèmes musicaux rigoureux, clos sur eux-mêmes, garants d’un absolu débarrassé de toute contradiction. Mais on le retrouve aussi dans l’expression de son impossibilité même, à travers l’image de l’homme devenu étranger à lui-même comme à sa société et à sa culture. En un ultime geste de salut, la totalité de l’être est mobilisée dans l’immédiateté expressive du tragique, dans le montage d’éléments fragmentaires, souvent traités sur un mode critique ou ironique, dans la superposition aléatoire des bribes de notre présent.
4Il existe dans la démarche de certains compositeurs une conscience aiguë de cette articulation entre les formes du langage musical et leurs significations sous-jacentes. Mais là encore, les points de vue divergent, sans qu’il existe pourtant un véritable débat d’idées. Pour de nombreux compositeurs, en revanche, le fait musical est isolé de toute influence extrinsèque ; il s’appuie tout au plus sur des analogies entre certaines structures du savoir, notamment scientifique, et les structures musicales elles-mêmes. Pourtant, il est difficile de nier que la composition ne soit pas déterminée pour une part importante par le contexte social et culturel où elle se développe. L’émancipation du matériau, leitmotiv des démarches d’avant-garde, est historiquement liée à celle du sujet tel qu’il se représente idéalement, ou pour le moins, à la conscience de son aliénation. On ne peut dissocier, à partir du XIXe siècle, les questions stylistiques d’un contenu plus vaste, qui est constamment réfracté et transformé par les moyens techniques et expressifs de la composition ; la recherche du nouveau est aussi une forme sécularisée de la transcendance (d’où la conjonction entre les mouvements artistiques les plus novateurs et la question du religieux sous toutes ses formes). S’il existait encore, après la Seconde Guerre, une tension réelle entre les formes de la tradition que le néo-classicisme avait réhabilitées et celles d’une modernité musicale fondée sur la rupture, il y a aujourd’hui une sorte de banalisation qui touche non seulement le style mais aussi le contenu des œuvres, comme si celles-ci évoluaient dans une sphère protégée. L’absence de débat renvoie à une technicisation de la pratique compositionnelle qui voudrait évacuer parfois toute réflexion sur elle-même. Du coup, la musique contemporaine n’a plus de résonance sociale ; elle n’intervient même plus dans le champ des élites intellectuelles, qui sont indifférentes à ses enjeux. La nouveauté en soi devient son propre sujet, sa propre motivation. Mais dans le cas contraire, le contenu sous-jacent est inaccessible à l’auditeur moyen, parce qu’il ne possède pas les clés perceptives du langage musical. L’œuvre enregistre au plus profond d’elle-même le statut social qui lui est fait : monade impénétrable, ou simple produit, forme décorative. Ce qui, à travers l’inouï, apparaissait comme une contestation, une critique des valeurs dominantes, un appel au changement, et qui constituait une aventure spirituelle, est récupéré dans un cadre fonctionnel, et dépouillé de sa force d’utopie. La production d’œuvres nouvelles se développe dans un circuit fermé, qui engendre ses propres valeurs, mais qui est de plus en plus coupé de la réalité sociale. Les intérêts du « marché » convergent par ailleurs avec un retour du mytholo-gique. Les autels dressés pour la création cachent une liquidation de ce qui en fonde le sens. L’émancipation du matériau n’est plus nécessairement le signe d’une émancipation du sujet, mais tout aussi bien, dans certains cas, une nouvelle forme d’aliénation.
5L’œuvre-marchandise, l’œuvre pure et l’œuvre-témoignage coexistent aujourd’hui, sans que plus personne n’ose évoquer l’idée d’un « style commun » – visé par le mouvement sériel dans les années vingt puis à nouveau dans les années cinquante – ou définir un mouvement, une direction particulière, comme ce fut le cas dans les années soixante. On se méfie, plus que jamais, de la réflexion théorique, souvent jugée inutile ou trompeuse ; les différentes démarches ne sont plus guère définies, ni par rapport au présent, ni par rapport au passé : le temps des déclarations d’intentions est révolu. La composition redevient un « mystère », et la fonction sociale de la musique d’aujourd’hui, à l’heure de la communication triomphante, laisse la plupart des compositeurs perplexes. La création semble devoir s’épuiser dans son propre artisanat, ou demeurer confidentielle. D’où l’idée, pour certains, que le meilleur critère d’appréciation serait finalement celui du « métier » que l’œuvre révèle ou non chez le compositeur ; mais l’exemple de certaines démarches utopiques au cours de ce siècle a rendu l’argument contestable. Il l’était déjà chez les novateurs du siècle dernier : sans parler des « maladresses » d’orchestration chez Schumann ou des « aberrations » harmoniques de Berlioz, il faut rappeler que les dernières œuvres de Beethoven furent considérées par des compositeurs et des interprètes sérieux comme mal écrites du point de vue instrumental, extravagantes du point de vue compositionnel, et même injouables (on invoquait alors sa surdité...). En appeler au concept d’authenticité, qui fut revendiqué plus d’une fois au cours du vingtième siècle pour dépasser les critères académiques, n’est guère plus aisé : il représente une forme de la subjectivité critique cherchant à saisir un objet de la subjectivité créatrice. Sa justification est périlleuse vis-à-vis de ceux qui en contestent le bien-fondé chez tel ou tel compositeur.
6L’absence de critères objectifs à partir desquels aborder la création contemporaine, qui est évidemment liée à l’absence de tout critère objectif dans la composition, rend toute tâche critique particulièrement problématique. Dans une telle situation, la parole des compositeurs, dans sa diversité et sa spontanéité, est de première importance. Elle fait apparaître le contexte d’idées, de représentations et de sensibilité à l’intérieur duquel sont nées les œuvres. Les textes et les entretiens publiés ci-après, qui témoignent de la diversité des points de vue, des références, et des formes de pensée, donnent une image d’ensemble extrêmement différenciée, où coexistent les contradictions que tout discours critique tend naturellement à dépasser. Ils existent en fonction des œuvres mêmes qu’ils éclairent, et qui les éclairent en retour. Même si le processus de création demeure mystérieux, si la logique de l’œuvre se dérobe, au bout du compte, à toute analyse, la réflexion, et notamment celle des compositeurs eux-mêmes, peut appréhender ce qui est en jeu dans une œuvre, aussi bien dans sa spécificité (matériaux, techniques, pensée, etc.) que dans les significations et les émotions qu’elle produit. Il ne s’agit pas, évidemment, d’entériner l’idée simpliste selon laquelle les discours sur la musique pourraient venir à bout d’une œuvre ou d’une démarche – on sait à quel point le langage musical est, dans son essence, irréductible au langage verbal – mais d’insister sur la nécessité de la connaissance et d’un travail inlassable de déchiffrement, réclamant tous les moyens possibles, seuls capables de nous mener au-delà des apparences, des conventions et des préjugés. Le refus de toute médiation par la pensée, qui est devenu courant ces dernières années (non seulement chez les compositeurs qui ont réagi violemment au sérialisme et à ses conséquences, mais aussi chez des compositeurs qui avaient adopté une attitude différente dans le passé) est moins le signe d’une libération face à ce qui aurait autrefois entravé la libre imagination musicale – un abus de la « théorie » – que le symptôme d’une soumission aux critères les plus traditionnels et les plus académiques, si ce n’est aux impératifs du marché de la communication. Comme le dit Helmut Lachenmann : « L’écoute sans le secours de la pensée est désarmée ». Et il ajoute : « L’écoute est également désarmée sans le secours du sentiment. Mais il n’existe pas seulement un sentiment vide de pensée et une pensée vide de sentiment : plus grave encore, et fort répandue, est l’existence d’un “penser” vide de pensée et d’un “sentir” vide de sentiment. »1
7Il est assez remarquable que ce soient les démarches les plus « spiritualistes » qui, au cours de ce siècle, aient provoqué le besoin le plus aigu de commentaires et d’éclaircissements, jusqu’au discours théorique, tandis que la philosophie de mouvements plus pragmatiques comme le néoclassicisme de l’entre-deux-guerres se résumait par la phrase trop célèbre de Stravinski sur l’incapacité de la musique « à exprimer quoi que ce soit ». Cette constatation devrait nous alerter sur ce qui demeure à l’arrière-plan dans l’appréhension des œuvres, à savoir leur contenu même. La tendance à disséquer les pièces par des analyses qui se veulent rigoureuses parce qu’elles font apparaître des données quantifiables est née de la distance entre les procédures de composition et les formes de la réception. Schoenberg s’en plaignait déjà en son temps. Toutefois, cette réduction du phénomène musical à des réalités tangibles que l’on peut exposer à travers un diagramme ou un plan, et qui fit les beaux jours de l’avant-garde sérielle, s’est introduite à l’intérieur même de la pensée musicale ; elle a eu un effet pervers sur la composition, notamment lorsqu’elle est liée à l’ordinateur : d’un côté, on élimine les structures de sens qui demandent moins une exposition objective des faits qu’une interprétation (comme par exemple la forme d’une phrase musicale richement articulée) ; d’un autre côté, on renonce à la tension qui existe entre l’idée musicale et la résistance du matériau pris au sens le plus large. La structure, préalablement organisée, dicte sa loi à l’imagination. On retrouve ainsi dans certaines musiques qui ont rompu de façon radicale avec la pensée sérielle certaines caractéristiques de celle-ci, comme l’élimination des phénomènes ambigus, transitoires ou contradictoires, et l’engendrement de la forme à partir de la hiérarchisation du matériau, selon des processus qui offrent une complexité de surface, mais qui renvoient au fond à des enchaînements de décisions simples, voire mécanistes.
8La série autrefois, la technologie aujourd’hui, ne sont pas en elles-mêmes des éléments de signification. En tant que moyens, elles réclament encore et toujours d’être utilisées comme nécessités expressives. Fétichisées, elles ne font que révéler un manque que la réflexion critique a justement pour tâche de dévoiler. Par ailleurs, bien des discours sur les moyens technologiques, comme jadis certains discours sur le sérialisme, s’empêtrent dans un concept progressiste et linéaire de l’histoire que Nietzsche avait critiqué il y a plus d’un siècle déjà : l’épuisement de certains moyens entraînerait ainsi la nécessité de moyens nouveaux, comme cela se produit dans le domaine économique. On ne peut croire aujourd’hui encore à un tel déterminisme historique, comme il est difficile d’accepter l’idée, rendue caduque par l’histoire elle-même, qu’un matériau musical donné devienne une fois pour toutes obsolète. Ceux qui, par le passé, ont défendu de telles idées ont administré la preuve malgré eux que l’histoire ne procédait pas par déductions logiques. Ce qui a pu paraître à un moment donné comme une évolution inéluctable, laissant de côté de ce qui n’entrait pas dans son schéma, est vu aujourd’hui avec nuance. Ligeti a raison de faire remarquer qu’une certaine conception de la modernité, à l’époque de Darmstadt, avait masqué et refoulé des tendances tout à fait valables qui resurgissent aujourd’hui avec force.
9Le plus troublant, dans la situation actuelle, n’est sans doute pas que les compositeurs aient renoncé à un travail « théorique » semblable à celui des années cinquante – qui correspondait alors à des motivations autres que simplement théoriques – mais qu’il soit si difficile à la plupart des compositeurs de déterminer, ne serait-ce qu’à titre individuel, la fonction de la musique – de leur propre musique – et ce précisément par rapport aux techniques et aux formes qu’elle met en jeu. Si l’œuvre contemporaine demande à être déchiffrée, ce n’est certes pas en fonction des critères déjà répertoriés dans quelque musique du passé, dont on croit souvent à tort avoir percé la signification. Et l’inventaire des moyens qu’elle met en œuvre, s’il apparaît jusqu’à un certain point nécessaire, ne dit pas le fin mot de l’énigme. Le jugement esthétique lui-même, qui s’est développé à partir d’une appréhension historicisante de la musique, reste enfermé dans des catégories que l’œuvre nouvelle a justement pour mission de traverser. Son discours, finalement, est impuissant à rendre compte du processus par lequel l’œuvre nous entraîne vers des significations ou des émotions n’ayant pas encore été rationalisées, et qui par elles sont enfin dévoilées. Toute œuvre nouvelle, en effet, s’articule à deux formes du réel : celui du monde dans lequel elle apparaît (et qui comprend, bien évidemment, le monde des représentations intérieures), et celui des moyens, du langage de son époque. C’est pourquoi les critères esthétiques ou techniques fixés une fois pour toutes ne peuvent en saisir la spécificité. C’est aussi pourquoi la médiation du commentaire, et tout d’abord celle des compositeurs eux-mêmes, est nécessaire : elle aide à repérer et à approfondir le lien spécifique entre ces deux aspects du réel. Elle permet d’identifier ce qui constituait, dans le passé, une évidence, mais qui est aujourd’hui devenu problématique : le sens même de l’œuvre musicale.
10La crise que beaucoup de commentateurs perçoivent dans la musique d’aujourd’hui est en effet moins une crise propre au moment historique qu’une situation fondamentale de l’art depuis plus d’un siècle. Au-delà de l’éclatement stylistique, qui est une évidence, elle provient de la signification problématique d’œuvres ne répondant plus à une nécessité sociale, et de la position flottante du sujet auquel elles renvoient. La liberté conquise sur les formes préétablies, sur les langages codés et sur la définition même des limites se paie d’une perte de fonction, voire d’une perte d’aura qui entame la nature même de l’expression. Le compositeur qui tente de se singulariser au milieu de la multiplicité babélienne des « langages » musicaux les plus différents – des langages de plus en plus détachés de leurs propres fondements expressifs et signifiants – doit non seulement reconstituer la nécessité de sa propre parole mais doit aussi admettre que sa liberté est à la fois une réalité et une mystification. Le sujet émancipé que la pensée des Lumières avait dégagé est confronté à un sujet social aliéné jusque dans sa sphère la plus intime. Le circuit de la communication enregistre de telles contradictions, qui s’introduisent également au cœur de la composition. La tentative d’intégration de la musique contemporaine dans une société qui ne lui accorde aucune fonction véritable provoque une certaine confusion des valeurs, et rejaillit sur les formes de la création. Cette conciliation sociale est liée au besoin de renouer avec les dimensions expressives traditionnelles de la musique, sacrifiées après la guerre au nom de l’autonomie du langage musical. Ce besoin légitime d’expression s’appuie cependant sur le retour presqu’au premier degré d’éléments conventionnels et d’un concept rassurant d’expression, comme si l’immédiateté autrefois repoussée pour sa fausseté était devenue à nouveau possible et non problématique. L’expressivité retrouvée de la musique actuelle témoigne aussi bien souvent de consciences manipulées. Elle est moins l’image concrète d’une autre réalité possible, d’une vérité bafouée socialement – ses fondements consciemment assumés depuis le romantisme au moins – qu’une forme de soumission aux impératifs d’une société visant insidieusement à l’organisation totale (pour ne pas dire totalitaire). À l’intérieur de certaines démarches, qui ne craignent pas d’être rejetées dans les marges de la vie musicale officielle, elle trouve refuge dans un espace de plus en plus restreint, comme dans ces pièces de Scardanelli-Zyklus de Heinz Holliger où l’espace sonore se resserre jusqu’à l’étouffement. Une expressivité authentique aujourd’hui ne peut, semble-t-il, renoncer à cette confrontation avec les pressions sociales, et échapper à la prise en compte de la dimension historique d’un matériau qui n’est jamais pur. Toute musique visant aujourd’hui un classicisme serein, ou une immédiateté dénuée de tensions, a toutes les chances d’être happée par une machine sociale qui transforme avec une efficacité redoutable les œuvres les plus exigeantes de l’esprit en des produits interchangeables ou en des formes décoratives.
Notes de bas de page
1 « Quatre aspects du matériau musical », dans Musiques en création, Paris, Contrechamps/Festival d'Automne à Paris, 1989, pp. 105-112.
Auteur
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