Avant-propos
p. 3-7
Texte intégral
1Dans les différents domaines de l’activité artistique, et dans la musique en particulier, le terme d’avant-garde ne jouit plus d’une grande considération. Il a paru progressivement dévalué, à la fois dans les travaux critiques de ces dernières années, et dans les propos tenus par les compositeurs eux-mêmes1 Il a disparu au profit de termes tels que « post-modernisme », « néoromantisme », « nouvelle simplicité », « nouvelle intelligibilité », qui témoignent d’une réaction que l’on observe aussi dans la pensée en général. Simple mouvement de balancier dû au changement de génération, ou incapacité à définir l’art autrement que par rapport à des modèles temporels normatifs, comme le suggère Jean Clair ?2 Il semble que la question du rapport à la tradition soit aujourd’hui redevenue centrale pour la création : non pas comme prise de position esthétique, programmatique, polémique, mais dans la dimension concrète des liens entre le compositeur et les institutions musicales, et dans l’écriture elle-même. Les termes cités plus haut rendent alors mal compte de la réalité : ils la simplifient exagérément, donnant l’illusion d’un ordre là où règne une multiplicité de choix individuels, souvent complexes et ambigus. Dans quelle mesure une telle terminologie introduit-elle des a-prioris idéologiques qui faussent l’approche concrète des œuvres ? Nous pourrions dire en effet avec Kagel que « c’est l’arsenal des concepts historico-musicaux communément utilisés qui a influencé la composition des œuvres (non le contraire, donc), car les musiciens s’identifiaient rapidement et très volontiers à une notion d’« école », même si une telle identification ou typisation trop facile n’était pas du tout conforme à leur esprit. »3 Des mots comme « impressionnisme », « expressionnisme », « atonal », « néoclassicisme », « dodécaphonisme », etc., qui ont été banalisé par la critique, n’ont pas été revendiqués par les compositeurs auxquels ils étaient appliqués, mais caractérisaient plutôt leurs épigones. Aujourd’hui encore, un mot comme « sérialisme » est utilisé à tort et à travers, tandis que l’appellation « néo-romantique » est vigoureusement rejetée par le compositeur dont on fait la figure de proue, Wolfgang Rihm. Cette terminologie dispense d’une étude plus précise, d’un débat d’idées approfondi, en donnant l’illusion d’un ordre et d’un savoir où les problèmes esthétiques auraient trouvé une formulation convaincante et définitive. En même temps, l’absence de concepts stylistiques ou esthétiques peut suggérer que l’on échoue à saisir les problèmes posés par la musique actuelle, ce qui signifierait alors une régression notable de la pensée. Faut-il rappeller ici une lettre de Schoenberg à Kandinsky (20 juillet 1922) ? « Rien ne s’immobilise plus vite que ces mouvements que tant de gens font naître. Du reste tous ces gens vendent tout simplement notre peau — la vôtre et la mienne. Je trouve cela abominable, du moins en musique : ces atonalistes ! Oui, au diable : j’ai composé sans en appeler à un quelconque « isme ». Qu’en ai-je à faire ? »4
2Les avant-gardes ont toujours voulu rompre de façon radicale avec le passé et/ou avec les conventions de la culture officielle. Elles en ont sans cesse appelé à une conception et à une pratique nouvelles de l’art. Aujourd’hui encore, Boulez — dont le New Grove Dictionary of Music and Musicians fait le théoricien implicite de l’avant-garde, bien qu’il n’ait utilisé ce terme que furtivement et dans un sens plutôt négatif5 — déclare que « le phénomène de l’héritage n’est plus important pour [lui] »6 et il entend « définir les bases et les modalités d’une activité repensée en vue du futur »7. Mais c’est contre la liquidation de l’héritage et l’utopie d’une langue musicale rénovée, contre l’investissement formaliste qui en découle (sans connotation péjorative), que beaucoup de musiciens, dans les années soixante-dix, ont réagi. On peut considérer qu’il y eut là comme un retour du refoulé : le passé, fondement de la vie musicale, fit à nouveau irrupution dans la composition alors qu’on avait tenté de l’en débarasser. Il faudrait analyser ici les déterminations politiques et idéologiques d’un tel phénomène, la conscience musicale épousant assez bien l’évolution des idées.
3Il semble en tous cas que le rapport entre le compositeur et la société ait changé, en même temps que l’équilibre des forces politiques était modifié : d’un mot, nous pourrions définir cette évolution comme la recherche d’un compromis. Les idées de rupture radicale, de lutte révolutionnaire, l’agressivité de l’artiste qui veut choquer le bourgeois et renverser l’ordre établi ont quasiment disparu. Si d’un côté, Boulez a crée un institut de recherches capable d’établir les bases « d’une activité repensée en vue du futur », d’un autre côté, la plupart des compositeurs, quelle que soit leur génération, ont travaillé avec les institutions existantes, fondées sur une idéologie implicite de la musique et de l’histoire, sur une structure souvent archaïque, et sur des critères de rentabilité qui ont paru le plus souvent, depuis un siècle et demi, inconciliables avec la musique moderne. Le concept même de modernité, apparu avec Baudelaire au milieu du siècle précédent, consacre cette rupture entre les institutions (éditeurs, interprètes, orchestres, opéras, organismes de concerts, conservatoires, etc.), relais puissants qu’un compositeur et son œuvre doivent franchir pour atteindre le public, et la création authentique. La cassure entre l’individu créateur et l’idéologie dominante, sous la forme d’un conflit entre les idées nouvelles et le respect de la tradition, a duré jusqu’à nos jours ou presque. Les musiciens ont dû soit créer des institutions marginales, souvent éphémères faute de soutien officiel8 (Wagner, Schoenberg, Boulez…), soit tenter la rénovation des institutions existantes (Liszt, Mahler, Boulez encore…), soit enfin se replier sur des cercles restreints et intimistes (Schubert, Wolf, Webern…) Ces données, propres à la société industrielle, ne peuvent pas être conservées telles quelles dans la situation présente. On ne perçoit plus une telle radicalisation, ni dans la vie politique, ni dans la vie musicale : aujourd’hui, l’Etat reconnaît et subventionne les activités de recherche et de création — il en est souvent le seul soutien ; les compositeurs de l’avant-garde des années 50-60, y compris les plus contestataires, sont édités et joués, ils ont des commandes pour plusieurs années à l’avance, et ils sont fêtés dans les hauts lieux de la culture officielle — Paris, Salzbourg, Berlin, New-York, Londres, Milan, Vienne… Même dans les nouvelles générations, soutenues et parfois manipulées, on ne trouverait pas les destins tragiques d’un Schoenberg, d’un Webern ou d’un Bartok, ni les projets politiques, au sens large, qui ont caractérisé les avant-gardes artistiques dans la première moitié du siècle. Les œuvres les plus extravagantes ne provoquent plus aujourd’hui de scandale, et les plus « progressistes » ne sont pas accompagnées de programmes ou de manifestes quelconques. On ne veut plus, par la musique, « changer la vie » ; on ne conteste plus la notion d’art, ou d’œuvre, avec une visée politique déterminée.
4C’est que les objectifs ont changé : d’un côté, en liaison avec les centres de recherche, certains compositeurs s’attachent à la maîtrise d’un monde sonore et instrumental nouveau ; ils travaillent en vase clos, ils sont livrés à eux-mêmes, et l’histoire ne leur est pas d’un grand secours. D’un autre côté, de nombreux compositeurs se réapproprient les moyens traditionnels, enrichissant le répertoire des formations classiques délaissées après la seconde guerre. Ils écrivent des symphonies, des concertos, des opéras, des quatuors à cordes, des Lieder…, et réutilisent, avec plus ou moins de distance, les anciennes typologies formelles, certaines techniques d’écriture du passé, la tonalité, les gestes expressifs classiques… La Sinfonia de Berio, qui date de l’année 1968 (hautement symbolique), pourrait servir de point de repère et d’exemple. Elle substitue aussi symboliquement la figure de Malher à celle, jusque là dominante dans la musique d’avant-garde, de Webern. L’approche d’une telle œuvre, indéniablement brillante, et à laquelle on ne peut pas appliquer le qualificatif de « rétro », exacerbe les a-prioris esthétiques : son ambiguïté contrarie les catégories avec lesquelles on opère.
5Il ne s’agit pas d’un nouvel avatar du néoclassicisme, et la comparaison tentante avec les années vingt nous paraît superficielle. Car dans les meilleurs des cas, il ne s’agit pas aujourd’hui de restaurer9 le passé, ni même de le parodier (au sens musical ancien du terme). Des dimensions occultées par les avant-gardes de l’après-guerre sont repensées : la mélodie, l’écriture thématique, l’harmonie fonctionnelle, la répétition, la grande forme… Elles ne sont pas travaillées selon des modèles historiques, mais comme des catégories qu’on ne pouvait pas écarter plus longtemps sans aboutir à une impasse ou à un nouvel académisme. Ainsi, derrière l’apparence d’un retour à, sont posées des questions essentielles qui n’entrent pas forcément en conflit avec la recherche plus ascétique dans le domaine de la technologie des sons.
6Dans cette confrontation avec la tradition — au niveau de l’écriture comme au niveau du cadre institutionnel — il y a la volonté de rétablir des fonctions de communication que l’avant-garde avait fini par nier (pas toujours explicitement), en s’attaquant aux concepts d’œuvre, de responsabilité créatrice individuelle, et d’expressivité. En assumant dans leur travail la dimension historique du langage muscical, on serait tenté de dire que les compositeurs veulent s’adresser à la collectivité toute entière et non plus seulement aux auditeurs éclairés ou « engagés » ; ils recherchent une certaine immédiateté dans la réception des œuvres, une certaine transparence, une sorte de complicité avec le public, qui contraste avec l’idée d’œuvres différant leur sens dans un futur hypothétique, et offrant un aspect énigmatique, déroutant ou provocateur.
7La méfiance à l’égard des catégories esthétiques, le goût d’un matériau musical hétérogène, l’attitude « libertaire » vis-à-vis des problèmes stylistiques, le désengagement politique, revalorisent le rôle de la subjectivité, seule garante, en fin de compte, de l’unité de l’œuvre. Le retour à l’histoire — non pour la transformer mais pour en interroger les fondements — correspond à un retour de la dimension biographique comme ultime et seule vérité possible et comme source de l’expression musicale. Ce repli sur l’individuel, et le caractère diffus de la situation actuelle (selon le terme de Dahlhaus), rendent bien précaire la possibilité d’un langage musical collectif et d’une théorie globalisante. La tâche de l’observateur n’en est que plus difficile et plus délicate : en effet, les compositeurs eux-mêmes renoncent à tout mouvement constitué, ils veulent échapper à toute classification, ils sont extrêmement prudents et discrets vis-à-vis de la théorie musicale.
8C’est pourquoi nous avons pris le parti, dans ce troisième numéro de Contrechamps, d’informer et de confronter les points de vue, croyant avec Carl Schorske que « là où, un temps, l’appréhension intuitive de grandes unités pouvait se révéler positive, il faut désormais se résoudre à procéder à l’analyse empirique d’éléments disparates, condition préalable d’un schéma unitaire de nos univers culturels. »10 Nous avons donc rassemblé quelques témoignages de compositeurs actuels (la plupart appartenant à cette génération encore sans « réputation » qui est née dans les années 40-50) : ils apparaissent sous la forme d’entretiens, d’articles théoriques, ou de prises de position. D’autre part, nous avons regroupé des études historiques concernant aussi bien la première partie du siècle que les années plus récentes. Le regard du créateur croise celui du musicologue, les problèmes d’aujourd’hui interfèrent avec ceux d’hier, les analyses historiques alternent avec les prises de position partiales. L’ordre même des textes respecte ce chassé-croisé par lequel nous cherchons finalement à savoir où nous en sommes.
9Nous remercions Anne Buffle, Philippe Dinkel, Michel Paparou et Carlo Russi, qui ont révisé nos traductions, Christine Crevoisier qui nous a aidé à dactylographier les textes, et Raphaël Daniel pour la relecture.
10N.B. Nous n’avons consacré aucun article à la situation en Amérique, où les questions de l’avant-garde et de la tradition sont tout aussi importantes, quoiqu’elles se posent d’une manière différente qu’en Europe. Nous avons en effet prévu de réaliser un numéro sur la musique américaine (mars 86). Entre temps, la revue Contrechamps se tournera vers l’Opéra au XXe siècle (mars 85) et vers le compositeur Bernd Alois Zimmermann, dont nous publierons de nombreux textes (septembre 85).
Notes de bas de page
1 Cf. Luciano Berio, entretien dans « Libération » du 31 novembre 1983 : « Celui qui se dit d’avant-garde est un crétin... l’avant-garde, c’est du vide », etc.
2 Jean Clair Considérations sur l’état des Beaux-Arts. Critique de la modernité, Gallimard, 1983.
3 Maurice Kagel, 1965-1937, 1968, in « Tam-Tam », Bourgois, 1983, p. 87.
4 Schoenberg-Kandinsky, correspondance, in « Contrechamps n° 2, 1984, L’Age d’Homme, pp. 62-63.
5 Voir l’article « Eventuellement », 1952, in Relevés d’apprentis, Seuil, 1966, pp. 147-148. L’article du « New Grove », écrit par Paul Griffith, est dans le tome 1, pp. 742-743 : « The clearest statements of avant-garde aesthetics are to be found in the writing of Boulez... ».
6 Par volonté et par hasard, entretiens avec Célestin Deliège, Seuil, 1975, p. 159.
7 Perspective-Prospective, in La musique en projet, Gallimard/IRCAM, 1975, p. 32.
8 Voir à ce propos l’ouvrage de Pierre-Michel Menger : Le paradoxe du musicien, Flammarion, 1983. Menger insiste sur la « consécration institutionnelle de l’innovation », c’est-à-dire sur le subventionnement par l’Etat français des ensembles et des festivals de musique contemporaine, ainsi que de la recherche électro-acoustique.
9 Catégorie faisant référence au célèbre ouvrage d’Adorno, Philosophie der neuen Musik, Tübingen, 1949.
10 C. Schorske : Vienne fin de siècle, Seuil, 1983, p. 13.
Auteur
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