Aus den sieben Tagen
Points de vue biographique et historique sur les compositions-textes de mai 1968
p. 40-44
Texte intégral
1En mai 1968, Stockhausen écrivit quinze textes qu’il réunit sous le titre de A us den sieben Tagen. Ces compositions-textes [Composition-Texte] décrivent des processus musicaux devant être joués “intuitivement”, selon l’inspiration du moment, par un petit ensemble de quatre à sept musiciens. En dehors du texte, il n’y a aucune note et aucun symbole graphique. On n’a cessé de répéter qu’avec les compositions-textes de Aus den sieben Tagen, quelque chose d’entièrement nouveau intervenait dans le développement musical de Stockhausen. Mais ce n’est pas le cas. On peut retrouver chez Stockhausen les traces d’une sphère d’intuition et d’improvisation musicale dès 1951, donc au début de son développement musical.
2Durant cette période, l’élaboration des compositions notées avec exactitude s’accomplissait essentiellement en deux étapes. Premièrement, la conception d’une idée compositionnelle était fixée par des esquisses. Deuxièmement, cette idée était élaborée dans les différents paramètres sonores, une sorte de labeur musico-mathématique, comme devait plus tard le nommer Stockhausen. Il est essentiel de constater que la première étape est, depuis Kreuzspiel, un acte intuitif. L’idée de l’oeuvre n’est pas construite, mais elle trouve son origine au niveau suprapersonnel de la conscience du compositeur. On voit ce qui est écrit et on entend globalement le monde sonore tel que l’a réalisé Stockhausen, sans pouvoir dire précisément comment cela continue ou à quoi ressemblent les détails. On entend le tout comme on voit un paysage, une montagne à une grande distance1. Dans une lettre à sa femme, datée de 1952, Stockhausen décrit cette expérience :
3“... Il n’y a en moi aucune intention d’exprimer analogiquement par des sons ce que l’on pense ou ce que l’on ressent. Il n’y a qu’une familiarité croissante avec le matériau tout simple, avec les limites qui sont posées à la manière de jouer ceci ou cela, avec la multiplicité des apparitions sonores. Et ainsi, à un moment donné, arrive une figure - parmi les possibilités inconscientes et inconnues, j’en vois soudain quelques-unes qui ressortent et s’assemblent l’une avec l’autre. Je reste silencieux et vois les choses bouger l’une autour de l’autre, jusqu’à ce qu’il y ait soudain un arrêt. Cela dure parfois longtemps, et je dois encore rappeler l’apparition et attendre qu’elle ait fini de bouger. Lorsque tout est devenu tranquille dans cette figure, je cherche comment il m’est possible de terminer, de conclure, de comprendre. Et je couche cela par écrit... Tout... dépend de ce que nous nommons l’idée...”2.
4Ce que Stockhausen appelle ici “idée” est le même phénomène qu’il désignera plus tard par le terme d’“intuition”. Pendant ces années, une pensée intuitive - une idée - suffit pour engendrer une oeuvre entière, une construction extrêmement complexe, comme, par exemple Kreuzspiel, Schlagquartett ou Kontra-Punkte. Stockhausen improvisait déjà souvent à l’époque, en même temps qu’il élaborait de telles oeuvres, composées rationnellement et avec précision. Entre l’été 1950 et décembre 1951, Stockhausen entreprit différents voyages à travers l’Allemagne comme pianiste-improvisateur pour le petit théâtre du magicien Adrion, Verzauberte Welt (Monde Enchanté). En décembre 1951, - Kreuzspiel et Formel étaient déjà composés dans leurs premières versions - une critique le désigne comme “un pianiste doué d’une intuition extraordinaire et dont le jeu plein d’imagination porte essentiellement sur la création d’une atmosphère et, par ce truchement, sur la création d’un lien entre le public et les exécutants3.” Dans un entretien non publié avec Rudolf Frisius, Stockhausen dira plus tard qu’il était souvent très malheureux du fait que cette musique ne puisse être fixée par écrit. Pendant les années suivantes, Stockhausen continua d’improviser de temps à autre4. En témoigne par exemple une lettre de Stockhausen à son ami d’alors, le compositeur belge Karel Goeyvaerts, datée du début 1953 : “Je suis très heureux ce soir et je dois te l’écrire aussitôt... Je me suis assis sans intention particulière... au piano et j’ai improvisé. Et j’ai pour la première fois improvisé un morceau entier, de la même manière que je me suis toujours imaginé ma musique : j’ai trouvé cette musique improvisée merveilleuse...”5.
5On ne peut savoir exactement à quel rythme Stockhausen a improvisé entre 1953 et 1967. Il faudrait mentionner que, dans la première version de Kontakte, une improvisation, bien qu’a-vec des règles relativement rigoureuses, était prévue pour les quatre percussionnistes. Mais les percussionnistes n’étaient pas prêts à cela. Ce n’est qu’avec la constitution du groupe de Stockhausen lors des représentations de Mikrophonie I en automne 1964 que s’amorça le libre jeu d’ensemble.
6Les véritables antécédents de Aus den sieben Tagen remontent à mai 1967 avec la pièce Prozession. N’importe quel événement musical tiré des pièces précédentes peut servir de point de départ aux cinq solistes. Les musiciens doivent ainsi réagir sur le moment, pendant l’exécution, à leurs propres événements ou à ceux des autres musiciens, guidés par les signes “+”, “—” et “=”. “+” signifie respectivement plus haut, plus vite, plus fort, par plus de musiciens ; “—” signifie le contraire et “=” signifie exactement ou à peu près la même chose. Avec Alfred Aligns et Rolf Gehlhaar (tam-tam), Fritsch (alto amplifié électriquement), Harald Bojé (electronium) et Aloys Kontarsky (piano), Stockhausen avait trouvé cinq musiciens qui étaient prêts à expérimenter une telle oeuvre et en avaient la capacité. Un an plus tard, les mêmes musiciens firent la création de Kurzwellen. La partition est à nouveau constituée des signes +, - et =, ainsi que de quelques symboles nouveaux. Le point de départ musical est cette fois constitué par les événements sonores multiples qu’on entend lorsqu’on enclenche un récepteur à ondes courtes.
7L’oeuvre de Stockhausen n’a cessé de connaître des tournants et des moments de risque ; les changements ou les nouveautés ont souvent été causés par des crises dans sa vie personnelle. Ainsi, pendant la semaine du 6 au 13 mai 1968, au cours de laquelle Stockhausen prit connaissance d’un livre sur la vie et l’oeuvre de l’indien Sri Aurobindo, une crise personnelle extrême déclencha une catharsis qui devait aussitôt porter ses fruits sur le plan musical.
8Au soir du deuxième jour, le 7 mai, Stockhausen écrivit pour la première fois un texte extraordinairement concentré et empreint d’une conscience hautement conditionnée par les circonstances, intitulé Richtige Dauern. Pour Stockhausen, décrire un événement musical en mots n’avait rien d’absolument nouveau. Il en existe plusieurs exemples dans les esquisses de Hymnen : “Le son se brise parfois, devient toujours plus vivant, plus fracturé, plus fort aussi, plus dur6.” Richtige Dauern est donc une composition-texte, et il n’est donné aux musiciens que ce texte succinct et concentré, qui à partir de son contenu les place dans un processus musical défini. Il n’y a plus d’événement musical ou de motif initial. Les instrumentistes s’en remettent pour la première fois entièrement à leurs inspirations musicales du moment :
9Richtige Dauern (pour environ quatre exécutants)
Joue un son
Joue-le jusqu’à ce que
tu sentes
que tu dois arrêter
Joue encore un son
Joue-le jusqu’à ce que
tu sentes
que tu dois arrêter
Et ainsi de suite
Arrête
quand tu sens
que tu dois arrêter
Que tu joues ou que tu arrêtes :
Ecoute toujours les autres
Joue de ton mieux
Quand les gens écoutent
Ne répète pas.
10Dans les jours qui suivirent naquirent quatorze autres compositions-textes que Stockhausen allait regrouper plus tard sous le titre de Aus den sieben Tagen, ainsi qu’un grand nombre d’aphorismes philosophiques et poétiques. Des quinze textes de Aus den sieben Tagen, douze seulement sont des compositions-textes proprement dites ; un texte, Oben und Unten, est arrangé comme une pièce de théâtre improvisé, deux autres, Litanei et Ankunft, sont des mises en situation générales de ce nouveau commencement de Aus den sieben Tagen. Il s’agit pour le compositeur d’ouvrir de façon permanente le processus créateur, la sphère d’intuition, et de les refermer pour l’exécution d’ensemble. Dans ce domaine aussi, on retrouve les affinités de Stockhausen avec Aurobindo, sans doute l’un des représentants les plus significatifs de la vie spirituelle indienne de ce siècle, qui implante la pensée évolutionniste dans la vieille tradition spirituelle de son pays. Stockhausen se trouve tout d’abord confirmé dans son chemin musical, depuis Prozession et Kurzwellen jusqu’à Aus den sieben Tagen. Dans le livre sur Aurobindo, l’auteur caractérise ainsi l’acte fondamental de ce dernier en ce qui concerne le yoga : il s’agit de contenir toutes les pensées et les émotions qui occupent normalement notre conscience, de ne penser à rien et grâce à cet état vide de la conscience, de créer la première condition propice aux intuitions venues d’un niveau de conscience supérieur. Et l’on peut lire plus loin : “Il est évident que nous devons d’abord quitter le vieux pays si nous voulons en découvrir un nouveau à l’intérieur de nous-mêmes - tout dépend de la détermination avec laquelle nous franchissons cette étape7.” Stockhausen était directement concerné par de tels propos. Le moment essentiel de ses deux dernières pièces avant Aus den sieben Tagen était bien de réduire la partition à un minimum d’indications données d’avance, et d’assumer le risque consistant à se fier aux inspirations des musiciens pendant l’exécution. Lorsque Stockhausen écrit, quatre semaines plus tard, son “Freibrief an die Jugend” (Lettre ouverte à la jeunesse), devenu célèbre depuis, il réunit tout ce qui le touchait alors profondément. Ce sont les mois au cours desquels la jeune génération, de Berkeley à Berlin, de Prague à Pékin, se révoltait. Et peutêtre ces mois étaient-ils non seulement le point de départ d’une nouvelle conscience politique, mais aussi, de façon plus générale, le symptôme d’une quête de la jeune génération vers une nouvelle conscience créatrice. “Révolution permanente”, “Toujours tout recommencer à neuf”, “Ne rien laisser se figer”, étaient alors les mots d’ordre. Stockhausen se reconnaît dans l’élan nouveau de ces mois et commence ainsi sa lettre : “Nous faisons à nouveau la révolution : mais cette fois sur toute la terre. Fixons-nous le but le plus élevé possible : une prise de conscience qui mette en jeu l’humanité toute entière8.” Il revient toujours à ce qui est, pour lui, la sollicitation centrale d’une nouvelle conscience supérieure, et pose finalement une question qui aurait pu maintes fois déjà se rencontrer plus haut dans le texte :
“Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la musique ?
Il y va aujourd’hui de la totalité. Lorsque nous
avons compris cela, nous faisons la vraie musique
qui a conscience de cette totalité9.”
11C’est une question qui ne cesse de jaillir tout au long du siècle : celle des limites de la conscience humaine, de l’existence même d’une sphère intuitive et supra-personnelle. Stockhausen voit tout de suite qu’un nouveau type de musicien est nécessaire pour cette musique, un musicien capable de reconnaître ce qui lui est supérieur, et prêt en même temps à développer graduellement en lui-même cette conscience supérieure.
12Dès lors, dans ses concerts, Stockhausen se préoccupa également de la “totalité”, d’un événement global spatio-temporel aux mouvements multiples s’interpénétrant. Le public dut s’habituer à un certain nombre d’effets non conventionnels : la musique avait déjà commencé lorsqu’on arrivait, les rangées de sièges étaient défaites et il fallait trouver sa place n’importe où, au hasard. C’est dans un tel cadre qu’eut lieu la première représentation de deux parties de Aus den sieben Tagen, Es et Verbindung, le 25 novembre 1968. Les interprètes en étaient des membres de l’Arts Laboratory Ensemble, et Stockhausen avait encore superposé aux deux pièces Telemusik ainsi que des parties de Hymnen.
13La première officielle d’un morceau de Aus den sieben Tagen, Es, par le Groupe Stockhausen, eut lieu le 15 décembre 1968 à Bruxelles. Il avait tout d’abord fallu user de persuasion pour convaincre les membres de l’Ensemble de jouer. Harald Bojé, selon Stockhausen, ne voulait rien savoir. Et Alfred Alings pensait que Stockhausen simplifiait par trop sa tâche en donnant un simple texte aux musiciens. “Kontarsky considère vraisemblablement aujourd’hui encore toute cette histoire comme une blague10.” Seuls Gehlhaar et Fritsch, les deux compositeurs de l’ensemble, furent immédiatement intéressés. L’aspect musical de la chose les stimulait. Mais Stockhausen savait ce qu’il voulait, et les répétitions purent enfin commencer. Le texte Es est la réponse indirecte de Stockhausen au point de départ d’Aurobindo :
Es (pour ensemble)
Ne pense RIEN
Attends jusqu’à ce que tu sois absolument calme en toi-même
Quand tu as atteint cela
commence à jouer
Aussitôt que tu commences à penser, arrête
et essaie d’atteindre encore
l’état de NON-PENSEE
Puis continue de jouer.
14Les premières versions de la pièce, pendant les répétitions, furent très courtes. Seuls quelques sons étaient émis : il y avait de longs silences. Puis les musiciens commencèrent à réagir les uns par rapport aux autres et la musique se forma peu à peu. La création fut l’un des risques typiques pris par Stockhausen, et le risque déboucha sur une réussite.
15Le nouveau domaine musical que Stockhausen avait inauguré avec Aus den sieben Tagen était très significatif, mais encore embryonnaire. Dans un compte rendu de son cheminement compositionnel qui date de ces mêmes mois, il déclarait : “... Nous sommes passés par plusieurs stades, d’une musique tout d’abord rationnelle, entre 1951 et environ 1965, résultat d’une longue tradition, et nous avons graduellement franchi les frontières à l’intérieur desquelles la majeure partie de la musique est encore aujourd’hui réalisée. La tâche consiste maintenant à élargir sans cesse l’expérience de chaque côté de ces frontières et à porter cette influence dans le domaine limité du rationnel, pour que, si Dieu le veut, ne s’élève pas un nouveau dualisme entre l’intuitif et le rationnel, un état que nous connaissons par les crises déchirantes de la composition dialectique et qui a conduit plusieurs artistes extrêmement doués au bord du silence et de la paralysie créative, oui, jusqu’à la perte même du sens donné à l’art. L’ère de l’absolutisme de la pensée s’achève et avec elle l’ère des produits de l’art, qui - de façon croissante - représentent en premier lieu les produits de la capacité humaine de penser11.” Cette musique, Stockhausen la désigne désormais par le terme de “musique intuitive”.
Notes de bas de page
1 Entretien non publié de Stockhausen avec l’auteur, daté du 11 décembre 1982.
2 Lettre à Doris Stockhausen, datée du5 février 1952 à Paris.
3 Westfählische Rundschau du 10-12-1951 sur un spectacle d’Adrion avec Stockhausen à Hattingen/Ruhr.
4 Je dois cette référence à Rudolf Frisius de Karlsruhe.
5 Lettre à Karel Goeyvaerts sans lieu ni date, probablement Köln, mai 1953.
6 Lettre de Stockhausen à l’auteur, datée du 19 décembre 1982.
7 Satprem : Sri Aurobindo oder das Abenteuer des Bewusstseins (Sri Aurobindo ou l’aventure de la conscience), Bern 1970, p. 29.
8 Stockhausen, Texte zur Musik III, Köln 1971, p. 292.
9 Id., p. 295.
10 “Ich halte dann den Finger auf die Lippen” (Je garde alors le doigt sur les lèvres), entretien avec l’auteur daté du 22 septembre 1980, à paraître in Stockhausen, Karlheinz : Texte zur Musik V-VI, Köln 1988.
11 Stockhausen, Karlheinz : Texte zur Musik III, pp. 124 sqq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Regards croisés sur Bernd Alois Zimmermann
Actes du colloque de Strasbourg 2010
Philippe Albèra, Pierre Michel et Heribert Henrich (dir.)
2012
Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
Jean-Louis Leleu et Pascal Decroupet (dir.)
2006
Karlheinz Stockhausen. Montag aus Licht
Revue Contrechamps / numéro spécial
Philippe Albèra (dir.)
1988