Quelques aspects de l’émergence du néoclassicisme au xxe siècle
p. 8-12
Texte intégral
1Le concept de néoclassicisme, appliqué à tout un courant de la musique du début de notre siècle, embarrasse la musicologie, qui n’a encore consacré aucun ouvrage au problème pris dans son ensemble, même si les études portant sur l’un ou l’autre de ses aspects se sont multipliées et si divers articles de dictionnaires et d’encyclopédies s’efforcent au moins de recenser les questions qu’il pose. On comprend l’embarras : quel dénominateur commun réunit des personnalités aussi disparates que Stravinsky, Hindemith, Busoni ou tant d’autres ? Serait-ce leurs différents emprunts à des styles appartenant au passé ? Rien pourtant n’est plus naturel pour un artiste que de s’appuyer sur ses prédécesseurs pour bâtir son œuvre. Il y a plus : même dans les périodes d’apparente rupture avec la tradition, la mémoire artistique ne disparaît jamais complètement et finit par tempérer les audaces initiales en réintégrant des éléments issus parfois d’un passé fort ancien, mais dotés d’une signification nouvelle. On le voit : définir le néoclassicisme par un simple « retour à... » est inopérationnel tant le champ d’investigation devient vaste. Seule la prise en compte d’un contexte historique et esthétique bien précis peut restreindre le débat à des dimensions acceptables, sinon apporter des réponses définitives.
2Jean Clair, dans ses remarquables « Considérations sur l’état des beaux-arts »1, décèle dans l’œuvre de Winckelmann la naissance d’une sensibilité entièrement neuve, qui juge les arts plastiques non plus pour eux-mêmes, par référence au présent, mais en les comparant nostalgiquement aux chefs-d’œuvre antiques, promus au rang de norme. Dans le domaine musical, la rencontre de Winckelmann et de Gluck à Rome en 1756 est très significative : la réforme de l’opéra que ce dernier va amorcer avec Calzabigi est bien différente de la volonté de renouer avec l’union idéale de la musique et du verbe dans la tragédie grecque qui avait animé les membres de la Camerata Bardi. La restauration que ceux-ci prétendaient opérer n’était qu’apparente (nous ne savons, aujourd’hui encore, à peu près rien de la façon dont sonnait la musique grecque) et ne servait que de prétexte pour justifier une création radicalement nouvelle, alors que Winckelmann et Gluck se sentent douloureusement coupés de leur passé, lui-même porteur d’une éthique artistique perdue, et se tournent dès lors vers un Age d’Or mythique.
3Cette disparition du présent comme point de référence du jugement esthétique a une autre conséquence : de même que le néoclassicisme du XVIIIe siècle cherche dans le passé un modèle à rétablir, un autre courant projette ce modèle dans un futur hypothétique et donne naissance au concept d’avant-garde : « Néoclassicisme et avant-garde, le premier issu de la philosophie des Lumières et la seconde sortie du premier Romantisme ne sont pas ainsi deux esthétiques qui s’opposeraient. Elles sont nées l’une et l’autre et peu de temps l’une après l’autre du même rapport nouveau à la durée que l’abandon du présent comme référence avait créé. Et les divers mouvements de l’art moderne se réclameront tantôt de l’une, tantôt de l’autre, toujours bercés par la même illusion de servir la venue de la cité idéale. »2
4Dans les deux cas, l’Art se trouve lié à l’Histoire et soumis à l’obligation de se conformer à une norme abstraite et rigide. On remarquera, au passage, qu’une telle bipolarisation n’était nullement apparue au moment de la distinction entre les prime et secunda prattica monteverdiennes : chaque style, au-delà des querelles des théoriciens, se voyait simplement assigner une fonction bien précise, déterminée par sa destination sociale (église ou théâtre). Or, la bipolarisation mise en place au XVIIIe siècle a subsisté jusqu’à aujourd’hui et l’ambiguïté qui préside à la définition d’un art « moderne », d’une « nouvelle musique » prouve à l’évidence que néoclassicisme et avant-garde sont deux attitudes symétriques, impensables sans l’existence de leur réciproque.3
5Ainsi, la faveur dont jouit l’idée de néoclassicisme immédiatement après la première guerre mondiale s’explique comme un avatar de la mise de l’Art en perspective historique et de la crispation qui en est issue. Non seulement critiques et musicologues (aussi bien allemands que français) s’accordent à déceler un renouveau des valeurs « classiques » chez un certain nombre de leurs contemporains mais encore, comme l’a montré Mahar4, s’efforçent de susciter ce renouveau (comme Busoni dans sa lettre ouverte à Paul Bekker de 1920 sur la « junge Klassizität » ou Cocteau dans « le Coq et l’Arlequin » de 1921), sans toutefois offrir des bases techniques et stylistiques suffisantes pour former un courant homogène (le Groupe des Six est un exemple éloquent de ce phénomène).
6Cependant, quelques caractéristiques générales peuvent être dégagées, qui donnent au néoclassicisme des années vingt une couleur spécifique. Il est certain notamment que, plus encore que la mise en question du drame wagnérien et de la musique post-romantique, c’est toute l’esthétique de l’expression qui est en cause, dans sa mise en relation de la musique avec ce qu’elle n’est pas et son aspiration au syncrétisme artistique, aussi bien dans l’opéra que dans la musique à programme. Certes, la querelle en soi n’est pas nouvelle, puisque déjà Hanslick opposait à la Zukunftmusik son idée d’une musique pure n’exprimant qu’elle-même. Mais il la défendait au nom d’une tradition ininterrompue menant de Bach à Brahms en passant par Beethoven, alors que vers 1920 il s’agira de renouer le fil rompu par le post-romantisme. Il y donc lieu, avec Hermann Danuser5, de faire une stricte distinction entre l’historicisme, dans lequel le présent continue de dialoguer avec une tradition ininterrompue (c’est le cas, par exemple, pour l’œuvre de Reger), et le néoclassicisme proprement dit, qui tend à rompre avec le présent au nom d’un passé perdu.
7Ce sentiment de cassure explique que non seulement le romantisme musical va être rejeté, mais également que l’univers classique et tonal du XVIIIe siècle ne pourra servir de modèle unique, puisque trop de liens le rattachent à l’époque rejetée. C’est ainsi que Busoni peut simultanément en appeler à la serenitas mozartienne et prendre congé du thématisme du classicisme viennois pour fonder sa « junge Klassizität ». C’est ainsi, plus généralement, que l’artiste néoclassique puise ses procédures dans des époques plus lointaines, à commencer par le Baroque. A cet égard, on ne saurait sous-estimer l’apport de la musicologie dans la mise en place d’une nouvelle profondeur historique. L’achèvement de l’édition de la Bach-Gesellschaft notamment (1900) vient tout à la fois restituer au compositeur moderne un monument du passé dans toute son intégrité et lui permettre de penser différemment une dimension harmonique dont la complexité post-romantique avait fini par rendre le contrôle impossible. Les thèses d’Ernst Kurth sur le contrepoint linéaire de Bach6, dont elles affirment la primauté horizontale, rejoignent les préoccupations mélodiques de Busoni et ouvrent la porte à toutes les fantaisies tonales à partir de la polyphonie baroque ou antérieure, qu’elles se limitent à la gamme heptatonique ou qu’elles emploient le total chromatique. Bien plus, les formes empruntées, dont la validité est garantie par l’autorité traditionnelle, se prêtent désormais à toutes les expérimentations, puisqu’elles ne sont plus liées à un seul contenu possible.
8Un autre aspect mérite d’être souligné dans l’émergence du néoclassicisme des années vingt : parallèlement à l’acquisition de la liberté sociale de l’artiste s’est développée une esthétique de l’originalité qui prend sa source dans l’idée de Génie chère au Sturm und Drang. L’écart s’est dès lors peu à peu creusé entre un créateur n’ayant plus directement de compte à rendre à quiconque et ses auditeurs, souvent déroutés par un langage résolument idiosyncrasique. Ainsi s’explique la tentation d’échapper à la solitude subjective et de chercher à restaurer l’échange fluide à travers l’objet d’art, tel qu’il existait avant la fin du XVIIIe siècle. Il s’agira donc, à travers l’élimination du culte de l’originalité, de retrouver un modèle généralement admis qui garantisse aussi bien cette communication que la valeur éthique qui lui est liée. Or, la norme régissant le style classique ne s’est dégagée que peu à peu de la réception des œuvres et le compositeur de génie, ainsi que l’établit Rosen7, joue entre l’attente inconsciente de son auditeur (lequel a participé activement à l’élaboration de cette norme) et les surprises de son œuvre. A l’inverse, le compositeur d’une œuvre néoclassique postule une connaissance passive approfondie de l’histoire des styles et des formes musicales, puisqu’une juste appréhension esthétique passe par une écoute au second degré qui distingue lucidement entre la copie et le modèle et se repaisse de leurs différences, en pleine conscience de l’épaisseur historique qui sépare les deux objets.
9La distance entre le compositeur et son public n’est donc nullement abolie dans cette musique, ni le fait qu’elle s’adresse à une élite. Hindemith refusera cette contradiction et tentera d’y échapper en remettant à l’honneur l’habileté artisanale du Musikant et en mettant l’accent sur la destination sociale de sa musique, c’est-à-dire en préservant la tradition baroque. Stravinsky, par contre, n’est nullement préoccupé par le souci de préserver une quelconque tradition et se sent libre de puiser ses modèles où bon lui semble et de les démonter à la façon parodique des formalistes russes8.
10L’émergence des folklores joue également un rôle symptomatique dans ce retour à une tradition : ils apparaissent comme des manifestations dont le compositeur peut tirer profit pour s’assurer une assise populaire et l’enracinement de son langage dans un discours supra-subjectif, dans la réconciliation d’une technique hautement élaborée et d’une naïve simplicité. Dans cette volonté de tendre à une large communication dépassant tous les clivages, comment ne pas penser aux Goûts Réunis de la fin du Baroque ou à l’orgueilleuse réponse de Haydn à Mozart qui s’inquiétait de son départ pour la Grande-Bretagne sans qu’il comprît un mot d’anglais : « tout le monde comprend ma musique ! » ? Pour bien des compositeurs du début du XXe siècle, la voie folklorique s’accompagne d’une relation critique à la tradition musicale centrale, d’une crise d’identité culturelle qui pousse à rechercher ses racines plus loin dans l’Histoire, comme le démontre à l’évidence la démarche de Bartok : chez lui, un folklore déjà supranational à l’origine, devenu peu à peu purement imaginaire, finit par s’allier non pas avec le chromatisme post-romantique issu de Liszt et de Strauss mais, au-delà de la tentation atonale des années 1918-20, à des modèles plus anciens où l’on reconnaît aussi bien Bach (dont il édite le Clavecin bien tempéré) que Mozart (modèle d’une polyphonie verticale) et Beethoven, ou même Frescobladi et Rameau (Neuf petites pièces pour piano, 1926). Cette synthèse harmonieuse de tant d’éléments peut bien alors être appelée, elle aussi, « classique ».
11Une telle problématique nous ramène à notre question initiale : qu’est-ce qui lie les compositeurs « néoclassiques » entre eux sinon leur attachement à une ou des traditions ? Attachement fort vague au demeurant, puisque ses modalités varient non seulement d’une personnalité à l’autre, mais également parfois d’œuvre en œuvre. Il fut habituel de leur opposer le dodécaphonisme schœnbergien et l’histoire de la musique immédiatement après la deuxième guerre mondiale a certes contribué pour un temps à radicaliser les positions. Il est clair aujourd’hui que, pour les trois Viennois, il ne s’agissait nullement de faire la tabula rasa à laquelle aspirera par exemple un Boulez, comme le démontrent les multiples références historiques de leur style et que, pour Schoenberg et Berg en tout cas, l’emploi de la technique sérielle sera parfois soumis à une sorte de « conditionnement » tonal. On comprend dès lors que Stravinsky, lui-même converti au dodécaphonisme dès le Septuor de 1953, puisse regrouper dans ses Conversations avec Robert Craft9 Schœnberg, Hindemith et lui-même en une seule et même « période de formulation » du néoclassicisme et nier ainsi toute la dialectique exposée dans la « Philosophie de la Nouvelle Musique » d’Adorno. Il est piquant de rappeler que, deux ans avant la publication de ce livre, Schoenberg avait pris la plume pour clore une vieille querelle romantique et défendre « Brahms, le progressiste ». Variable selon la perspective où l’on se situe, le néoclassicisme n’existe qu’au regard d’une Neue Musik hypothétiquement délivrée de tout passé et rivée au futur. Son caractère relatif nous invite à ne pas croire en une musique totalement immergée dans le flux de l’Histoire, mais à découvrir les qualités immanentes de chaque œuvre.
Notes de bas de page
1 Paris, Gallimard, 1983.
2 Clair, op. cit., p. 35-6.
3 Cf. Christoph von Blumenröder, article Neue Musik in : Handwörterbuch der musikalischen Terminologie, hsg von H.H. Eggebrecht und F. Reckow, Wiesbaden, 1980.
4 John W Mahar, Neoclassicism in the twentieth century : a study of the idea and its relationship to selected works of Stravinsky and Picasso, Dissertation Syracuse, 1972.
Mahar pense également que Boris de Schloeze fut le premier à attribuer Stravinsky le label néoclassique en 1923. Cf. op. cit., p. 58.
5 Die Musik des 20. Jahrhundertes. Neues Handbuch der Musikwissenschaft. Bd7.ò.O., 1984.
6 Grundlagen des linearen Kontrapunks. Einführung in Stil und Technik von Bach’s melodischer Polyphonie. Bern, 1917.
7 Le style classique. Traduction française, Paris 1978.
8 Cf. à ce propos Rudolf Stephan, zur Deutung von Stravinsky’s Neoklassizismus in : Musik-Konzepte 34-5, hsg. von H.-KL. Metzger und R. Riehn, München, Januar 1984, S. 80-88, à propos de l’utilisation de la tradition, Edward T. Cone, The Use of Convention : Stravinsky ans his Models in : The Musical Quarterly 48 (1962), p. 287, 599...O
9 Memories and Commentaires, New York, 1960 p. 122
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