La crise de l’expérimentation
p. 106-117
Texte intégral
1.
1La situation de la Nouvelle Musique — ou plutôt de celle qui se présente comme la suite de la Nouvelle Musique— est, dans une mesure déconcertante, diffuse. Dans une mesure qui dépasse l’habituelle « simultanéité du non-simultané ». Et il n’est pas difficile d’esquisser au moins quelques-unes des causes où se fonde le sentiment d’une absence de direction, qui depuis plusieurs années rend presque impossible toute historiographie et précaire toute critique.
2Premièrement, il serait purement arbitraire de prétendre, de n’importe laquelle des tendances de composition qui existent l’une à côté de l’autre et qui se disputent mutuellement le droit à l’existence, qu’elle représente le « courant principal » de l’évolution. Dans les années cinquante, on tenait la musique sérielle — à tort ou à raison, peu importe — tout simplement pour l’avant-garde ; même ceux qui voyaient en elle une fatalité ne doutaient pas sérieusement qu’elle exprimât l’esprit de l’époque (pour autant qu’il soit permis de qualifier d’époque une décennie). En revanche, rien de semblable n’existe à notre époque, aucune tendance dont on puisse dire qu’elle est « représentative ». Cela n’est aucunement un désavantage ou un défaut · que la musique doive de surcroît être « représentative » n’est pas le moins du monde un fait établi. Quoi qu’il en soit, c’est un état des choses qui rend la mise au point plus difficile.
3Deuxièmement, il existe une résistance à laquelle se heurte la Nouvelle Musique, non plus dans l’hostilité, mais dans l’indifférence. L’avant-garde qui depuis l’essai de Hans Magnus Enzensberger sur les apories du concept ne devrait plus s’appeler ainsi, est devenue l’objet d’une tolérance désintéressée. Prétendre qu’elle est « établie » — et cela sonne souvent comme un reproche — est assurément faux. En effet, les institutions qui soutiennent la Nouvelle Musique sont dans l’ensemble dépendantes de décisions dictées soi-disant par la nécessité mais en réalité par des compromis entre des conflits d’intérêts d’une bureaucratie oscillant entre bienveillance et indifférence, dans une mesure dont peuvent difficilement se rendre compte ceux qui se révoltent ou polémiquent avec acharnement contre une avant-garde établie qui cesse d’être une avant-garde dès qu’elle est établie. En tant qu’institution, la Nouvelle Musique est plus menacée que l’imaginent aussi bien ses adversaires que ses partisans.
4Troisièmement, le malaise sans cesse grandissant à l’égard de la théorie — la conviction qu’il suffit de faire de la musique et qu’il est superflu d’en parler — n’est pas du tout anodin et inoffensif. On peut certes être de l’avis que, dans les années cinquante et soixante, les œuvres ou les anti-œuvres qui passaient alors pour être d’avant-garde ont été commentées à l’excès. Néanmoins, dans les époques où les prémisses de la composition ne vont pas de soi, mais au contraire sont problématiques, c’est la règle et non l’exception que les compositeurs se mettent d’accord avec eux-mêmes et avec les autres sur ce qu’ils font à l’aide de la littérature aussi : on conçoit aisément le fait que vers 1600 les compositeurs s’engagèrent dans des discussions, de même que la situation inverse, où, vers 1800, ils ne virent aucune raison à cela. Nous vivons sans aucun doute une époque de la précarité et non celle d’une certitude qui se sent soutenue techniquement et esthétiquement par une tradition et qui en outre voit un but devant soi. Une culture musicale moderne digne de ce nom ne s’épuise pas dans des faits sonores et dans la réception muette de ceux-ci, mais englobe aussi une littérature sur la musique, sans laquelle l’écoute seule reste sourde et sans concepts. Une littérature sur la musique, qui fasse partie de la musique, de même que selon la conception française la littérature sur la littérature fait partie de la littérature, a cependant besoin d’un centre où les principales tendances s’affrontent au travers de la publication. Il est regrettable à cet égard que la parution d’une revue comme « Melos » ait cessé* ; il est encore plus grave de constater qu’aucune protestation qui aurait pu être désagréable envers les responsables n’ait été lancée ouvertement. Une discussion qui en vaudrait la peine n’a pour ainsi dire pas lieu actuellement ; on vit côte à côte, dans une position qui n’est ni un chaos où il faudrait apporter de l’ordre, ni un ordre qui inciterait à ce qu’on y introduise un peu de chaos. La situation est, comme on l’a dit, simplement diffuse.
2.
5Si l’on essaie maintenant de rassembler les tendances qui se dessinent chez les jeunes compositeurs et de les conceptualiser, une analyse superficielle suffit à montrer que presque toutes les caractéristiques que l’on peut saisir sont de nature négative et consistent à se démarquer par rapport au passe et non à esquisser le futur.
6Le concept de fétichisme du matériau, qui sévit depuis dix ans ou plus dans les cercles de l’avant-garde, est caractéristique. Il fait partie de ces slogans précaires dont l’effet repose sur une apparence de concision mais derrière lesquels se cache en réalité une ambiguïté qui permet à des tendances divergentes de se sentir validées par l’expression à la mode. En effet, ce terme remplit premièrement la fonction de faire paraître superflue et désuète la difficile confrontation avec la théorie esthétique d’Adorno, qui contient parmi ses catégories centrales le concept de matériau. Deuxièmement, il rend compte de l’expérience que les possibilités de découvrir des phénomènes acoustiques inconnus à partir desquels se développeraient des structures musicales nouvelles et prégnantes paraissent épuisées ; le principe de la « composition de timbres » a atteint une limite. Troisièmement il est question de fétichisme du matériau chaque fois que l’on voudrait se soustraire à la contrainte de la complexité, et en abandonnant celle-ci la Nouvelle Musique perdrait une raison d’être décisive. Et quatrièmement’, le slogan est un de ces mots d’ordre qui se méfient de l’autonomie esthétique de la musique une autonomie sans laquelle une concentration sur le développement du matériau n’aurait pas été possible ou du moins significative et qui postulent une musique qui remplisse des buts extra-musicaux, que ce soit de servir le socialisme ou d’accomplir des fonctions thérapeutiques.
7Non seulement le concept de matériau, au sens fort du terme, d’Adorno, mais aussi l’implication historico-philosophique qu’il contient est devenue problématique et a pour ainsi dire rejoint le rang d’idées défraîchies qui portent à s’y méprendre les couleurs du passé. Lorsque Karlheinz Stockhausen déclarait il y a quelques dizaines d’années qu’il composait exclusivement pour le présent et laissait au futur le soin d’inventer ou de découvrir sa propre Nouvelle Musique, il reniait l’esthétique classico-romantique traditionnelle qui définissait le critère de qualité musicale par le fait qu’une œuvre survive à l’époque de sa genèse, que ce soit dans le répertoire ou dans la mémoire historique la postérité. Au lieu de cela, une musique vraiment fondée et signifiante devait trouver son sens en rendant justice au moment historique dont elle provenait et en remplissant l’exigence, pour parodier une expression hégelienne, de « capter son époque par des sons ». Par contre les jeunes compositeurs ont semble-t-il abandonné aussi bien la revendication historico-philosophique que celle de la perennité. S’il est permis d’avancer une hypothèse en face de leur silence à l’égard de l’esthétique, ils ne composent ni pour le « musée imaginaire » auquel ils ne croient pas, ni pour la situation historique : une situation dont ils ne se sentent pas en accord avec la substance — à la différence de Schoenberg ou de Stravinsky — et dont ils ne sont même pas persuadés qu’elle existe vraiment.
8Le matériau musical, dont Adorno prétendait qu’il était « historique de bout en bout », fut l’objet dans les années 50 et 60 d’un développement que l’on a pu interpréter selon le modèle d’un moment de l’histoire des sciences. Le processus qui animait de l’intérieur la musique avancée — du dodécaphonisme à la musique sérielle, à l’aléatoire et à la composition de Ombres — semblait être le même que celui que l’historien des sciences Thomas Kuhn appelait « science normale » (normale Wissenschaft) : le processus où, selon des prémisses déterminées que Kuhn regroupait sous le concept de « paradigme », des problèmes conduisaient à des solutions qui de leur côté engendraient ou laissaient apparaître d’autres problèmes, de sorte qu’à nouveau il fallait chercher des solutions, sans que l’on puisse prévoir un terme à cette réaction en chaîne. La composition devenait — sous le mot d’ordre d’« œuvre ouverte » ou de « work in progress » un processus où il s’agissait moins de résultats isolables sous la forme d’œuvres terminées que de conceptions, intéressantes par le fait qu’elles suscitaient un progrès de la pensée musicale grâce à des difficultés non résolues. Entre-temps cependant, parallèlement au déclin de la foi en la science, l’analogie entre histoire de la composition et de la science perdait de son acuité pour laisser place à un scepticisme croissant. De toute évidence, les jeunes compositeurs ne croient plus que la participation à un « work in progress » intersubjectif, s’étendant au-delà des intentions dֹ’un individu — autrement dit la participation à une sorte de démarche globale de l’avant-garde musicale —, garantisse au compositeur un sens, un critère de valeur. On n’écrit plus pour qu’une critique, qui se comporte comme l’histoire de sa propre époque, confirme que l’on fait exactement ce qui aujourd’hui est une exigence du moment et qui demain appartiendra à un passé, définitivement mort.
9De même, le postulat qui voulait que la musique, pour être signifiante devait s’engager dans la praxis politique avec une volonté de changement, cette instance au nom de laquelle une violente polémique s’était élevée après 1968 contre le fétichisme du matériau a entre-temps perdu de sa force. Certes, la dynamique de l’engagement social n’est pas devenue moindre, et il est injustifié et superficiel de reprocher aux compositeurs de se retirer, résignés ou indifférents, dans leur monde tamisé et de ne discourir musicalement que sur eux-mêmes. Néanmoins, celui qui voudrait se rendre utile dans la réalité avec les moyens de son propre métier et non par de simples manifestes se trouve devant l’alternative malheureuse et troublante, d’une part de devenir actif dans la société, mais uniquement dans d’étroites limites locales, d’autre part d’écrire pour un public d’experts, international et en quelque sorte « abstrait », éloigné de la réalité sociale et dont personne ne peut dire avec certitude s’il s’agit vraiment d’un public ou simplement d’une façade transportable, toujours identique partout où se passe du nouveau en musique. L’engagement social et l’action internationale — la participation à ce qui plus tard s’appellera « histoire de la musique » — semblent donc s’exclure réciproquement : il n’y aurait donc qu’une exception à cette règle fatale si Montepulciano* avait réussi à devenir, à partir du cas particulier spectaculaire, le modèle prévu, mais entre-temps non atteint. Le vrai problème n’est pas l’insignifiance statistique du public de la Nouvelle Musique, mais bien la manière dont il est composé.
3.
10On peut semble-t-il relier et comprendre dans leur rapport profond les différentes tendances — l’éloignement du concept du matériau, au sens fort du terme, d’Adorno, l’abandon de la prétention de saisir avec des sons la substance d’un moment historique, le déclin de la conviction d’être soutenu par un processus de développement interdisciplinaire, analogue aux sciences et la résignation à l’égard de l’exigence d’intervenir par la musique dans la praxis politique en voulant la changer — si on les conçoit comme des facteurs partiels d’un processus que l’on peut caractériser comme « la crise de l’expérimentation ». A la perte du concept de l’œuvre, diagnostiquée il y a quelques dizaines d’années par Adorno, fait face actuellement — de manière moins spectaculaire mais tout aussi révélatrice — un déclin sournois de la catégorie de l’expérimentation, une catégorie qui a déterminé dans une large mesure la pensée musicale de l’avant-garde après la Seconde Guerre Mondiale.
11Cette catégorie est assurément si équivoque qu’il devient difficile de comprendre, sans débats terminologiques auxquels s’attache inévitablement une certaine pédanterie, la thèse selon laquelle le concept de l’expérimentation qui s’oppose au concept de l’œuvre, n’a été rien de moins que le paradigme esthétique fondamental de la musique sérielle et post-sérielle.
12Dans le langage courant, qui devrait constamment constituer le point de départ des analyses terminologiques, même si leurs résultats mènent bien plus loin, on comprend, apparemment sans problèmes, sous le terme d’expérimentation musicale, une création à laquelle manquent l’une ou l’autre des caractéristiques qui constituent le concept de l’œuvre. Ce qu’ensuite l’on considère plus particulièrement comme expérimentation dépend, selon les prémisses de la pensée esthétique traditionnelle, de comment on détermine la catégorie de l’œuvre et de quels moments sont mis au premier plan ou laissés dans l’ombre.
13Définit-on, ainsi qu’au 19e siècle, l’œuvre comme un tout isolé, fermé sur lui-même, ou, lors de sa composition, les moyens artistiques dont dispose le compositeur servent le but ultime d’exprimer une idée poétique ou de réaliser une loi formelle, alors une composition qui ne fait que mettre à l’épreuve des moyens artistiques sans parvenir ou tendre à leur but l’expression d’idées poétiques ou la réalisation de lois formelles — tombe sous un concept à demi-péjoratif d’expérimentation : un concept qui ne désigne pas uniquement le provisoire ou l’inachevé, mais aussi et avant tout la stagnation, par la seule présentation de moyens, dans une relation conçue comme une continuité entre moyen et but. L’expérimentation, utile en tant qu’étude technique, est du point de vue esthétique une forme réduite de l’œuvre.
14Le concept de l’œuvre n’est sans doute pas la seule instance à laquelle peut être rapporte un morceau de musique auquel on accorde uniquement le statut d’expérimentation. Les historiens marxistes de l’esthétique orthodoxes ou non, tendent à rejeter en bloc la musique des dernières années comme expérimentation. Si l’on fait cependant abstraction de la nuance péjorative du terme, constamment sous-entendue, il apparaît que les écrits marxistes, pour autant qu’ils argumentent et ne polémiquent pas simplement, se fondent aussi sur une relation de cause à effet, même si elle est prise dans un autre sens que celui de l’esthétique traditionnelle du 19e siècle. On interprète en quelque sorte l’« état du matériau », ainsi que l’aurait dit Adorno, comme un réservoir de moyens musicaux, dont l’utilité et les inconvénients restent ouverts parce qu’il n’est pas établi entre temps si et dans quelle mesure des buts politiques, auxquels les moyens se rapporteraient de façon significative, peuvent être affirmés. Autrement dit : les formes développées par l’avant-garde seront acceptées à la condition qu’elles paraissent utilisables pour la représentation de contenus qui servent le socialisme, ou du moins ne lui sont pas nuisibles. Ce n’est donc pas le concept de l’œuvre — auquel toutefois on tient ferme — mais bien la catégorie de l’utilité politique qui représente l’instance qui décide quelles inventions et découvertes faites par l’avant-garde musicale seront « intégrées » ou au contraire resteront de pures expériences ne trouvant pas de but qui les justifie comme moyens. (La conception selon laquelle des structures musicales sont admises en tant que buts esthétiques au lieu d’être considérées comme de simples moyens, est tout à fait étrangère et incompatible avec une théorie qui par principe conçoit les formes comme fonctions de contenus).
15Par opposition à l’interprétation aussi bien bourgeoise - traditionnelle que marxiste, le concept de l’expérimentation au sens fort du terme, dont on a prétendu qu’il représentait dans les années 50 et 60 le paradigme esthétique de l’avant-garde musicale, est caractéristique précisément par le fait qu’il se libère de la relation de cause à effet. Et l’on pourrait parler par analogie avec l’émancipation de la dissonance et du timbre, d’une émancipation de l’expérimentation. En outre, l’expérimentation esthétique, dont l’idée inspira pendant quelques décennies la musique avancée, rappelle, dans un sens à peine métaphorique, l’expérimentation scientifique ; c’est ainsi que l’on peut tenter sans faux fuyants une analyse conceptuelle à partir de la simple question de savoir en quoi consistent les hypothèses qui doivent être vérifiées ; cette expérimentation esthétique rappelle également certains phénomènes qui sont certes soumis à un protocole expérimental, mais qui n’ont pas été produits (ou du moins qui n’ont été que partiellement produits) par les hommes.
16Il n’est pas difficile de considérer comme expérimentales la musique électronique et la musique concrète qui mêlent les sons aux bruits, mais qui laissent les bruits au premier plan ; on y vérifie « la possibilité d’esthétisation » de phénomènes acoustiques, qui remplissent dans la vie quotidienne une fonction pragmatique — en tant que symptômes ou signes d’événements et d’actions. En détachant les bruits du milieu d’où ils proviennent (musique concrète) ou qu’ils évoquent par association (musique électronique), on tente de créer un contexte acoustique interne, qui incite les auditeurs — au lieu de leur évoquer des robinets qui coulent ou des cliquetis d’ustensiles de cuisine — à observer les particularités et les caractéristiques des bruits, qui forment avec certains éléments d’autres bruits soumis eux aussi à l’« abstraction esthétique » un réseau de relations, de convergences, de similitudes ou de contrastes. Ce que l’on vérifie est donc la possibilité d’esthétisation de phénomènes acoustiques, dont la signification pragmatique _ qui occupe l’attention dans la vie quotidienne — a été tronquée ou supprimée. Ainsi, un morceau de musique concrète, dont les éléments constitutifs, même s’ils ont été altérés par les manipulations de la bande magnétique constitue une expérimentation, dans la mesure où soit il confirme soit il infirme l’hypothèse que l’on peut atteindre l’évidence esthétique de ce qui est isolé par le fait de détacher les bruits de la vie quotidienne.
17Un concept différent bien que proche de l’expérimentation est à la base de la musique sérielle, stochastique et aléatoire, et il repose sans doute sur le simple fait que quelques uns des paramètres de la partition échappent au contrôle du compositeur. Le problème de l’exclusion réciproque de l’organisation de la micro-structure et de celle de la macro-structure est trop connu pour qu’il soit nécessaire de le discuter en détail. Peu importe que la détermination stricte des détails laisse ouverte la forme globale qui en résulte ou, à l’inverse, que maints détails restent indéfinis par l’établissement de la forme dans ses grandes lignes — dans chaque cas la composition renferme un facteur de hasard, ce terme de hasard désignant les traits structurels non prévus et planifiés par le compositeur. (Que le résultat d’une mécanique est logiquement le contraire du hasard ne change rien au fait que, selon les critères esthétiques, une œuvre qui est partiellement imprévisible pour le compositeur représente le résultat du hasard, bien que ce soit le compositeur qui ait formulé les conditions de sa formation).
18Cependant, par le rôle que joue le hasard — comme un moment constitutif qu’on ne peut exclure — la musique acquiert un caractère expérimental. On tente de voir si un résultat, qui pour une part n’a pas été prévu par le compositeur, atteint malgré tout une évidence esthétique. (Ernst Krenek qui réussissait toujours à trouver la bonne formule pour la pratique des jeunes compositeurs, a même prétendu qu’un compositeur, par des protocoles d’expérience dont il n’était pas capable de prévoir en totalité le résultat, pouvait d’une certaine manière masquer le retard de son imagination musicale : c’est précisément en dépassant sa propre imagination acoustique par ce qu’il ébauche, qu’il atteint une modernité qui lui resterait sinon fermée.)
19Il est donc permis de désigner la musique avancée des années cinquante et soixante comme expérimentale dans la mesure où elle opère avec des protocoles expérimentaux dont le but est de tester la possibilité d’esthétisation ou l’évidence esthétique de matériaux ou de méthodes qui ne sont soumis que partiellement au contrôle du compositeur et qui soit proviennent en grande partie de l’acoustique du monde extérieur (musique concrète) soit résultent d’une mécanique sérielle qui dépasse largement ce que peut prévoir le compositeur.
20L’évidence esthétique à laquelle on doit finalement aboutir n’est assurément pas la même que celle à laquelle aspire une œuvre musicale en tant que tout isolé, refermé sur lui-même. En d’autres termes, un phénomène acoustique n’a en aucun cas besoin de remplir les conditions contenues dans le concept de l’œuvre du 19e et 20e siècle pour acquérir une valeur esthétique. Et la catégorie du Beau musical convient peu pour fonder une esthétique moderne, mais elle sert à nous rappeler que l’expérience esthétique que Kant analyse dans sa « Critique du jugement » ne coïncide pas avec l’expérience artistique dont les catégories principales furent développées à la même époque par Karl Philip Moritz.
21L’instance de l’expérimentation musicale indépendante, libérée du concept de l’œuvre, est une évidence esthétique dont il s’agit de formuler les critères indépendamment de l’esthétique de l’œuvre, qui représente le contraire d’une esthétique de l’expérimentation signifiante en soi. Le concept de l’esthétique devrait à nouveau être pris dans un sens aussi étendu qu’il l’était à l’origine, au 18e siècle, avant que l’esthétique ne se restreigne à la théorie d’un art se manifestant dans des œuvres. La terminologie pré-classique, même transformée, se trouve être de façon imprévisible le bon véhicule d’une théorie esthétique post-classique.
22En outre, lorsqu’on reconnaissait le concept de l’expérimentation — ou plus précisément de l’expérimentation émancipée — comme un paradigme musical s’opposant au concept traditionnel de l’art et de l’œuvre et pouvant ainsi devenir une catégorie fondamentale de la musique avancée des années 50 et 60, on montrait en même temps son affinité et sa parenté intrinsèque avec le concept de l’expérimentation scientifique, dans la mesure où, par un protocole d’expérience — une mise en jeu de matériaux et de méthodes — une hypothèse — celle qui suppose l’évidence esthétique de leurs résultats sonores — est mise à l’épreuve alors que les procédés dont l’œuvre musicale résulte restent en partie soustraits au contrôle et aux prévisions du compositeur. On peut donc sans exagération parler d’une forme de pensée expérimentale comme un principe dépassant les différentes disciplines. Certes, l’« esprit du temps » n’est pas, comme le croyaient les historiens, une idée enfouie à l’intérieur d’une époque, qui s’infiltre de façon homogène dans toutes les manifestations politiques et économiques jusqu’aux manifestations littéraires et musicales — mais il est difficile de nier qu’il existe, ne serait-ce qu’en tant que phénomène superficiel.
4.
23Il n’est pas difficile de comprendre la thèse qui dit que la situation actuelle est caractérisée par une crise de l’expérimentation : le concept d’expérimentation a en effet continuellement été utilisé, mais jamais reconnu et interprété en tant que paradigme esthétique musical opposé au concept traditionnel de l’œuvre. Il était d’autant plus question du déclin du concept de l’œuvre — et cette formule provenant d’Adorno a été pendant des années un lieu commun de l’avant-garde et de ses épigones — que l’on voyait peu la nécessité, devant le fait que l’on composait toujours, de reconstruire un concept opposé à la catégorie de l’œuvre, pouvant constituer le fondement esthétique des tendances avancées.
24Certes, le terme d’œuvre ouverte, proposé dans les années soixante, recouvrait quelques unes des caractéristiques à travers lesquelles, par contraste ou par polémique, le « Nouveau » d’alors se démarquait du concept de l’œuvre ; ce terme n’était cependant pas adéquat pour souligner les relations internes entre les divers facteurs de ce processus.
25Néanmoins, il ne faut surtout pas sous-estimer ou laisser dans l’ombre la signification de ce fait qu’on pratiquait et proclamait la forme ouverte non fixée par opposition à l’œuvre isolée, refermée sur elle-même. Le concept du fragmentaire déjà anticipé chez les romantiques sans aboutir dans la conscience universelle, devint dans la modernité une catégorie esthétique centrale dans la même mesure où le système tombait dans le discrédit, en art comme en philosophie. L’évidence que l’accomplissement peut être atteint et qu’il fallait bien plus faire un choix — qui pouvait toujours se passer autrement — entre différentes possibilités restant ouvertes devint tout simplement, pour parler comme Nietzsche, un principe d’honnêteté intellectuelle.
26A ce principe de la forme ouverte était étroitement lié le sentiment que dans l’art ce n’était pas le résultat, mais le processus de formation qui comptait. Nombre de compositeurs étaient même obsédés par l’idée que la fixation d’une œuvre représentait une sorte de trahison à l’égard du possible : une exclusion injustifiée de potentialités non utilisées — injustifiée dans la mesure où on ne pouvait démontrer de façon irréfutable en quoi consistait réellement la préséance du réalisé face au non réalisé. Le processus de la composition était ressenti comme un tâtonnement à l’intérieur d’un labyrinthe de possibilités dans lesquelles on s’engageait au hasard ou à tour de rôle : possibilités dont le but — l’« œuvre » selon l’esthétique traditionnelle — laissait toujours indifférent.
27L’exigence de ne pas se déterminer, mais de laisser ouvertes les possibilités implique, en ce qui concerne la technique de composition, de mettre au premier plan, non pas l’œuvre que l’on produit, mais les matériaux et méthodes utilisés et d’attirer l’attention sur eux. Mais cette tendance à faire voir les moyens et les ficelles de l’art, au lieu de les tenir dans l’ombre — s’oppose à la règle classique qui veut que l’art agisse comme la nature — comme s’il était développé de lui-même et n’avait pas été fabriqué — et représente dans la nouvelle musique une doctrine anti-traditionnelle, qui fut assumée par Stravinsky : dans les années 50, alors que les prémisses de technique de composition provenaient de Schoenberg et de Werbern, les prémisses esthétiques par contre — sans qu’on l’admît pour soi-même ou pour les autres — provenaient de Stravinsky. D’un point de vue esthétique, il y avait dans la musique sérielle, qu’un profond fossé séparait de la « logique d’expression » schoenbergienne (Ernest Bloch), une part d’héritage néoclassique, et c’est pourquoi il ne fut pas difficile à l’inverse pour Stravinsky d’assimiler certains aspects de la technique dodécaphonique.
28L’envers de cette tendance — faire apparaître la composition comme un lieu de problèmes ouverts et de difficultés non résolues — se révèle être le principe déjà évoqué de saisir l’analogie entre l’histoire de la composition et l’histoire des sciences, pour une part en tout cas. Le parallèle, dont il ne s’agit pas pour l’heure de déterminer le bien-fondé ou l’inutilité relative, n’est certainement pas qu’une simple construction faite après coup par des historiens ; il fait partie des préoccupations qui furent partagées par les acteurs de cette histoire, les compositeurs, et qui n’influencèrent pas peu la pratique musicale. En d’autres termes, l’image que l’on se faisait du développement musical comme analogue à une démarche scientifique représentait l’un des motifs principaux de ce processus, dont elle se présentait comme l’interprétation. La conviction que les problèmes nouveaux qui apparaissent dans les solutions auxquelles on aboutit sont au fond ce qu’il y a de plus intéressant constituait dans les années 50 un dogme, au travers duquel les compositeurs pouvaient se sentir liés aux scientifiques.
29Les prémisses qui voulaient qu’une composition, — qu’il faut comprendre comme une œuvre — ne soit au fond rien d’autre qu’un arrêt dans un processus de développement s’accomplissant sous la dictée d’une « tendance du matériau » au travers d’œuvres abandonnées comme des pétrifications derrière soi, aboutirent à une critique musicale qui voulait estimer et juger les œuvres moins pour elles-mêmes que pour leur signification dans le développement des matériaux et des méthodes. La prophétisation des temps futurs fut remplacée par la prévision des conséquences ultérieures. Et l’abstraction esthétique qui détache une œuvre du processus historique pour la comprendre comme œuvre au sens fort du terme et non comme simple document, fut supplantée par une détermination historique, qui visait au fond moins la composition elle-même que la situation historique, dont l’œuvre répondait comme témoin. Pour la musique, remplir « l’exigence de l’heure » — ce qui auparavant était la preuve d’une signification purement éphémère — fut élevé au rang de postulat, qui devait garantir la substance historico-philosophique.
30Ainsi, d’une part on mesurait une composition selon ses chances de continuation dans le futur, d’autre part on l’évaluait d’après quel degré elle « saisissait en sons » l’instant historique de son origine. Le moment de l’anticipation du futur et celui de l’expression du présent ne se contredisent pas l’un l’autre, mais au contraire forment ensemble une antithèse à la conception traditionnelle qui veut qu’une œuvre surgisse comme un tout isolé, fermé sur soi, hors de l’histoire, une histoire conçue non pas comme substance des œuvres, mais comme simple quintessence des conditions de formation.
31Cependant, selon l’hypothèse que la composition était en premier lieu une mise à l’épreuve de matériaux et de méthodes, donc autrement dit une expérimentation de moyens pour ainsi dire détachés de leur but original — l’œuvre —, on était tenté d’employer ces moyens disponibles à des fins extra-esthétiques, sociales ou politiques. L’art engagé n’est pas seulement l’antithèse du concept de l’œuvre autonome, il en est aussi, en tant qu’autre finalité pour les moyens de composition, un substitut. L’esthétique placée sous le signe de l’art pour l’art, partait de la conviction que l’art, de même que la science ou la religion, n’est pas un moyen mais le but d’une vie humaine digne, autrement dit que ce n’est pas la culture qui est faite pour l’homme, mais l’homme pour la culture ; le dogme inverse — les idées et les œuvres ne se légitiment qu’à travers la pratique dans laquelle elles s’inscrivent et où elles remplissent une fonction — devint ces dernières décennies opinio communis, sur laquelle il n’est plus besoin de discuter ou de réfléchir, car elle se comprend depuis longtemps d’elle-même. A la place de la « sublime indifférence du Beau » que célébrait un Schelling ému, c’est bien l’utilité de la musique dans le cours de la vie et de la communication humaine, dont dépend en dernière instance le jugement sur cette musique.
32Les traits et les caractéristiques par lesquels le paradigme de l’expérience se distingue de celui de l’œuvre — la forme ouverte opposée à la forme fermée, l’accentuation du possible à la place des résultats, la mise au premier plan des matériaux et des méthodes au lieu de la dissimulation des moyens et des ficelles techniques, l’empressement des compositeurs à intervenir dans la pratique politique et sociale au lieu de se réfugier derrière la parole nietzschéen que l’art soit la seule justification de la vie, et pour finir la tendance de la critique musicale de juger une œuvre moins selon sa plausibilité esthétique que selon ses implications dans l’histoire de la composition — tout cela forme, comme on l’a vu, un réseau dans lequel chacun des moments est intimement relié aux autres, et il n’est pas exagéré de prétendre qu’il s’agit d’une forme de pensée qui peut se déduire d’une catégorie centrale — celle précisément de l’expérimentation. Aujourd’hui où le paradigme de l’expérimentation semble être remplacé historiquement, nous voyons finalement ce qu’il était des décennies durant.
5.
33Le retour en arrière est, comme de tout temps, impossible. Un rétablissement de l’œuvre traditionnelle au sens fort du terme — celui du tout isolé, fermé sur soi, qui surgit hors du processus historique comme un « monde en soi » (Tieck) et qui, en tant qu’objet d’une contemplation esthétique ou esthético-métaphysique, n’est pas un moyen, une partie de la pratique sociale, mais représente un but au service duquel une existence vouée à la culture reconnaît le sens pour lequel elle est déterminée — autrement dit une restitution des conceptions d’où provenait l’esthétique de la bourgeoisie cultivée du 19e siècle ne devrait plus être possible, et il ne vaut pas la peine de se demander si elle est souhaitable. Il est même devenu difficile d’imaginer de façon compréhensible et plausible le principe, non pas qu’une idée ou une œuvre puisse être la fonction d’une pratique, mais son contraire : qu’une pratique puisse être la fonction d’une idée ou d’une œuvre, ce qui à d’autres époques a pu être réalisé.
34Ainsi, les deux paradigmes, le classique-romantique et l’avant-gardiste, se sont décomposés ; il reste cependant la question de savoir quels facteurs de ces modèles en concurrence, le concept de l’œuvre d’une part et la catégorie de l’expression d’autre part, ont encore une chance de rester opérants, de façon précaire peut-être, mais non pas inutile ou fausse, sans pour autant prétendre, même de très loin, esquisser les contours d’un paradigme tiers, au-delà des deux précédents abandonnés.
35Si l’on parle de la tendance, évidente chez les jeunes compositeurs, à une nouvelle subjectivité et une nouvelle expressivité, la différence entre forme ouverte et fermée, thème central des controverses des années 50, perd de sa signification et de son intérêt. La question n’est plus actuelle, parce que les compositeurs, justement par le fait qu’il déplacent à l’arrière-plan les problèmes formels, ont les deux possibilités à disposition. De même, la question de savoir si une composition ne fait qu’exprimer et documenter le moment de sa genèse ou si le fait d’y survivre appartient à des critères d’ordre esthétique n’est semble-t-il pas brûlante : la subjectivité qui s’exprime à travers la musique a renoncé à prétendre à une substantialité historico-philosophique, vantée par Adorno chez Schoenberg et son « sentiment de la forme », de même que l’attente ou l’espoir de trouver par des œuvres réussies un accès au « musée imaginaire » du répertoire du futur. Il est en outre manifeste que l’exhibition des moyens et des techniques artistiques, sans laquelle la musique expérimentale n’aurait pas été ce qu’elle est, est devenue obsolète, par le retour à la conception traditionnelle qui veut que le processus de formation d’œuvres musicales est l’affaire privée du compositeur, et ne concerne pas le public. Pour parler comme Schoenberg, on ne démontre plus « comment c’est fait », mais on essaie d’agir grâce à « ce que c’est ». Et, face à une critique historicisante qui essayait de déterminer et d’estimer la valeur d’une composition dans le processus de développement des matériaux et des méthodes, les jeunes compositeurs insistent à nouveau sur le fait que le rôle de la critique est de juger l’œuvre isolée en soi ainsi que son évidence esthétique, et non pas la composition en tant que simple document d’un « Work in progress » interdisciplinaire. Ils ne sont justement pas ce dont la critique musicale les étiquette : un « groupe ». Le modèle de la « scientific community » qui paraissait applicable aux compositeurs dans les années 50, n’est plus utilisable actuellement.
36Dans l’ensemble, les efforts paraissent se concentrer sur la tentative de laisser ouvertes toutes les possibilités d’expression de la subjectivité : peu importe d’où elles proviennent et quelles sont les associations qui s’y rattachent.
37Quelle que soit la menace qui pèse sur le sujet — le concept de la crise d’identité, devenu un lieu commun de toutes les conversations est justement un de ces slogans qui ne recouvrent aucune réflexion, tout au plus un symptôme social ou psychologique — il n’en est pas moins évident que l’expression musicale représente une des possibilités de maintenir ce qui s’écroule. La subjectivité et l’expressivité musicale, véritables caractéristiques de ce que l’on a faussement étiqueté de “Nouvelle Simplicité”, sont des tentatives de sauvetage par les moyens de l’art.*
Notes de fin
* Depuis la rédaction de cet article, la revue « Melos » a repris sous une nouvelle forme (édition Schott). (NDLR)
* C. Dahlhaus fait référence au festival de musique nouvelle de Montepulciano. en Italie, qui a lieu en juillet-août chaque année. (NDLR)
* Texte paru pour la 1re fois in Komponieren Heule, Veröffentlichungen des Instituts fur Neue Musik und Musikerziehung Darmstadt, Band 23. Schott. Mainz, 1983.
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