Notations-souvenirs-fragments1
p. 16-17
Texte intégral
1Je suis arrivé à Cologne en octobre 1965. A l’époque, Stockhausen donnait ses cours au rythme de cinq fois quatre jours par an ; les cours pouvaient durer entre 5 et 6 heures ! Quand je suis arrivé, il analysait Momente, et cela coïncidait avec son travail pour l’exécution de l’oeuvre à Donaueschingen. Il s’agissait de cours magistraux - Stockhausen nous montrait toutes ses analyses de manière exhaustive.
2L’année suivante, il y eut moins de cours - environ 3 séances de 3 ou 4 jours. Ils étaient centrés sur Kurzwellen. A part cela, j’ai eu un rendez-vous avec lui au cours duquel il a regardé, durant 3 heures, une pièce pour orchestre que j’avais composée et qui est restée inédite. J’ai revu Stockhausen encore une fois trois heures en 1966. Je suis parti un an après, et c’est la première fois que je parle de ces cours depuis 1967. Je voudrais dire que j’ai beaucoup écouté Stockhausen ces années-là, mais que je n’ai pas réellement travaillé avec lui.
3En 1965, j’avais 24 ans, et je cherchais à me former. Pour moi, il y avait Boulez et Stockhausen. C’étaient les deux extrêmes par rapport auxquels je devais chercher à me situer, moi qui appartenais à la génération suivante. J’avais assisté à un cours passionnant de Boulez sur l’orchestre, en 1964 à Darmstadt. Mais Boulez n’enseignait plus en 1965. J’ai travaillé son livre Penser la musique aujourd’hui tout seul, en développant des exercices à partir des exemples donnés. Stockhausen était donc la seule personne, comme compositeur total, dont j’avais le besoin essentiel de connaître la démarche.
4Stockhausen ne proposait pas de méthode. Il montrait sa façon de travailler, dévoilant tous ses schémas, ses travaux préparatoires, comme une sorte d’exposition exhaustive de l’oeuvre. Et il développait, autour de cela, une multitude de réflexions qui tournaient toujours autour de la problématique compositionnelle.
5C’est avec lui que j’ai presque tout appris. Je n’avais aucun métier. Vis-à-vis de ses propositions et de ses idées, je devais être capable de reconnaître ce qui était en moi. C’est peut-être le destin qui a voulu que je sois venu à l’époque des Momente. En tous les cas, ce fut pour moi quelque chose de très important.
6Il y a eu à cette époque une cristallisation de conceptions formelles qui, surtout en ce qui concerne ce qu’on pourrait appeler une dramaturgie musicale, n’a pas encore eu toutes ses conséquences. Le problème posé alors par Stockhausen était celui de la perception réelle, au concert, de la forme ouverte. C’est ainsi que je le ressentais. Pour moi, Momente (je parle uniquement des parties M et K) est l’oeuvre où, à l’audition, j’ai trouvé la possibilité de m’approcher le plus de la conception idéale de ce que j’essaie d’entendre sous le terme de “forme ouverte”. Comme dans les derniers quatuors de Beethoven ou dans certaines sonates de Schubert, on a l’impression d’assister, à l’audition, à la composition même de l’oeuvre.
7La question, pour la forme ouverte, me paraissait donc être qu’elle ne se limite pas à ce qui est sur le papier, mais qu’elle soit écoutable en tant que telle. Je la considère en effet comme une forme ouverte potentielle permettant d’écouter n formes fermées.
8Donc, Momente était l’oeuvre où existait la plus grande coïncidence entre composition de l’oeuvre et perception pendant l’audition en tant que forme ouverte. Puis j’ai appris par moi-même et non par l’analyse - mais ce fut provoqué en moi durant les cours - à travailler et à penser aux différentes dimensions d’une oeuvre musicale, aussi bien au niveau de la conception préalable que comme produit fini écouté dans une durée irréversible. C’est là d’ailleurs que se situe l’un des aspects essentiels de la forme ouverte : c’est une forme à réversibilité multiple. Stockhausen m’a amené, par ses réflexions, à considérer cette contradiction fondamentale qui existe entre le temps de la conception, le temps de la réalisation de la partition, et le temps de l’écoute.
9Ce que j’ai appris le plus, c’est la conscience profonde du rapport entre son, durée, et discours. Et aussi la manière de sortir et de rentrer dans la systématique d’une pièce. J’ai appris avec lui que chaque instant contient le passé, le présent et le futur, qu’il est porté par une énergie vitale constante. C’est pour moi le caractère initiatique de la composition : créer une oeuvre, c’est créer un organisme vivant. Celui-ci a donc besoin, pour vivre, d’une très grande organicité, d’une énorme pulsion de vie, même quand il est improvisé.
10J’étais par exemple très impressionné par certains passages de Momente où il y a une grande économie d’événements, un travail avec des durées extrêmement longues, organisées selon certaines proportions. Mais aussi au fait que, pour intégrer dans la composition certaines qualités de sons, il faut faire appel à une énorme sensibilité qui dépasse ce qui est planifié. Par exemple, dans Stimmung, il y a une improvisation momentanée dans le détail, et la durée d’exécution n’est pas fixée par un schéma, mais par le déroulement de l’exécution (elle peut varier de plusieurs minutes). La durée de l’exécution ne détruit pas l’organicité de l’oeuvre.
11En ce qui concerne Momente, il serait intéressant de comparer les parties M et Κ avec la partie D. Cette dernière, qui a été composée plus tard, m’apparaît davantage comme la conséquence du plan déjà existant, comme si la pulsion de composer était trop liée à l’existence d’un tel plan. C’est toute la différence entre réaliser un projet et donner vie à un projet. Cela, je l’ai appris de Stockhausen.
12Lorsque l’année suivante nous avons travaillé sur Kurzwellen, Stockhausen est venu avec une bande faite de bruits d’ondes courtes, et il nous a demandé combien de couches y étaient repérables. Cela nous conduisait à développer une écoute complètement différente. On pourrait dire que nous touchons là à un problème fondamental : la musique naît au lieu géométrique entre ces deux extrêmes - la constitution interne du son, et le discours musical. Elle naît d’un contrepoint entre la complexité musicale et la complexité acoustique.
13Stockhausen était pour moi le compositeur de sa génération où tous les aspects apparaissant de façon fragmentaire ou scolastique chez presque tous les autres compositeurs ont été menés à un épuisement total, qu’il s’agisse d’une écriture sérielle ou non, d’une musique organisée ou intuitive, etc.
14Les textes théoriques de Stockhausen me paraissent directement liés à certaines de ses oeuvres. Seul Boulez offrait, sur ce point, une généralisation des problèmes d’écriture. Quant à la mise en avant d’une idéologie particulière chez Stockhausen, je la crois essentiellement liée à un besoin de se prouver quelque chose à soi-même. J’ai toujours dissocié, d’ailleurs, la musique de l’homme lui-même - avec lequel je n’ai pas eu le moindre contact. Evidemment, je peux être critique sur certains aspects de son travail. Dans une pièce comme Ιnori, par exemple, il y a des gestes qui finissent par banaliser toute idée de religiosité exposée pourtant par l’oeuvre. Il existe là un profond hiatus entre l’infrastructure idéologique et son accomplissement esthétique, contrairement à une musique comme celle de Bach par exemple, où un élément important du texte favorise toujours l’adéquation profonde entre idéologie et incarnation sonore.
Notes de bas de page
1 Ce texte est le résultat d’un entretien accordé par Emmanuel Nunes à Philippe Albèra en juin 1988.
Auteur
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Pierre Boulez, Techniques d'écriture et enjeux esthétiques
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