Wolfgang Rihm versus Ferruccio Busoni
p. 124-132
Texte intégral
1Il apparaît de plus en plus clairement qu’un tournant dans les modèles de composition s’est produit ces dernières années chez les plus jeunes des compositeurs de la nouvelle musique. Les formules à la mode et controversées de « Nouvelle Intelligibilité » (neue Verständlichkeit) et de « Nouvelle Simplicité » (neue Einfachheit) suffisent à montrer cette direction. Il est cependant significatif que, dans les discussions qui s’y rapportent, manquent les noms de compositeurs dont on se réclame ou qui du moins pourraient servir de points de repère. Ainsi, si l’on voulait exposer sérieusement le programme d’une « Simplicité », on pourrait, ou plutôt on devrait retourner à un des précurseurs d’une telle tentative dans les temps anciens, Johann Abrahm Peter Schulz (1747-1800), qui connut, il y a un demi-siècle et non par hasard, un regain de considération, à l’époque où de terribles simplificateurs1 se préoccupaient du terme « Popularité » (Volkstümlichkeit) en voulant dire « Simplicité ».
2Il n’est pas facile de qualifier le changement paradigmatique qui semble être ; une question de génération et qui culmine, en composition, dans la destitution de la musique sérielle, et verbalement, dans rejet répulsif de celle-ci. Certes il existe, emportées par le courant général de la vie musicale toujours plus de nouvelles compositions qui évoquent Gustav Mahler ; cela ne doit cependant pas masquer la peur que l’on a de se référer aux fondateurs de la musique atonale (devenue plus tard la nouvelle musique), depuis Schoenberg. Seul Debussy a été, par moments, souvent invoqué, abstraction faite de modèles tout-puissants comme Bach, Mozart et Beethoven qui eux aussi, peuvent encore servir de loci classici aux compositeurs des tendances les plus opposées, avec les desseins les plus divers. Toutefois on peut mieux ce changement paradigmatique à travers un exemple : le retour de Wolfgang Rihm (né en 1952), ou plutôt sa référence à Ferruccio Busoni. Même si dans ce cas il devait s’agir avant tout d’une préférence personnelle de Kihm, celle-ci devrait néanmoins permettre de souligner des caractéristiques paradigmatiques de ce tournant général.
I
3Busoni, jusqu’à sa mort en 1924, fut en général considéré comme un pionnier, un promoteur, et même dans une certaine mesure, comme le patron de la nouvelle musique. Cependant, lui-même composa (à nouveau) de manière fortement classique au plus tard dès l’époque de la première guerre mondiale ; cela entraîna aussi des tensions et des divergences d’interprétation entre cet homme de cinquante ans et une génération plus jeune qu’il n’acceptait plus comme autrefois, après l’expérience profondément marquante de la guerre (mais le relatif insuccès de son activité de compositeur a peut-être aussi joué un rôle non négligeable, l’âge venant). C’est pourquoi sa fonction initiatrice et exemplaire de compositeur s’estompa avec sa disparition.
4Dans ce contexte, l’époque national-socialiste qui allait bientôt suivre n’était pas faite pour permettre un changement. Il devint difficile, voire impossible de considérer Busoni comme un modèle (à l’époque on appelait cela un « Führer ») pour la composition, non seulement à cause de l’ancienne controverse avec Hans Pfitzner, dont les convictions ethniques et les tendances politiques apparaissaient plus clairement maintenant, mais avant tout à cause des convictions supranationalistes de Busoni. Aussi n’est-il pas étonnant que Herbert Gerigk, futur débusqueur de « juifs musiciens », dès la fin de l’année 1934, dans un article publié à l’occasion du 10 anniversaire de la mort de Busoni (dans la Revue « die Musik ») rejeta explicitement l’idée que celui-ci puisse être un « Führer » (musical) pour le Nouveau Reich On peut néanmoins regretter que Benvenuto, le fils de Busoni, ait cru devoir prendre parti officiellement et recommander son père au Reich comme un compositeur de pure souche allemande, au lieu d’accepter le verdict de Gerigk comme un honneur, ce qui aurait bien plus convenu à Busoni Benvenuto Busoni réagit à l’offense comme quiconque l’aurait fait dans l’Allemagne d’alors. Toutefois ce fut peine perdue, car Gerigk eut ainsi l’occasion de désavouer dans les mêmes colonnes le « mélange racial » romain-germanique. Il savait très bien (sans devoir le citer) que, contrairement aux intentions de son fils Benvenuto en 1934, Ferruccio Busoni dans sa réponse de 1917 « Lettre ouverte à Hans Pfitzner » avait réagi ironiquement au chauvinisme rigide de ce dernier en déclarant que « le croisement est un moyen bien connu de maintenir une robuste lignée (de compositeurs) ».
5Après 1945, les temps ne furent guère plus favorables à Busoni. Les compositeurs partisans ou disciples, tels que Philipp Jarnach ou Vladimir Vogel, se tenaient à l’écart du principal courant historique de composition (de plus en plus important dans l’Allemagne d’alors). La génération qui commençait à donner le ton, celle de Boulez, Stockhausen, Ligeti et Berio ne se référait plus à Busoni ; cela ne signifie cependant pas qu’aucune de ses idées, qu’aucune de ses pensées sur l’avenir de l’art musical ne fût devenue opérante. Son exigence d’une « jeune classicité » formulée vers 1920 et la conception rétrospective, désormais dominante, de sa composition peuvent facilement expliquer le fait que personne ou presque ne se soit alors réclame de lui (ou ne lui ait accordé quelque attention). La position aussi bien prospective que rétrospective de Busoni devait paraître singulière, sinon totalement étrangère, aux compositeurs engagés radicalement dans l’innovation et l’originalité (l’existence ultérieure de points de convergence conscients ou non dans cette génération aussi — chez Stockhausen vers la fin des années 60 n’est pas dans notre propos et mériterait une discussion à part).
6Dans cette optique, Edgar Varèse (1883-1965) — plus âgé il est vrai — représente une exception. Bien qu’il soit ce qu’on appelle un marginal parmi les compositeurs tout comme Busoni en son temps — il faut pour cette raison même le considérer comme un intermédiaire entre celui-ci et notre époque. Sa foi de toute une vie en ce compositeur représente aussi, et particulièrement pour Wolfgang Rihm, l’origine de la référence à Busoni.
II
7Le nom de Busoni se rencontre explicitement pour la première fois dans la conférence intitulée Le compositeur choqué (Der geschockte Komponist), que Rihm prononça en 1978 lors des cours d’été de Darmstadt2. Bien que son nom n’apparaisse qu’une seule fois, on relève dans cette conférence une profusion d’expressions typiquement busoniennes : notamment le concept de l’absence de difficulté, d’attaches et d’entraves dans la musique et celui de sa liberté (absolue) ; on y trouve aussi l’idée que le phénomène musical, historique de bout en bout, se détache finalement de l’histoire, de même que l’idée de l’« unité de la musique ».
8On peut naturellement s’interroger comment et à quel point un compositeur comme Rihm peut s’accorder avec Busoni. Si l’on songe à la méfiance de Rihm envers la forme musicale, qu’il soupçonne d’être une pure et simple « cuirasse formelle » et si l’on constate qu’à l’inverse Busoni s’est lui-même défini comme un « adorateur de la Forme », il devient difficile de comprendre immédiatement le lien qui les unit. On peut comparer la forte expressivité et le subjectivisme des compositions de Rihm au penchant busonien pour une articulation musicale désubjectivée, à son refus de toute sensualité3, dans une intention de distanciation, ainsi qu’à son aversion pour l’expressionisme en musique ; il est alors permis de penser que leur proclamation commune qu’il faut résoudre la forme dans le sentiment n’a pas la même signification. Dans ce contexte, concernant la prise de position verbale de Rihm et ne consistant pas en une comparaison des compositions, de telles questions mènent naturellement très loin.
9Rihm — comme tout compositeur qui se réfère à un modèle artistique — relève certaines caractéristiques et en ignore d’autres qui lui sont moins familières ; cependant, cela n’autorise nullement les historiens de la musique à déplorer et critiquer le manque de perspicacité (historique) des compositeurs (comme par exemple H. Federhofer l’a fait à l’égard de Stockhausen et de sa manière de comprendre Mozart). Ce serait passer à côté de l’essentiel : on ne peut en effet évaluer la position d’un compositeur envers des phénomènes historico-musicaux selon qu’il procède d’une manière historique et philologique. L’historien de la musique ne peut attendre des compositeurs la vérité historique et philologique ; il doit au contraire l’exiger de lui-même à l’égard de ces compositeurs et essayer de comprendre ce que veut dire ce soi-disant malentendu.
10Rihm ne peut ignorer que Busoni passe pour un modèle particulier de ce qu’on appelle « Musique pure ». L’obsession d’une « Musique pure » (à nouveau) marquée au 20e siècle, est très diversement motivée ; fréquemment - ainsi chez H. Eisler et H.W. Henze — il s’agit d’une motivation quasi sociologique (la pureté en tant qu’ésotérisme négateur) ; chez Rihm, elle est plutôt d’ordre psychologique. Dans le texte d’accompagnement de sa pièce pour orchestre Sub-Kontur exécutée pour la première fois lors des Donaueschingen Musiktage de 1976, on peut lire : « SUB-KONTUR est une musique qui ne s’arrête pas devant la boue qu’elle attire des profondeurs avec elle. Musique impure, qui peut devenir un tourment honteux par la simultanéité de l’ordre et de l’entropie »4.
11Rihm manifeste, à l’égard de l’utopie d’une « Musique pure » et surtout à l’égard de l’idée de pureté de l’art musical, une méfiance considérable. Il y voit une pure « définition » (« séparation », « coupure » Le compositeur choqué p. 45) et y associe une « œuvre d’art blanche », une atmosphère « purifiée », où sont nécessaires des « masques à gaz » ou « des appareils à oxygène » (p. 47). Il ne s’agit pas ici de savoir qui a raison : ceux qui — comme Rihm - entendent par « Musique pure » l’épuration de la musique par elle-même (v.p. 47), ou ceux qui — comme Busoni — la considèrent à l’inverse uniquement comme tournée sur elle-même. Cela dépend essentiellement de ce qu’évoque chez celui qui s’en sert le mot « pur », véritablement magique, c’est-à-dire de la connotation qui prédomine, dans le large éventail oui va des premières conceptions mythiques de processus cathartiques aux travestissememts raccoleurs de l’industrie des produits de nettoyage tels que « pas propre, mais pur »).
12Au lieu de cela, la conception de l’« Unité de la Musique » transmise par Busoni inspire positivement Rihm : chez Busoni, il s’agit toujours de la même musique, quels que soient les moyens, les styles et les genres par lesquels elle se fait entendre ; ainsi aucune élaboration de la musique en tant que telle ne peut y faire quelque chose, aucune distinction purement accidentelle entre musique de théâtre, de chambre ou d’église n’est à justifier musicalement. Alors que chez Busoni cette conception de l’« Unité de la Musique » est indissolublement liée à sa pureté et qu’elles se présupposent réciproquement, chez Rihm, l’une joue contre l’autre : « Ironiquement c’est toujours l’idée de la pureté de l’art musical qui a fait obstacle à l’idée de son unité » (p. 43). L’unité ne connaîtrait pas de limite, ou plutôt de délimitations et de dogmes immuables ; par conséquent la préférence est donnée à ce qui s’écoule plutôt qu’à ce qui est agrégat immuable. L’unité est ainsi strictement distincte de la pureté dans la mesure où cette dernière tente à être stable et immuable, et donc traditionnelle et conservatrice (v.p. 45-47) Rihm, inspiré par l’image de l’intégration (v.p. 46), désigne la composition selon la conception de l’unité comme une « composition inclusive », qui « intègre » plus qu’elle n’« additionne », et qui amène à « un résultat entièrement absorbé par le présent » (p. 47), tandis que la composition orientée vers la pureté s’appelle « exclusive » et réunit en elle tous les aspects négatifs déjà mentionnés.
13Qu’est-ce donc qui motive Rihm, d’une part à recourir à Busoni, d’autre part à l’interpréter néanmoins d’une manière aussi catégorique ? Une conférence sur Busoni donnée par Rihm en 1981 et encore non publiée offre plus amples explications ; Busoni n’y est plus pris à parti de manière indirecte mais constitue au contraire le centre de la réflexion5. Cette conférence s’apparente à un regard rétrospectif sur Busoni, et on semble s’éloigner de la situation actuelle de la composition. Est-ce réellement le cas ?
III
14Pourquoi, demande Rihm aussitôt, un compositeur vivant parle-t-il d’un compositeur mort et il répond qu’il a ainsi l’occasion de parler des deux à la fois, « sans être oblige de parler de lui-même ». Il est certain que tout ce qu’il dit sur Busoni, « et pas même une fraction », ne s’applique pas forcément à lui-même. A partir des nombreux aspects et des positions que Rihm relève chez Busoni, nous pouvons sommairement retenir trois mots-clefs, employés par Rhim certes pour caractériser Busoni, mais pouvant en même temps contribuer à la compréhension des problèmes actuels de la composition et peut-être montrer ainsi comment et pourquoi Busoni est mis au premier plan : musique sur la musique, mélange (des styles), art nerveux.
15Il faut avant tout souligner que dans les remarques de sa conférence sur Busoni de 1978, Rihm se plonge bien plus dans son objet que ce que l’on attendrait d’une introduction à Busoni, ce qui était le projet initial. Ces remarques, caractéristiques chez lui, éclairent leur objet en de rapides touches plutôt que par une analyse détaillée et patiente ; elles portent la marque de la fascination, de l’admiration et de la sympathie pour la personne œuvre de Busoni et sont rédigées autant de façon intuitive qu’analytique sans néanmoins toucher dans le besogneux et la servilité qui dégoûtent le lecteur de tant de textes favorables à Busoni.
16L’expression « musique sur la musique » est de plus en plus fréquemment rencontrée pour définir toutes les manières possibles de se référer, dans une composition, à des modèles (ou plutôt à des exemples) déterminés. Sa force et en même temps sa faiblesse résident dans le fait qu’on l’emploie comme concept général pour désigner les procédés musicaux historiques et actuels d’élaboration, de parodie, etc. D’une part les relations entre les différents procédés et techniques d’élaboration sont ainsi mises en évidence en effet ces relations resteraient disparates et floues si l’on employait une différenciation terminologique plus stricte. D’autre part cette expression peut amener à un trop grand nivellement de l’histoire de la musique qui, dans une certaine mesure, a mérité d’être appelée jusqu’à nos jours histoire de l’élaboration, histoire de l’originalité musicale, alors qu’on ne peut plus donner de justification historique à ce concept décrit isolément. L’expression « musique sur la musique », c’est-à-dire simplement l’élaboration musicale, est sujette à de nombreuses et profondes mutations dans l’histoire de la composition, même si l’on se restreint aux deux derniers siècles, certes placés sous le postulat esthétique de l’originalité (et de l’innovation), mais qui engendrèrent une extrême diversité de possibilités d’élaboration et une grande quantité d’œuvres de ce type. Il y a dix ans encore, l’accent était mis dans la nouvelle musique sur les techniques de collage et de montage qui atteignirent leur sommet dans la Sinfonia de Berio. Entre-temps, curieusement, la vague est à nouveau retombée. Si à présent certains jeunes compositeurs se préoccupent sérieusement de musiques du passé et s’en inspirent, ils le font autrement qu’à la lumière du collage et du montage6, autrement aussi que dans le sens du classicisme et de ses différents aspects, de Mendelssohn à Stravinsky.
17Cependant, l’expression « musique sur la musique » est proche des horizons du classicisme musical, ou bien du néo-classicisme. Lorsque Rihm se réfère à Busoni, c’est aussi parce que celui-ci est devenu l’une des figures clefs du 20e siècle, parce qu’il a essayé (non seulement dans les années 20) de formuler le programme d’une jeune ou plutôt d’une nouvelle classicité, et aussi parce que, dans sa propre composition, il a érigé en thème fondamental une dialectique de l’Ancien et du Nouveau, particulièrement embrouillée dans les problèmes musicaux, et parce qu’il a entrepris d’éprouver ses capacités de réalisation dans des élans chaque fois différents. A une époque où pour nombre de compositeurs la foi dans le postulat de l’innovation décline, Busoni, pour qui composition et élaboration en fin de compte coïncident, peut être appelé à témoigner qu’il est possible de s’opposer au Nouveau, suspect de ne vouloir le neuf que pour le neuf, sans devoir pour autant courir le risque de s’exposer au reproche d’une régression.
18Lorsque Rihm, se référant à Busoni, parle de « musique sur la musique », il se base sur la conception de la composition comme élaboration et les « compositions sur la composition » que Busoni a écrites ne sont pas pour lui des modèles à copier, mais des « qualités intrinsèques de la composition, de l’assemblage : des analyses composées ». Rihm y voit « une conception de l’art comme distanciation consciente », non pas dans le sens d’une « mascarade de réalités rencontrées » — qui cela pourrait-il viser ? — mais dans celui d’un « maintien dans le processus de création ». Fréquemment, chez Busoni, la distanciation est « l’art véritable » et Rihm prétend que s’obstiner à la fois « à présenter la vérité en double fond et à l’arranger de façon transparente » est d’une « modernité frappante ». Il est évident qu’une telle attitude mène à une musique qui est « trop profondément ésotérique », « difficile », « compliquée », « artistique », malgré sa clarté (voulue) et qui porte à priori « le caractère de ce qui est intermédiaire ».
19De là, Rihm passe au « principe fondamental » suivant de la composition busonienne : celui du mélange (mélange des styles, etc.). Certes, celui-ci résulte de la conception de la composition en tant que « musique sur la musique » mais d’une certaine manière il s’oppose à l’idée du (néo-) classicisme : tendre vers une unité et une pureté (avant tout stylistiques) et voir ce but constamment contrarié, dans la mesure où l’on quitte les sentiers de la pure copie pour passer au mélange (et aboutir à la distanciation la plus éloignée). Alors que Busoni, dans l’intention de trouver une conclusion possible à l’Art de la Fugue, travaille à un exemple de « musique sur la musique » : la Fantasia contrappuntistica à partir de motifs de Bach, il décrit son œuvre dans une lettre à sa femme datée de 1910 sans mentionner le nom de Bach : « Ça sera quelque chose entre C. Franck et la Sonate “Hammerklavier”, avec une touche personnelle »7. Busoni était donc conscient du principe du mélange — principe que l’on esquive souvent avec la mention péjorative d’« éclectisme ». Il est possible qu’il ait senti la contradiction inhérente au concept de classicisme et qu’il ait essayé dans ses œuvres de décomposer ; mais les temps n’étaient pas encore mûrs pour qu’il s’approprie ouvertement cette contradiction (de même qu’il n’aurait sans doute pas admis de composer avec distanciation). Dans cette mesure, Rihm comprend le compositeur mieux que celui-ci ne se comprend lui-même, selon le vieux principe herméneutique. En effet, sur la base de l’« Unité de la musique », la ferme conviction de Busoni et la dernière justification de ses compositions — élaborations — était qu’il s’agissait toujours de la même musique, quelle que soit la transformation historique des moyens sonores et des styles d’exécution à travers lesquels elle se manifestait constamment comme un phénomène audible. Ainsi Busoni justifie-t-il le mélange, qu’il ne pouvait prévoir, en rendant absolue l’unité, c’est-à-dire — tout paradoxe mis à part — en justifiant le mélange par la pureté. Par contre Rihm, comme on l’a vu, ne souhaite pas voir placer l’unité de la musique à côté de sa pureté (c’est-à-dire à côté de l’absolu) ; à cet égard et dans le mélange, il voit certes une unité, mais une « unité anarchique » qu’il considère comme « très moderne », correspondant à une « pensée rhizomatique », actuelle, en avance sur une pensée par catégories. « Musique sur la musique » et « mélange » désignent chez Busoni quelque chose qu’il cherchait et pensait trouver dans le projet d’une jeune classicité, par la nouvelle orientation de ses compositions, qui semble correspondre à une nécessité identique rencontrée actuellement. Aujourd’hui où l’idée de progrès est tombée en discrédit dans la musique aussi, une telle phrase peut agir comme un libérateur : « cet art, dit Busoni en 1920 au sujet de la classicité à laquelle il prétend et qu’il n’a pas encore atteinte, sera ancien et nouveau à la fois » ; il ajoute, de manière équivoque et non sans malice : « pour le moment »8.
20Néanmoins, Busoni ne serait pas Busoni et Rihm ne serait pas Rihm si la « classicité » dans son ensemble devait aboutir à « une dynamique morte de la thérapie occupationnelle néo-classique » (Rihm). Le milieu ambiant de la « classicité » est supplanté par un important facteur « d’anti-classicité » que Rihm nomme « art nerveux » : la voie de Busoni ne se poursuivrait pas « comme il semble de prime abord jusque dans la « classicité » », jusqu’à Weill et Hindemith. Au contraire, « le regarde de Busoni était pénétrant en ce qui concerne l’art nerveux » et il l’aurait composé dans des œuvres comme Berceuse élégiaque, Nocturne symphonique, Sonatina seconda et Doktor Faust. Rihm n’en dit pas plus, mais il faut sans aucun doute interpréter cette déclaration à la lumière de ce que le paradigme de la composition s’éloigne de plus en plus des mathématiques, de l’architecture, de la technique etc. pour se tourner vers la psychologie. Varèse, qui aurait été le seul à écrire cette « musique sans entraves », que pressentait Busoni, se serait « soigneusement camouflé » en prétendant que c’était comme ingénieur qu’il avait imaginé cette musique. La remarque de Rihm que l’attitude de Varèse est un camouflage constitue un indice très significatif de cet éloignement auquel en musique se rattache concrètement la restitution de la mélodie en tant que catégorie la plus importante de la phrase musicale ; Busoni peut à nouveau être invoqué ici comme témoin (ce que Rihm ne manque de faire).
21L’expression « art nerveux » touche aux domaines de l’émotionnalité et de l’expressivité musicales ; Rihm l’emploie en se référant à Busoni, mais pourrait tout aussi bien la mettre en exergue comme idéal de sa propre composition. Dans ce contexte apparaît une aporie, dans la mesure où la musique de Rihm et de sa génération — et la lassitude à l’égard du malentendu soulevé par l’expression « Nouvelle Simplicité » n’y est pas pour rien — est depuis peu placée dans le sillage d’un nouveau Sturm und Drang musical, d’une expressivité (subjective) immédiatement révélée. Cette aporie dépend de combien la tendance à l’objectivité et le caractère de l’intermédiaire autrement dit de la distanciation, relevées par Rihm chez Busoni, sont compatibles avec l’« art nerveux », pour autant que l’on soit enclin à le saisir comme une « musique d’expression » au sens subjectivement expressionniste du terme. (Le fait que Rihm place sa composition toujours davantage sous le signe de la fragmentation est aussi lié à cela). Lorsqu’il réclame un « art nerveux » chez Busoni, il sait bien sûr qu’il le fait chez un compositeur que l’on peut rattacher à nombre de tendances, mais pas à l’expressionnisme. C’est pourquoi il faut en conclusion poser la question au lieu d’y répondre : la musique de Rihm et, s’il est permis de généraliser, celle de sa génération, doit-elle être comprise moins comme une « musique d’expression ainsi qu’on le prétend, que comme un retour anti-caractéristique à Busoni, donc comme une tentation anti-typique qui émane, dans le programme d’une jeune classicité imaginée par Busoni surtout comme le refus de l’expressionnisme en musique, de l’exigence suivante9 : « le dépouillement du « sensuel » et le renoncement au subjectivisme. »*
Notes de bas de page
1 En français dans le texte
2 Ferienkurse’ 78 (= Darmstädter Beiträge zur Neuen Musik XVII), Mainz 1978 pp. 40-51.
3 Pour éviter tout malentendu, il faut souligner que ce penchant ne coïncide pas avec les intentions apparemment semblables d’une musique désindividualisée, destinée à une « communauté » (collectivité), telle qu’elle fut préconisée dans les années 20 et 30 (parfois même en se référant à Busoni).
4 Programme des Donaueschingen Musiktagen 1976 p. 20.
5 L’auteur s’excuse du procédé tout à fait inhabituel de recourir au manuscrit d’une conférence non encore publiée, dont Wolfgang Rihm a obligeamment prêté une copie, d’autant plus que les citations qui vont suivre restent nécessairement sans indication de page.
6 Rihm parlerait ici de « composition anecdotique » (Der geschockte Komponist, p. 48), qu’il oppose à sa « composition inclusive ».
7 F. Busoni, Briefe an seine Frau (Lettres à sa femme), éd. par Fr. Schnapp, Zürich et Leipzig, 1935, p. 185.
8 Junge Klassizität (Jeune Classicité), in : F. Busoni, Von der Einheit der Musik (De l’unité de la musique), Berlin 1922, p. 277.
9 Ibid. (v. note 7), p. 278.
Notes de fin
* Texte paru pour la première fois in « Neuland » n° 2, 1983.
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