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La citation dans la musique contemporaine argentine

Traduit par Vincent Barras et Jacques Demierre (trad.)

p. 133-137


Texte intégral

1Ces dernières années, un intérêt particulier pour la citation s’est développé dans la musique argentine. C’est ainsi que la citation constitue une caractéristique des styles respectifs de compositeurs comme Gerardo Gandini et Antonio Tauriello, qui l’ont employée dans la majeure partie de leurs œuvres récentes. D’autres compositeurs plus jeunes, tels Marta Lambertini, l’ont introduite de façon systématique.

2Afin d’éviter une trop grande complication linguistique, nous avons utilisé le terme de citation pour dénommer les différents types d’association que l’on peut établir entre les œuvres de Tauriello, Gandini, Lambertini et la musique, composée antérieurement, à laquelle ils font référence. Nombre de ces associations ne sont pas purement des citations au sens strict, parce qu’il n’est pas possible de reconnaître les matériaux cités, ou simplement parce qu’ils ne sont pas exposés textuellement, ou encore parce qu’ils sont à un tel point transformés que seule l’explication du processus de composition rend leur existence évidente ; c’est pourquoi nous choisissons d’employer ce terme à la place d’une spécificité plus grande dans la nomenclature, ce qui nous obligerait à recourir à un code analogue ou à inventer un nouveau code.

3Les exemples que l’on peut trouver dans les œuvres de Gandini, Tauriello et Lambertini constituent plus des formes personnelles de recours à des éléments de la tradition dans le processus de création d’œuvres nouvelles, que des citations au sens strict. Il reste néanmoins à considérer un point essentiel : que représente la tradition pour un compositeur argentin ? Il n’a rien été gardé de la musique des habitants primitifs du territoire argentin avant l’arrivée des Espagnols au XVIe siècle et c’est au cours de ce siècle qu’apparaissent les premiers compositeurs qui, curieusement, sont aussi politiciens, écrivains ou penseurs comme Alberdi, Lafinur ou Esnaola. Les premiers opéras en italien d’auteurs argentins sont composés à la fin du siècle. La forte immigration, qui provient en majeure partie d’Espagne ou d’Italie, produit un accroissement considérable de la population. On construit ou reconstruit de nouveaux opéras (comme le Teatro Colon en 1908). Au début du XXe siècle, Williams, de Rogatis, Lopez Buchardo et Gaito, parmi d’autres, créent des œuvres importantes qui répondent aux diverses tendances esthétiques en général étroitement liées aux courants en vogue peu de temps auparavant en Europe. Plus tard se constitue le groupe Renovación (Renouveau) comme une manière d’affirmer un nationalisme naissant. On y rencontre Juan José Castro et Juan Carlos Paz, probablement deux des personnalités les plus significatives de la première moitié du siècle. Paz se retire bientôt du groupe Renovación pour fonder le regroupement Nueva Musica (Nouvelle Musique). Lui-même ainsi que Castro diffusent largement l’ensemble des tendances musicales de leur époque. A partir des années quarante, une nouvelle génération de compositeurs (Ginastera, Caamano, Kröpfl, Tauriello, Gandini) réalisent un travail pédagogique important. Des institutions comme le Centre Latino-Américain Des Hautes Etudes Musicales De L’Institut Di Tella, ou la Faculté des Arts et des Sciences Musicales de l’Université Catholique Argentine, favorisent le contact fructueux des compositeurs argentins et latino-américains avec Dallapiccola, Maderna, Messiaen, Maxwell Davies, Nono, Malipiero, Cage, Brown, de Pablo, Penderecki, Xenakis et d’autres. L’assujettissement aux modèles esthétiques européens, avec un certain retard chronologique et un degré plus ou moins grand d’originalité, semble être la caractéristique de presque un siècle et demi de musique argentine. C’est ainsi que nous rencontrons un nationalisme à la manière des Romantiques, un nationalisme à la Bartok, un néo-classicisme stravinskien, ainsi que divers sérialismes. On peut se demander laquelle de ces traditions fonctionne comme facteur d’unité à travers le temps, et, par conséquent, comme élément constitutif d’une musique nationale argentine. Etant donné que cette tradition est indiscutablement celle de l’Europe, la question est de savoir s’il existe une véritable musique argentine, différente par exemple de la musique italienne, et, si tel est le cas, où réside cette différence. Dans les pays constitués essentiellement par des courants d’immigration, il se produit un phénomène curieux : l’immigrant interrompt une tradition en intégrant une nouvelle réalité, et de là, il engendre une nouvelle tradition correspondant à son nouvel établissement. Mais, paradoxalement, il conserve et inclut dans la tradition nouvelle tous les éléments propres à celle qu’il a interrompue. Puis, à partir de l’interruption, surgit une tradition parallèle avec une même origine mais avec des développements progressivement divergents. Par conséquent apparaissent deux points de vue face à cette tradition, commune jusqu’à un moment déterminé. Dans un des cas, la continuité historique et génétique détermine une certaine charge émotive qui n’est pas présente dans l’autre cas, où la distance dans le temps et dans l’espace s’ajoutant au mélange avec d’autres traditions européennes établit une sorte de moyenne. C’est probablement à l’intérieur de ce point de vue, en quelque sorte objectif, que réside la clef de ce qui constitue la tradition pour le compositeur argentin : une tradition européenne globale avec les différences nationales polies par le temps et la distance, de laquelle, en outre, il est exclu de par sa condition de non-européen.

4Dans les dernières décades, il y a eu un saut qualitatif important dans la manière de considérer cette tradition. La sujétion au modèle européen immédiatement antérieur mentionnée plus haut disparaît, et les compositeurs commencent à prendre comme mesure de référence le total de la tradition. On cesse de se tourner vers Stockhausen, pour s’occuper par exemple de Walter von der Vogelweide, de Buxtehude ou de Schumann, ce qui semble constituer un développement indépendant à partir des mêmes prémisses et non plus la soumission au dogme esthétique du moment en Allemagne. Dans ce contexte, la citation paraît être le recours approprie pour affirmer cette mesure de la tradition, la tradition européenne dans sa globalité, ainsi que la constatation, nécessaire au compositeur, que cette tradition lui appartient. Il existe un phénomène semblable en littérature qui, bien que non lié de manière causale à la citation musicale, éclaire l’ambiance culturelle dans laquelle celle-ci apparaît.

5Presque tous les contes de Borges abondent en fausses citations qui renvoient néanmoins à des circonstances très concrètes. « Pierre Menard, autor del Quijote » (Pierre Ménard, auteur du Quichotte)1 confronte exactement le même passage du 9e chapitre de Don Quichotte, tiré dans un cas de la version de Cervantès et dans l’autre de l’apocryphe de Pierre Ménard, à la lumière de la circonstance de chacun des deux auteurs. Seul Borges pouvait imaginer ce formidable paradoxe. Mais dans un roman récent de Ricardo Piglia, « Respiración artificial » (Respiration artificielle)2, un des personnages suggère que « Pierre Menard, autor del Quijote » est une parodie du livre de Paul Groussac « Une énigme littéraire ». Ici, Groussac décrit l’auteur de l’autre Don Quichotte apocryphe, un écrivain nommé Jose Marti « homonyme étranger et tout à fait involontaire du héros cubain » avec lequel le labyrinthe des citations se fait inextricable et le mélange des circonstances vraisemblables empêche encore plus de discerner entre le réel et l’imaginaire.

6Au début de « Tlön, Uqbar, Orbis Tertius »3, Borges fait allusion à une phrase prononcée par Bioy Casares (« Les miroirs et la copulation sont abominables parce qu’ils multiplient le nombre des hommes »), attribuée à un hérésiarque de Uqbar et provenant d’une inexistante Anglo American Cyclopaedia, qu’il décrit comme une réimpression littérale de l’Encyclopaedia Britannica de 1902. Il cite immédiatement le fragment de l’encyclopédie correspondant et commence la liste bibliographique des références à Uqbar. Ainsi de façon un peu hasardeuse, il entre en possession d’un volume sur la région imaginaire de Tlön, où se passe une grande partie de la littérature de Uqbar. Borges dit : « J’avais découvert il y a deux ans dans un tome d’une certaine encyclopédie pirate une description sommaire d’un faux pays. J’avais alors entre les mains un vaste fragment de toute l’histoire d’une planète inconnue avec ses architectures et ses jeux de cartes, avec la frayeur de ses mythologies et la rumeur de ses langues, avec ses empereurs et ses mères, avec ses minéraux et ses oiseaux et ses poissons, avec son algèbre et son feu, avec sa théologie et sa métaphysique à controverses. Tout cela articulé, cohérent, sans propos doctrinal visible ni ton parodique. » Puis il décrit minutieusement, avec de nombreuses références bibliographiques, le contenu de ce fabuleux volume, pour terminer le conte avec la date de la soi-disant réalité : un groupe d’excentriques du XIXe siècle ont inventé cette planète et l’Encyclopédie méthodique qui s’y réfère, semblable à l’Encyclopaedia Britannica. Cependant il nous surprend encore avec d’autres révélations : les objets de Tlön apparaissent dans la réalité en « une première intrusion du monde fantastique dans le monde réel ». Ainsi, Borges révèle ses intentions d’une manière qui rappelle Shakespeare lorsque celui-ci fait dire à Hamlet quelques-unes de ses conceptions sur la manière de mettre en scène les acteurs. Sur la base d’une connaissance approfondie de la tradition culturelle, il développe une littérature personnelle d’une totale originalité, à travers laquelle il crée une culture parallèle, de fiction, de même que ses personnages créent le monde imaginaire de Tlön. Toute cette culture de fiction se nourrit de citations qui fonctionnent comme objets culturels, réels ou inventés, en un mélange organisé de façon à donner une apparence de vraisemblance, qui n’exclut pas le soupçon (tout cela articulé, cohérent, sans propos doctrinal visible, ni ton parodique). La nouvelle culture qui est ainsi engendrée apparaît comme une image distordue de la culture traditionnelle, comme si celle-ci se reflétait en un miroir déformant. L’analogie avec la musique des compositeurs cités plus haut est évidente : le miroir-tamis par lequel passe la culture européenne dans son ensemble nous renvoie un produit nouveau, mais non absolument étranger, caractérisé par cette ambiguïté subtile qui lui donne néanmoins une identité.

7Il reste à considérer une question, en relation avec les causes de l’apparition de tant d’exemples de citations, que Gandini décrit comme « le dégoût du passé immédiat ». De même que la Camerata Florentina voulait récupérer la Tragédie Grecque, que les Romantiques cherchaient des racines dans le Moyen Age et que Stravinsky se basait sur les gestes propres au Baroque pour développer son néo-classicisme, nombre de compositeurs, après plus de dix ans d’expérimentations tous azimuts, ont montré un intérêt considérable pour les musiques d’un passé non immédiat. Cependant, il existe certaines différences, tant dans les sources auxquelles on a recours que dans la manière dont on utilise les éléments tirés de ces mêmes sources. Contrairement aux cas mentionnés ci-dessus, les citations employées par les compositeurs argentins proviennent des périodes et des mouvements esthétiques les plus divers. Le compositeur ne recourt pas à la seule musique d’un moment déterminé avec lequel il s’identifie particulièrement, mais bien à l’ensemble de la tradition européenne. D’autre part, tant dans la Camerata Florentina que dans le néo-classicisme, il existe un idéal esthétique analogue à celui des périodes antérieures, dans lesquelles on recherche ses racines. Chez les compositeurs qui nous préoccupent, une telle identité n’est pas nécessaire. La citation fonctionne comme un objet qui apporte sa signification spécifique à une autre œuvre, et bien qu’il existe toujours une relation associative provoquant l’apparition de ce matériau dans un contexte qui n’est pas le sien propre, la portée et la profondeur de cette relation associative ne sont pas déterminées à priori. Il existe la possibilité par exemple que le trait d’union entre un matériau et l’autre soit d’ordre littéraire, ou encore, pour que le matériau préexistant subisse une transformation profonde dans le processus de composition de la nouvelle œuvre, que le compositeur doive avertir l’auditeur qu’il existe une relation associative avec une musique du passé qui autrement passerait inaperçue, étant donné la distance esthétique entre le produit final et ce matériau.

8Néanmoins, quelles que soient les relations associatives établies, l’existence de ces relations met en évidence l’intention de conserver une tradition prise en outre comme point de départ du processus complexe de la génération d’une culture nouvelle. Borges dit : « L’univers a besoin de l’éternité. Les théologiens n’ignorent pas que si l’attention du Seigneur se détournait une seule seconde de ma main droite qui écrit, cette main retomberait au néant comme frappée d’une foudre sans éclair. C’est pour cela qu’ils affirment que la conservation de notre monde est une perpétuelle création et que les verbes conserver et créer, si opposés ici-bas, sont synonymes au Ciel.4 ».

Notes de bas de page

1 Borges J.L., Pierre Menard, autor del Quijote, Ficciones, (Pierre Ménard, auteur du Quichotte Fictions), Oeuvres complètes, Emecé Editores Buenos Aires 1974, pp. 444-450.

2 Piglia R. Respiración artificial, (Respiration artificielle), Pomaire, Buenos Aires 1980, pp. 157-159.

3 Borges J.L., Tlön, Uqbar, Orbis Tertius, Ficciones, Œuvres Complètes. Emecé Editores, Buenos Aires 1934, pp. 431-443.

4 Borges J.L. Historia de la eternidad (Histoire de l'éternité). Oeuvres complètes. Emecé Editores, Buenos Aires 1974, p. 363.

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