Du mauvais emploi de la sensibilité
p. 62-68
Texte intégral
1A l’occasion du 150e anniversaire de la naissance de Johannes Brahms
2Ce devait être en 1944/45 : lorsque je lus pour la première fois le concept “Brahmine” dans Jean-Christophe de Romain Rolland, je ne savais pas encore que j’appartenais déjà à la ligue secrète des partisans de Brahms L’épopée romanesque du compositeur Johann Christof Krafft me permit d’avoir un aperçu efficace sur une série de relations liées à l’histoire de la musique ainsi qu’à la sociologie, par le biais de mots peut-être souvent excessifs, pathétiques, mais toujours dits avec un engagement bienfaisant. C’est précisément à cette époque que je commençai à regarder derrière les notes du piano, à m’intéresser à la facture et à la production d’idées compositionnelles. (Mon jeu pianistique se détériorait évidemment au fur et à mesure que croissait mon exigence d’éclaircissement et mon désir de savoir comment la musique est faite, comment elle peut naître d’une construction). Je voulais saisir les idées qui reposent dans les idées musicales, et qui ne nous apparaissent que lorsque nous les surprenons avec le stéthoscope du métier.
3Dans une remarque presque fugace, Romain Rolland décrit le caractère selon lui injuste de la politique culturelle pratiquée par les wagnériens à l’encontre de Brahms et des brahmsiens. L’attitude agressive et messianique des sociétés wagnériennes dès 1870, ce curieux mélange de conservatisme — issu de la volonté congénitale de préserver une langue musicale originellement révolutionnaire — et de zèle pastoral pour la propagation de l’amour de la musique, tout cela m’était connu. A Buenos Aires, j’avais eu maintes fois l’occasion d’entendre aux concerts de la société wagnérienne fondée par une bourgeoisie avide de culture des œuvres chorales allant de Bach à Honegger Cette bourgeoisie refusait Schoenberg et déifiait Debussy, ce qu’explique le fait qu’elle était très fortement influencée par la culture française, influence qui favorisait à son tour une attitude très ouverte à l’égard de l’impressionisme, doublée de sévérité pour tout ce qui était dans le fond la conséquence logique de l’idiome wagnérien. Les compositeurs qui tiraient les dernières conséquences de cet idiome et s’engageaient sur le chemin du total chromatique étaient rejetés ; ceux qui refusaient Wagner étaient en revanche acceptes. La situation était la même en Europe. La réception de la musique semble régulièrement gagner en attrait quand elle passe par le malentendu et l’incompréhension.
4Le mot injuste retint plus particulièrement mon attention. La musique de Brahms me semblait déjà à l’époque presque impénétrable à cause de sa facture parfaite, par son esprit conséquent et son aura d’inébranlable logique. Son mode de fabrication est tellement manifeste, tellement réfléchi, qu’une analyse correcte me paraissait alors déjà des plus difficiles. La façade ne devait pas ici tromper sur le réel aménagement intérieur. (Plus tard, j’ai comparé la musique de Brahms avec ce trompe-l’œil architectonique où balcons et ornements, fenêtres, rideaux et parfois des spectateurs à demi-dissimulés sont peints sur la façade des bâtiments.) Une musique qui se prête si brillamment à l’analyse — et Brahms compte toujours et peut-être de plus en plus parmi les compositeurs préférés des musicologues allemands — porte un étrange stigmate aux yeux de bien des contemporains modernes : le fait d’être particulièrement utile pour les académiciens futurs et de ne pas pouvoir échapper à la récupération par un monde musical qui se considère comme le « garant de la tradition ». (« Académique, oui, cela se peut », disait Brahms alors que l’on comparait sa pièce avec celle d’un autre compositeur, « mais chez moi, ça sonne ».) Lorsqu’en 1950 je lus l’article « Brahms the progressive » dans l’édition américaine originale de « Style and idea » de Schoenberg qui venait de paraître, je réalisai à quel point ces considérations contenaient une substance explosive, de quelle façon schématique et peu sensible certains jeunes diplômés et musicographes étaient allés contre l’objet de leurs recherches. Car il ne s’agissait pas moins pour Schoenberg que de montrer la modernité que recèlent les procédés de composition de Brahms, de prouver en quelque sorte à quel point sa syntaxe contient déjà le dodécaphonisme et — bien qu’il ne s’exprime pas expressis verbis sur ce point — le sérialisme. On peut avancer sans exagérer que la pensée de Schoenberg a durablement influencé l’ensemble de la recherche sur Brahms. Les mélodies harmonieuses avec marche parallèle de tierces et de sixtes, le plaisir culinaire que procure une rythmique complémentaire, les chants tziganes ou populaires nostalgiques devinrent désormais les aspects partiels d’une création très complexe qui offre de nombreuses voies d’accès et conduit à des considérations très diverses. La révision d’une image figée se mettait en marche.
5Un corollaire essentiel de la décision de composer est l’indiscutable nécessité de tirer les conséquences de la musique qui nous a immédiatement précédé. Il n’existe aucune règle valable dans l’absolu qui indique comment on doit se comporter, qui permet de déterminer la justesse ou la fausseté de la décision que prend un compositeur d’entrer en conflit spirituel avec ses contemporains plus âgés, ou de développer certaines caractéristiques syntaxiques ou stylistiques déjà formulées par d’autres. Des tournants radicaux peuvent paraître après quelques temps insignifiants et, à l’inverse, de légers enrichissements peuvent conduire à de profonds renouveaux. L’histoire de la musique n’est pas une science d’ordre apodictique, elle permet toujours une révision fondamentale de l’interprétation et de l’analyse de catégories reconnues et établies. Il apparaît sans cesse que derrière des relations couramment admises se cachent d’autres détails oubliés ou laissés dans l’ombre, plus passionnants ou simplement inconnus. La relation de Brahms à l’histoire permet également de se poser ces deux questions complémentaires qui nécessitent un débat toujours renouvelé : quelle quantité de présent que nous n’avons pas encore découvert a été pressenti dans la musique du passé ? Quelle quantité de « déjà-entendu » est nécessaire dans la musique contemporaine de chaque période de l’histoire pour justifier le nouveau ?
6Brahms a été — dans l’ensemble — un des premiers compositeurs cultivés Sa curiosité n’apparaît pas seulement à Vienne, elle se manifeste déjà très tôt, alors qu’il est encore étudiant à Hambourg, quand il achète ses livres chez les bouquinistes hanséatiques, sur les ponts de la ville. Il se peut que cette évolution ait été favorisée par les faits qui ont contribué à l’irrésistible expansion du livre dans la deuxième moitié du XIXe siècle
7Les innovations techniques, ainsi qu’un changement perceptible dans attitude face à l’objet imprime rendaient possible l’existence d’une frontière floue entre culture et divertissement, entre lecture substantielle et lecture de consommation. Dès le départ, la soif de savoir de Brahms n’était pas seulement orientée vers la musique et la littérature mais vers beaucoup de domaines différents. Et il s’agissait manifestement de quelque chose de plus qu’un intérêt très large : « Je consacre tout mon argent aux livres les livres sont ma plus grande joie, j’ai depuis ma plus tendre enfance énormément lu autant que je pouvais, et me suis frayé sans guide un chemin du plus mauvais au meilleur. Enfant, j’ai dévoré d’innombrables romans de chevalerie jusqu’à que ce « Les Brigands » me tombent entre les mains : j’exigeais alors toujours plus de ce même Schiller et je progressai ainsi. » (Compte rendu de Hedwig Solomon dans son journal de sa première rencontre avec Brahms alors âgé de vingt ans, le 4 décembre 1853 à Düsseldorf)
8Ceci montre clairement, in nuce, que Brahms emprunte le chemin habituel et peu orthodoxe d’un lecteur autodidacte qui lit sans direction mais avec système. Au cours du même entretien, Brahms plaide entre autre pour ses poètes préférés Jean-Paul et Eichendorf, et particulièrement les pour nouvelles musicales d’Hoffmann. En 1964, lorsqu’une partie des livres qui avaient appartenu à Brahms et qui étaient parvenus entre les mains de son premier biographe Max Kalbeck furent mis en vente dans le sud de l’Allemagne, je me suis procure le catalogue de la vente. La diversité des titres ainsi que des volumes lus et relus — portant souvent la marque d’un ongle lisse ! — était extrêmement significative. C’est-à-dire qu’elle montrait combien les sources auxquelles Brahms puisait pour établir la relation à laquelle il aspirait entre musique de maître et chant populaire, entre travail savant et folklore pur, combien ces sources étaient étendues et méthodiquement choisies : K. Simrok « Das deutsche Kinderbuch, Altherkömliche Lieder, Erzählungen, Übungen, Räthsel und Scherze für Kinder » (« Le livre enfant allemand. Chants de tradition ancienne, récits, exercices, devinettes et plaisanteries pour enfants »), J. Pommer « Wegweiser durch die Literatur des deutschen Volskslieder » (Guide de la littérature des chants populaires allemands), L. Hohenried « Kattenburg. Ein Sang aus der Zeit des Bauernkrieges » (« Kattenburg. Un chant du temps des guerres paysannes »), P. Heyse « Der Jungbrunnen. Neue Märchen von einem fahrenden Schulter » (« La fontaine de jouvence. Nouveaux contes d’un architecte voyageur ») Mais également : « Prindsiebien der Nathurleere für Damen und sonst auch Mindergebültete » (« Principes de physique pour les dames ainsi que pour les gens peu cultivés »), présentés de manière simple par Newton, La Place, Humphol et Büsko ; A.W. Schlegel « Lacrimas », M. Honef « Der Selbstmord Luthers, geschichtlich erwiesen » (« Le suicide de Luther historiquement prouvé »), Lenaus « Gedichte » (« Poèmes »), « Französische Regierung-Depeschen und Nachrichten Während des Krieges 1870-71 » (« Gouvernement français, dépêches et nouvelles pendant la guerre de 1870-71), L. Feuerbach « Abälard und Heloise oder der Schriftsteller und der Mensch » (« Abélard et Héloïse ou l’écrivain et l’homme »), « Babet und Zerlina, oder : Die Schriklichen zu Wasser und zu Lande » (« Babette et Zerline, ou : les méchants par terre et par mer »), L. Noiré « Die Lehre Kants und der Ursprung der Vernunft » (« L’enseignement de Kant et l’origine de la raison »)…
9C’est une des nombreuses énigmes de la personnalité de Brahms, qui était docteur honoris causa en droit et qui était en tant que compositeur un doctus musicus instruit dans de nombreux domaines, qu’il n’ait publié aucun écrit. Les compositeurs, qui écrivent assez souvent leurs idées sur la musique et leur point de vue théorique sur la composition, utilisent fréquemment leurs œuvres comme documents complémentaires, comme attestation acoustique de leur pensée. Cependant, le fait de produire une théorie de la composition n’est pas une condition indispensable pour écrire soi-même de la musique. Brahms est assurément inférieur à Wagner si l’on considère le nombre des écrits qu’il a publiés, des témoignages qui peuvent être considérés comme des testament artistiques : il n’a rien laissé ; Wagner, beaucoup. (En ce qui concerne la publication de partitions de musique, Brahms — le collectionneur et conservateur des manuscrits de Mozart, Beethoven et Schubert — avait également de curieuses idées. Son vœu le plus cher, dit-il à Kalbeck, est « qu’on ne devrait pas tout imprimer » — même parmi les œuvres des classiques — « …mais que l’on devrait tout incorporer intégralement aux plus grandes bibliothèques, sous la forme de bonnes copies. » Aurait-il pressenti avec clairvoyance la situation de l’édition musicale contemporaine ?) Il faut bien se reporter à sa correspondance, publiée entre temps presque intégralement, pour connaître son opinion sur un sujet ou un autre, pour apprécier dans sa pensée ce qui lui est propre. Dans la meilleure tradition de l’abondant échange épistolaire au XIXe siècle, ses lettres nous donnent une information révélatrice et précieuse sur bien des points nécessaires à la compréhension de son attitude.
10Par exemple, à la suite d’une discussion sur la prépondérance du mode majeur ou du mode mineur durant la période qui précède Bach, Brahms envoie à son ami de longue date Billroth une liste étonnante. Comme Billroth avance que le mode mineur est prédominant, ainsi que c’est le cas dans les plus vieux chants populaires de toutes les époques, Brahms établit une liste qu’il intitule « Contribution statistique à propos des modes majeurs et mineurs ». Il ne se contente pas de montrer que des 120 premières cantates de Bach, 65 sont en majeur et 55 en mineur (et parmi ces dernières, que de tous les mouvements des 25 premières — chœurs, arias, chorals, etc. — 64 sont en majeur, 60 en mineur). Avec son application coutumière et prenant visiblement un malin plaisir à la chose, il poursuit ses recherches en considérant chaque mouvement des 9 symphonies, 7 concertos, 7 trios, 16 quatuors, 10 sonates pour piano et violon, 32 sonates pour piano et les 25 chansons écossaises de Beethoven (149 majeurs, 38 mineurs) ; 49 symphonies, 55 concertos de piano, 22 sonates pour piano, 16 cahiers de variations, 43 sonates pour piano et violon, 27 quatuors, ainsi que neuf quintettes de Mozart (211 majeurs, 15 mineurs) ; 83 quatuors, 24 symphonies, 31 trios, 8 sonates pour violons et piano et 34 sonates pour piano de Haydn (154 majeurs, 26 mineurs). De plus, il considère encore les 57 sonates pour piano de Clementi. A peine six semaines plus tard, Billroth reçoit — comme Brahms l’écrit en plaisantant — une « addition » enrichie relative à son bilan de recherches portant sur 904 chants irlandais anciens, des chants populaires slaves, Svenska Folksvisor, des chants populaires anciens hollandais, « Geuzenliedjes » (chants des gueux) et des chants populaires hongrois (en tout 638 majeurs, 241 mineurs, 15 oscillant entre majeur et mineur).
11Que signifie cette passion à vrai dire presque surréaliste, en tout cas maniaque, pour l’énumération ? Même si l’on ne peut en exclure l’aspect « marotte », Brahms paraît ici étonnamment moderne, peut-être dans le mauvais sens du terme. Recensement de modes. Cela rappelle un peu la publication fétiche « Die Reihe », les nombreuses recherches de la période sérielle, ou encore l’introduction de ces données statistiques et paramétriques qui sont nécessaires pour obtenir de l’ordinateur des compositions stochastiques ou une musique basée sur la permutation quelconque de proportions fixes. Toutefois, la prolixité de la recherche de Brahms met en évidence de manière cruciale ses réflexions sur le destin et l’évolution future de la tonalité. Cette question justement est devenue aujourd’hui brûlante, après que l’accroissement sans limite d’un chromatisme envahissant ait conduit les deux modes à une synthèse entropique.
12Au début des années 70, peu après l’achèvement des mes « Variations sans fugue pour grand orchestre sur les “Variations et fugue” sur un thème de Haendel pour piano op 24 de Johannes Brahms », je justifiai mon intérêt pour Brahms par les conséquences qu’entraîne son traitement peu orthodoxe de la tonalité. Son refus de lier l’intensité de l’expression à la réalisation de couleurs irrisants de manière ininterrompue — condition nécessaire à l’emploi de successions chromatiques de sons — est à bien des points de vue une grande leçon. Ce refus est plein d’enseignement car il se produisit durant une période où le chromatisme devenait le moyen irrésistible et attendu de pénétrer enfin dans les enfers dramaturgiques les plus cachés des figures scéniques. Ce n’est pas la tonalité mais le sentier entrelacé du chromatisme qui sert à la représentation de ces conflits qui anticipent de manière latente les théories freudiennes. Mais Brahms n’était pas un compositeur d’opéras et c’est finalement à l’avantage de son œuvre (manifestement, ce fait provoqua aussi une plus lente diffusion de celle-ci. Que l’on pense combien un classique de sa trempe aurait été joué s’il avait voulu accéder aux bas-fonds de la fosse d’orchestre. Lorsque je commençai d’esquisser mon Opéra Lied (Liederoper) « Aus Deutschland », je voulais d’abord écrire un opéra sur Brahms avec les textes de ses nombreux Lieders. Le travail sur l’œuvre scénique imaginaire d’un compositeur qui n’a pas écrit d’opéra était une entrée en matière attayante. Je laissai cependant tomber ce projet car une fixation prolongée sur Brahms après les « Variations sans fugue » ne me semblait pas justifiée.)
13Ce qu’il y a de passionnant dans le traitement brahmsien de la tonalité, c’est cette relation oscillant entre le majeur et le mineur — nettement désavantagée dans sa liste — à laquelle l’adjonction de tournures modales imprime un mouvement centripète de spirale, un éloignement plus grand du point de repos tonal. Le mode et la mélodie deviennent des courbes dessinées de multiples manières que seule une rythmique construite de façon très différenciée est en mesure de faire tenir avec cohérence. Quel modèle Brahms a donné là !
14J’ai comparé autrefois sa position dans la deuxième moitié du XIXe sièlce, en particulier son refus de suivre les courants de la mode, avec la position d’Edgar Varèse. Il est vrai que ceci se passait à un moment où le nom de Brahms ne provoquait dans les cercles de l’avant-garde que des hochements de tête et où les tenants de la tradition faisaient la moue en entendant celui de Varèse. J’appris plus tard que Varèse aimait précisément cette remarque de Brahms : « La composition est l’organisation d’éléments disparates. » Peu de musiciens accomplis, de compositeurs ou de musicographes seraient en mesure d’identifier l’auteur de cette définition. Un connaisseur de la musique du XXe siècle miserait plutôt sur quelqu’un ayant vécu après 1920. Dans la même conférence de 1939, « La musique comme ars scientia », Varèse cite abondamment Jean-Christophe de Romain Rolland — qu’il trouve toujours valable — et met en évidence le fait que la figure centrale de ce roman, un prototype du compositeur moderne, a été façonnée à partir de différents compositeurs que Rolland connaissait. Je croyais à l’époque que Beethoven avait été le seul parrain. Mais Varèse fut également l’un d’eux et, comme lui-même l’ajoute, Richard Strauss en fut un autre. (Il s’agit donc d’un compositum de compositeurs disparates.) Au cours de fréquentes entrevues que j’eus à New-York avec Varèse dans les années 60, nous ne parlâmes curieusement jamais de Brahms, bien que Varèse se soit exprimé abondamment sur la musique du XIXe siècle. Berlioz était un de ses chevaux de bataille.
15Si l’on est méfiant, au moins en temps que compositeur, à l’égard de la réception de la musique connue du passé, on gagne l’avantage de pouvoir étendre cette méfiance à la compréhension de la musique nouvelle. On ne devrait jamais porter de jugement définitif car un canon esthétique qui exclut les erreurs reste encore à trouver. La justification de composer toujours de nouvelles pièces est donnée d’emblée par l’exemple de Brahms. Une phrase telle que « la tradition c’est moi » est possible parce que de nombreux concepts de la tradition coexistent, qu’il faut tous mettre en doute. Chez Brahms la tradition semble précisément ruisseler de chaque mesure. Cette position, prégnante comme peu d’autre avant elle, doit peut-être être perçue comme un phénomène moderne ; la tradition, comprise comme un masque, permet de poursuivre tranquillement et en toute intimité son aventure spirituelle. Le contenu de sa musique absolue, le caractère ineffable de la substance musicale importent tellement à Brahms que son exemple suggère à nouveau les questions suivantes : quelle quantité de musique la musique actuelle contient effectivement ? Quels critères permettent de mesurer la substance musicale d’une œuvre ? Qu’est-ce qui nous émeut exactement, quand dans une œuvre l’inspiration, la sensibilité et la communication concrète se rencontrent ? La sensibilité de Brahms dispose encore bon nombre de ses auditeurs et interprètes à une sentimentalité inconditionnelle ; il y a là sans doute un abus des classiques, comme c’est le cas dans chaque restauration : faite prétendument pour le bien des ancêtres elle tend en réalité à domestiquer une culture qui qui se désagrège. Et pourtant, chaque grande figure du passé révèle plus de courage, d’imagination, d’entêtement et d’autonomie de pensée que ceux qui veulent protéger ces figures de leur propre effet sur d’autres artistes. Si je ne m’étais pas établi en Allemagne ou dans un autre pays de langue allemande, mon intérêt pour Brahms, ses conséquences et leurs suites auraient peut-être été inexistantes. Mais Brahms, en tant qu’idéal spirituel de la génération du redressement allemand (1871-73) — que l’on compare chronologiquement son iconographie et sa dissimulation progressive derrière une trop grande barbe — représente aux yeux de beaucoup de ses admirateurs le catalyseur type, ou même franchement l’incarnation des qualités allemandes. C’est finalement ainsi que l’abolition de l’antinomie tragique-académique se réalise. Les deux Ouvertures résonnent alors toujours en même temps pour le plaisir d’oreilles bien éduquées, même si elles sont jouées séparément.
16Dans un journal français, on a pu lire récemment que Brahms prendrait probablement dans dix ans la place que Mahler avait dans les années soixante-dix. Pourquoi dans 10 plutôt que dans 4 ou 23 ans ? La science du pronostic rappelle lui-même souvent le pronostic. Pourtant : sommes-nous encore tenus de faire une découverte de Brahms ?
17Vraisemblablement oui, de même que nous le serions par rapport au présent tout entier — si nous ne comprenions pas que son droit est rétroactivement le même que celui du passé. Nous devrions en même temps toujours remettre en question et tenir pour faux tout ce qui rend l’image d’un compositeur définitive, tout ce qui la consolide ou lui confère un caractère monumental : dans les frises de plusieurs théâtres ou de salles de concert vénérables, il n’y a parfois plus de place pour les noms de nouveaux compositeurs, mais les lettres gravées et dorées sont souvent passablement poussiéreuses.
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