Entretien1
p. 163-174
Note de l’éditeur
Ce texte a été réédité avec des modifications substantielles dans l’ouvrage « Brian Ferneyhough, Univers parallèles. Ecrits et entretiens sur la musique » (Contrechamps, 2018). C’est cette dernière version qui doit être utilisée comme référence.
Texte intégral
1Comment une œuvre commence-t-elle — à partir d’une vision d’ensemble, d’une idée particulière, d’une sonorité particulière ?
2— Quand est-ce qu’une œuvre commence ? Il m’est arrivé d’avoir la sensation soudaine qu’une œuvre était là — pas nécessairement un matériau spécifiquement musical, mais l’impression d’une possibilité effective. Le plus souvent, la pièce a lentement surgi d’un ensemble d’idées plus ou moins vaguement reliées entre elles, ne prenant vraiment corps qu’au dernier moment ou presque. C’est au point qu’il m’arrive de n’avoir, à la lettre, pas la moindre idée de ce que sera la fin d’une œuvre peu de temps encore avant d’avoir à me décider entre plusieurs possibilités plus ou moins équivalentes. Il en va tout autrement si un instrument déterminé est prévu dès le départ, car il est évident que le pouvoir de suggestion d’une sonorité particulière amène à une forme de génération spontanée, l’emportant sur la présence de toute autre idée plus abstraite. Normalement, j’en viens assez vite à une sorte de « structure mentale », qui a une masse et une forme extérieure données, et que je peux tourner et retourner dans ma tête, en la modifiant si nécessaire. Les idées d’« énergie », de « poids », de « masse » et de « force vive » ont donc un rôle important à jouer dans mes premières formulations. D’autres pièces n’émergent qu’après avoir longuement lutté avec une idée que j’avais déjà en tête ; c’est le cas de la pièce Lemma-Icon-Epigram, ou la série des Time and Motion Study. Cela est généralement beaucoup plus angoissant, car l’idée de départ subit de constantes modifications au gré du développement des techniques purement musicales, et de là il n’y a qu’un pas à l’impression que le projet tourne en rond.
3Quels processus, mentaux et écrits, sont-ils engagés entre le moment de la conception et celui de la réalisation ?
4— Il y a généralement de longues périodes où je laisse aller ma pensée pour commencer. Ceci permet aux idées de s’ordonner « à l’horizon », conduisant souvent, une fois la phase active commencée, aux « synchronismes » jungiens les plus surprenants. Ensuite viennent sporadiquement des moments soudains d’expérimentation (aussi bien avec des techniques nouvelles que d’autres déjà utilisées), pendant lesquels certaines intuitions subites, relatives à de nouveaux développements, sont suivies de très près, et les voies de communications essentielles, susceptibles de canaliser les idées et les forces disparates, sont établies. Après quoi je sais en général ce dont « il s’agit » dans la pièce, et je me suis suffisamment familiarisé avec l’état courant de mes outils pour qu’une période d’interpénétration entre l’aspect concret et celui plus formel de la mise en place puisse commencer. Cela peut à nouveau durer assez longtemps. Une fois que la forme générale a enfin été établie, je fais quelques essais, mais sans commencer forcément par le début de la pièce. Peu à peu, les détails de la mosaïque se dessinent plus nettement ; avec un peu plus de temps, les éléments acquièrent cette propriété d’émaner des qualités secondes, propriété qui intéresse un véritable acte de composition. L’œuvre émerge, sous l’effet d’une pression croissante, en s’auto-libérant lentement de la matrice initiale des contraintes contre laquelle son univers expressif va se reprojeter.
5Vous arrive-t-il jamais d’abandonner des travaux ?
6— Récemment, non ; bien qu’il soit souvent arrivé que des idées de pièces prennent concrètement corps — généralement deux ou trois mesures de matériau parfaitement travaillé — sans que je parvienne pour autant à trouver le moyen de leur donner une suite. Une composition « commence » presque toujours bien avant que les premières notes réunissent suffisamment d’énergie pour apparaître sur le papier, et beaucoup de projets sont abandonnés, ou considérablement modifiés, déjà à ce stade préliminaire de gestation. Il peut aussi arriver que plusieurs projets distincts finissent par être « réduits » à quelque chose qui devient en définitive une œuvre achevée. En outre, à un stade avancé de la composition de la plupart des pièces, il arrive un moment où je stoppe le travail proprement dit d’écriture. Ces moments-là peuvent durer plusieurs mois, laissant du temps pour une ultime réorientation avant l’intense effort qu’implique le fait de mettre un point final à la composition. A ce stade, il reste souvent devant moi un certain nombre de tensions ou de problèmes irrésolus et en suspens, de sorte qu’à de tels moments j’ai parfois l’impression que la pièce ne pourra réellement jamais être terminée. En réalité, cependant, une fois que ce stade est atteint, il est très peu probable qu’on ne parvienne pas à achever. Cela ne m’est du moins pas encore arrivé.
7Conservez-vous des ébauches qui peuvent servir pour des œuvres futures ?
8— Mes carnets sont plein de notes de longueur variable, allant de la demi-phrase gnomique (souvent indéchiffrable), à des pages entières de diagrammes et de matériaux de hauteurs. Comme fréquemment je note les idées sur n’importe quel support disponible, toutes sortes de bouts de vieux journaux, de papier à lettre d’hôtel, etc., viennent s’agglutiner aussi bien. Je sais que certains compositeurs, aussitôt rentrés chez eux, introduisent tous ces Einfälle dans le fichier d’un ordinateur, mais à mon goût, cela ressemble trop à une banque de données. En fait, je me reporte très rarement à ces notes ; je présume qu’elles me tiennent lieu en quelque sorte de stratégie psychologique de soutien, me permettant d’aller et venir librement d’un domaine d’intérêt à un autre, sans perdre contact avec des choses dont la pertinence, à aucun moment, ne se révèle d’une manière évidente. Ce processus de recyclage est si constant que je me surprends parfois moi-même à réinventer une idée des années après y avoir songé pour la première fois, et alors que j’en ai en quelque sorte perdu la trace. Comme le contexte dans lequel cet acte de redécouverte s’effectue est généralement extrêmement différent et a souvent infiniment évolué, qui plus est de manière significative, je trouve ce mouvement de spirale plutôt excitant, d’autant que je sens que je perçois de mieux en mieux ces parties de mon univers musical qui sont en train de se charger lentement de signifiance structurale, de devenir des « poteaux indicateurs » permanents.
9Est-ce que les œuvres nouvelles se constituent à partir d’idées ou de formes des œuvres anciennes ?
10— Il y a eu des cas où l’idée d’une pièce m’est tombée dessus sans crier gare, par derrière. Cependant, il est rare que de telles visions subites soient vraiment réalisées, à moins qu’après réflexion il apparaisse qu’elles relient entre elles d’autres idées déjà existantes, d’une manière nouvelle et novatrice. La plupart du temps, un horizon constamment changeant de projets futurs défile devant l’œil intérieur, et il est si clairement défini qu’il ne laisse que peu de place pour une modification d’importance. Il y a cependant du même coup un potentiel beaucoup plus fort pour le développement croissant des matériaux ou des moyens de traitement d’une œuvre à l’autre. Une de mes convictions les plus inébranlables, c’est que, devant le haut niveau de pluralité stylistique, le terme de « style » lui-même doit être considéré comme une fonction diachronique — à savoir, le compositeur doit chercher à créer un usage linguistique quasi organique, régulièrement évolutif, et capable d’apporter un enrichissement sémantique tout aussi progressif des vocables musicaux, ce que seule une certaine forme de perspective historiquement linéaire semble permettre. Bien que je n’aie évidemment aucune intention de nier la possibilité d’approches différentes et divergentes, ma manière propre de travailler et mes conceptions artistiques exigent ce type de concentration sur la notion de « style individuel » comme présupposition nécessaire à toute idée d’évolution ordonnée. Cela signifie que, dans une mesure plus ou moins grande, toutes les œuvres sont « contaminées » par celles qui les précédèrent, parfois au point de partager concrètement des matériaux (comme dans plusieurs projets en cours) ou de reprendre, en passant par différentes approches, le même type d’organisation de base.
11Dans les Carceri d’invenzione, par exemple, les trois pièces qui portent ce titre partagent littéralement toutes le même matériau initial d’accords, alors que le nimbe de pièces plus petites qui les entoure, offre un éventail assez kaléidoscopique de procédés transformationnels, générateurs de formes.
12Composez-vous régulièrement à des heures données ?
13— Je présume que la plupart des compositeurs sont toujours en train de composer, d’une façon ou d’une autre, même si les résultats n’en sont pas tangibles ou visibles. Il semble en fait qu’une des qualités déterminantes pour être compositeur soit véritablement la propension à reconstruire le monde extérieur suivant le flux presque ininterrompu de préoccupations intérieures. J’imagine que beaucoup de « compositions » de cet ordre ont été créées par l’intermédiaire de ce rituel interactif, sans pour autant jamais aller jusqu’à être transformées en sons ! D’un autre côté, comme je l’ai dit tout à l’heure, j’ai assez souvent des périodes pendant lesquelles telle ou telle pièce reste au point mort. Comme je travaille sur au moins deux pièces à la fois, cela n’implique pas nécessairement une totale inactivité. De toute manière, il y a toujours du travail plus mécanique, de nature préparatoire, à faire.
14En général, je m’efforce d’être à ma table de travail environ six à sept heures par jour — plus si les choses se passent bien, moins si je bute sur des obstacles dont je sens qu’il vaut mieux les laisser reposer. Quoique le nombre d’heures pendant lesquelles j’enseigne la composition ne paraisse pas bien lourd, le type et la quantité d’énergie dépensée en fait pour cela m’empêchent généralement d’enseigner et de composer le même jour. Comme en outre je voyage passablement, je dois faire attention d’estimer au mieux quelle sorte d’activité compositionnelle sera réalisable dans des environnements étrangers et anonymes. Bien sûr, on n’est jamais à l’abri d’une erreur d’estimation. Dans le pire des cas, il y a toujours quelque chose à copier ou à corriger, et ces tâches tendent à dériver presque imperceptiblement vers un travail de composition à proprement parler. C’est peut-être un des aspects les plus fascinants de la composition — j’entends cette permanente fluidité présente dans la division individuelle du travail artistique.
15Apprenez-vous quelque chose en entendant votre musique ? Les partitions changent-elles pendant les répétitions ou après une première exécution ?
16— Evidemment, on apprend toujours quelque chose au moment du concert, particulièrement si les répétitions ont été intensives. Etre le témoin de la maturation progressive d’une interprétation particulière peut déclencher des impulsions décisives par la suite, quoique cette remarque s’applique principalement aux œuvres destinées à un soliste ou à des ensembles relativement petits — c’est-à-dire suffisamment petits pour permettre un contact individuel avec chaque musicien. Au-delà d’une certaine limite, ceci n’est plus possible, d’autant qu’avec le nombre invariablement insuffisant de répétitions imparti à une œuvre, on n’a parfois pas le temps d’apprendre à « habiter » la sonorité d’une œuvre advenant pour la première fois au monde réel — phénoménal — des sens. J’ai souvent éprouvé le désir de faire converger l’attention sur un groupe d’instruments, dont moi seul ai conscience (étant le compositeur) qu’il forme une sorte d’unité. Au lieu de cela, on reste souvent là, déphasé, après un concert, avec la pénible certitude que le travail ne devrait vraiment commencer qu’à ce moment-ci.
17Je modifie rarement quelque chose, à part l’inévitable élimination des inexactitudes dans la notation, ou des omissions accidentelles dans les indications de jeu. La raison principale à cela tient dans ma manière actuelle de composer, car j’essaie de copier la partition définitive (celle qui sera ensuite publiée) au fur et à mesure, suivant l’acte de composition lui-même. Pour la plupart de mes pièces, cela signifie qu’il n’existe pas de véritable brouillon de la partition, simplement un enchevêtrement vaste et désordonné de pages isolées, de forme et de format variables. Cette manière de copier la partition, en prenant l’acte à part entière, comme partie du processus de composition, m’est venue en premier lieu de l’habitude d’écrire toujours à la plume et non au crayon : plus tard j’ai réalisé que cela me permettait aussi de passer plus de temps à travailler les idées, sans interrompre la continuité de l’activité créatrice d’aucune façon, violente ou arbitraire. Travailler lentement et de cette manière n’implique pas forcément qu’on élimine toute erreur de jugement, mais cela tend à rendre la maille des erreurs à peine visible dans le tissu global de l’œuvre, rendant la correction finale non seulement infiniment plus difficile, mais, bien souvent, vraiment peu souhaitable. Beaucoup de mes méthodes de travail plus circonstanciées sont centrées autour de l’absorption et du redéploiement effectif des énergies que les systèmes d’erreurs génèrent.
18Visez-vous autre chose pour votre musique, à part le fait qu’il est bon qu’elle existe ?
19— Je ne suis pas certain de comprendre tout à fait la question. J’ai toujours eu le sentiment que le vieil « art pour l’art » opposé à « l’art engagé » était une dichotomie fausse et dangereusement réductrice. Dans un monde où nous avons tous été « décentrés » au profit de toutes sortes de pressions sociales plus ou moins puissantes, il semble qu’une vision de l’art qui transcende ces visions manichéennes ait un rôle important à jouer. De quoi est-il question en musique ? Peut-être de la relation entre le domaine des sens et l’objet ordonné de leur perception, relation envisagée comme une métaphore étendue des formes de vie possibles. L’idée d’une œuvre d’art mettant en représentation les conditions de réalité de mondes virtuels ordonnés qui ne sont pas immédiatement soumis à une catégorisation extérieure en termes de coût et rendement, cette idée, donc, semble un point de départ raisonnable, bien que chaque occurrence individuelle ne manquera pas, par définition, d’élargir et de déformer cette proposition de base, de manière à chaque fois inimaginable. Une musique véritablement « expérimentale » n’est pas nécessairement une musique qui jongle avec des idées et des matériaux à moitié assimilés pour se faire la surprise de voir ce qu’il en sort : c’est bien plutôt une forme de discours vivant, qui offre, à chaque instant, de nombreuses voies possibles vers son propre futur. Une des raisons pour lesquelles j’ai été à tel point attiré par les gravures de Piranesi, c’est cette qualité qui leur permet de projeter la trajectoire de leurs perspectives au-delà de la marge de la page, jusque dans le monde extérieur. C’est ce genre de matrice que j’essaie de composer ; et non pas nécessairement la définition consacrée des forces exactes qui se croisent là.
20Si tout ceci apparaît plutôt vague, c’est qu’au niveau du travail, tout ceci est vraiment plutôt concret. En tout cas, quelles que soient les intentions d’un compositeur à l’égard de son travail, celles-ci sont généralement davantage orientées vers le résultat d’écrire la pièce que vers des spéculations superflues sur sa fonction ultime. En outre, on pourrait objecter que le verbe « exister », contenu dans votre question, dénote un mode d’être bien trop passif pour une œuvre d’art : j’espère que mes compositions invitent à une interprétation plus active, d’autant qu’elles partent, elles aussi, pour leur propre long voyage.
21Est-ce qu’un public est nécessaire ?
22— Je dirai qu’une résonance est absolument nécessaire, puisqu’il semble assez difficile, en cette époque de transmission instantanée de l’information culturelle, de maintenir la métaphore adornienne de « la bouteille à la mer ». Naturellement, il est plus utile d’imaginer un « auditeur idéal » pendant que l’on compose, vu que le type de public qui rendrait une pareille généralisation utile n’est en aucun cas caractéristique d’aucun genre de musique contemporaine. Il n’existe rien qu’on puisse désigner comme le public de la musique nouvelle, mais plutôt un réseau chaotique d’intérêts particuliers — ce qui est vrai aussi de la vie en général, bien sûr. Il peut y avoir un homme (ou une femme) fasciné par Stravinsky, alors que Mahler le laisse froid. La même personne peut adorer Le Sacre du Printemps, mais détester cordialement La Symphonie de Psaumes, de sorte que si l’on y regarde de plus près, notre auditeur de rêve se dissout en un miroitement impalpable de courants multiples.
23En un certain sens, la réalité du concert traditionnel, avec son auditoire restreint se retrouvant dans une salle de banlieue, a été dépassée par une nouvelle réalité, celle de l’industrie du disque, de la radio, etc., de sorte qu’on peut difficilement nier que ces dernières dizaines d’années ont sérieusement ébranlé chez le compositeur le sens de la relation directe avec un groupe d’auditeurs spécifique et identifiable. Le culte des masses est probablement un symptôme assez récent du même phénomène, car l’histoire de l’art a fréquemment montré que les artistes les plus importants ont exercé une influence sans rapport avec leur annexion ou non par des organes de diffusion de masse. En dernière analyse, chaque compositeur travaille pour lui-même, puisqu’il est seul à pouvoir rassembler et maintenir la force d’impulsion nécessaire à l’acte de création. D’autre part, je suppose qu’on écrit pour ces dix ou douze individus dont l’avis et l’estime comptent, sans que cela signifie pour autant qu’on ignore les autres facettes du problème. Aussi abstraites que puissent être les catégories d’auditeurs que l’on vise, ce type-là de « visée » élémentaire, en direction de personnes connues, me semble être le point de départ.
24Faites-vous en sorte que vos notices sur les programmes déconcertent ?
25— A vrai dire, j’ai moi-même souvent été un peu déconcerté en remarquant l’apparente réticence des auditeurs à remettre en cause l’utilité et le format des programmes. Trop souvent, le ton de conversation au coin du feu, que beaucoup de compositeurs se croient obligés d’adopter, aiguille automatiquement l’oreille et l’esprit sur des voies plus sécurisantes et familières, quelle que soit la nature de la musique elle-même. L’idéologie partout répandue du bon sens commun engendrant de tels phénomènes, illustre très bien l’infaillible savoir-faire des pressions sociales dans la diffusion de l’art, même le plus potentiellement explosif. D’un autre côté, ne pas fournir du tout de texte pour le programme me paraît être une attitude plutôt défaitiste, et cela finit par être interprété comme une forme de comportement particulier — même moins différencié sur le plan individuel — prêtant à de graves contresens de la part des non-initiés.
26Les textes que je fournis parfois (seulement quand on m’en demande !) ne sont certainement pas conçus comme des descriptions de ma musique en un sens direct : après tout, un certain nombre d’étapes du processus de composition sont associées à une activité verbale et conceptuelle, et chacune d’entre elles est susceptible d’apporter une contribution spécifique à l’atmosphère unique de l’œuvre. Cet aspect stratifié de la création artistique devrait certainement être souligné, et non éliminé. De plus, un texte peut se rapporter de multiples façons à l’œuvre à laquelle il est nominalement associé, même au point de reprendre, par exemple, des aspects du « fonds » idéal, original, des aspects qui ne sont pas directement exprimés par la musique elle-même — des restes ou reliefs, si vous voulez. Il n’y a aucune raison de les considérer hors de propos. Il m’est arrivé parfois d’utiliser une autre possibilité : produire un texte au moyen de techniques identiques à celles employées pour la pièce elle-même, sans faire forcément de ces techniques un objet de discussion comme tel. En d’autres termes, il existe une sorte de « double » verbal de certains aspects centraux d’une œuvre, qui peut préparer le terrain, du moins je l’espère, à l’ultérieur filtrage intuitif des impressions musicales et à leur réorganisation.
27Quoique le texte ne soit en aucune manière pensé comme partie intégrante de l’œuvre, il exerce en un certain sens une fonction exemplificatoire, suggérant l’existence de champs de forces entre l’œuvre et le monde, à travers lesquels la résonance de la musique peut être projetée dans d’autres dimensions. La musique n’est pas seule au monde ; il y a eu des époques où l’on considérait comme pleinement évident le fait qu’elle formât un centre de gravité autour duquel toutes sortes d’expériences culturelles se groupaient. Ce n’est relativement que depuis peu que l’art a honte d’une telle vision et se réfugie dans un idéal anonyme et irréfléchi de « communication ».
28Ceci dit, peut-être est-il utile de souligner le fait que les compositeurs ne sont pas au premier chef des orfèvres du langage — fait de toute apparence souvent oublié ou ignoré par des critiques qui se contentent eux-mêmes de régurgiter la notice du programme (une preuve excellente à l’appui de mes thèses s’il en fut jamais), ou de la traiter (la pièce elle-même) comme l’objet d’une forme de critique littéraire de bas étage. Contrairement, disons, à tous les arts visuels, le langage de la spéculation critique en matière musicale (et il semble que cela soit un des principaux problèmes) est devenu trop conventionnel, pour ne pas dire pauvre. Mes textes ne sont certainement pas faits pour déconcerter, pour reprendre vos termes ; mais plutôt, pour désorienter stratégiquement, dans la tentative de désamorcer ce type de réaction toute faite.
29Etes-vous jamais poussé à écrire de la musique en réponse à des stimuli extérieurs reconnaissables : des mots, d’autres œuvres d’art, des phénomènes naturels, des idées, etc. ?
30— Si, presque toujours en fait. Au cours des années, je crois que j’ai développé du « flair » quant aux choses susceptibles de me stimuler ou non. Parfois d’autres œuvres d’art (généralement non musicales) ont joué un rôle de catalyseur., ne conduisant pas directement à la pièce, mais agissant comme des points focaux dans la réunion et la mise en ordre de toutes sortes d’impressions fragmentaires, de spéculations et autres. Parmi ces œuvres d’art, le tableau de Matta, La terre est un homme, m’a servi d’emblée à plusieurs niveaux : la configuration donnée des éléments, le titre et ses implications, et cette espèce d’anémisme surréel qui confère à la toile sa vie spécifique. Cela vaut également, et peut-être à un plus haut degré, pour le cycle des gravures de Piranesi. Le cas de Transit relève aussi de la question, puisque la disposition de l’orchestre reproduit fidèlement les cercles concentriques aperçus sur un pastiche du dix-huitième où un savant de la Renaissance s’élève au-delà des limites ultimes des cieux et entend la musique des sphères. De nombreuses correspondances se développèrent autour de cette volute d’images.
31En même temps il me faut souligner que ma musique n’a rien à voir avec de la musique à programme. Il y a un entrelacs serré de correspondances analogiques, liées à une idée extramusicale, c’est vrai, mais on ne suit pas un « scénario » en dehors de l’action musicale elle-même qui se déroule et se révèle. Les œuvres ultérieures tendent à se passer d’images extérieures spécifiques au profit de considérations plus fondamentalement immanentes à la musique — et pourtant, maintenant que je le dis, il me vient immédiatement à l’esprit qu’un bon nombre de mes compositions récentes établissent explicitement de tels parallèles : Lemma-Icon-Epigram, par exemple, se rapporte à la théorie de Walter Benjamin sur l’allégorique.
32Il m’arrive parfois de penser que si Wittgenstein et Benjamin s’étaient rencontrés à la fin de leurs carrières respectives, ils se seraient regardés l’un l’autre comme des créatures d’un autre univers. Néanmoins, même les trajectoires les plus idiosyncrasiques partagent souvent quelque point d’intersection ; ainsi, à la fin du Tractatus, quand il parle des limites du dicible, Wittgenstein, contrairement à toute attente, n’est pas loin d’admettre des formes réelles de sens qui transcendent l’enveloppe verbale. J’ai dit tout à l’heure que je me sens proche émotionnellement de tout ce qui définit une frontière dans l’acte de la franchir ; il en va de même ici, où nous sentons que le visible et le dicible ne sont en fait pas à ce point éloignés. L’immédiateté évidente de l’image déictique reste fermement ancrée dans notre culture linguistique, tout comme le mot lui-même (paix aux plus récentes idées de Derrida) est toujours à nouveau entraîné dans le maelstrom de la sensibilité pré-logique. La musique est pour moi une forme d’art qui — plus qu’aucune autre ? — participe de ces deux mondes d’une manière vitale et élémentaire, et la référence à Walter Benjamin (comme à Adorno, mais dans un autre contexte) est pertinente dans la mesure où son intérêt principal allait toujours au moment de modulation entre deux manifestations de sens.
33Dans Ursprung des Deutschen Trauerspiels, Benjamin formula pour la première fois ce qu’on voudra bien me pardonner d’appeler le concept de « synesthésie de l’image », d’après lequel il mit au jour des variétés infinies de corrélations entre les images et les concepts. Cela m’intéressait dans la mesure où, pour Lemma-Icon-Epigram, j’étais intentionnellement à la recherche d’une sorte d’argumentation non discursive. En cela, l’organisation formelle de l’Emblème baroque (composé d’une inscription verbale — le « lemme » —, d’une image sensible et d’un résumé de sens exégétique et conclusif en forme d’épigramme poétique) me sembla immédiatement utile et suggestive. C’est en fait à travers Benjamin que j’ai fait la découverte de tout ce monde de sens sous-cutanés. La forme Emblème m’apparaît comme une sorte de « rhétorique figée ». Dès lors, l’idée de la pièce était de mettre violemment en mouvement cette structure tripartite de l’Emblème, de façon à dissoudre son caractère conventionnellement immédiat en une communion d’un genre nouveau entre l’objet musical (tout prêt de disparaître à chaque moment) et une chaîne de processus transformationnels, elle-même toujours au bord de la dissolution. En accord avec la tripartition originale de mon modèle, j’ai choisi des techniques et des approches qui soulignaient tout d’abord l’aspect scriptural, linéaire ; et pour finir (quoique d’une manière non littérale) l’aspect argumentatif, exégétique.
34Ce n’est que des années plus tard que je suis tombé sur différents traités (Gracián en particulier) qui mettaient en évidence l’étroite relation entre la rhétorique classique, l’art de la mémoire, et l’image qui les unit. Benjamin, considéré comme un continuateur de cette ligne de pensée, me semble être un des rares critiques culturels de l’avant-guerre à avoir véritablement un pied dans chaque camp.
35Qu’est-ce que la musique, et à quoi sert-elle ?
36— Je trouve intéressant que vous associiez automatiquement ces deux points qui, pour moi, sont distincts et indépendants. L’art semble être en général une des qualités élémentaires qui définissent l’humain. On pourrait aussi bien se demander : « Pourquoi respirer ? » Quant à sa destination : si j’improvise une réponse, je dirais seulement qu’il sert à maintenir ouvertes les voies ténues de la communication entre les différentes régions de notre moi. Dès que nous essayons de trouver de séduisantes formules pour y épingler notre expérience, nous nous enferrons dans une position qui est, je crois, très exactement celle à laquelle l’art s’oppose. J’ai toujours été attiré par les œuvres qui enjambent de part et d’autre les frontières, sans pour autant rester assises sur la barrière : la qualité du sensible à rester attaché à des règles, et la qualité sensuelle dans l’ordre intellectuel, sont des aspects qui semblent être de plus en plus étrangers à l’esprit de la plupart des gens. Peut-être que la musique, en intégrant ces deux extrêmes à un haut degré, peut espérer combler le fossé, même si ce n’est qu’à titre de forme exceptionnelle et privilégiée, et même si ce n’est que pour un temps limité.
37Quelles sont les musiques que vous souhaiteriez toujours entendre, même si cela devait coûter un effort ?
38— A peu près tout ce qui vient de la Renaissance italienne, surtout Monteverdi, les Gabrielli et leurs contemporains. J’ai toujours éprouvé la puissance attraction de l’un et des autres : chez l’un, l’intensité maniériste du détail — sans parler de son incroyable sens du rythme ; chez les autres, le plaisir exubérant dans le jeu architectonique des masses. Peu de choses des dix-huitième et dix-neuvième siècles ; mon intérêt s’éveille à nouveau avec le premier Schœnberg. Le Deuxième Quatuor, par exemple, est l’un des chefs-d’œuvre de ce siècle, et je serais toujours prêt à un effort pour l’entendre.
39Parmi la musique plus récente, il n’y a pas grand chose pour quoi je ferais de grands efforts, mais c’est probablement parce que j’en entends beaucoup, et que j’aime consacrer le plus de temps possible à mon propre travail. Je me sens rarement très attiré par des premières, toutefois les choses étaient différentes il y a à peu près une dizaine d’années : depuis, l’atmosphère d’attente qui entourait de tels événements s’est en grande partie dissipée, tout comme l’audace d’esprit de la plupart des compositeurs.
40Quelle musique détestez-vous ?
41— Est-ce que ce serait vraiment éclairant d’offrir mon hit-parade personnel ? En ce qui concerne la musique contemporaine, je m’efforce de suspendre mon jugement aussi longtemps que possible, car il est très souvent assez difficile de juger de la qualité avant d’être entré dans l’atmosphère stylistique d’une pièce. Je crains bien qu’il y ait des domaines qui me laissent plutôt froid — la majeure partie de la musique minimale (du genre répétitif) ; la majeure partie de la musique socio-critique ou ouvertement politique, en particulier tout ce qui offre une vision parfaitement bourgeoise de ce que les masses devraient aimer. Je reste également pratiquement fermé à l’opéra, mis à part ceux de Schœnberg, Monteverdi et quelques Strauss, mais cela peut venir d’autres facteurs que la qualité musicale ou le contenu, je suppose. A part ces points spécifiques, je crois qu’une certaine « musique de festival » me rend incontestablement nerveux pour avoir été trop et trop fréquemment exposée à d’interminables concerts ne proposant que très peu d’œuvres originales. Mais ici encore, il se pourrait bien que la désensibilisation de masse impliquée par une écoute aussi prolongée soit davantage un sujet d’inquiétude, que les pièces elles-mêmes. Parfois je me dis que les concerts de musique contemporaine devraient se limiter à cinq pièces, chacune ne dépassant pas quatre minutes, et séparées par des pauses qui seraient calculées en proportion inverse de la longueur des pièces. Ecouter vraiment de la musique contemporaine de qualité demande une telle intensité et un tel engagement que les pratiques actuelles du concert sont soit le reflet de la décadence de nos capacités auditives, soit une de leurs causes premières.
42Comment réagissez-vous à des phénomènes d’époque tels le Nouveau Romantisme, le Minimalisme, la Nouvelle Simplicité ?
43— L’année dernière, j’ai écrit un article, publié dans diverses revues continentales2, qui traite largement de ces problèmes du point de vue de ce qu’on peut attendre ou non du style. Mon opinion personnelle sur la nécessité de la continuité du style personnel comme présupposition d’un « effet de profondeur » s’opposait aux différentes tendances néo-historiques en cours. Je suggérais que la conception de « l’histoire » musicale souvent impliquée par de telles musiques, est souvent limitée et limitative ; en outre, la conception selon laquelle des gestes musicaux peuvent réellement refléter l’émotion du compositeur — d’une manière immédiatement représentative en quelque sorte — conduit à toutes sortes de problèmes du point de vue de la forme, en particulier quand cela se mélange à la polémique, maintenant dépassée, visant les tendances « sérielles » (au sens de « sérielles intégrales » !) des années cinquante. L’argument principal contre le phénomène général du Nouveau Romantisme est que la théorie iconique de la représentation (à quelque niveau que ce soit) abandonne la simple unité gestuelle de signification sur une île plutôt isolée et formellement inefficace. En effet, plus l’acte de représentation est frappant, moins le geste qui en résulte a besoin de prolongement ! On aboutit ainsi de plus en plus à un retour aux formes traditionnelles, telles la fugue, la variation, etc., dont les modèles schématiques et extrêmement simplifiés produisent un contraste grossier avec le type de matériau hyperexpressif employé. Il y a, j’imagine, des choses à faire dans le domaine de la modulation « trans-stylistique », mais non sans une réflexion approfondie de la part du compositeur. Les guillemets sont ici d’une manière ou d’une autre inévitables.
Notes de fin
1 Paru pour la première fois in New Sounds, New Personalities, British Composers of the 1980, Faber and Faber, London, 1985 (pp. 65-83). (Une petite partie de l'entretien paru en anglais n’a pas été reprise ici.)
2 Cf. Forme, Figure, Style — une évaluation intermédiaire, in Contrechamps n° 3, Lausanne/Paris, 1984.
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