Forme, Figure, Style. Une évaluation intermédiaire
p. 83-90
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Brian Ferneyhough, Univers parallèles. Ecrits et entretiens sur la musique » (Contrechamps, 2018). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
« En art, et en peinture comme en musique, il ne s’agit pas de reproduire ou d’inventer des formes mais de capter des forces. »
Gilles Deleuze
1Récemment, dans l’esthétique de la composition, l’un des champs de confrontation les plus stériles a été la question du style et de son analyse rationnelle. Plus le climat général de l’opinion tendait à adopter quelque aspect d’un pluralisme panstylistique, plus l’intolérance mutuelle et certaines attitudes affectées de connaisseur obscurcissaient des ensembles de questions essentielles. De plus en plus, l’acceptation sans discernement de n’importe quel usage stylistique fortuit a conduit de nombreux compositeurs vers l’un ou l’autre des camps idéologiques actuellement florissants, dans lesquels une concentration sérieuse sur des zones spécifiques de difficultés a produit des écrits qui ne sont guère plus que des gestes corporels verbalement articulés, donnant leur approbation ou leur opprobe, selon les cas, sans tenir compte des œuvres elles-mêmes. De ce fait, un ré-examen perspicace des implications inhérentes à des normes stylistiques particulières est commodément détourné vers des expressions primitives et satisfaisantes d’esprit de clan. Plus gênant peut-être a été le phénomène de remystification délibéré de l’expression musicale : les considérations suivantes chercheront à souligner les dangers d’une telle position à un moment où le potentiel expressif de la musique est érodé par des recours continuels à de fausses formes d’immédiateté, puisque c’est précisément cette même immédiateté supposée de transmission qui engendre le point de vue auto-satisfait selon lequel il peut y avoir une chose telle qu’une solution globale à la dissolution chronique de la substance musicale. On pourrait concevoir une approche vers une résolution provisoire du dilemme par une concentration renouvelée sur le terme de style lui-même, ainsi que par une redéfinition de celui-ci : en particulier il paraît vital de concentrer son attention plus intensément sur les traits diachroniques de la formation stylistique, puisque c’est seulement ainsi que l’on peut entrevoir un contrepoids salutaire à certaines vues stylistiques qui, à l’intérieur d’un subjectivisme se référant à l’histoire, bien qu’étant apparemment extra-historique d’un point de vue utopique, se concentrent sur la simultanéité des divers traits physionomiques. L’invraisemblable alliance de la référence à une période et de l’organisation formelle, qui n’engage le plus souvent à rien, se rencontre, comme de nombreux autres sectarismes esthétiques florissants, dans un modèle erroné et trompeur de l’histoire de la musique. Ainsi hypostasiée en une totalité massive (quoique sous une forme réelle limitée), une telle construction de modèle mène rapidement à une dévaluation de la cohérence interne de l’œuvre particulière et de ses critères spécifiques de signification auto-historique.
2Il devrait être à peine nécessaire de souligner que l’opposition soigneusement organisée (mais néanmoins suprêmement artificielle) entre deux fictions également insoutenables — a) une musique qui se distingue et qui est authentifiée par la rapidité et la spontanéité de l’acte créatif, ou encore, en raison des qualités supposées naturelles inhérentes aux vocables du discours employés gestuellement, et b) des distillations unidimensionnelles de stratégies génératives, abstraites, liées au matériau, et souvent données comme étant la caractéristique du Sérialisme, ce bouc émissaire à tout usage — cette opposition ne supporte pas un examen détaillé. Tous les systèmes de structuration sont jusqu’à un certain point arbitraires et spontanés, de même que la plus grande partie de ce qui est spontané n’est rien d’autre que le stade final pour le compositeur d’un rituel d’auto-programmation souvent long et intense. L’idéologie de la transparence affective d’une substance musicale, comme trace iconique de l’acte créateur volontaire, est pleine de pièges. L’insistance croissante placée sur le pouvoir expressif direct du geste musical essaie de nous convaincre que l’énergie réthorique interne qu’il est sensé produire suffit à supplanter toute fonction formative secondaire dont les qualités constituantes de « quantum formel » auraient pu autrement être mises à contribution.
3C’est une doctrine hautement dangereuse, ne serait-ce que parce que toute tentative de souligner encore plus clairement la signification immédiate et holistique d’une unité gestuelle mène, presque inévitablement et dans un contexte désormais largement contingent, à l’hypothèse de son autosuffisance effective et de sa mise en forme passive. Se concentrer sur l’immédiateté d’expression — quelle que soit la manière dont ce terme peut être défini — suggère que a) sa capacité à être catégorisée en tant qu’intention dénotative et b) l’appréciation de sa présence matérielle directe pour une appréciation adéquate de son véhicule spécifique suffisent. Le fait que de telles tendances empiriquement isolationnistes aient eu accès au cœur de la pensée musicale actuelle, simultanément à l’adoption de vocables dérivés d’époques historiques précédentes de manière relativement directe, est certainement très significatif, et fait nettement ressortir des facteurs de déstabilisation et de désorientation, que de tels appels à « l’expression », apparemment sans problème, dissimulent subtilement.
4Bien que les connotations pertinentes du terme « expression » aient à peine été définies, si ce n’est en lisant entre les lignes de quelques déclarations ex-cathedra et vides de sens, l’essence du sujet semblerait être celle-ci : que le signe musical ou la constellation de signes laisse, à un degré significatif, transparaître l’intentionnalité émotionelle. Selon cette manière de voir, le signe serait en quelque sorte analogue à une vitre possédant des degrés variables de translucidité, et à travers laquelle l’objet émotionnel — l’état spirituel supposé du compositeur au moment de l’acte compositionnel (en tant que transsubstantiation de l’acte d’auto-observation) — est rendu palpable. La nécessité et le désir d’un artifice de médiation sont soit ignorés, soit niés. Mais ce n’est pas tout : une telle doctrine suggère qu’il existe des catégories de gestes musicaux qui sont d’une certaine manière perméables naturellement à des images émotionnelles particulières, tout en offrant des résistances correspondantes à d’autres. Bien qu’il soit clair que l’oreille humaine tende à réagir à différents types de stimulus sonores selon des considérations somatiques relativement constantes, ce n’est pas de prime abord une interprétation suffisamment puissante de ce qu’une telle doctrine doit nécessairement impliquer. Une grande partie de la musique récente compte lourdement sur les variantes d’un répertoire plutôt limité de types gestuels calculés afin de stimuler les facultés de réception et d’interprétation de l’auditeur d’une manière culturellement tout à fait spécifique.
5Il est spécialement gênant que cette espèce de sémantisme « pavlovien » ait réussi à gagner autant de terrain aux dépens des perspectives d’une stratégie expressive plus subtiles et beaucoup plus flexibles — particulièrement lorsque, ce faisant, des aspects de plus grande envergure de l’organisation compositionnelle deviennent encore plus rigides, et mécaniquement peu accomodants, coupés des énergies fondamentales et vitales qui sont supposées être à la fois leur dernière raison d’être1 et leur générateur. C’est en particulier cette adhésion à la tendance vers une forme « d’atomisme expressif » qui vicie le plus sérieusement la force vitale de son propre programme pieusement proclamé : plus le complexe individuel, émotionnellement dénotatif, réussit de manière efficace à transmettre sa correspondance bi-univoque à l’état émotionnel en éveil, moins il a besoin d’une forme d’interaction fonctionnelle — ou peut se permettre d’être compromis par celle-ci — avec ce qui l’entoure immédiatement dans l’œuvre. Même si l’on devait discuter la rigidité excessive de cette vue (les différentes unités gestuelles/affectives se fondant dans la pratique, les unes dans les autres), le principe reste clair : les monades expressives et détonatives nient leur propre pouvoir interne potentiel au moment même où ce dernier se déploie dans l’acte de signification lui-même.
6Au moment précis où le geste aspire à s’élever au-dessus de sa présence matérielle, il retombe à un simple état matériel conditionné par l’histoire, puisque son aspiration à l’unicité le prive de la possibilité d’entrer, de son propre chef, dans la communauté des actes signifiants en tant que sous-catégorie. Le temps que ses limites aient été établies, l’énergie requise pour le créer est brûlée, de sorte que la possibilité qu’il exerce une influence sur une catégorie pertinente est insignifiante. De tels gestes restent, comme des trous noirs étrangement visibles, au centre immobile de leur propre identité consumée. Ils existent uniquement à condition d’abandonner toute prétention à entrer dans des associations formelles plus fécondes et complexes, sauf sous la forme de chaînes primitives, ou avec une confiance désespérée dans les mécanismes peu solides du « Principe de Contraste ». Paradoxalement, en proclamant leur prétention iconique tendanciellement absolutiste, ils deviennent les signes dépersonnalisés et interchangeables des catégories généralement reconnaissables (mais seulement généralement) d’une activité de communication, puisque c’est principalement grâce à un certain degré de porosité qu’une unité gestuelle s’ouvre à toute structure de possibilités articulatoires. Le sens de l’arbitraire d’un geste croît en proportion directe à son isolement fonctionnel. Les barrières érigées par ce corpus de principes contre un argument de grande envergure ne peuvent être partiellement surmontées que par la mise en place d’une attitude entière et affirmative de la part de l’individu qui compose ; même à ce moment-là, le degré d’auto-conscience forcée qui est demandé pour un tel rôle témoigne éloquemment à quel point le credo de spontanéité reste distinctement fragile, reflétant en son centre même l’insistance des contradictions subversives. Le dernier rempart à disposition face à cette dislocation formelle et à cette inconséquence semble être une variante d’un esprit de revanche à programme — le fait d’imposer des principes formels externes et arbitraires à un répertoire de catégories de signes incapable de développer sa propre grammaire de continuité.
7Ainsi, les dernières années témoignèrent de la ré-émergence de formes scolaires, telles que la variation, la passacaille, le rondo, et ainsi de suite : alors que l’emploi de tels moules est plausible per se, il semble néanmoins probable que l’actuel mouvement d’éloignement vis-à-vis des formes intimement entrelacées aux stratégies expressives dont elles se composent, représente un symptôme de l’abîme qui s’ouvre entre les idéaux immédiats, ainsi que « l’image » des arguments esthétiques néo-romantiques, et le caractère forcé de leur réification à travers des formes abstraites qui témoignent elles-mêmes de la façon la plus persuasive des lacunes d’une position naturaliste. Si des éléments chargés sémantiquement sont appelés à garantir l’immédiateté de la communication, la dilution de ces mêmes éléments, résultant de leur intégration à des schèmes formels organiques, conduit à les remettre en question en tant que signaux iconiques fonctionnels : si, d’autre part, des modèles formels plus arbitraires sont imposés, les éléments gestuels ne gardent leur innocence monadique qu’au prix d’apparaître dissociés de leur contexte de façon radicalement schizophrénique, celui-ci tendant à un entrelacement des niveaux plus conventionnel qu’il n’y paraît. Sur une plus grande échelle, les arguments de cette école de pensée contre la soi-disant musique « sérielle » se retournent de façon vengeresse contre ses membres. Cette tendance aboutit finalement à une inconséquence contrainte et à une espèce de néo-conservatisme. Un matériau qui s’épuise lui-même dans le flamboiement violent de sa propre émergence au monde ne peut guère servir de base au concept révisé d’intégrité stylistique, qu’il soit pluraliste ou non. Une période de réductionisme polémique a peut-être été pour certains un prélude nécessaire à une reconsidération des moyens stylistiques. Il serait dès lors agréable si l’on pouvait prévoir de se concentrer de façon renouvelée, non pas encore sur des objets trouvés tout faits, mais sur les lignes de force elles-mêmes, comme expression en attente, au moyen d’une investigation intense des sources d’énergie qui investissent les complexes gestuels d’un mouvement de propulsion vers le futur.
8La situation décrite plus haut n’a pas été choisie comme une arme commode afin d’attaquer des individus en particulier, elle est bien plus destinée à servir d’illustration (une parmi de nombreuses autres possibles) ; le besoin de nouvelles perspectives concernant la question de style pourrait ainsi être utilement démontré. Il eût été tout aussi pertinent de considérer cette approche du pluralisme qui cherche à intégrer en un seul « méta-style » des éléments tirés de sources culturelles disparates, puisque de nombreux arguments déjà présentés s’appliqueraient ici dans la même mesure. Il n’est pas nécessaire d’examiner de très près les nombreuses œuvres offrant la vision vaste et fractionnée de « sauts de quantum » d’un espace stylistique préfabriqué à un autre. Là où il n’y a pas de réponse concevable à un problème, il est probable qu’il n’y a pas de problème. Ceci semble être particulièrement vrai face à la pluralité stylistique du moment présent. Dans tous les cas, il est pour le moins très discutable qu’une seule tendance stylistique puisse, en raison d’une force majeure2 créative, fournir ce « langage commun » de remplacement sur l’absence actuelle duquel on se lamente de tous côtés à grands cris, même si c’est souvent pour la forme. On aboutirait à des conséquences bien plus vastes, non pas en priant que la pluie vienne, mais en cherchant de manière conséquente et assidue à reconstruire l’authenticité du dialecte musical — que ce soit celui d’un ou de plusieurs compositeurs — depuis les interstices jusqu’à la surface.
9Face à cette interprétation d’un style qui se concentre largement sur les caractéristiques de surface du matériau donné, il paraît nécessaire d’affirmer l’importance des aspects cumulatifs et propres au développement de cette tâche. Les éléments n’apparaissent pas simplement, ils émergent chargés d’histoire — laquelle est non seulement cette ombre vague du passé que l’on rencontre partout, mais aussi « propre autobiographie », les cicatrices de leur propre croissance. Les théories dont la validité dépend de l’exclusivité de l’axe spontanéité/pré-calcul, déprécient par inadvertance les moyens qu’elles ont à leur disposition, puisque les deux extrêmes postulés présupposent des canaux de significations emprisonnés dans la soudaineté de surface unidimensionnelle qu’une sorte de discours plus profondément différencié et oblique éviterait. La réintégration de quelque forme de perspective dépend du rétablissement du contact entre les traits de surface d’une œuvre et ses mouvements internes et sous-cutanés. Comme la belle illusion de perfection présentée par de nombreux interprètes virtuoses, le style compositionnel qui aspire implicitement au statut d’objet naturel nous refuse l’accès aux forces entrecroisées par lesquelles cette même illusion est maintenue. Il est par conséquent assez urgent que l’idéologie du geste holistique soit détrônée en faveur d’un type de schématisation qui tienne plus compte du potentiel énergétique et transformationnel des sous-composants dont le geste est constitué. C’est en premier lieu une question d’emploi conscient des catégories de perception face à « l’après-vie » d’un geste, puisque c’est ici, au moment de sa dissolution, que la pré-formation resserrée du matériau gestuel peut être relâchée comme énergie formelle. Un geste dont les traits constituants — timbre, hauteur, niveau dynamique, etc. — montrent une tendance à s’échapper de ce contexte spécifique afin de devenir des radicaux au sens mathématique du terme, signifiants et indépendants, libres de se recombiner, de se « solidifier » en de nouvelles formes gestuelles, ce geste peut être appelé une « figure », faute d’une autre nomenclature. Le réhaussement délibéré du potentiel de séparation des aspects paramétriques spécifiques de la figure produit une unité qui est à la fois un signe sémantique matériellement présent et le gel temporaire des lignes de force organisationnelles jusqu’au moment de leur violente libération.
10Le concept de paramètre est devenu une part de notre expérience créative commune. En ce qui concerne sa fonction originale, et ceci quelque soit le pour et le contre des mises en œuvre esthétiques, le terme est sûrement indispensable si nous désirons empoigner pratiquement les concepts esquissés plus haut.
11Sans nous préoccuper de savoir jusqu’à quel point de nombreux compositeurs pourraient chercher à nous persuader que la mobilité analytique de l’inflexion paramétrique a été supplantée par un retour à la nature intégrale et indivisible du geste émotionnel, nous ne devrions pas nous permettre d’être embrouillés : le pouvoir de telles affirmations réthoriques repose principalement sur leur substance indifférenciée, alors que le caractère d’un discours musical d’une complexité même minimale est d’un tout autre ordre. L’une des conséquences de plus grande portée des manipulations quelques fois trop littérales, typiques de l’époque « sérielle classique », n’a pas tant été l’établissement sans défaut d’une utopie matériellement égalitaire de création anonyme, que plutôt la démonstration presque fortuite que toute forme d’unité sonore est la focalisation potentielle de nombreuses lignes de force directionnelles.
12La qualité immobile et dénuée de cause des complexes paramétriques de telles compositions n’était pas en premier lieu une conséquence nécessaire de la pensée paramétrique en tant que telle, mais dérive plutôt de la spécificité des positions esthétiques adoptées. Les doutes les plus profonds concernant la soi-disante pensée « sérielle » sont en rapport avec le fait de percevoir qu’une mobilité totale du déploiement paramétrique tendait à engendrer une série de monades sans contexte, dont la logique sonore ne résultait manifestement pas du tout des règles du jeu abstraites auxquelles elles devaient leur existence. Ce fut donc la décontextualisation générale de la structuration paramétrique qui conduisit inévitablement à l’affaiblissement de la crédibilité compositionnelle, et non pas quelque inadéquation particulière, inhérente à la façon d’envisager un événement sonore, comme étant une « limite » momentanée d’un nombre de courants d’information se mouvant d’une manière indépendante. Au contraire, la « dématérialisation » résultante de l’événement, son rayonnement dans un contexte défini et l’illumination de ce dernier est une nécessité préalable et essentielle à l’établissement de ces chaînes tendues de perspectives mutuellement enchâssées, sans lesquelles l’événement se doit de rester largement incommunicado face à des considérations formelles plus larges. De cette manière, l’événement expérimente un retour sur lui-même en tant que substance affective au moment même où l’illusion d’une identité stable est graduellement transcendée.
13Une réintégration réaliste de perspectives paramétriquement définies suggère le besoin d’une ambiance stylistique dans laquelle un mouvement ininterrompu de niveau à niveau, du plus grand au plus petit élément formel, est une possibilité toujours présente. Un mode de composition qui réhausse le geste affectif avec l’énergie de se dissoudre productivement d’une manière quasi analytique se suggère lui-même puisque, en adoptant un tel point de vue, le geste est mis en fonction de plusieurs manières à la fois, projetant de cette façon son ombre au-delà des limites imposées par ses frontières physiques, alors que les composantes de l’information paramétrique se mettent à vivre d’elles-mêmes — sans toutefois se séparer du point concret de leur manifestation commune jusqu’à un degré tel que leur indépendance au niveau du processus représenterait une menace sérieuse à la crédibilité ou à l’intégrité du geste lui-même. La figure ainsi revalorisée, étant premièrement une sous-classe du geste, partage son caractère général « discursif », sans renoncer sur aucun point à sa force essentiellement synthétique. Sa dépendance même vis-à-vis de l’immédiateté matérielle de la manifestation gestuelle garantit qu’un retour à l’inconséquence statique des hiérarchies néo-sérielles deviendra impossible.
14L’état présent de pluralisme sans valeur demande une résolution, non dans la recherche continuelle d’un langage commun, telle la quête du Graal, (puisque ceci impliquerait aussi un but commun), mais plutôt à travers la définition rigoureuse d’une continuité de contexte — aussi bien dans une œuvre seule que dans une série d’œuvres — dans et à travers laquelle des vocables particuliers — quelque soit leur origine fortuite — puissent assumer la responsabilité audible d’une tradition stylistique en train de prendre corps. La principale condition préalable à une telle entreprise, loin d’être la sélection ponctuelle de types généraux ou de traits de surface, est la création d’un état d’homogénéité stylistique en continuelle évolution. L’habituelle dénonciation défaitiste du « progrès » n’a pas besoin d’inhiber cette recherche puisqu’il y a toujours de la place pour un langage offrant à l’auditeur un riche panorama de formes de vie en mouvements. Dans ce sens le progrès est certainement atteignable.
15Seule la destruction consciente et systématique du geste en des constellations de figures sémantiquement mobiles laisse prévoir que l’on puisse venir à bout des limitations inhérentes à celui-ci, puisque c’est la nature synthétique de la figure qui permet de définir la catégorie à travers laquelle elle désire être entendue, plutôt que l’inverse. L’énergie expressive dérive en grande partie du pouvoir d’impact de la contrainte ; un mouvement arrêté possède une force spéciale en lui-même, et c’est précisément cet élan qui guide la dissolution du geste en un nuage d’atomes libérés et formateurs. Un élément musical possède des qualités radicalement différentes selon qu’il est présenté comme la trace évidente d’un processus achevé ou comme un « donné » concret, le résultat et le but d’une invention non médiatisée. Par analogie, nous pouvons imaginer une espèce de forme dans laquelle tous les événements sonores constituants seraient formulés de manière à permettre le rayonnement différencié de leurs particules en une couronne à la tête de hiérarchies classificatrices : c’est ce monde de forces fébrilement articulé qu’il nous reste à fixer.
16Le style est important en tant que véhicule et instance gouvernante de l’expansion, de la diversification et de la combinaison de courants de potentiels formels indépendamment dirigés. L’accroissement progressif, d’œuvre en œuvre, de cette forme d’aura que seule une évolution à long terme peut procurer, sera la garantie la plus efficace d’une exploitation appropriée de telles possibilités, quelles que soient les caractéristiques de surface que le style d’un compositeur particulier puisse présenter. Il est plus que jamais probable que c’est la consistance de n’importe quel moyen stylistique adopté qui, en résistant à l’invention et en l’encourageant simultanément, se montrera la plus capable de valider une espèce de vitalité expressive, laquelle, comme les fantaisies architecturales de Piranèse, ne se contente pas de rester assidument emprisonnées à l’intérieur des limites de l’œuvre particulière.3
Notes de fin
1 En français dans le texte.
2 En français dans le texte
3 Texte paru pour la 1re fois dans les Darmstädter Beiträge, Schott, Mainz, 1983.
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Avant-garde et tradition
Ce chapitre est cité par
- Darbon, Nicolas. (2010) Le concept de complexité dans Cinquante ans de modernité musicale. Circuit, 16. DOI: 10.7202/902382ar
Avant-garde et tradition
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