Moments de Stockhausen
p. 45-53
Texte intégral
1“A Avec les petites choses, je suis petit. Mais avec les grandes, je suis très généreux1.”
“Il y a une périodicité fondamentale dans l’univers : il éclate et se contracte - il respire, Dieu respire tout le temps (...), c’est le fondamental de l’univers. Toutes les autres choses sont les partiels de ce fondamental2.”
2Stockhausen est sans doute le compositeur sériel qui a le plus nourri sa problématique musicale d’une conception du temps. Cela le met en position d’exception parmi ses contemporains puisque le sérialisme a plutôt privilégié une pensée de l’espace : il suffit, par exemple, d’examiner les réflexions de Boulez pour constater combien les distinctions qu’il manie à l’égard du temps musical (temps lisse, temps strié...) sont explicitement déduites d’une catégorisation de l’espace. Il n’est ainsi pas exagéré d’avancer qu’une part essentielle du sérialisme s’est présentée comme cette forteresse du Graal dont Gurnemanz disait à Parsifal : “Ici, le temps devient espace ”. Concevoir la musique comme production d’un temps singulier conduit alors inévitablement à la rencontre de Stockhausen.
“Rarement une génération de compositeurs a eu entre les mains les atouts de la nôtre, est née à un moment aussi favorable : les “villes sont rasées” et on peut recommencer par le commencement, sans tenir compte de ruines ni de terrains restés debout d’une époque sans goût3.”
3Le sérialisme de l’immédiat après-guerre fut un temps de vigoureuses spéculations où les compositeurs ont porté la réflexion théorique jusqu’à un point inégalé. Si Stockhausen fut un de ceux qui investit le plus radicalement en cette entreprise, on ne peut qu’être frappé par le reflux général qui a suivi ; aujourd’hui, le débat théorique ne s’investit plus guère sur des projets musicaux, sur les enjeux présents de la composition ; on discutera plus volontiers de telle ou telle innovation technique qu’on ne débattera du bilan à entreprendre des 40 ans de musique contemporaine ; on pérorera sur tel détail sociologique plutôt qu’on ne tracera quelque proposition ample de sorte que les grandes questions posées par les fondateurs du sérialisme sont restées, depuis la fin des années 60, à peu près en l’état où ils les avaient alors laissées : rien n’a prolongé ou répondu sur le fond aux réflexions d’un Stockhausen, d’un Boulez ou d’un Pousseur. Par delà les oeuvres musicales de ces trois compositeurs (oeuvres au demeurant bien mal connues même si elles sont souvent citées), leurs écrits suffiraient pourtant à faire de leurs travaux un massif inévitable.
4J’évoquerai certains aspects de l’oeuvre de Stockhausen, moins sa pensée telle qu’elle se trouve prise aux rets de ses partitions que certains moments de sa réflexion tels qu’on les trouve exposés dans ses nombreux textes. Je procéderai ici par contours plutôt que par système, renvoyant à d’autres publications plus détaillées ceux qu’intéresserait une démarche plus méthodique. Il s’agira seulement, en quelques touches, de relever ce goût de la spéculation et d’un certain débat théorique qui a pris, depuis Schumann en passant par Wagner et Schoenberg, de plus en plus d’importance pour les compositeurs.
5On peut expliquer de diverses manières la prééminence de l’espace sur le temps dans le mode de pensée sériel. Il y a d’abord une raison tenant à la nature même des échelles musicales qu’il utilise : ces échelles, non tonales, ne sont pas fonctionnelles et ne garantissent plus ce qu’assurait l’échelle diatonique : des fonctions d’anticipation et de rétroaction. Ces deux fonctions - qu’établissait la tonalité de manière éminemment perceptible (au moyen d’une polarisation entre tonique et dominante) - disposaient le présent musical en une tension expressive : entre un futur anticipable et un passé réinterprétable. S’il est vrai que l’expressivité musicale naît d’une dissension de temporalités, ces deux fonctions, convergeant sur le point présent, suffisaient à lui assurer une mobilité et une émotion, inégalées depuis. Dans le cadre sériel, les principes en fonction desquels l’échelle (chromatique) va être désormais ordonnée ne sont plus immédiatement perceptibles. Cela ne désigne nullement leur inanité mais indique plutôt qu’étant à présent cantonnés à la production d’un ordre scriptural, ces principes produisent maintenant un inconscient de l’oeuvre musicale, un ordre dont l’oreille n’a plus conscience ; or, comme l’on sait, l’inconscient n’a pas d’histoire et le temps lui est étranger.
6Bien sûr, le travail des sériels ne se limitera pas à cette construction d’un inconscient : toute la problématique de la “figuration” - comment, par croisement de “formalisations”, engendrer des ensembles, délimiter des objets, dessiner des figures qui soient perceptibles comme entités en soi et qui puissent composer un parcours auditif - va viser à édifier une conscience perceptive, à la fois autonome et surdéterminée par la structure. Le temps, ainsi, n’est pas absenté de cette réflexion compositionnelle ; toute réflexion portant sur la perception comme processus singulier le prend d’ailleurs nécessairement en compte.
7Au principe du sérialisme est le lieu, si bien que ce mode de pensée prononce, en fin de compte, que, de l’oeuvre musicale, rien n’aura lieu que son espace musical déployé. Il n’est que de reprendre le sous-titre du livre-phare de Boulez : “Penser la musique aujourd’hui” pour constater combien l’espace est bien l’alpha, si ce n’est l’oméga (ce serait l’objet sonore), de cette orientation ; entendons : l’espace sonore - c’est-à-dire un espace métaphorique, celui de la partition qui étage les hauteurs du grave à l’aigu et les durées de gauche à droite -, non pas l’espace réel tel que celui de la salle de concert où se disposent les exécutants et leurs pupitres.
8Il est sans doute trivial de relever les liens entre sérialisme et structuralisme et de rappeler combien la problématique structurale, généralisant la combinatoire des places, a déqualifié l’histoire comme processus subjectif, inventif et imprévisible. Sans avancer de correspondance mécanique entre sérialisme et structuralisme, correspondance où “le temps” prendrait la place de “l’histoire”, on peut cependant relever combien la mise en retrait du temps dans le sérialisme a pu résonner dans un certain environnement de pensée et fait ainsi valoir, a contrario, la singularité des positions de Stockhausen.
“Tout est temps, je l’ai toujours dit, même les vibrations sonores sont du temps4.”
9Stockhausen a choisi de fonder sa démarche compositionnelle sur une logique du temps. L’entreprise, à bien y regarder, est tout à fait étonnante car elle fut menée de l’intérieur même des catégories sérielles. Le temps ainsi, au lieu d’être rejeté à la périphérie de la conscience musicale, comme opération auditive pré-contrainte par la structure sérielle écrite, se voit attribuer un rôle de fondation de la structure. Or, où trouver une structure absolument originaire du temps, qui ne soit pas une opération seconde (menée sur la base d’existences musicales préalablement posées) mais qui soit au principe même de l’oeuvre musicale ? En ce point, Stockhausen va se tourner vers une esthétique de la Nature.
“Aller plus loin, non en écrivant ma musique, mais une musique de la terre tout entière5.”
10Cette question de la Nature ne cesse, depuis le 18e siècle au moins, de partager les musiciens, et la fin de la tonalité l’a fait ressurgir avec acuité. En effet, si hors du cadre tonal, l’écriture et la perception sont désormais radicalement disjointes, c’est que les fonctionnalités antérieures (fonctionnalités harmonico-mélodiques - mais également rythmiques - assurées par la tonalité et qui ordonnaient conjointement écriture et perception) sont à présent épuisées ; or ces fonctionnalités étaient, à l’évidence, gagées sur une problématique de la Nature puisqu’à un titre ou à un autre elles étaient représentables comme “naturelles”.
11En matière de rapports entre musique et nature, deux voies sont dessinées et j’accepterai volontiers l’usage de les faire remonter au couple Rameau-Rousseau. Simplifiant à l’extrême pour tenter d’inscrire les positions en un dualisme opératoire, j’opposerai les tenants d’une musique dans la Nature à ceux d’une Nature dans la musique ; ou : ceux pour qui il y a dans la Nature une musique qui ne demande qu’à s’épanouir et ceux pour qui il y a, en toute musique, une part naturelle ; ou, de façon plus ramassée : la voie d’une musique naturelle et celle d’une nature musicale.
12Musique naturelle serait l’emblème de ceux pour qui, dans la Nature, il y a toujours déjà une musique potentielle. C’est la position de Rameau pour qui l’organisation tonale trouve son fondement en une structuration acoustique des harmoniques. Cette position, particulièrement argumentée dans l’ère tonale, n’a pas rendu les armes dans l’ère contemporaine6 : qu’il suffise d’évoquer ceux qui tentent de prélever leur musique dans la Nature animale (les oiseaux, par exemple) ou, d’une manière plus aiguë et plus inventive, dans l’acoustique moderne (l’électroacoustique, la synthèse sonore...). Le partage, interne à cette position, se fait ainsi selon les diverses visions de la Nature mises en jeu : la Nature comme campagne ou la Nature comme physique (acoustique). La seconde attitude, plus “objective”, n’est pas soumise aux archaïsmes sentimentaux de la première et maintient, par rapport au cadre tonal, l’idée que la structure musicale doive trouver son fondement dans les lois acoustiques ; elle s’assure ainsi, par garantie “naturelle”, que les lois musicales soient discernables par l’oreille et conserve, sur cette base, l’antique polarité consonance/dissonance, rebaptisée pour les besoins de la cause moderniste en la dualité harmonicité/inharmonicité.
13A l’inverse, la thèse d’une Nature musicale revient à examiner la part de Nature qu’il y a en toute musique. Cela implique la mise en jeu d’un autre concept de la Nature, qui ne soit ni “naturaliste” (la campagne, le vent, les éléments naturels...), ni physique (l’acoustique comme physique du son). Rousseau a parcouru cette voie sous couvert du concept de langue mais on pourrait tout aussi bien examiner ce qu’il y a de naturel dans une structure musicale en se référant à d’autres conceptions philosophiques de la Nature. On dira ainsi que la structure tonale est naturelle, non en raison de sa conformité aux lois acoustiques de la résonance naturelle (on sait d’ailleurs combien le tempérament, nécessaire à la constitution de la tonalité comme espace unifié, comme mise en rapport par modulation des différentes régions tonales, est une déformation de l’échelle acoustique) mais parce qu’elle assure une homogénéité des plans, une stabilité intérieure des processus par emboîtement équilibré, par isomorphisme (statique et dynamique) du microcosme et du macrocosme ; ainsi la polarité tonique” dominante structure tout autant les degrés élémentaires de l’échelle des hauteurs (les “notes”) que les accords (ensembles supérieurs, construits sur la base de ces éléments), que les tons (structures encore plus englobantes) pour finir par architecturer la grande Forme tonale elle-même. On a donc là un principe simple, unique, qui équilibre intérieurement les organismes musicaux et leur assure homogénéité et stabilité globales. On reconnaît là sans peine cette vision de la Nature que proposait Goethe en son ouvrage sur “La métamorphose des plantes” et qui servira plus tard de livre de chevet à Anton Webern.
14Dans la musique contemporaine, cette approche de la Nature - s’il est vrai qu’on ne saurait lui échapper et que la musique, pas plus que d’autres, ne saurait être “surnaturelle” -, approche où la Nature7 est cette part de la structure musicale qui assure isomorphie entre partie et tout de l’oeuvre, entre micro-et macro-formes, conduit, à mon sens, à s’interroger sur l’organisation des durées musicales plutôt que sur celles des hauteurs. Contrairement à la vision d’une “musique naturelle” qui, prolongeant la problématique de la résonance, cherche dans l’organisation des fréquences (en spectres plus ou moins harmoniques) la clé moderne de sa cohérence, la voie d’une “nature musicale”, qui reconnaît la part naturelle de la musique sans en faire la clé de sa puissance ou la garantie de sa cohérence, regardera plutôt du côté des échelles de durées.
15En ce point, Stockhausen intervient de manière tout à fait originale. Il va en effet partir des durées pour construire un concept du timbre, assemblant ainsi de façon singulière des catégories appartenant aux deux univers conceptuels précédemment distingués.
“Nous voyons qu’entre la forme, le rythme, le mètre, l’harmonie, le timbre..., il y a un continuum. Il s’agit de s’en occuper !8”
16Le timbre est devenu un axe capital de la pensée compositionnelle. Le timbre en effet est le nom moderne du son, du matériau musical donc, et il n’est pas indifférent de rappeler que ce fut Schoenberg, le premier, qui, à l’aube du XXe siècle, le désigna comme nouvel enjeu de la composition. Le plus souvent, la problématique contemporaine saisit le timbre en sa réalité acoustique : soit comme objet musical analysable et composable par l’électro-acoustique, soit - plus restrictivement - comme spectre de fréquences c’est-à-dire comme extension de la catégorie d’accord (ensemble de hauteurs) à cette différence cardinale près que l’ensemble-timbre est pour sa part en fusion de ses éléments constitutifs en sorte qu’on n’y peut discerner (à l’audition) que des parties (des “formants”) et non ses atomes (les fréquences élémentaires qui le constituent en agrégat “vertical”).
17Cette vision du timbre revendique le plus souvent une opposition radicale aux “a priori” sériels, au volontarisme compositionnel dont est taxé le sérialisme, à la violence qu’il exercerait sur les lois acoustiques ; ce type d’éloge du timbre se réclame ainsi tendanciellement d’une écologie musicale où l’oeuvre émerge de la Nature sans brutaliser les équilibres physiques préétablis. Stockhausen s’inscrit paradoxalement à cheval sur cette opposition, en une vision du timbre plus personnelle et plus abstraite.
“Voici le principe qui sous-tend toute mon attitude de compositeur : considérer à une grande échelle ce qui se passe à très petite échelle, à l’intérieur d’un son. Le Klavierstück XI n’est rien d’autre qu’un son9.”
18Ce qui rend difficile l’interprétation de son propos est que Stockhausen prétend souvent démontrer ses positions au lieu de seulement les déclarer, recourant alors aux expédients de l’empiricité pour faire valoir ses partis pris, dissimulant certains axiomes liminaires derrière l’apparence d’une induction expérimentale. On doit alors discerner les points de forçage de son raisonnement10, points où se dessine non pas un écart entre ce qu’il fait et ce qu’il dit (Stockhausen, pas plus que d’autres, ne joue à dissimuler volontairement ses pistes - logique des faibles qui, croyant effacer leurs traces, laissent partout des sillages de coups de gomme) mais plutôt entre ce qu’il présente dans son oeuvre et la représentation qu’il s’en fait (écart, lui, inévitable).
19Le timbre est alors pour Stockhausen, et quoi qu’il en déclare, un concept plutôt qu’une réalité empirique, une catégorie de la pensée compositionnelle plutôt qu’un objet musical donné par la Nature. Le timbre devient le nom de la structure naturelle à laquelle aspire Stockhausen. Ce dernier en effet - et c’est un point capital de son esthétique - ne se satisfait pas d’une part naturelle de la structure musicale mais exige de la généraliser, de la rendre hégémonique.
“... l’idée de tout tirer du Un. C’est lumineux !11”
20Deux catégories - intimement articulées - sont, pour Stockhausen, décisives : l’unicité et la totalisation. Pour Stockhausen, il faut que le tout procède de l’unique et, réciproquement, seul l’unique peut gager la consistance d’un Tout. Plus précisément, l’oeuvre musicale pour exister doit faire tout ; mais ce tout ne peut être qu’une totalisation car l’oeuvre se présente en processus temporel ; seule l’unicité d’un principe organisateur s’appliquant à toutes les composantes de l’oeuvre (tant micro que macrocospiques, tant locales que globales) pourra alors assurer une telle totalisation. Tel serait le syllogisme originaire de Stockhausen.
21Il y a là, faut-il le préciser, une très forte position dont on pourrait explorer les multiples conséquences ; par exemple sur l’audition et l’interprétation : l’interprétation est-elle principalement une exécution qui vise à reproduire “tout” ce qui est écrit ? On sait que Stockhausen a travaillé cette question en de très diverses modalités ; l’audition est-elle pour l’essentiel une “totalisation” de l’oeuvre ou n’opère-t-elle pas plutôt des recollections partielles, des “partitions” du flux sonore ?
22Si la catégorie de totalisation ouvre à de nombreux problèmes, celle d’unicité n’est pas en reste : l’unité d’une oeuvre est-elle bien garantissable par l’unicité d’un principe ou n’y a-t-il pas plutôt là, en cette croyance, le symptôme de quelque “maladie infantile” du sérialisme ? Laissons là ces questions12 : ce qui nous intéresse ici est que Stockhausen définisse sa structure naturelle dans une problématique du timbre même si ce mot n’est pas toujours le sien. Ce concept de timbre dessine en fait dans son propos un ensemble de contradictions motrices.
“L’acte de composition, d’ordonner les sons doit intervenir dans chacune (des quatre dimensions du son) afin d’atteindre l’absence de contradiction (...), de dériver un ordre intégral d’une représentation unitaire13.”
23Que requiert Stockhausen ? Une musique qui soit un tout, un monde, un cosmos ; une musique qui soit sans contradictions, moins unifiée (en ce que cela supposerait de contradictions posées et surmontées, de processus où l’Un serait résultat) que - selon son terme - “unitaire” ; une musique enfin qui soit perçue comme du temps donné à l’auditeur, qui soit reçue comme une proposition de temps, une musique dans laquelle chacun puise son temps à loisir. Et, exigence ultime, une musique, c’est-à-dire qu’une même musique tienne ensemble ces trois nécessités. C’est ainsi l’un de ce trois qui constitue, à mon sens, la problématique du timbre chez Stockhausen : le timbre comme modèle naturel d’un temps qui ordonne le Tout selon un unique principe.
24Pour fonder une structuration naturelle de l’oeuvre musicale (au sens abstrait du mot Nature dont j’ai parlé précédemment), Stockhausen va unifier les dimensions classiquement séparées du phénomène sonore, en particulier les durées et les hauteurs. Il va le faire en mettant la durée, donc une forme sensible de la temporalité, au principe même de sa structure. Sans m’é-tendre ici sur les détails techniques de son opération, disons que Stockhausen va concevoir des structures emboîtées, des poupées gigognes qui, partant de la macro-forme de l’oeuvre, se fragmentent jusqu’à délimiter les détails microscopiques de l’oeuvre en sorte de concevoir un continuum des durées qui transite des hauteurs aux grandes Formes musicales.
25On pourrait entendre en ce parti pris une sorte de prémonition de la logique fractale mise à jour par Mandelbrot et qui tend à la représentation d’objets naturels par une rigoureuse isomorphic du local et du global. Mais Stockhausen est trop musicien pour s’assujettir à une image spatiale. Même s’il a pu concevoir un temps le rêve d’une musique où, grâce à l’ordinateur, on arrive à composer un son avec le même degré de sophistication que celui mis en jeu pour toute une oeuvre, Stockhausen sait bien que le principe de la perception musicale rendrait inepte une organisation musicale mécaniquement déduite de principes abstraits, ne fût-ce qu’en raison du déploiement diachronique du phénomène sonore. Stockhausen arrête en fait la structuration de ses champs temporels à un certain stade de leur fragmentation mais il se trouve alors confronté à un problème dialectique - type de problème qu’à l’évidence il cherche à éviter : comment articuler la micro-structure des éléments occupant les petits champs temporels et la macro-structure qui architecture ces champs ?
26On lui a parfois reproché de traiter, dans certaines de ses oeuvres, ce problème à la légère : par exemple - et l’on cite alors volontiers le Klavierstück IX - de remplir des plages de temps délimitées, des “boîtes” préalablement construites, d’un matériau relativement indifférent. Il y a là, il est vrai, une source d’hétérogénéité et surtout de dissociation qui ne peut que mettre en péril l’idéal naturaliste d’une interaction universelle.
27Il y aurait cependant une image “naturelle” qui permettrait de conjoindre plus étroitement, en un même principe, le microcosme et le macrocosme de l’oeuvre ; cette métaphore, qui pourrait d’autant plus facilement satisfaire Stockhausen qu’elle fut - et reste toujours - une image dominante de la musique occidentale, est celle de l’oeuvre musicale conçue comme développement organique. Goethe est à l’origine de cette vision où la graine est au principe de l’oeuvre, graine dont procède ensuite la feuille puis la branche puis l’arbre - aujourd’hui, la biologie ne manquerait pas d’images plus sophistiquées pour prolonger cette conception organique de l’oeuvre musicale.
28Il est frappant que Stockhausen se soit confronté à cette logique en quelques oeuvres singulières qui s’étagent sur près de 30 ans (ce qui indique bien d’ailleurs combien Stockhausen fait preuve de constance dans ses orientations de pensée) : dans Formel (1951), Mantra (1970) et In Freundschaft (1977), une “formule” liminaire serpente, prolifère et se déploie en sorte d’engendrer toute l’oeuvre, non point exactement à son image mais plus précisément dans son sillage. Cette distinction désigne pourquoi Stockhausen n’a pu trouver en cette logique de la “formule”, où la présentation de l’unique règle se fait dans la forme de l’objet, de quoi composer à volonté : l’écoute ne saurait en effet se satisfaire d’une répétition incessante et les opérations indispensables de variation d’un tel objet épuisent bien vite l’attention perceptive. Ce qui, dans l’ère tonale, pouvait tenir en éveil l’audition sur de vastes plages temporelles ne fonctionne plus si l’on ne se donne plus qu’un seul point de départ. L’oeuvre classique était en effet à la fois tonale et thématique ; il y avait donc en elle un deux originel - le ton et le thème - où chaque terme était tel que les opérations structurales (écrites) qui le constituaient et l’affectaient étaient également perceptibles (audibles). Comment cela fonctionnerait-il encore quand les opérations de structure sont désormais “inconscientes”, quand, corollairement, les opérations perceptibles s’avèrent, en premier ordre, relativement grossières et quand, comble de la difficulté, on se refuse - comme le fait Stockhausen - à la dialectique, au fait de poser un deux pour n’accepter de poser qu’un terme unique ?
“Même des formes originellement épiques comme les suites, les oeuvres à variations, les “fantaisies” - formes que l’on peut désigner comme ouvertes et aussi sans fin - furent de plus en plus souvent soumises de force au schéma de la forme dramatique, de la forme finale, et le jugement porté sur les compositions musicales consistait de plus en plus à déterminer si les épisodes avaient été composés avec suffisamment de “nécessité”, les conclusions avec suffisamment de “force conclusive”, les raccords de manière suffisamment “logique”, les contrastes avec suffisamment de “force”, les tensions avec suffisamment d’“émotion” et les fins de manière suffisamment “définitive”14.”
29Stockhausen va déployer son propos musical sur la base d’un macrocosme, non d’une cellule génératrice. Il y a, en effet, dans sa vision du temps musical, quelque chose qui l’insurge violemment contre la conception dialectique du développement où s’avère la scission en processus d’un être musical posé a priori. Cette conception désigne pour lui un temps qu’il nomme dramatique et qui, loin d’être l’éclosion spontanée, l’avènement nécessaire d’un germe initial, lui apparaît plutôt comme une violence faite à un matériau sommé de remplir la fonction qui lui est dévolue. Ce développement n’est donc, pour Stockhausen, qu’une téléologie camouflée où la graine grandit pour devenir fleur. Or, la fleur, point d’arrivée du développement, ne saurait être en musique qu’un effet de la mémoire : si donc la fleur est la Forme, la fin de l’oeuvre n’est pas la fleur puisque la fin n’est qu’un point temporel, comme les autres. Si ce point ultime de l’oeuvre a bien une fonctionnalité singulière, puisqu’à partir de lui on peut récollecter le tout de l’oeuvre et comprendre la Forme, ce terme n’est cependant pas, en soi, le tout de l’oeuvre. Symétriquement, le premier point posé par l’oeuvre n’en était pas la graine mais seulement le commencement d’une contemplation, le premier regard posé sur quelque détail local d’une fleur déjà épanouie.
30La fleur musicale, c’est le timbre et son temps sera le moment. A prendre le son - le timbre - comme modèle naturel et temporel de structure musicale, on ne peut que rejeter la logique dramatique et déboucher sur une toute autre vision du temps qui va se concentrer chez Stockhausen en une problématique du moment musical.
“J’entendrai par moment toute unité de forme possédant, dans une composition donnée, une caractéristique personnelle et strictement assignable15.”
31L’enjeu musical va être pour Stockhausen la composition de moments, c’est-à-dire de présents durables qui soient, d’une part, intérieurement homogènes (chaque instant de leur parcours continuant le précédent) et, d’autre part, découpés sur le fond musical que donne l’oeuvre en sa globalité ; on pourra alors désigner telle succession d’instants comme ce moment particulier, puis telle autre comme cet autre et on arrivera ainsi à engendrer à plus vaste échelle ce que Stockhausen nomme des “groupes de moments”. Le moment, c’est donc le présent comme stase durable, comme continuité séquentielle ; on voit ici comment Stockhausen “remplit” ses champs temporels, ces cases (disjointes entre elles) que sont les moments : le moment existe non comme assemblage hétéroclite mais à raison de sa composition interne et ses frontières sont moins l’effet extérieur d’une obstruction que l’effet interne d’une limitation d’extase. La durée du moment, son épaisseur temporelle, se conjoint à d’autres durées semblables en des séquences chronologiques, en des “groupes de moments” qui ne sont nullement orientés mais sont régis par des lois macroscopiques équivalentes à celles qui ordonnent entre eux les formants d’un même timbre. L’oeuvre globale est ainsi conçue à l’image d’une seule sonorité qui se déploie plutôt qu’elle ne se développe. La composition s’attache alors moins aux éléments du timbre (qui seraient ses fréquences ou les “hauteurs” de la partition) qu’à ses parties (qui sont les formants du timbre soit, métaphoriquement, les moments de l’oeuvre).
“Des compositeurs qui s’occupent (de dépasser le temps conduisant à la fin, la mort) doivent se résigner à accepter l’appellation (de connotation péjorative) de romantiques16.”
32Avec cette problématique du moment musical, Stockhausen a bien conscience de renouer avec l’ancienne logique romantique. Cette vision de la temporalité, à l’exact opposé du temps musical classique, du temps dramatique et irréversible, du temps étroitement délimité par son début et sa fin, conduit inéluctablement Stockhausen à un éloge de l’éternité du moment présent ; en découleront non moins nécessairement des problèmes relatifs à la forme musicale car celle-ci ne trouve plus de raison d’être à se doter d’un commencement et d’une fin ; cela entraînera Stockhausen dans une vision singulière de la forme ouverte : non point une forme multiple, diversifiable selon certaines variantes combinatoires (encore qu’il ait été le précurseur de cette orientation avec son Klavierstück ΧΓ) que l’idée d’une forme sans fin ni commencement, même si elle doit bien, pour des raisons uniquement pratiques, supporter un début et un terme : des “formes ouvertes au sujet desquelles je disais qu’elles avaient toujours déjà commencé et qu’elles peuvent sans cesse se poursuivre”17.
“Je parle de formes musicales dans lesquelles, de toute évidence, on ne vise rien de moins que l’éclatement du concept de temps - plus précisément dit : du concept de durée18.”
33Cette temporalité du moment met à l’épreuve la notion de durée. Lorsque Stockhausen évoque l’“éclatement du concept de durée”, il a en tête cette, dissolution du sentiment de durée qui accompagne l’extase momentanée, mais on peut cependant relever, en cette problématique du moment, un autre facteur d’écartèlement du concept de durée. Il n’est en effet pas équivalent d’être la durée de déroulement d’un moment (durée pleine de la présence sonore) et d’être une durée d’intervalles (durée qui sépare deux moments). Ce partage de la durée n’est pas l’apanage du moment musical ; la distinction a valeur générale et disjoint ce qui est communément récollecté sous le même terme : durée de déroulement d’un quelque chose de musical (durée d’un objet, d’un moment et, pourquoi pas, d’un silence) et durée d’intervalle entre deux “quelques choses”.
34Cette césure dans le concept de durée est d’importance : peut-on compter pour la même durée - une ronde, par exemple - cette première durée remplie d’un geste homogène, cette deuxième durée qui établit l’intervalle entre deux pizzicati, cette troisième durée qui est une pause de silence et pour finir cette quatrième durée qui correspond à une unique hauteur tenue sans vibrato ? On répondra certes que la durée, comme tout concept, est une abstraction qui assimile nécessairement des réalités concrètes hétérogènes mais l’argument reste un peu bref en raison de l’importance capitale de cette catégorie pour la conception du temps musical. Il y a, irrémédiablement, que la durée musicale est cette mise en oeuvre de la temporalité qui conjoint le temps irréversible du flux musical et le temps extatique du moment : le temps perçu comme ce que dure toute chose est ainsi lui-même partagé en deux visages qu’aucun décret ne saurait superposer.
“La Nature résiste et elle est d’une telle sagesse que nous n’oublions à aucun moment ce que nous devons lui ajouter sous forme d’art : notre monde artistique19.”
35Si Stockhausen déclare vouloir moins imiter la Nature qu’y ajouter quelque nouveau monde, ce qu’il construit est cependant bâti à son image et c’est un peu de temps cosmique que Stockhausen tend à capter dans ses vastes compositions musicales. Si un compositeur prétend ajouter au monde - n’est-ce-pas là une définition recevable de la création ? - est-il en son pouvoir d’y ajouter un temps cosmique ? N’est-ce-pas là d’ailleurs la source de cette imagination démiurgique qui caractérise si fortement Stockhausen : “Si je ne suis pas Dieu, alors que se passet-il ? Et si Dieu n’est pas moi ?20 ” Vouloir ajouter un monde au monde, n’est-ce-pas en effet se concevoir comme l’égal de Dieu ? Accéder par la musique à un autre monde, n’est-ce-pas ce qui conduit la musique à cette fonction sacrée séculaire qu’on lui prête et que Stockhausen voudrait raviver ?
“Il y a une raison (...) fondamentale de l’échec des compositeurs de la première moitié du siècle (...) : pas un seul n’a pu découvrir une nouvelle fonction authentique de la musique ; il est incertain, bien que non improbable, que notre génération finisse par réussir à la tâche. La nouvelle fonction de la musique doit être, dans son essence, d’ordre sacré (...). La foi en une fonction de la musique (...) sera la vraie direction et fera éclore des oeuvres recevables : telle est notre conviction21.”
36La musique, dit-on, rassemble et relie les hommes. La musique serait ainsi le paradigme du lien communautaire. La religion de la musique serait cette piteuse religion laïque que l’Etat même s’accorderait à célébrer, une fois par an. Comment cependant ne pas voir que la musique, lorsqu’elle est art, divise, partage, singularise, mettant chacun face aux détours de son oreille. Je n’entends pas ici un particularisme culturel, un éloge des différences ; j’entends plutôt que, face à l’oeuvre musicale, chacun est convoqué, comme sujet auditeur, et qu’en ce point où chacun décide ce qui lui revient d’écouter, nul lien, nulle communauté ne se constituent, nul public n’a puissance collective de sujet. La musique n’est pas un bien commun (du monde, de l’humanité ou de l’histoire). La musique ne franchit pas d’horizon de transcendance ; elle ne relie nuls mondes disjoints, ne sacralise nul rapport.
37S’il s’agit ultimement, dans l’art, d’ajouter quelque chose, s’il s’agit, dans l’art musical, d’augmenter le temps (plus que d’inventer de nouvelles temporalités), l’ambition ultime du compositeur ne serait-elle pas alors, moins de faire advenir un autre monde, un autre temps, que d’ajouter une ou deux secondes à ce monde-ci ?
Notes de bas de page
1 Toutes les citations de cet article sont de Stockhausen. Pour celle-ci : Cott, Jonathan : Conversations avec Stockhausen, Lattès, Paris 1971, p. 43.
2 Id., p. 28
3 “Situation actuelle du métier de compositeur” (1954), in Domaine Musical, 1er semestre 1954, p. 131.
4 “Entretien”, in VH 101 no4, Hiver 1970-71, pp. 113-114.
5 “Telemusik”, in Revue d’Esthétique no 2-3-4, 1968.
6 Cf. l’étude historique sur ce sujet d’Antoine Bonnet : cours pour le CAPES publié par le CNED.
7 Cf. Badiou, Alain : L’être et l’événement, Seuil, Paris 1988.
8 Conversations..., p. 214.
9 Id., p. 76.
10 Je me permets de renvoyer à mon article : “Comment passer le temps.... selon Stockhausen”, in Analyse Musicale no 6, Avril 1988.
11 Conversations..., p. 276.
12 Je renverrai ici le lecteur intéressé à la brochure : “Traversée du sérialisme”, Conférence du Perroquet no l6, Avril 1988.
13 “Situation de l’artisanat”, in Contrechamps no 9, 1988.
14 “Momentform”, in Contrechamps no 9, 1988.
15 Id.
16 Id.
17 Id.
18 Id.
19 Id.
20 Conversations..., p. 87.
21 “Musique fonctionnelle” (1957) in Avec Stravinsky, Ed. du Rocher, Monaco 1958, pp. 95-96.
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